AJDA 2006 p. 2382 La nature juridique d'un contrat s'apprécie à la date de sa conclusion Claire Landais, Maître des requêtes au Conseil d'etat, responsable du centre de documentation Frédéric Lenica, Maître des requêtes au Conseil d'etat, responsable du centre de documentation L'essentiel Le Tribunal des conflits juge que, réserve faite de dispositions législatives contraires, la nature juridique d'un contrat s'apprécie à la date à laquelle il a été conclu. Un contrat administratif conclu par un établissement public demeure donc administratif malgré la transformation du cocontractant public en personne de droit privé. La décision du 16 octobre 2006 est également l'occasion pour le Tribunal de confirmer sa jurisprudence récente sur l'effacement de la notion d'établissement public «à double visage» au profit de la constitution de blocs de compétence plus nets. En raison d'une modification du mode de financement du système d'assurance des architectes et constructeurs, les pouvoirs publics durent instituer, pour les sinistres affectant les immeubles assurés avant le 1er janvier 1983, un fonds de compensation financé par une contribution sur les primes d'assurance et dont la gestion fut confiée par la loi à la Caisse centrale de réassurance. Les entreprises d'assurance qui souhaitaient bénéficier de l'indemnisation par le fonds étaient tenues de passer avec cette dernière des conventions dites de «passé connu». Insatisfaite du montant pris en charge par la Caisse centrale de réassurance pour l'indemnisation d'un sinistre dont l'un de ses assurés avait été jugé responsable, l'une de ces entreprises - la Mutuelle des architectes français - a demandé, conformément aux stipulations de la convention qu'elle avait passée avec la Caisse, que ce litige soit réglé par voie d'arbitrage. Le tribunal arbitral a rendu le 22 décembre 2003 une sentence affirmant sa compétence dont la Caisse centrale de réassurance, contestant la licéité de la clause compromissoire, a interjeté appel devant le Conseil d'etat. Par une décision du 28 octobre 2005, Caisse centrale de réassurance (Lebon tables p. 1074), le Conseil d'etat a renvoyé au Tribunal des conflits la question de compétence, au motif qu'elle posait une difficulté sérieuse. Les termes de la décision laissent clairement entendre que cette difficulté ne résulte pas de l'intervention d'une instance arbitrale. Comme l'a rappelé Jacques-Henri Stahl, commissaire du gouvernement devant le Tribunal des conflits, «le recours au mode particulier de règlement juridictionnel des litiges que constitue l'arbitrage n'a ni pour objet ni pour effet de modifier la nature des litiges». Si le Conseil d'etat a saisi le Tribunal des conflits c'est donc en considération de la difficulté à identifier la nature du litige opposant la Caisse centrale de réassurance à la Mutuelle des architectes français. Et, de fait, si la nature contractuelle du litige relevait de l'évidence, le commissaire du gouvernement n'a pas caché, dans ses conclusions devant le Tribunal, les délicates interrogations qu'il a dû surmonter pour, finalement, proposer avec succès que la convention soit qualifiée de contrat de droit privé relevant de la compétence du juge judiciaire. La première question que le Tribunal des conflits se pose lorsqu'il doit apprécier si un contrat est de droit public ou privé tient à la nature juridique de ses signataires. En l'espèce, il était 1
saisi d'un litige portant sur l'exécution d'une convention conclue entre un organisme privé - la Mutuelle des architectes français - et la Caisse centrale de réassurance. Or cette dernière, établissement public à la date de signature de la convention en 1984 est devenue société anonyme par l'effet de la loi du 16 juillet 1992 portant adaptation au marché unique européen de la législation applicable en matière d'assurance et de crédit. La question la plus délicate de l'affaire était dès lors de savoir s'il convenait de tenir compte de cette transformation du cocontractant public en personne privée pour apprécier la nature juridique de la convention. Le Tribunal des conflits a répondu à cette question par la négative en jugeant que, «sauf disposition législative contraire, la nature juridique d'un contrat s'apprécie à la date à laquelle il a été conclu». En l'espèce la transformation de la Caisse centrale de réassurance en société anonyme postérieurement à la signature de la convention litigieuse de 1984 a donc été jugée sans incidence sur l'appréciation de la nature juridique de cette convention. De façon surprenante, cette question de l'effet sur les contrats d'une transformation d'un cocontractant de droit public en personne de droit privé, ou inversement, n'avait jamais été tranchée par la jurisprudence. Jacques-Henri Stahl a en effet montré en quoi la décision unanimement et exclusivement citée par la doctrine comme se prononçant sur la question - une décision du Conseil d'etat du 9 juillet 1965, Société des pêcheries de Keroman (Lebon p. 418) - ne lui paraissait pas avoir épuisé le débat. Ce dernier était donc ouvert. La force des arguments du commissaire du gouvernement