30 ème colloque Education & Devenir Faire confiance : une nécessité pour l'école et ses acteurs



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30 ème colloque Education & Devenir Faire confiance : une nécessité pour l'école et ses acteurs Atelier 4 : Faire confiance aux parents Comment faire confiance aux parents les plus éloignés de l'école, et d'abord leur redonner confiance dans leur capacité d'agir pour la réussite des enfants? Bruno Masurel samedi 25 janvier 2014, Sotteville-Lès-Rouen, Je suis volontaire-permanent du Mouvement ATD Quart Monde, depuis 1978, et je travaille plus spécifiquement depuis 15 ans sur le sujet des relations du monde de l Éducation avec les familles en situation d exclusion, dans le but de combattre les inégalités d accès au savoir et à la culture. Pour ATD Quart Monde cette question est tout à fait primordiale, car pour faire cesser l exclusion sociale, 2 points sont déterminants : * Donner à tout enfant les moyens de s insérer, en tant que personne utile à elle-même et aux autres, et cela suppose évidemment que chacun accède au savoir et à la culture, *Agir contre l exclusion suppose de s appuyer en priorité sur l expérience des personnes qui vivent cette exclusion, «faire avec» elles, au lieu de«faire pour» elles, c est à dire les assister. Appliqués à l École, cela signifie 2 choses : * L École a une grande responsabilité pour faire reculer l exclusion : rendre le savoir et la réussite accessible à tous, * L École ne saurait faire réussir tous les enfants sans faire appel à l expérience et aux savoirs des familles en situation d exclusion. La réussite de tous les enfants ne peut pas se faire en ignorant ou en rejetant l expérience de vie de ces familles, car les savoirs, pour être accessibles à tous, doivent se construire avec l intelligence de tous. Bien entendu, cela suppose que tous les parents puissent avoir confiance en eux, dans leur capacité de contribuer par eux-mêmes à la réussite, non seulement de leurs enfants, mais aussi de tout enfant. Et cette confiance, qui a souvent été malmenée par la vie, pour ceux qui ont vécu l exclusion, dépend aussi du «regard des autres», car avoir confiance en soi suppose aussi qu on vous fasse confiance, qu on ne vous juge pas comme quelqu un de déficient, démissionnaire, comme un «mauvais parent». Ce texte a pour but d expliquer, car cela ne va pas de soi, quelles sont les conditions et les étapes pour permettre aux parents, et notamment à ceux qui ne se sentent pas d emblée attendus, de reconquérir leur "pouvoir d agir". Durant le projet 1 que nous avons mené dans le quartier de Maurepas à Rennes, de 2007 à 2011, nous avons touché du doigt beaucoup de freins qui font que certains parents, du fait de leur histoire, vivent des blocages pour se croire autorisés à participer, à dire ce qu ils pensent dans les échanges avec les autres : «Vos réunions, c est pas pour moi!», dit d emblée Monique 2, maman de 4 enfants, quand elle vient à l école pour une préparation de fête, alors que se tient à ce moment une réunion de parents,. Elle mettra effectivement plus d un an avant de venir dans un «groupe de parents», où l on parle de l avenir des enfants 1 En associant leurs parents à l école, tous les enfants peuvent réussir!» voir http://crdp2.ac-rennes.fr/blogs/familles-ecole-grande-pauvrete/ 2 Les prénoms de tous les parents ont été changés.

