Le pot de verre contre le pot de fer Vilnus Atyx

Documents pareils
1. La famille d accueil de Nadja est composée de combien de personnes? 2. Un membre de la famille de Mme Millet n est pas Français. Qui est-ce?

HiDA Fiche 1. Je crois que ça va pas être possible ZEBDA. Leçon EC1 - Les valeurs, principes et symboles de la république

AVERTISSEMENT. Ce texte a été téléchargé depuis le site

Test - Quel type de voisin êtes-vous?

Auxiliaire avoir au présent + participe passé

ISBN

AGNÈS BIHL, Elle et lui (2 14)

Églantine et les Ouinedoziens

Je veux apprendre! Chansons pour les Droits de l enfant. Texte de la comédie musicale. Fabien Bouvier & les petits Serruriers Magiques

Guide animateur DVD 24 Vendre les valeurs mobilières

pour les plus petits

French 2 Quiz lecons 17, 18, 19 Mme. Perrichon

L OISEAU. Quand il eut pris l oiseau, Il lui coupa les ailes, L oiseau vola encore plus haut.

La liberté guidant le peuple sur les barricades

Quand un investissement réduit permet la réussite

Mademoiselle J affabule et les chasseurs de rêves Ou l aventure intergalactique d un train de banlieue à l heure de pointe

Libre, seul et assoupi AU DIABLE VAUVERT

PAR VOTRE MEDECIN! «FUN», LES CIGARETTES RECOMMANDÉES NOUVELLE PERCÉE MÉDICALE!

Learning by Ear Le savoir au quotidien Les SMS, comment ça marche?

Quelle journée! Pêle-mêle. Qu est-ce que c est? DOSSIER Écoutez les phrases. Écrivez les mots de la page Pêle-mêle que vous entendez.

Alice s'est fait cambrioler

«Si quelqu un veut venir après moi qu il renonce à lui-même, qu il se charge chaque jour de sa croix et qu il me suive» Luc 9 : 23.

Bourgeois et ouvriers au 19ème siècle. 4ème Slovaquie

Auteure : Natalie Poulin-Lehoux

Le Logiciel de Facturation ultra simplifié spécial Auto-Entrepreneur

Vive le jour de Pâques

Au revoir, l été! Auteur inconnu

Elisabeth Vroege. Ariane et sa vie. Roman. Editions Persée

Les p'tites femmes de Paris

Que chaque instant de cette journée contribue à faire régner la joie dans ton coeur

Rapport de stage. Bureau de Poste de Miribel. 25 au 29 janvier 2010

f. j. ossang cet abandon quand minuit sonne

Histoire de Manuel Arenas

QUELQUES MOTS SUR L AUTEURE DANIELLE MALENFANT

Je les ai entendus frapper. C était l aube. Les deux gendarmes se tenaient derrière la porte. J ai ouvert et je leur ai proposé d entrer.

Ne te retourne pas! Et Eddie l avait tirée par la main. Ce n était pas beau à entendre. Les balles crépitaient autour d eux dans le lointain.

La petite poule qui voulait voir la mer

C est ainsi que tout a commencé!

Créer son institut de Beauté Esthétique à domicile

MEILLEURS AMIS... PEUT-ÊTRE? Producent Gabriella Thinsz Sändningsdatum: 23/

Pronom de reprise : confusion entre nous et se

Indications pédagogiques E2 / 42

Conseil Diocésain de Solidarité et de la Diaconie. 27 juin «Partager l essentiel» Le partage est un élément vital.

À propos d exercice. fiche pédagogique 1/5. Le français dans le monde n 395. FDLM N 395 Fiche d autoformation FdlM

1S9 Balances des blancs

Unité 1. Au jour le jour

Le prince Olivier ne veut pas se laver

JE CHLOÉ COLÈRE. PAS_GRAVE_INT4.indd 7 27/11/13 12:22

Top! en français 2 Programme 1: Vacances

Nom : Prénom : Date :

C est dur d être un vampire

quoi que quoique LES EXERCICES DE FRANÇAIS DU CCDMD

Encourager les comportements éthiques en ligne

Stockage ou pas stockage?

EXERCICIOS AUTOAVALIABLES. 1.- Écris le nom des parties du corps que les flèches indiquent :

La Liste de mes envies

Richard Abibon. «Le sujet reçoit de l Autre son propre message sous une forme inversée»

«J aime la musique de la pluie qui goutte sur mon parapluie rouge.