a convaincu le Tribunal des conflits de le trancher en faveur d'une solution privilégiant la continuité. Le maintien de la nature du contrat en dépit des modifications ultérieures du statut des cocontractants lui a certainement paru, en premier lieu, conforme à la théorie générale selon laquelle les contrats demeurent régis par les règles applicables à la date de leur signature (v., notre chronique sur la décision d'assemblée du 24 mars 2006, Société KPMG et autres, AJDA 2006, p. 1028). Il est vrai que la jurisprudence ménage une exception à ce principe en prévoyant que les lois modifiant les règles de compétence juridictionnelle sont d'application immédiate (CE Sect. 29 juin 1951, Compagnie générale transatlantique, Lebon p. 378). Mais en l'espèce, la loi du 16 juillet 1992, qui a transformé la Caisse centrale de réassurance en société anonyme, ne peut être regardée comme portant sur des règles de compétence. Elle pouvait certes avoir indirectement un impact sur ces règles, mais tel n'était pas son objet. La formation de jugement a certainement été sensible, en deuxième lieu, à l'argument tiré du respect de la volonté des parties : il semble en effet raisonnable de considérer, avec le commissaire du gouvernement, que la nature même du contrat, c'est-à-dire ce qui détermine les éléments essentiels de son régime juridique, fait partie de ce sur quoi les parties s'accordent lors de la passation et doit dès lors être cristallisée à cette date. Enfin, le commissaire du gouvernement a souligné l'intérêt que présentait cette solution en terme de simplicité. Alors que la date de signature du contrat est toujours aisément identifiable, celle qu'il faudrait retenir pour prendre en compte une modification du statut d'un des cocontractants postérieurement à la signature serait nettement plus difficile à déterminer : faudrait-il se placer à la date de naissance du litige, à la date de saisine du juge? Par ailleurs, en cas de litiges successifs relatifs à l'exécution d'un même contrat, la prise en compte de la transformation du statut des signataires conduirait logiquement à ce que ces litiges puissent être jugés successivement par un ordre de juridiction puis par l'autre. Pour toutes ces raisons, le Tribunal des conflits a donc choisi de retenir la solution du maintien de la nature juridique initiale du contrat. Ce faisant, il a donc écarté l'argument que Jacques-Henri Stahl qualifiait de plus sérieux au soutien de la thèse adverse et tenant à la cohérence du régime des contrats administratifs. Dans un article relatif au changement de statut d'edf cité par le commissaire (Contrats et Marchés, mars 2006, p. 3), G. Delaloy faisait en effet valoir que «le régime des contrats administratifs est caractérisé, principalement, par l'importance des prérogatives dont dispose l'administration contractante» et en concluait que «si aucune personne morale de droit public 2 n'est plus partie au contrat, ce particularisme n'a plus de raison d'être». La décision du 16
octobre 2006 écarte donc cette objection mais sans qu'il soit aisé de savoir en vertu de quel raisonnement. Il y a en effet deux façons de surmonter l'obstacle invoqué par G. Delaloy : soit l'on considère que la transformation de la personne publique contractante en personne de droit privé lui fait perdre ses prérogatives (pouvoirs de contrôle, de sanction, de modification et résiliation unilatérales), mais que cela ne prive pas le contrat de sa qualité de contrat administratif pour les seuls besoins de la détermination de la compétence juridictionnelle ; soit on estime que le contrat administratif à la date de sa signature doit rester tel pour les raisons avancées plus haut mais que cela impose le maintien subséquent des prérogatives dont jouissait le contractant public au moment de la signature du contrat et cela en dépit du changement de statut ultérieur. Il nous semble que cette question doit être regardée comme réservée, ce qui est logique puisque le Tribunal des conflits s'intéresse pour sa part à la seule compétence juridictionnelle et qu'il lui a suffi de se prononcer en faveur du maintien, sauf disposition législative contraire, de la nature juridique initiale du contrat pour trancher cette question de compétence. La question de savoir si ce maintien emporte aussi survivance des prérogatives de l'ancien contractant public (ainsi qu'éventuellement, et symétriquement, acquisition par le contractant privé devenu public de ces prérogatives(1) ) n'en demeure pas moins intéressante et pour le moins délicate. En l'espèce, toutefois, les juridictions compétentes n'auront pas à se poser cette question de la portée du maintien de la qualification de contrat administratif en dépit de la transformation du statut du contractant public. En effet, si le Tribunal des conflits a jugé que la nature juridique de la convention litigieuse devait être appréciée à la date de sa conclusion et constaté qu'à cette date, la convention était bien conclue entre une personne privée et une personne publique, elle n'a pas pour autant été conduite à qualifier ladite convention de contrat administratif. Sans