Charlotte (parent d élève) nous dit qu à l école, enfant, on lui a surtout dit qu elle ne sait rien faire, et c est bien plus tard, dans un atelier d activités manuelles pour adultes, à l hôpital, qu elle s est sentie elle-même capable de faire de belles choses de ses propres mains. Cela explique pourquoi il lui a fallu des années, avec des rencontres entre parents, où elle a vu que d autres parents sont comme elle, pour oser dire à la maîtresse qu elle ne comprenait pas quand elle lui parle de "cursus", à propos de sa fille Marine (parent d élèves) explique qu elle n aimait pas l école, enfant, et c est beaucoup plus tard, en tant que parent, que la maîtresse de sa fille l a "délivrée". Elle la pensait inabordable, pensant l enseignante enfermée dans son «rôle professionnel», et c est en parlant de la vie du quartier qu elle a compris que «c est possible de se parler d un humain à un humain», avec un enseignant voir extrait de l outil de formation «Familles école grande pauvreté : Quand parents et enseignants s en mêlent», dans «les peurs réciproques» http://crdp2.ac-rennes.fr/blogs/familles-ecole-grandepauvrete/. «Ma mère m a toujours dit que je suis la reine des nulles», et c est ce qui me bloque encore aujourd hui pour dire ce que je pense. Ça n est pas juste quand les parents font des différences entre leurs enfants, encouragent les uns, au détriment des autres. Mais c est peut-être parce que euxmêmes ont été dévalorisés qu ils le répètent, souvent inconsciemment, sur leurs enfants. C est Marine aussi, qui arrive à une rencontre du groupe de parents avec des notes qu elle a prises lors d une conférence publique sur la confiance en soi ; elle propose que nous prenions ce sujet pour une prochaine rencontre, et je lui demande ses notes pour qu elles nous servent de base de départ, dans une réunion des parents qui aura pour thème la confiance et soi. Notes de Marine, sur une réunion publique à propos de la confiance en soi Le 3 décembre 2008, à «CCI» A l origine des manques de confiance en soi : Manque de nourriture affective dans la petite enfance, Manque d encouragement dans les premières actions Manque d affirmation provient de traumatismes répétés dans les premières relations (à l école par exemple) Les jugements personnels : je pense que je suis nul (ou le sera, au vu des autres) je pense que je ne suis pas capable d agir si je manque d affirmation, je dépends du «regard des autres» Nous avons donc repris ses notes et travaillé sur la confiance en soi, d abord celle des parents, et ensuite, en lien avec elle, celle de nos enfants : Si un parent manque de confiance en soi, qu est-ce que ça peut entrainer pour ses enfants? Cette question est aussi apparue rapidement dans un groupe d expression des enfants, animé par Marie : celle-ci découvre que les enfants expriment d abord ce qu ils pensent que leurs parents attendent d eux, voire ce que la maîtresse attend d eux : bien faire ses leçons, être sage Erwan va bientôt avoir trois ans et vient d entrer dans une classe passerelle. Après un accident (jambe cassée) survenu dans sa famille, les services sociaux ont suspecté une situation de maltraitance, et cela a donc failli provoquer le placement d Erwan et de son petit frère, mais a finalement entrainé la décision d une aide éducative renforcée. La maîtresse et l éducatrice d Erwan remarquent que le comportement d Erwan, dans la classe passerelle, est très lié à sa mère : Quand elle amène Erwan dans la classe avec confiance, celui-ci est serein et participe bien. S il ressent l anxiété de sa mère, à cause d une remarque qu on lui a faite la veille, ou simplement d un regard Bruno Masurel 25 Janvier 2014, Colloque Education et Devenir Page 2/8

qui lui a paru malveillant, alors Brandon est instable dans la classe passerelle, il fait pipi sur lui, il n est pas à l aise avec les autres enfants, est agité. Ainsi, même très petits, les enfants perçoivent bien si leurs parents ont confiance en eux, dans leur rapport à l école, s ils font confiance à l école, et cela les met eux-mêmes en confiance. A l inverse, la méfiance de la mère est perçue par l enfant, et son comportement en est complètement transformé, il se trouve dans une insécurité qui empêche tout apprentissage et toute confiance dans les autres. Ces faits me sont revenus en mémoire, et je pourrais en énumérer beaucoup d autres, et parfois retrouver les paroles exactes des parents et des enfants. Car nous avions bien pressenti ce travail à faire sur la confiance en soi, pour que les parents participent, et que cela permette ensuite que leurs enfants fassent plus confiance à l école Nous avons pris dès le début des moyens pour permettre déjà aux parents de se rendre compte de la richesse de leur réflexion sur l éducation et la réussite des enfants ; nous avons enregistré toutes les