Cette notice dresse un panorama des différents types de campagnes marketing automatisées et de leur mise en œuvre.

Interview de Hugo, coordinateur de l espace de coworking de La Cordée Perrache (Lyon)

QUIZ LA PETITE HISTOIRE DE L ÉCONOMIE SOCIALE AU QUÉBEC

ENTRE LES MURS : L entrée en classe

Marie Lébely. Le large dans les poubelles

COLLEGE 9 CLASSE DE 3ème E TITRE DE LA NOUVELLE : «Mauvaise rencontre»

Un moulin à scie!?! Ben voyons dont!!!

Tout le monde est agité, moi seule ai l'esprit calme

Le bien - être connecté enfin accessible à tous

Une journée du roi. Les secondes entrées : Il s agit des gens de qualité qui souhaitent voir le roi. Ils sont annoncés par l huissier.

Jalons pour l histoire du temps présent 17 mars 2006, réf. : Durée : 02 mn 24

Voici Léa : elle est blonde et elle a les yeux bleus. Elle a douze ans. Elle porte un t-shirt blanc. a. b. c.

ACTIVITÉ 1 : LES ADJECTIFS POSSESSIFS

Ariane Moffatt : Je veux tout

PARTIE 1. Lieu : dans une pièce équipée d'une TV. Deux personnes (P1 et P2) arrivent dans le champ et s'assoient sur le canapé. et allument la TV.

CENTRE DES ARCHIVES DU MONDE DU TRAVAIL. FONDS ROBERT SERRURIER, Militant du Mouvement de libération ouvrière, puis Culture et Liberté

MUSIQUE ET POINTS DE VENTE FOCUS SALONS DE COIFFURE

LES RESEAUX SOCIAUX SONT-ILS UNE MODE OU UNE REELLE INVENTION MODERNE?

COMMISSION ANIMATION

Bordeaux, ville d accueil de la Coupe du monde de rugby

Épreuve de Compréhension orale

DOSSIER Pédagogique. Semaine 21. Compagnie tartine reverdy. C est très bien!

Marseille et la nuit européenne des musées Exploitation pédagogique et corrigés

Préparation Physique CPLM Gabriel Currat 1/7

Merci de lire ce merveilleux magazine. Romane M. directrice du magazine.

MAURICE BERTHIAU BRANDINGMYCITY. quelques réflexions personnelles sur la marque de territoire

LA MAISON DE POUPEE DE PETRONELLA DUNOIS

Auteur : Alain Lacroix courriel : alain.lacroix@alsatis.net -1-

Un avertisseur de monoxyde de carbone peut sauver des vies

fiches pédagogiques 9. Grand Corps Malade Funambule PAROLES BIOGRAPHIE

Synopsis : Réflexion sur le temps qu'on prend, qui passe, qu'on n'a pas - et sur l'attente - d'un métro, d'un taxi ou d'un appel.

Dossier de Presse. Ouverture d'un tiers-lieu numérique à Alençon le 06 septembre 2013

Nouvelle écrit par Colette lefebvre- Bernalleau 1

GUIDE D UTILISATION DU TABLEAU BLANC INTERACTIF EBEAM EDGE

DISCOURS DIRECT ET INDIRECT

DW Radio Learning by Ear Ordinateurs et Internet Programme 5 Richard Lough. LBE Computers and the Internet - Programme 5

Je viens vous préparer à cet évènement : L illumination des consciences

NEWS CONSEIL DEPARTEMENTAL NEWS

LEARNING BY EAR. Sécurité routière EPISODE 7: «Le port du casque à moto»

PRENOM NOM DE L ENTREPRISE DATE DU STAGE METIER

Thomas Dutronc : Demain

Les Cahiers de la Franc-maçonnerie

Transcription:

Le pot de verre contre le pot de fer Vilnus Atyx 2012 http://www.scryf.fr/pg/profile/vilnus 1

