Laurent Warlouzet, La France et les négociations du traité de Rome (1955-1957)



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Laurent Warlouzet, La France et les négociations du traité de Rome (1955-1957) Source: Laurent Warlouzet, Université Paris IV-Sorbonne, Paris (2008). Copyright: (c) Centre Virtuel de la Connaissance sur l'europe (CVCE) Tous droits de reproduction, de communication au public, d'adaptation, de distribution ou de rediffusion, via Internet, un réseau interne ou tout autre moyen, strictement réservés pour tous pays. Consultez l'avertissement juridique et les conditions d'utilisation du site. URL: http://www.cvce.eu/obj/laurent_warlouzet_la_france_et_les_negociations_du_traite _de_rome_1955_1957-fr-b5e074bc-e1fa-486f-9c85-be1ebeffa806.html Date de dernière mise à jour: 05/11/2015 1/6

La France et les négociations du traité de Rome (1955-1957) par Laurent WARLOUZET Maître de conférences à l'université d'arras La naissance de la Communauté économique européenne (CEE) n a pas été un processus linéaire et sans heurts. Entre la conférence de Messine (1er-3 juin 1955) et la signature du traité de Rome créant la CEE (25 mars 1957), le principal obstacle à un accord est la France. Ce projet qui était encore désigné sous l appellation de «Marché commun» à l époque constituait en effet un accord problématique pour Paris pour trois raisons principales. Tout d abord, le choix du «Marché commun» traduit pour la France la volonté de privilégier l échelle de coopération des Six, en négligeant la grande Europe à base franco-britannique qui continue d être populaire parmi les décideurs français. Ensuite, sur le plan institutionnel ce projet reposait en partie sur une dynamique supranationale qui suscitait beaucoup de méfiance. Elle avait d ailleurs fortement contribué au rejet de la Communauté européenne de défense (CED) par le Parlement français en 1954. Enfin, le Marché commun mettait en œuvre une dynamique économique essentiellement libre-échangiste difficile à accepter pour un pays traditionnellement attaché au protectionnisme colonial. De plus, la France était confrontée entre 1955 et 1957 à une crise de sa balance commerciale et, plus généralement, de sa balance des paiements. Elle paraissait donc incapable de supporter l ouverture de ses marchés qui est à la base de la future CEE. Le choix du Marché commun est d autant plus dur pour la France qu il ne s imposait pas de lui-même en 1955-1957. D autres formes d organisation européenne auraient pu être adoptées. Sur le plan politique, la coopération avec la Grande-Bretagne semble être relancée depuis les accords de l Union de l'europe occidentale (UEO), signés fin 1954 et mis en œuvre juste avant la conférence de Messine. Sur le plan économique, l organisme de coopération européenne de référence à cette date n était pas la Communauté européenne du charbon et de l'acier (CECA) mais l'organisation européenne de coopération économique (OECE), et son institution commensale l Union européenne des paiements (UEP). L OECE et l UEP mettent en œuvre une libération des échanges et des paiements efficace, mais qui semble arriver à son terme à partir de 1955 car c est maintenant la libération à l échelle mondiale qui est envisagée. Par ailleurs, depuis le succès de la CECA, de nombreux projets de coopération sectorielle avaient été développés mais ils ne prenaient pas toujours l échelle des Six comme référence. Enfin, même chez les partisans de l Europe communautaire, le projet de «Marché commun» passait parfois au second plan. Ainsi, Jean Monnet a été beaucoup plus intéressé par l Euratom que par la CEE pendant toutes les négociations des traités de Rome. Dès lors, il s agit de savoir pourquoi la France a accepté et même choisi cette forme de coopération européenne que représentait la CEE? Plusieurs facteurs semblent avoir contribué à ce succès. Dans un premier temps, la méthode de négociation souple définie à Messine en juin 1955, et qui se concrétise par le rapport Spaak d avril 1956, constitue une base solide. Ensuite, l engagement fort du gouvernement français de Guy Mollet, au pouvoir à partir de janvier 1956, a donné une impulsion décisive aux discussions intergouvernementales. Enfin, le soutien constant de l Allemagne à la France, qui s est particulièrement manifesté lors des évènements de Suez en novembre 1956, a permis de conclure ces âpres négociations et d aboutir à un traité de Rome relativement avantageux pour la France. 