enthousiasme, Jacques-Henri Stahl a en effet invité la formation de jugement à appliquer sa jurisprudence récente relative aux établissements publics industriels et commerciaux par détermination de la loi et à conclure en conséquence à la compétence judiciaire. Par une décision du 29 décembre 2004, Epoux Blanckeman c/ Voies navigables de France (Lebon p. 525 ; AJDA 2005 p. 685), le Tribunal des conflits a en effet jugé que «lorsqu'un établissement public tient de la loi la qualité d'établissement public industriel et commercial, les litiges nés de ses activités relèvent de la compétence de la juridiction judiciaire, à l'exception de ceux relatifs à celles de ses activités qui, telles la réglementation, la police ou le contrôle, ressortissent par leur nature de prérogatives de puissance publique». Cette solution - confirmée à deux reprises par le Tribunal des conflits, toujours au sujet de l'établissement Voies navigables de France - a été reprise par la décision commentée et adaptée aux litiges contractuels par la formule suivante : «Lorsqu'un établissement public tient de la loi la qualité d'établissement industriel et commercial, les contrats conclus pour les besoins de ses activités relèvent de la compétence de la juridiction judiciaire, à l'exception de ceux relatifs à celles de ses activités qui ressortissent par leur nature de prérogatives de puissance publique». Cette ligne jurisprudentielle a été interprétée par Jacques-Henri Stahl, comme par d'autres commentateurs (v. F. Colly, Quel juge est compétent pour engager la responsabilité de Voies navigables de France?, AJDA 2006, p. 1040), comme visant à écorner la théorie des établissements publics à «double visage» dans le cas particulier des établissements tenant de la loi leur qualité d'établissement à caractère industriel et commercial. En vertu de la jurisprudence antérieure, seule la nature de l'activité de service public en cause dans le litige - et non la qualification, même législative(2), donnée à l'établissement exerçant cette activité - était pertinente pour déterminer la compétence juridictionnelle. La décision Blanckeman et celles qui l'ont suivie posent au contraire un principe de compétence judiciaire pour l'ensemble des litiges mettant en cause les établissements qualifiés par la loi d'epic. Ce principe souffre certaines exceptions puisque la nouvelle jurisprudence réserve au juge administratif les litiges relatifs aux activités de l'établissement qui ressortissent par leur 3
nature de prérogatives de puissance publique. Mais ces exceptions à la compétence judiciaire ont logiquement été interprétées comme moins nombreuses qu'elles ne l'étaient dans le cadre de la jurisprudence sur les établissements à «double visage». En clair, la consolidation du bloc judiciaire s'agissant des EPIC par détermination de la loi paraissait avoir été traduite par le maintien d'une compétence administrative pour les seules activités mettant en jeu des prérogatives de puissance publique et non pour la catégorie regardée comme plus large des activités constituant un service public administratif(3). Telle est en tout cas l'interprétation qu'a faite de la jurisprudence Jacques-Henri Stahl et c'est précisément ce qui l'a conduit, dans le cas d'espèce, à proposer la compétence judiciaire. Le commissaire a en effet fait valoir que la gestion du fonds de compensation des risques de l'assurance de la construction par la Caisse centrale de réassurance - qui consiste à maintenir, dans un but d'intérêt général, la garantie des constructeurs qu'un changement de mode de financement menaçait - était certainement une activité de service public. Par ailleurs, cette forme d'aide accordée aux entreprises d'assurance du secteur ne lui paraissait pas s'apparenter, par son objet, à une opération commerciale. Enfin, et surtout, il a souligné que l'activité était financée par une contribution dont le Conseil constitutionnel a jugé qu'elle avait un caractère fiscal (Cons. const. 28 juin 1982, n 82-140 DC). Ces deux éléments plaidaient donc en faveur de la reconnaissance d'un service public administratif. Dans ces conditions, la convention conclue entre la Caisse centrale de réassurance, gestionnaire de ce fonds, et la Mutuelle des architectes français s'analysait, aux yeux de Jacques-Henri Stahl, comme un contrat liant un service public administratif à l'un de ses usagers. En vertu de la jurisprudence antérieure sur les établissements publics «à double visage», le commissaire aurait donc proposé que le litige en cause en l'espèce, portant sur l'exécution d'un contrat liant un service public administratif à son usager, soit confié au juge administratif (CE Sect. 20 avril 1956, Ministre de l'agriculture c/ Consorts Grimouard, Lebon p. 168). Mais se pliant à ce qu'il considérait être la nouvelle jurisprudence, le commissaire a constaté, d'une part, que la Caisse centrale de réassurance avait été qualifiée par la loi du 25 avril 1946 d'établissement à caractère commercial et, d'autre part, que la gestion du fonds de compensation ne mettait en jeu l'exercice d'aucune prérogative de puissance publique. Il