réunions, qui ont ensuite été transcrites, servant ainsi de base à la suite du travail : Ces transcriptions ont servi à préparer des rencontres parents-enseignants. Nous avons vu l étonnement de tel parent, qui découvre que ses propres paroles ont été reprises, telles quelles : «Mais ce qui est écrit là, c est moi qui l avait dit!» Par la suite, voir que ses propres paroles ont un impact sur les autres, qu elles font l objet d un travail avec les enseignants, c est découvrir que ma réflexion intéresse les autres! Cela nous a fait comprendre qu un parent ne voudra vraiment participer à l école que s il peut pressentir que ce qu il y apporte peut avoir une influence sur ce qui se passe à l école, être pris en compte réellement par l enseignant (qui le lui dit), et donc favoriser la réussite des enfants. Cela m a remémoré des choses vécues 25 ans plus tôt, à Marseille, quand une militante, Dolorès 3, parle en public pour la première fois, devant 100 personnes, lors d un évènement public ; elle s arrête, après quelques minutes, stupéfaite que, pour la première fois, tant de gens l écoutent parler, elle, alors qu elle avait toujours pensé que ce qu elle peut dire n intéresse personne! Je ressens la même chose quand Marine, qui intervient dans une rencontre des enseignants du lycée professionnel de sa fille, où 20 professeurs et le principal l écoutent, elle, alors que d habitude ce sont les profs qui expliquent aux parents, pas le contraire! Ça l avait même interloquée, le simple fait d être seule parent qui s exprime, et tous les professeurs qui écoutent, c était "le monde à l envers", pour elle. D où l importance de tout ce travail à mener pour que les parents retrouvent cette confiance qui leur a été confisquée, parfois depuis leur enfance. : - Ils parlent mieux que moi, - je ne vais pas être comprise, - j aurais honte, ils vont se moquer de moi, - mes enfants ne seront pas fiers de moi», sont des expressions que nous avons entendues souvent dans le groupe de parents. Mais nous avons mesuré aussi que, de pouvoir déjà en parler à d autres parents, se rendre compte qu on n est pas seuls à manquer de confiance en soi, c est déjà le début de l émancipation. S autoriser à donner son avis, ne pas se dévaloriser soi-même, est quelque chose qui n est donc pas acquis, pour bon nombre de parents, surtout si les modalités de rencontre ne le favorisent guère : 3 Les prénoms des personnes ont été changés Bruno Masurel 25 Janvier 2014, Colloque Education et Devenir Page 3/8

Par exemple, lorsqu un père de famille turc, qui vient rarement à l école, voit le professeur de sa fille, et qu en 15 minutes d entretien, les seuls mots prononcés par ce père sont "Oui, monsieur". L échange a pourtant duré 15 minutes, a été observé à distance par un autre enseignant, qui a vu son collègue "tenir la conversation", sans laisser aucune occasion au père de dire ce qu il pense bon pour sa fille. L enseignant ne s en serait pas rendu compte si son collègue, témoin de l échange, ne lui avait pas fait remarquer, une fois le père parti, qui ne reviendra peut-être pas avant un moment. Récemment, lors d une formation de formateurs, j entends évoquer une situation qui a fait l objet d une analyse très intéressante, par Jean-Yves Rochex : Une maman immigrée, qui ne sait pas lire ni écrire, a sa fille en classe de CP. A la maison, elle prend sa fille sur ses genoux, lui présente un livre et l encourage à le lire. Rochex y voit un processus de triple autorisation (inter)subjective : 1) que le jeune s autorise à devenir autre que ses parents, 2) que ses parents l autorisent en retour, symboliquement, à ce qu il ne soit pas tenu de reproduire leur histoire 3) que le jeune reconnaisse la légitimité de l histoire et des pratiques de ses parents dont il veut s émanciper. Pour qu un enfant s émancipe de sa famille, il faut qu il s y autorise et se sente autorisé à le faire par sa famille, en même temps qu il lui faut apprécier ses parents, tels qu ils sont. Cela implique une reconnaissance par chacun, enfant et parents, que l histoire de l autre est légitime, sans être la sienne. L école joue un rôle dans ce processus si elle reconnait et respecte la place de chacun, et permet à chacun de comprendre ce qui se joue à l école. Cet exemple très simple permet en effet de comprendre des gestes qui, trop souvent, du fait d un regard extérieur, tendent à déposséder des personnes de leur pouvoir d agir ; devant une maman analphabète, parfois, l attitude de l école, ou d autres acteurs de l éducation, n est-elle pas de dire : «Madame, vous ne savez ni lire, ni écrire, nous allons apprendre cela à vos enfants à votre place, et on va trouver des aides pour votre fille, puisque vous ne pouvez pas l aider». Cette attitude, si la mère se laisse convaincre, aboutit surtout à la déposséder de son propre pouvoir