1. Une méthode de négociation souple Le rejet de la CED par le Parlement français sur une question de procédure le 30 août 1954 n a pas interrompu les réflexions sur le renforcement de la coopération européenne. Des projets anciens d intégration économique générale (plan Beyen de 1953) ou sectorielle (pool vert et bientôt Euratom) continuent d être discutés. C est pour donner une impulsion politique à ces réflexions que les six ministres des Affaires étrangères des pays de la CECA se réunissent à Messine, en Italie, du 1er au 3 juin 1955. Le gouvernement français d Edgar Faure est très prudent en matière européenne mais le ministre des Affaires étrangères Antoine Pinay, présent à Messine, est plus volontariste. Après avoir exprimé les réticences françaises devant le projet de marché commun, Pinay accepte néanmoins la résolution finale de la conférence de Messine, qui prévoit l étude par les Six d un certain nombre de projets de coopération 2/6

européenne. La résolution de Messine est cependant très ambiguë. D une part, elle n effectue pas de choix en termes de modèle d Europe. Le marché commun n est que l une des pistes de coopération évoquées, au même titre que l approche sectorielle, cette dernière se déclinant, au cours des discussions d experts, en de nombreux projets touchant l énergie nucléaire mais aussi les postes et télécommunications ou le transport aérien. D autre part, la finalité des discussions n est pas claire. Les Français considèrent qu il s agit de simples études d experts alors que d autres responsables européennes veulent en faire une première étape dans les négociations inter-étatiques. Cette ambiguïté est constitutive de la méthode de négociation choisie à Messine, celle de constituer un comité d experts, donc très libres dans leurs discussions, mais dirigés par une personnalité politique d envergure, en l occurrence le Belge Paul-Henri Spaak. Cela permet de surmonter les divergences d approche entre les Six. Au sein du comité, les discussions sont en effet très difficiles. Dans son mémorandum du 14 octobre 1955, la France n accepte qu un marché commun conditionnel (pour quatre années et assorties de clauses de sauvegarde faciles à mettre en œuvre) et compensée par des mesures d harmonisation sociale contraignantes et un fond d investissement. Le caractère stimulant du libre-échange est donc globalement refusé pour laisser la place à une harmonisation des conditions de production par les États. Cette conception est refusée par les États les plus libéraux (Benelux, RFA). Face à ces divergences, Spaak choisit de rédiger un rapport qui ne constitue pas un résumé des travaux mais une synthèse originale et ambitieuse. Le rapport Spaak est une véritable proposition politique qui annonce les grandes caractéristiques de la future CEE. Il a été rédigé principalement par le français Pierre Uri et l allemand Hans von der Groeben. Il définit notamment clairement l une des originalités de la CEE, son processus d intégration économique générale. Par opposition à une simple ouverture des marchés (OECE), l intégration économique repose sur la fusion des marchés et de leur régulation, par une harmonisation du cadre de l activité économique (législation, politiques économiques). Ainsi, dans cette première phase de la négociation, les autorités officielles françaises ont été quelque peu mises de côté, même si certains Français proches des réseaux européistes comme Félix Gaillard (le chef de la délégation française) et surtout Pierre Uri ont pu s investir pour soutenir ce processus. A Paris, les principaux responsables français considèrent le comité Spaak comme une enceinte d experts, et son rapport comme un simple document de travail parmi d autres. En avril 1956, ils sont donc particulièrement surpris par l ampleur du rapport Spaak, qui risque d être purement et simplement enterré si les autorités françaises ne le soutiennent pas. Dans cette perspective, le changement de gouvernement en janvier 1956 joue un rôle déterminant. 