Mercredi 4 avril 2001 Marcel se mordait la lèvre. Marcel se mordait souvent la lèvre. C était un tic. Mais là, il avait vraiment l air embêté. Je les ai entendus dire qu ils allaient les vendre. Comment ça vendre une machine? On peut vendre juste une machine? Non, deux. La 81 et la 86. Les deux plus récentes, bien sûr. A cette époque, il y avait six lignes de production : la 71 et la 72, la 81, 83, 84 et 86. Alimentées par deux fours. A qui ils vendraient ça? Aux Italiens? J en sais rien, tout ce que j ai entendu, c est que ces deux là pouvaient être utilisées ailleurs Ou alors aux anglais Mais on s'en tape bien pas mal de là où elles iraient? Pour nous ça change rien! Deux lignes en moins, ça veut dire un four en moins! Marcel ponctua sa phrase en finissant son verre d un coup sec, et en faisant claquer sa langue contre son palais. C est pas possible, reprit Bernard en se levant de son tabouret. Ce sont les deux bécanes les plus neuves. C est pas logique. C est ben pourtant ce que j ai entendu. J ai peut-être mal compris. Ou raté un morceau. Bah, cailles-toi pas le lait, tant qu elles tournent et que ça leur rapporte, y a peu de chance! Marcel ramasse sa casquette sur le comptoir. Les deux 2

hommes se lèvent, saluent Charles, le patron du Select, ramassent leurs besaces et poussent la porte du bar. Y avait changement de fabrication ce matin? Oui, sur la 84. Et les moules, sur la 72. Ça va encore merder tout l après-midi Jeudi 6 décembre 2001 Boroni a une grande gueule, mais il passe pour quelqu un d intelligent. Alors les autres l écoutent. Toute la brigade a pris place au fond du Select. Seuls les cadres et les jeunes (conducteurs de palettiseur intérimaires pour la plupart) manquent. Pourtant eux aussi risquent de perdre leurs emplois. Fabien, cariste, joue avec un cure-dent. Marcel se mord la lèvre. Gilles, de la fab, remplit les verres de ceux qui ont l habitude de venir au bar avant de prendre leur poste de l aprèsmidi. Il est tôt pour l apéro mais certains avaient besoin d un remontant. Vous avez compris la situation? explique Boroni. Ils n ont pas changé de position. Leur projet, c est la fermeture. Le démantèlement! Ils veulent mettre la 83 et 84 à la casse. La 81, 71, 72 et 86 seraient envoyées dans les usines du groupe. A Puy- Guillaume ou Veauche. Plus probablement à Reims. Ça c est pour les machines, mais les bonshommes? Licenciements, rien de neuf. Ils couleraient les fours à la fin de l année prochaine. Donc plus d activité sur le site dans un an maximum. Les fils de pute! Mais on ne se laisse pas faire... Qu est-ce que tu veux qu on fasse? Ils en ont rien à foutre les bâtards. Ils ramassent l oseille et c est tout. Il a raison Boroni. Qu est-ce qu on peut faire maintenant? La grève? Faut se méfier, répond l intéressé une grève ça leur rendrait service. 3

Comment ça? Ben oui. Ça ferait baisser notre rentabilité. Et ils essayent de faire courir le bruit qu on n est pas viable. Mais c est faux. On dégage 15% de bénéfice. Ben alors pourquoi ils veulent nous fermer? Tu le sais, en 99 : on a été vendu par Danone, qui voulait se débarrasser de sa branche «Emballages», pour pouvoir racheter d autres sociétés, dans l'alimentaire. Bon. Danone, au passage, avec diverses opérations financières a récupéré deux milliards. De francs. Mais ces deux milliards, sont devenu des dettes pour BSN Glasspack. Alors même si on est rentable, on est endetté. Parce que Danone s est sucré au passage En nous vendant à CVC, un fond de pension canadien. Qui veut un retour sur investissement rapide. Les gars hochent la tête, ou la secouent, dépités. Peut-être tous n ont pas compris. Gille enchaîne : C est bien beau, mais si on fait pas grève, qu est-ce qu on fait? Déjà, à la suite du succès du référendum populaire, on a prévu avec l intersyndicale d écrire au Premier Ministre. Super, il va être content. Attends, tu crois qu on peut s en sortir sans faire appel aux élus? Laisse tomber, Boro. Vas-y, continue. Il y aura une manifestation de soutien organisée avec un défilé dans Givors... Et puis quoi, encore? Une brocante?! Tu fais chier, Fabien! Dis-nous, toi qu es si malin! Qu est-ce que tu proposes à la place? Fabien pose son verre sur la table. Il trouve dans les yeux de Gilles le soutien qu il cherche. Putain les gars, on va pas se laisser faire quand même. 4