d aider sa fille à apprendre. Et je pense qu il faudra déployer plus d énergies, par des aides diverses pour qu elle apprenne à lire et à écrire, à cause de l incapacité supposée de la mère d aider sa fille. On contourne alors les trois autorisations entre la mère et la fille, qui sont à mon sens plus importante que toute autre action pour que cette fille sache lire et écrire. La maman, heureusement, pressent bien que d encourager sa fille, en l invitant à lire sur ses genoux, fait un geste important pour qu elle apprenne à lire et écrire, car c est d elle d abord que dépend d abord la mobilisation de l énergie de sa fille pour apprendre, comme les autres enfants de sa classe, pour apprendre à lire et à écrire. On devine quand même que si cette maman maghrébine a su faire ce geste avec sa fille, c est sans doute qu elle possède une force, qui lui permet de savoir que le fait de ne pas savoir lire et écrire ne lui enlève pas sa légitimité de mère, qui n est pas tant dépendante du fait de savoir lire et écrire. Dans des pays de tradition surtout orale, une culture forte permet de transmettre des connaissances et valeurs, depuis de nombreuses générations, par d autres voies que nos formes d apprentissages scolaires. La question me semble plus dure encore pour des familles qui, depuis longtemps, se sentent jugées par d autres de manière péjorative : Etre "la reine des nulles", dépendre du jugement des autres, qui vous voient comme une personne à aider, mais dont on n attend rien. Bruno Masurel 25 Janvier 2014, Colloque Education et Devenir Page 4/8

Avoir vécu tout son parcours scolaire "au fond de la classe", comme l ont vécu un grand nombre d adultes en grande pauvreté, fait qu on n a guère confiance qu on puisse être écouté, comme parent d élève. Le regard des autres, qui semblent penser que si des enfants n apprennent pas bien à l école, c est parce que leurs parents sont sans doute démissionnaires, qu ils ne font pas bien leur travail de parents, volontairement, et acceptent donc que leurs enfants ne fassent aucun effort. Cela casse la confiance en eux des parents, qui ne se croient plus capables d aider eux-mêmes leur enfant, l encourager à faire confiance à cette école. Comment faire en effet confiance à l école, si elle les humilie, en les dépossédant de ce qu ils pourraient faire par eux-mêmes pour l avenir de leurs enfants? Comment restituer à ces parents leur confiance en eux, et surtout leur confiance dans leur rôle d éducateurs de leurs enfants? Quelles sont toutes les "autorisations" dont ces parents, les plus éloignés de l école, doivent s outiller pour s associer à d autres, et qu ensuite leurs enfants eux-mêmes puissent s ouvrir au monde, s investir dans les apprentissages, et trouver du plaisir à apprendre? Il y a en effet tout un chemin à parcourir, d autant plus complexe que l on a, depuis longtemps, le sentiment que son propre sort dépend plus des autres que de sa propre volonté. Chacun doit être réhabilité dans sa dignité même, qui lui permet "d agir pour son propre bien et pour celui des autres" 4, à commencer par ses propres enfants. Pour trouver comment permettre à des personnes en grande pauvreté de regagner cette confiance en eux, l expérience que le Mouvement ATD Quart Monde a acquise est importante : Quels sont les chemins qui ont permis à ces personnes, issue de la misère, de se remettre debout et devenir ensuite militants? La première motivation qui leur a permis de retrouver leur dignité et de lutter pour reconquérir leurs droits sont leurs enfants : «Notre vœu le plus important, c est que nos enfants ne répètent pas la même misère que nous avons vécue nous-mêmes». C est en premier pour leurs enfants qu ils se sont mobilisés, ce qui s est incarné par des bibliothèques de rue, qui ont redonné à leurs enfants le plaisir d apprendre. Et aussi parce qu ATD Quart Monde leur a proposé d agir eux aussi pour faire cesser l exclusion, et non pour les assister. Cela s est fait notamment dans le cadre des Universités populaires quart monde, qui montrent combien l expérience de ces familles vivant dans l exclusion est essentielle pour chercher comment enrayer cette exclusion. Pour redonner confiance aux parents, l école, l ambition de la réussite de tous les enfants, est sans doute la meilleure chance de les mobiliser, car on rejoint leur souhait que leurs enfants aient un avenir, qu ils grandissent bien et puissent devenir des adultes respectés. Et on leur restitue leur légitimité de premiers éducateurs de leurs enfants, en sollicitant leur participation. Reconnaître chacun dans sa propre histoire : Cela peut sembler étonnant de l extérieur, mais lorsque la vie que l on a eue a été très dure, on a souvent le sentiment d être seul dans cette situation, car on n a pas de recul. Ainsi, les gens dans la misère se sentent souvent très seuls, ils ne s imaginent pas que d autres gens vivent la même exclusion qu eux, proches d eux ou très éloignés, à l autre bout du monde. Un des premiers chemins pour avancer, c est de pouvoir sortir de cet isolement, rencontrer d autres, et notamment se rendre compte que les situations très dures que l on a vécues ne sont pas une sorte de calamité qu on subit et qu on subira toujours, mais arriver, avec d autres, dans des conditions de parité d estime, à comprendre ce qu on vit. 4 Extrait des options de base du Mouvement ATD Quart Monde Bruno Masurel 25 Janvier 2014, Colloque Education et Devenir Page 5/8