2. Le soutien du gouvernement Mollet En janvier 1956 un nouveau gouvernement arrive au pouvoir en France. Le dossier du Marché commun est pris en charge par plusieurs personnalités pro-européennes. Le nouveau président du Conseil est le socialiste Guy Mollet. Ancien président de l Assemblé consultative du Conseil de l Europe, il est favorable à une relance de la construction européenne après l échec de la CED. Son ministre des Affaires étrangères Christian Pineau et son secrétaire d État aux Affaires étrangères Maurice Faure sont sur la même ligne. Ce trio gouvernemental joue un rôle fondamental au printemps 1956. Lorsque le rapport Spaak est présenté le 21 avril 1956, il est rejeté par une très grande majorité des hauts-fonctionnaires français. L ouverture des marchés français qui en est à la base est perçue comme particulièrement dangereuse pour l économie française. Il faut donc toute l autorité politique de Mollet et de Pineau pour imposer le rapport Spaak. À la conférence de Venise des 29 et 30 mai 1956, le ministre des Affaires étrangères Christian Pineau accepte, contre l avis de son administration, le rapport Spaak comme base des négociations intergouvernementales, qui s ouvrent peu après. Il demande toutefois des concessions sous forme de mesures d accompagnement du processus de libération des échanges (clauses de sauvegardes, harmonisations sociales ciblées, etc.) et de prise en compte des territoires d outre-mer. 3/6

Pendant l été 1956, les opposants au Marché commun au sein de l administration française ne désarment pas. Lors d un conseil interministériel décisif tenu le 4 septembre 1956, Mollet impose le Marché commun à ses ministres réticents, au premier rang desquels figure le ministre des Finances et des Affaires économiques Paul Ramadier. Cette position est ensuite relayée dans l administration par le biais de hauts-fonctionnaires très proches du pouvoir comme Robert Marjolin. Ancien adjoint de Jean Monnet au Plan, ce dernier est devenu ensuite le premier secrétaire général de l OECE de 1948 à 1955 avant de rejoindre le cabinet de Christian Pineau en 1956. Mollet cherche ensuite à convaincre les parlementaires. Il organise dès le mois de juillet 1956 un débat sur l'euratom puis en janvier 1957 un débat sur le traité de Marché commun. Il prépare ainsi les parlementaires à la ratification du traité CEE, évitant ainsi de renouveler l expérience du 30 août 1954. Le rôle de ce trio gouvernemental est donc fondamental pour permettre une acceptation du Marché commun par les Français et a souvent été souligné dans l historiographie récente, en particulier dans les études de Gérard Bossuat et de Craig Parsons. Il ne faut toutefois pas associer ces responsables à des défenseurs exclusifs de l Europe communautaire à Six. Mollet et Pineau en particulier étaient fermement convaincus de la nécessité de compléter les traités de Rome par un accord plus large avec la Grande-Bretagne. Ils engagèrent donc résolument la France dans la négociation de la zone de libre-échange (ZLE), proposée par Londres à l été 1956, et qui leur apparaissait comme le complément naturel du marché commun. Cependant, malgré le soutien du trio gouvernemental, les négociations à Six restent difficiles. Seul l accord politique étroit entre la France et l Allemagne permet de dépasser les divergences économiques. 3. L accord franco-allemand et la portée des évènements de Suez Le rapprochement entre la France et la RFA est manifeste depuis la déclaration Schuman du 9 mai 1950. Il est renforcé par la suite par la disparition de la plupart des points de controverses les plus lourds entre les deux pays entre le 23 octobre 1954 (accords de Paris contribuant à régler le problème du réarmement allemand) et le 27 octobre 1956 (traité sur la Sarre). De plus, le maintien au pouvoir du chancelier Konrad Adenauer permet d affirmer l orientation favorable de la RFA envers l Europe communautaire, malgré les préférences du puissant ministre de l économie Ludwig Erhard, partisan d une coopération plus lâche à l échelle de l OECE (projet de ZLE), voire du GATT. Ce rapprochement franco-allemand n empêche toutefois pas de profondes divergences sur l orientation économique du Marché commun, les Allemands étant parmi les plus libre-échangistes et les Français les plus méfiants envers cette dynamique. Les négociations à Six sont bloquées sur cette question en octobre 1956. Adenauer décide alors de se rendre à Paris. Le jour même où il rencontre son homologue français Guy Mollet, le 6 novembre 1956, la Grande-Bretagne et la France doivent mettre fin à leur expédition de Suez sous la pression de l URSS et des États-Unis. Cette retraite humiliante renforce encore l intérêt d une coopération à Six pour la France. La crise de Suez aidant, les deux dirigeants français et allemands s accordent sur une base de travail permettant de relancer les négociations