a donc proposé que le litige soit confié au juge judiciaire. Et sur ce point il a été suivi puisque la décision commentée attribue compétence au juge judiciaire. Mais la motivation de ce renvoi nous paraît susciter quelques incertitudes. En effet, la décision relève que si la convention dont l'exécution est en litige a bien été passée entre une personne privée et une personne publique, elle ne comporte aucune clause exorbitante du droit commun et «se rattache aux missions industrielles et commerciales confiées à la caisse centrale de réassurance». Cette rédaction pourrait donc laisser penser que le Tribunal des conflits a renoncé au nouveau critère de partage tiré de l'exercice ou non de prérogatives de puissance publique pour revenir à l'ancien critère du caractère industriel et commercial ou administratif de la mission en cause. A titre personnel, nous pensons toutefois qu'une telle conclusion serait erronée. La reprise du considérant de principe de l'arrêt Blanckeman, seulement adapté, comme il a été dit, au contentieux contractuel, montre que le Tribunal n'a pas entendu remettre en cause l'inflexion de jurisprudence décidée en décembre 2004. Il faut donc en conclure que la formation de jugement a estimé, contrairement aux conclusions du commissaire, que la mission en cause - la gestion du fonds de compensation - relevait plutôt d'une mission de service public industriel et commercial et qu'elle s'est arrêtée là en considérant que cela signifiait implicitement que cette mission ne mettait pas en jeu l'exercice de prérogatives de puissance publique. On peut toutefois penser que l'orthodoxie aurait voulu qu'elle s'en tienne plutôt à l'absence d'exercice de prérogatives de puissance publique, ce qui l'aurait dispensée de s'interroger sur le caractère industriel et commercial ou administratif de la mission. Enfin, on notera que la décision relève aussi que le contrat ne comporte pas de clauses exorbitantes du droit commun. Dans le cas d'espèce, cette vérification paraît surprenante. En effet, la jurisprudence - administrative à tout le moins - suggère plutôt qu'un contrat conclu entre un service public industriel et commercial et l'un de ses usagers - ce qu'était bien la 4
convention de 1984 aux yeux du Tribunal des conflits - est un contrat de droit privé quelles que soient ses clauses (CE Sect. 13 octobre 1961, Etablissements Campanon-Rey, Lebon p. 567, qui qualifiait de contrats de droit privé les contrats conclus entre la régie des alcools - service public industriel et commercial - et ses usagers, «quelles que soient d'ailleurs les clauses insérées par le service dans les contrats passés entre les intéressés»). Mais la réserve de la clause exorbitante de droit commun pourra jouer pour d'autres contrats conclus par un EPIC par détermination de la loi dans le cadre de ses activités ne ressortissant pas de prérogatives de puissance publique. Le bloc de compétence judiciaire trouve donc ici une autre limite. Au total, la décision commentée a le grand mérite de trancher la question débattue en doctrine des effets sur les contrats de la transformation d'un établissement public en personne de droit privé, ou, plus modestement, au moins de l'effet de cette transformation sur la compétence juridictionnelle. Elle conforte aussi, malgré une rédaction légèrement hésitante, le bloc de compétence judiciaire s'agissant des litiges intéressant les établissements industriels et commerciaux par détermination de la loi. Mots clés : COMPETENCE * Répartition des compétences entre les deux ordres de juridiction * Compétence judiciaire CONTRAT ADMINISTRATIF * Notion de contrat administratif * Date d'appréciation * Signataire * Personne publique * Etablissement public (1) Mais cette hypothèse paraît hautement improbable car le contrat demeurant alors de droit privé comme à la date de sa conclusion, il paraît plus que difficile d'imaginer que le contractant devenu public pourrait exercer dans le cadre de l'exécution de ce contrat des prérogatives attachées au régime des contrats publics. (2) V., par exemple, T. confl. 24 avril 1978, Société Boulangerie de Kourou, Lebon p. 645, ainsi que les conclusions du président Bruno Genevois sur Société Interfrost Fiom du 12 novembre 1984, Lebon p. 450 («le critère de compétence est fondé sur la nature intrinsèque du service et non sur le statut de celui-ci»). Mais Etienne Fatôme notait quand même déjà dans les Mélanges Chapus (p. 171), que «si pour le juge administratif, le caractère des établissements publics ne détermine ni la nature du droit applicable ni la juridiction compétente, il emporte malgré tout une présomption en ce qui concerne ces deux éléments». La présomption est donc aujourd'hui assumée, pour ce qui concerne en tout cas les EPIC par détermination de la loi. (3) Dans ses conclusions sur la décision du Conseil d'etat renvoyant l'affaire Epoux Blanckeman au Tribunal des conflits, Mattias Guyomar indiquait que, pour les EPIC par détermination de la loi, seuls les litiges relatifs aux missions «purement administratives» devaient être réservés au juge administratif. AJDA Editions Dalloz 2011 5