Regagner confiance en soi : Je suis tout à fait capable d aider mon enfant à réussir sa vie. De l encourager, même si je ne peux l aider à faire certaines choses, comme celles qu il apprend à l école, je peux tout à fait l y encourager» Comme on le devine avec cette expression, la confiance en soi est très dépendante du "regard des autres". Il faut donc créer les conditions pour que tous les acteurs éducatifs adoptent une attitude bienveillante, se forment pour comprendre comment redonner aux parents qui ont été dépossédés une légitimité reconnue pour regagner cette confiance en eux. Cette compréhension de ce sentiment d impuissance, qui se conjugue souvent de honte, nous vient d abord du fondateur d ATD Quart Monde, Joseph Wresinski : Se représenter ce que veut dire se sentir "compté pour nul", dépendre du jugement des autres, "être à la merci des autres", sont des sentiments qu il nous a maintes fois expliqués. Je me souviens de formations vécues avec lui, entre animateurs de bibliothèques de rue, où il nous disait : «S il y a une seule chose à transmettre aux enfants que vous rencontrez durant la bibliothèque de rue, apprenez-leur à être fiers de leurs parents. Et il expliquait : si un enfant est fier de ses parents, de ses racines, il peut apprendre, il peut s ouvrir au monde, alors qu un enfant qui grandit dans la honte ne peut pas apprendre, car on ne peut pas se construire, évoluer, s ouvrir aux autres, si on vit dans la honte.» D où l importance de cette notion de fierté, qu il s agit de développer : Rendre l enfant fier de ses parents, c est commencer à développer sa propre estime de soi, c est redonner confiance aux parents, qui ressentent cette estime que leurs enfants ont pour eux. Dans l autre sens, aussi, rendre les parents fiers de leurs enfants est aussi important, car l enfant grandit d abord pour faire plaisir à ses parents, et sentir que ses parents sont fiers de lui est le premier stimulant de la confiance en soi dont l enfant a besoin pour s émanciper. C est donc une question importante, à intégrer dans les formations de tous ceux qui travaillent à l éducation des enfants. La fierté ne se joue pas dans une relation bilatérale entre le(s) parent(s) et l enfant, elle dépend aussi beaucoup du " regard des autres". Les familles les plus pauvres nous le disent souvent, et comme Joseph Wresinski nous aider à le comprendre : «Dans la misère, ce qui est le plus dur, ce n est pas de manquer de tout, c est d être déconsidéré, de se sentir méprisé par les autres». Je citerai encore une façon de définir le savoir et la culture, venant de son expérience : «Savoir, c est comprendre ce qu on vit, et pouvoir le partager avec les autres. C est connaitre ses racines, appartenir à une communauté. Savoir, c est vivre des expériences dont on ne sort pas humilié mais fier.» Comment un enseignant peut-il rendre un enfant fier de ses parents, surtout si cet enfant n a pas trop confiance en lui, car la fierté de ses racines va lui redonner cette confiance? Fier des savoirs de ses parents, ce qui aura de surcroit l avantage de faire entrer à l école des savoirs et compétences qu elle ne reconnaît pas toujours : valoriser des savoirs manuels, comme le jardinage, la menuiserie, la mécanique, ou prendre en compte les savoirs des enfants qui viennent de leur famille, comme une langue maternelle autre que le français. Comment rendre les parents fiers de leurs enfants, de ce qu ils font à l école, par exemple? Les parents disent bien que lorsqu ils sont "convoqués" à l école, ils appréhendent d y aller, s ils anticipent un jugement négatif sur leur enfant, cela ne les encourage pas à venir à l école, alors que si l enseignant sait montrer les progrès de l enfant, les valoriser, c est le meilleur moyen de faire Bruno Masurel 25 Janvier 2014, Colloque Education et Devenir Page 6/8