du Marché commun. La rupture de Suez a souvent été soulignée par les observateurs. À cette occasion, Mollet aurait choisi de privilégier le couple franco-allemand sur l entente franco-britannique. Cette interprétation est aujourd hui fortement nuancée par les historiens. Gérard Bossuat souligne ainsi que les principaux éléments de la position française de compromis défendue après Suez avaient en fait été définis dès septembre 1956. Pour Gérard Bossuat, Suez est donc un tournant pour l opinion publique française plus que pour les décideurs. De son côté, Hanns Jürgen Küsters rappelle que le chancelier Adenauer avait proposé des concessions à Mollet dans une lettre qu il lui avait envoyée juste avant cette rencontre du 6 novembre 1956. Küsters montre aussi que le blocage des négociations à six en octobre 1956 était largement due à l intransigeance d Erhard, qu Adenauer cherche naturellement à compenser par la suite. Quoiqu il en soit, les événements de Suez permettent de lever certains malentendus et de relancer les négociations. Un traité de Rome avantageux pour la France se dessine. 4/6

4. Un traité de Rome avantageux pour la France Le traité de Rome créant la CEE rencontre les souhaits de nombreux décideurs français. En premier lieu, sur le plan politique et institutionnel, l équilibre trouvé entre les institutions supranationales (monopole du pouvoir de proposition à la Commission européenne, compétences de la Cour de justice) et la dynamique intergouvernementale (rôle crucial du Conseil des ministres) est assez consensuel. Les européistes sont satisfaits de cette relance de l Europe communautaire après l échec de la CED en 1954, même si la CEE est moins supranationale que la CECA ou la CED. Ce constat est cependant ambigu car Mollet, Pineau et de nombreux responsables français veulent absolument compléter la CEE par un accord économique plus large incluant la Grande-Bretagne, la ZLE. D autres comme Marjolin et Uri sont au contraire plus méfiants envers ce dernier projet, car il peut menacer la dynamique interne de la CEE telle qu il la conçoit, tant sur le plan institutionnel (marche vers l Europe supranationale) que sur le plan économique (intégration économique). Enfin, une troisième catégorie de décideurs défend la CEE car elle représente le meilleur vecteur pour la renaissance de la puissance française, Paris dominant sans partage sur le plan diplomatique et militaire - l Europe des Six. C est le calcul que fit le général de Gaulle lorsqu il revint au pouvoir en mai 1958. Le second intérêt de la CEE pour la France est sa dynamique d intégration économique. Elle offre en effet une libération des échanges indispensable à la France pour stimuler son économie, et pour ne pas être isolée sur la scène internationale. Cette ouverture des marchés est compensée par un cadre plus sécurisant que celui que pouvait offrir la ZLE ou le GATT. Le rôle majeur de l argument économique dans la conversion de la France à la CEE a particulièrement été souligné par les historiens Alan Milward et Frances Lynch, ainsi que par le politiste Andrew Moravcsik. La CEE prévoit des clauses de sauvegarde nombreuses, des compensations en matière agricole, et des aides aux territoires d outre-mer et aux anciennes colonies qui sont très majoritairement français. Contrairement aux demandes françaises de 1955, toutes ces concessions ne peuvent être mises en œuvre que par une procédure communautaire (proposition de la Commission) et pas de manière unilatérale, ce qui garantit la cohésion de la dynamique d intégration économique. Cette dernière offre aux acteurs économiques une harmonisation des distorsions de concurrence les plus importantes (législation sociale et douanière, fiscalité, etc.) ainsi que des politiques économiques. Le libre jeu du marché doit ainsi se déployer dans un cadre adapté. La CEE représente un équilibre entre l Europe supranationale et l Europe intergouvernementale d une part, l Europe libérale et l Europe organisée d autre part. Elle peut satisfaire un éventail très large de décideurs, aux choix européens contrastés. Conclusion: le choix de la CEE par la France La France a accepté la CEE en raison d une conjonction de trois facteurs. Tout d abord, sur le fond, le projet de Marché commun tel qu il était dessiné par le rapport Spaak s est révélé à la fois original et souple. Plus ambitieux et équilibré que l OECE et que la ZLE, la CEE est également devenue, au fil des négociations