On se fait baiser à longueur d année avec des salaires de misère, et là il faudrait qu on baisse notre froc avant d aller pointer à l ANPE? Zob! Alors quoi? La grève ça ne les empêchera pas de fermer. Et au final, on ne touchera même pas nos salaires C est con ton truc. Mais si la grève ça ne suffit pas, il faut aller plus loin! Occupation de l usine et séquestration du directeur! Ils démonteront pas les machines si on est dessus, bordel! Et puis quoi, on arrête les fours? Tu sais combien ça coûterait? C est autant qu on n aura pas dans notre poche. Il faut maintenir l activité, pas la stopper! Tu fais chier! Ce qu il faut, c est lutter, merde! Mais réfléchis! Le maire est avec nous, le député aussi. On a rendez-vous avec le président de la région. Tu crois qu il vont nous laisser tomber? Avec 350 emplois en moins? Ils te prennent tous pour une pipe, mon gars. Mais non! Tu sais qu'on a un projet alternatif de modernisation? Ça nous mettrait au niveau de Saint-Gobain. Ils investiraient 300 millions dans le site, mais c est beaucoup moins que ce que coûterait la fermeture. C est toi qui les prends pour des pipes, là. Fabien, tu fais chier! Tu commences à m Wohoho! Ça suffit les gars! Ça sert à rien vos histoires, là. On est sur le même bateau, l oubliez pas! Il faut rester solidaires! Fabien se rassoit. Ses ongles pénètrent les paumes de ses mains. Les autres se taisent. Boroni reprend. Le jeune homme se demande comment ne pas laisser les flots tout emporter. Samedi 4 mai 2002 Salut Charles. Salut Fabien! Tu vas? 5

On fait aller. Tu retransmets le match ce soir? Je veux mon petit! Bien sûr : c est comme une finale dis donc! T es de l après-midi aujourd hui? Non, on est en repos. J ai fini à 4h ce matin, mais j ai rendez-vous à l antenne emploi. Et pourquoi tu ne regardes pas le match chez toi? J'ai rendu le décodeur. C est pas le moment d engager des frais, tu comprends Bah, j espère que vous allez toucher de bonnes indemnités de licenciement Oui, on se raccroche à ça, maintenant Bon, qu est-ce que je te sers? Un expresso s il te plaît, il faut que je me réveille. Pendant que Charles prépare le café du jeune homme, André Berthonet se prépare à quitter le Select, pour prendre son poste. Allez, salut patron, à demain, lance t-il en rallumant son mégot. Salut Dédé, à demain. Avant de partir, André salue Fabien, qu il connaît de vue, sans vraiment le côtoyer, n étant pas de la même brigade. Sa gamelle sous le bras, il sort sous un beau soleil et emprunte le pont sur la rivière d un pas lourd en direction des murs bariolés d inscriptions manuscrites injurieuses ou revendicatrices. En les déchiffrant, lui aussi se demande ce qu il va devenir dans six mois. Mardi 18 février 2003 Lucien, 35 ans de boite dont douze passées sur la 84, pousse la porte du Select. La 84, c est un peu son bébé. Il a vu son montage, son lancement, participé aux réglages. À l époque, on la lui avait confiée parce que cette nouvelle machine était plus pointue, la première avec des tambours électroniques. À la fin, on 6

lui la laissait parce que c était la plus retorse. Ce matin, il est passé à l usine. Il y règne un silence de cathédrale alors qu il y a quelques mois, le secteur chaud était un lieu digne de Jérôme Bosh. Le vacarme assourdissant, l odeur d huile brûlée, les vapeurs continues, la chaleur étouffante. Impossible pour le commun des mortels de supporter ça très longtemps sans rentrer dans la petite salle de contrôle, climatisée et équipée d écrans de surveillance. Mais Lucien était d une autre trempe. Lui pouvait bichonner sa machine, graisser les fonds ébaucheurs, régler la vitesse des doigts de ripage, apprécier la tombée des gobs, le tout sans le moindre bouchon de protection auditive. Un torchon dans la chemise, il épongeait son cou baigné de sueur. La casquette vissée sur la tête pour éviter les gouttes de graisse, il était capable d expliquer aux mécaniciens les moindres symptômes de sa machine. Ce matin, donc, une équipe s affairait autour de la bête. Le cadavre était froid, déjà nu, délesté de la plupart de ses équipements. La moitié des huit sections étaient déjà dépourvues d arbre à came. Les gars avançaient méthodiquement, implacablement. Lucien s était senti dépossédé, et même, humilié. Il avait tourné talon et s était dit qu un petit verre lui ferait du bien. Au Select bien sûr. Il est donc content de tomber sur les mines un peu tristes de Claudio et du vieux José, déjà au comptoir. Ce dernier raconte qu il a croisé le directeur avec sa femme le week-end dernier dans une galerie marchande à Lyon. Qu il regrette de ne pas lui avoir brisé les genoux. Sa faconde ne fait pas sourire ses camarades. Les trois verriers sirotent lentement leur vin blanc en échangeant les nouvelles. Untel vient de se faire quitter par sa femme. Il parait que tel autre est parti de l usine en emportant des caisses à outils complètes. Un autre encore aurait vidé le stock de lunettes de protection. Chacun désire naturellement obtenir une misérable part du gâteau et n en laisser que le minimum à l invisible propriétaire. Ils évoquent quelques-uns de leur anciens 7