venir les parents. Il est donc très important que les parents puissent découvrir et comprendre ce que les enfants vivent et font en classe, qu ils aient conscience de ce que cela apporte à leur enfant. Prendre en compte tous les savoirs, et notamment ceux que les parents peuvent transmettre à leurs enfants, que l école doit prendre en considération : Pour nous, apprendre à un enfant ne signifie pas «remplir une tête vide». Bien au contraire, pour ouvrir un enfant sur le monde, il s agit de partir de ce qu il sait déjà, car c est de là qu il pourra donner sens à ce qu il apprend à l école. Il nous semble donc que «croiser des savoirs», entre ceux que l enfant apprend de sa famille, de son expérience de la vie, et les savoirs nouveaux que l École lui propose. Si les parents ont gagné en confiance en eux, ce qui leur permettra qu ils fassent aussi confiance à l école et aux enseignants, c est que l École reconnaisse les savoirs que les parents transmettent à leurs enfants. Les enfants s ouvriront d autant mieux à des savoirs nouveaux, étrangers à leur histoire, s ils sentent que les savoirs de leur milieu sont reconnus et appréciés à l École. Etant fiers de leurs parents, y compris dans l École, les enfants pourront d autant mieux s émanciper. Cette coopération culturelle, en construisant les savoirs à partir de l apport de tous, ouvrira la porte à une plus grande coopération dans les classes, puisque les savoirs de toutes les familles sont appréciées à l École, c est donc aussi que les enfants peuvent aussi apprendre vraiment les uns des autres. Mais c est une démarche, nouvelle, inhabituelle, car ils n ont pas vraiment été formés pour cela, que de demander aux enseignants de prendre en compte les savoirs, de rendre chaque enfant fier de ses parents, pour construire les savoirs de cette manière. Pouvoir d agir et démocratie participative : Je ne développerai pas beaucoup ici l étape suivante, qui a été rendue possible par ce long travail pour redonner à chacun confiance dans ses propres capacités, à commencer par la compréhension de sa propre vie, et des voies et moyens pour s émanciper, développer sa propre créativité, et par la suite construire des rapports humains où chacun est capable de reconnaître la place de l autre, puisque lui-même a regagné confiance en soi, reconnaissance par les autres. Je dirai juste que nous avons mesuré l interdépendance entre le fait de savoir et assumer sa propre identité, on pourrait dire «être bien dans sa peau», et le fait de reconnaître et d aider à acquérir cette propre possibilité à tous les autres, autour de soi. C est ce que nous avons appelé, à Maurepas, l éducation partagée, tout le travail mené en 5 ans aboutissant principalement à créer les conditions de cette éducation partagée : Que chaque acteur de l éducation sache au mieux quelle est sa propre responsabilité, pour la réussite des enfants, car il est indispensable de trouver sa juste place, pour aussi reconnaître celle des autres. Cela ne peut se faire dans le cadre de relations de méfiance, de culpabilisation des uns par les autres. Pour travailler ensemble correctement, il faut que chacun puisse être reconnu, et donc donner le meilleur de lui-même. La culpabilisation, les peurs réciproques, sont le plus grand obstacle à une éducation vraiment partagée : - Lorsque le parent pense que les enseignants le voient comme un "mauvais parent", - Lorsque les enseignants sont en difficulté dans leur classe, et pensent que les parents leur reprochent de laisser certains enfants, sans avoir l ambition de les faire réussir, cela empêche de se comprendre, car chacun pense que l autre le juge négativement, et c est souvent plus un pressentiment qu une réalité vécue, et cela empêche de se connaître et de se comprendre. La réussite d un enfant dépend largement de la confiance que parents et enseignants se font, car sa propre émancipation sera autorisée, dès lors qu il sait que chacun des adultes qui l entourent veulent ensemble son émancipation, en travaillant ensemble, en «parité d estime». Bruno Masurel 25 Janvier 2014, Colloque Education et Devenir Page 7/8

Suite à ce travail mené à Maurepas, qui a permis de mieux comprendre les enjeux de la confiance entre parents et enseignants, pour la réussite de tous les enfants, nous avons voulu restituer cela sous la forme d un outil qui serve à la formation des enseignants, et aussi des parents, et tous les autres professionnels de l éducation : «Familles école grande pauvreté : Quand parents et enseignants s en mêlent» Deux ans après, cet outil de formation est terminé, et accessible aujourd hui sur le site du CRDP de Bretagne, à l adresse suivante : http://crdp2.ac-rennes.fr/blogs/familles-ecole-grande-pauvrete/ Nous espérons beaucoup qu il serve, s il est largement repris dans les plans de formation des enseignants, à faire en sorte que l ensemble des acteurs de l éducation comprennent l importance de la confiance qu ils peuvent faire aux parents les plus éloignés de la culture scolaire, confiance qui permettra que tous les enfants trouvent eux aussi la confiance qui leur est indispensable pour réussir. Bruno Masurel 25 Janvier 2014, Colloque Education et Devenir Page 8/8