intergouvernementales, moins supranationale que la CECA et la CED. Alors que l Europe occidentale se posait, depuis 1955, la question d un retour rapide à une libération internationale des échanges et des paiements, la CEE constitue une réponse régionale intéressante pour préparer les industries françaises à cette échéance. Le soutien modéré apporté par le président du CNPF (patronat français), Georges Villiers, au projet de Marché commun dès 1956 témoigne de son intérêt économique pour la France. Sur le plan conjoncturel ensuite, les évènements dramatiques des années 1955-1957 ont renforcé la CEE. Les évènements coloniaux (le retrait de Suez et surtout la guerre d Algérie) tendent à éclipser les négociations du Marché commun, évitant ainsi le retour des débats passionnels de la CED. Ils mettent également en valeur le déclin de la France, impression renforcée par la crise financière dans laquelle s enferre le pays. La coopération européenne communautaire paraît alors être la seule alternative au déclin. En l absence d alternative séduisante (la ZLE est encore un projet très vague en 1956, et se révèle par la suite peu intéressante pour la France), la CEE est le seul choix possible. 5/6

Enfin, le jeu des acteurs reste essentiel. Le rôle de Pinay à Messine mais surtout le leadership de Mollet pendant les négociations du traité de Rome ont joué un rôle déterminant. Les élites officielles ont donc eu une importance supérieure à celle des personnalités supranationales si importantes dans la naissance de la CECA ou de la CED. Jean Monnet et son Comité d action pour les États-Unis d'europe ont été très effacés dans cette négociation car ils se sont concentrés sur l Euratom. D autres européistes comme Uri auprès de Spaak, ou Marjolin auprès du gouvernement Mollet, ont par contre eu une influence déterminante. Le choix de la CEE a donc été fait de manière consciente par les élites officielles, même si son interprétation reste très ouverte. Les anglophiles Mollet et Pineau, qui fondent leur défense de la CEE sur des convictions essentiellement politiques, n ont pas la même lecture du traité de Rome que Marjolin et Uri, dont les réflexions sont plus économiques et supranationales. L application du traité de Rome reste de toute manière très problématique en mars 1957. A partir du printemps 1957, la France plonge dans la crise finale de la IV République, marquée par l instabilité ministérielle, les difficultés financières et l aggravation du conflit en Algérie. La mise en œuvre de la CEE paraît compromise, et son remplacement progressif par le projet de ZLE probable au début de 1958 avant la restauration permise par l arrivée au pouvoir du général de Gaulle. Le succès de la négociation du traité de Rome n est donc qu une première étape dans l affirmation difficile de la CEE entre 1955 et 1958. Bibliographie: - BOSSUAT Gérard, Faire l Europe sans défaire la France. 60 ans de politique d unité européenne des gouvernements et des présidents de la République française (1943-2003), Bruxelles, PIE-Peter Lang, 2005, 632 p. - BOSSUAT Gérard, L Europe des Français (1943-1959). Une aventure réussie de la IVe République, Paris, publications de la Sorbonne, 1997, 480 p. - GERBET Pierre, La naissance du Marché commun, Bruxelles, Complexe, 1987, 189 p. - KÜSTERS Hanns Jürgen, Fondements de la Communauté économique européenne, Luxembourg, Office des publications officielles des communautés européennes, 1990, 378 p. - LYNCH Frances, France and the International Economy. From Vichy to the Treaty of Rome, Londres, Routledge, 1997, 230 p. - MARJOLIN Robert, Le travail d une vie (1911-1986), Paris, Robert Laffont, 1986, 445 p. - MILWARD Alan S., The European Rescue of the Nation-State, Londres, Routledge, 1992, 477 p. - MORAVCSIK Andrew, The Choice for Europe. Social Purpose and State Power from Messina to Maastricht, Londres, UCL Press, 1999, 514 p. - PARSONS Craig, A Certain Idea of Europe, Ithaca, Cornell University Press, 2003, 251 p. - SERRA Enrico (dir.), La relance européenne et les traités de Rome, Bruxelles/Milan/Paris/Baden- Baden, Bruylant/Giuffré/LGDJ/Nomos Verlag, 1990, 729 p. - TRAUSCH Gilbert (dir.), The European Integration from the Schuman Plan to the Treaties of Rome, Baden-Baden, Nomos Verlag, 1993, 426 p. - WARLOUZET Laurent, Quelle Europe économique pour la France? La France et le Marché Commun industriel (1956-1969), thèse Univ. Paris IV, dir. Prof. Éric Bussière, 2007, 1107 p. 6/6