CURRICULUM Forum Med Suisse N o 21 22 mai 2002 506 Pour une approche globale de l addiction à l alcool J. Besson Correspondance: Prof Dr J. Besson Division d abus de substances Centre Saint-Martin Rue Saint-Martin 7 CH-1003 Lausanne Jacques.Besson@inst.hospvd.ch Introduction Les problèmes liés à la consommation excessive d alcool constituent une préoccupation majeure de santé publique en Suisse. L alcool, comme substance psycho-active, peut engendrer différents comportements de consommation (récréative, à risque, abus et dépendance) impliquant des conséquences dommageables directes ou indirectes sur les patients et leur entourage. Tous les milieux de la société sont concernés à différents degrés et tentent de réagir, chacun selon sa vision du monde. Il en résulte que depuis de nombreuses années se sont développées en Suisse des multitudes d institutions aux approches très variées, ambulatoires ou résidentielles, médicales ou sociales, bénévoles ou professionnelles, etc. Les médecins, pour leur part, sont restés longtemps discrets dans la prise en charge des malades de l alcool. Ils ont longtemps surtout accompagné les conséquences somatiques de la consommation excessive en gardant un sentiment d impuissance et de solitude face à ces malades relationnellement difficiles, les reléguant dans la catégorie des problèmes sociaux, où un jugement moral n était par ailleurs pas exclu. Mais ces dernières années, de nouvelles données ont stimulé l intérêt des médecins pour les problèmes liés à l alcool: découvertes des neurosciences quant aux mécanismes d action de l alcool sur le cerveau, apparition de nouveaux agents pharmacologiques agissant sur l appétence, nouvelles données épidémiologiques sur les comorbidités psychiatriques, nouvelles approches psychothérapeutiques basées sur la motivation. Tout cela, conjugué à une nécessaire réflexion sur les coûts de la médecine et la part importante des coûts liés à l alcool, a fait qu aujourd hui on est à même de préciser le rôle des médecins dans l approche multidisciplinaire de cette nouvelle science qu est l alcoologie. Pour une alcoologie clinique Les cinq dimensions du diagnostic Quand on a dit un «alcoolique», on n a encore rien dit: il faut définir le patient dans toutes les dimensions pertinentes pour une approche clinique globale: Dimension somatique: répercussions de la consommation d alcool sur la santé; Dimension psychiatrique: abus? dépendance? existence d une comorbidité psychiatrique primaire ou secondaire? (Dépression, trouble anxieux etc.); Dimension motivationnelle: à quel stade de processus de changement le patient est-il? Dimension de la crise: pourquoi le patient consulte-t-il maintenant? Quel déséquilibre dans son système familial, professionnel ou social a-t-il eu lieu qui pourrait être l occasion d un levier pour une entrée en traitement? Dimension des ressources: quelles sont les zones saines sur lesquelles le traitement pourra s appuyer (logement, finances, etc.)? Pour faciliter l investigation systématique de ces 5 dimensions, nous avons élaboré un petit questionnaire élaborant un score de gravité (de 1 à 4) pour chacune de ces dimensions, le «Rapid Addiction Profile», qui permet d orienter le praticien sur les priorités à donner au traitement. Les trois axes thérapeutiques L alcoologie représente un paradigme pour l approche bio-psycho-sociale: Un axe biologique: il comprend bien sûr la prise en charge des conséquences somatiques de la consommation excessive. On relèvera l intérêt du bon usage des marqueurs (CDT) pour le suivi. Un débat intéressant a lieu également autour des critères d indication à une transplantation hépatique. Mais l axe biologique comprend aussi la dimension psychopharmacologique: nous disposons maintenant de guidelines pour le traitement du sevrage et nous avons à disposition 2 médications pour le maintien de l abstinence, dont l acamprosate qui a été le plus étudié en Europe, et l étude suisse a montré l intérêt de son association avec le disulfiram. Un axe psychologique: il comprend le dépistage et le traitement des comordités psychiatriques. il se développe sur le terrain des thérapies cognitives-comportementales, auxquelles on peut rattacher l approche motivationnelle, qui vise à entrer en relation