collègues. L un, qui travaillait aux bureaux à la journée, est parti avec femme et enfants, à Reims. Un autre, qui était chef de brigade, se contente de remettre en ordre de marche la ferme familiale, à Échalas. Puis la conversion s épuise. Parce qu ils se rendent compte qu ils ont chacun de leur côté déjà eu vent des mêmes nouvelles, à peu de chose près. Parce qu aborder le sujet des anciens de Givors n est pas indolore. Alors ils préfèrent plaisanter sur les bienfaits du muscadet Vendredi 23 juin 2006 Comme je franchis la porte, Charles, le patron du Select, me regarde curieusement, comme s il essaye de se remémorer qui je suis. Puis son visage s éclaire, il se rappelle sans doute mon nom à présent. Je commande une pression, et quelques instants plus tard, nous échangeons sur ses anciens clients. Des nouvelles de Mercier? Il végète, aux Vernes, avec sa rombière. Il a prit le cancer. Pfff. Et Pourreau? Ah mince, tu sais pas? Il est mort le mois dernier. Merde... Il avait quel âge? 59. Le cancer foudroyant Lui aussi? Oui tu sais, il travaillait au choix. Il parait que les produits chimiques l ont bouffé Les «traitements de surface» comme ils disaient. La nouvelle me touche. Ces gens n étaient pas mes amis, seulement des connaissances. Leur malheur ne me laisse bien sûr pas indifférent. Je me raccroche au sourire poli du taulier qui, à force de fréquenter des verriers, a adopté leur vocabulaire et connaît peut-être l usine aussi bien que certains qui y travaillaient. Je me rappelle aussi que son gendre y était électricien. Je n ose lui demander des nouvelles. 8

Et Boroni? Il a touché le chômage pendant quelques temps. A présent il doit être à la retraite. Et les jeunes? Gilles? Le petit Daniel? Samir? Gilles travaille dans la mécanique. Une boite à Saint- Romain. Daniel est un des rares à être resté dans le groupe. Il travaille à Reims, je crois... Samir, je ne sais pas. J apprends que certains gars ont trouvé de l embauche dans le coin, d autres plus loin. Ce fut difficile pour la plupart car les sous-traitants ont eux aussi vu leur activité baisser. Beaucoup n ont connu que le chômage, les plus âgés et les non qualifiés, bien entendu. Bien rares sont ceux qui ont gagné au change. Charles fait lui-même quelques allusions à ses propres difficultés. De derrière son comptoir, on voit les pelleteuses s affairer de l autre côté du Gier, là ou auparavant se tenait le portail des Verreries Mécaniques Champenoises de Givors. Mardi 3 mai 2011 Le ciel est d un bleu insolent. Du pont, le panorama a complètement changé. Sur des hectares où ne s étendent que de tristes gravats gris, l horizon est à présent bien dégagé. La municipalité a fait construire une desserte goudronnée en cul-de-sac au milieu de ce terrain vague. «Avenue Georges Charpak» annonce un panneau prétentieux au milieu du vide. D ici, on aperçoit désormais la gare. L antique cheminée monumentale est l ultime vestige d une période dépassée. Sur le pont ferroviaire, «VMC vivra» pérore un graffiti dérisoire qui a survécu à l opération urbaine. De l autre côté du Gier, le bar a fermé, faute de client. Les ouvertures ont été murées. Les deux fenêtres du premier étage qui donnaient auparavant sur l usine et observaient les allées et venues des ouvriers trois fois par jour, contemplent à présent 9

comme deux grands yeux vides le néant qui leur sert dorénavant de paysage http://www.vilnusatyx.net/pages/contenu.php?contenu=vmc Photo : Gilles Langlois sous licence CC BY-NC-ND 2.0 10