CURRICULUM Forum Med Suisse N o 21 22 mai 2002 507 avec le patient là où il en est et où il peut nous entendre. Les approches psychothérapeutiques classiques sont applicables (thérapies familiales systémiques), mais doivent parfois modifier leur cadre technique pour s adapter à la problématique alcoolique (approche psychodynamique). Un axe socio-éducatif: il inclut les démarches ambulatoires et résidentielles visant à redonner une place dans la communauté aux malades alcoolo-dépendants. En effet, le traitement n est pas une fin en soi, si le patient ne retrouve pas un niveau d autonomie et une place adaptée dans la société. A cet égard, on peut mentionner l utilité de la concertation médicale et légale pour les patients ayant eu des problèmes avec la loi (automobilistes, violences familiales, etc.) Les infractions à la loi sur la circulation routière constituent parfois une occasion unique de rencontrer un spécialiste en alcoologie et de bénéficier d une intervention brève permettant de modifier les comportements à risque. Construire un réseau Comme on s en aperçoit au vu de ce qui précède, les problèmes sont multiples, la gamme de compétences pour y répondre est étendue, et la population avec des problèmes d alcool est très hétérogène. Aucun intervenant ne pourra faire face seul à cette complexité. Le médecin ne fait pas exception, et il devra s entourer de partenaires pour pouvoir suivre son patient au fur et à mesure de ses besoins. Le temps particulier de l hospitalisation à l hôpital général ou psychiatrique est propice à une intervention alcoologique qui profite de la crise pour une remise en question des habitudes du patient. L Unité multidisciplinaire d alcoologie de Lausanne a montré l intérêt d une consultation intégrée, orientant le suivi des patients dans le réseau communautaire régional. Devenue maintenant le Centre de traitement en alcoologie de la Division d abus de substances et rattachée au Département universitaire de médecine et santé communautaire, elle continue à développer une approche médico-psycho-sociale transverse aux diverses institutions, dans une logique de continuité des soins coordonnés autour des médecins de premier recours. Dans le réseau peuvent participer des partenaires judiciaires, à l exemple des Justices de paix, souvent impliqués en matière de tutelle et de placement à des fins d assistance. Enfin, on collaborera avec les mouvements abstinents comme la Croix Bleue et les Alcooliques anonymes, qui offrent pour certains patients un relais et un complément thérapeutique très précieux. Perspectives Quels seront les développements prévisibles de l alcoologie ces prochaines années? Rapprochement des problèmes d alcool et de drogues illégales: On peut observer aujourd hui déjà dans la population jeune un abus concomitant d alcool et de cannabis qui pose de nouveaux problèmes de prévention et de prise en charge, par exemple pour la circulation routière. Mais l association de l alcool avec des drogues dures comme la cocaïne pose des problèmes de résistance au traitement particulièrement difficiles, jusqu au niveau neurobiologique avec la formation dans le cerveau d un nouveau produit, le cocaéthylène. L abus et la dépendance à l alcool sont une complication fréquente des traitements de substitution avec de la méthadone et nécessitent une approche spécifique, si l on peut éviter le remplacement d une dépendance par une autre. La consommation d alcool peut s avérer très dangereuse en absorption simultanée avec les nouvelles drogues comme le GHB, provoquant par potentialisation de graves dépressions respiratoires potentiellement mortelles. Enfin, il faut relever qu actuellement l alcool fait partie avec les benzodiazépines du paysage de plus en plus fréquemment observé de la polytoxicomanie. Cette situation justifie une approche coordonnée des abus de substances psycho-actives dans un projet intégrateur de médecine de l addiction multidisciplinaire, comme en témoignent la naissance en 2000 du Collège romand de médecine de l addiction et de la Société suisse de médecine de l addiction (le 10 novembre à Berne). Développement de la formation des médecins en médecine de l addiction: Cette médecine difficile doit être soutenue par une offre de formation adaptée aux besoins des praticiens. On peut souligner à cet égard les efforts de la Société suisse d alcoologie, du Programme national «ça débouche sur quoi?» et de l Office fédéral de la santé publique qui accorde son soutien à la formation intraprofessionnelle et interprofessionnelle à travers différents projets venant en aide aux praticiens (p.ex: MedRo Tox en Romandie). La Société suisse de médecine de l addiction réfléchit actuellement à un projet d attestation de formation complémentaire compatible avec tous les titres de spécialités FMH, projet qui renforcerait l identité des médecins intéressés par ce domaine et leur offrirait un meilleur soutien et une meilleure reconnaissance auprès des différents décideurs, notamment financiers. Développer la chaîne de soins en alcoologie: En effet, face à l ampleur des problèmes
CURRICULUM Forum Med Suisse N o 21 22 mai 2002 508 Quintessence L alcoologie concerne les médecins par la fréquence des problèmes d alcool à la consultation. Le diagnostic d abus et de dépendance à l alcool sera complété par une approche globale à 5 dimensions (somatique psychiatrique motivationnelle crise ressources). Les traitements se développent sur 3 axes: biologique / psychopharmacologique psychologique / psychothérapeutique adapté socio-éducatif Face aux problèmes liés à l alcool, le médecin n est pas seul: il peut se construire un réseau. De plus, il bénéficie dorénavant d une vie associative (Société suisse d alcoologie, Société suisse de médecine de l addiction). liés à l alcool dans la société en général et en médecine en particulier, on est frappé par le manque de moyens financiers proportionnés à la dimension du problème. A l inverse, on assiste même aujourd hui à une menace sur les financements des institutions spécialisées par l Office fédéral des assurances sociales. Il devient donc impératif de réfléchir à une politique alcoologique suisse où seraient considérés les besoins de la population en matière de prévention, de répression, de thérapie et de réduction des risques, à l image de ce qui a été fait avec succès pour les drogues illégales. A la question «Quel traitement pour quel patient à quel moment?» les médecins devraient pouvoir orienter les malades de l alcool dans un véritable réseau coordonné, qui permette le retour des patients vers l autonomie et la santé dans la communauté. Conseils pratiques Société suisse d alcoologie: Prof Dr J. Besson, Président adresse: SSA c/o Ammann Partner AG Thunstrasse 20 CH-3074 Muri-Berne Tél. 031 950 29 22, Fax 031 950 29 29 Société suisse de médecine de l addiction: Dr R. Hämmig, Président adresse: Dr R. Hämmig Universitäre Psychiatrische Dienste / DSGP Murtenstrasse 21 Postfach 52 CH-3010 Berne Tél. 031 632 46 39, Fax 021 632 46 04 Collège romand de médecine de l addiction www.romandieaddiction.ch Références 1 Prochaska Jo, Di Clemente CC, Narcoss JC: In search of how people change; applications to addictive behaviors. Am Psychol 1992;47: 1102 14. 2 Miller WR, Rollnick S. Motivational interviewing: preparing people to change addictive behaviors. New York, Guildford Press 1991. 3 Bonjour M, Schnyder C, Yersin B. Multidisciplinarité et coordination du réseau de soins. Praxis 1999,88: 1726 30. 4 Steinglass P, Bennett LA, Wohin SJ, Reiss D. The alcoholic family. New York; Basic books: 1987. 5 Besson J, Aeby F, Kasas A. Combined efficacy of acamprosate and disulfiram in the treatment of alcoholism: a controlled study. Alcohol Clin Exp Res 22:573 9. 6 Hingson R, McGovern T, Howland J, Heeren T, Winter M, Zacocs R, et al. Reducing alcohol-impaired driving in Massachusetts: The saving lives program. Am J Public Health 1996; 86:791 7.
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