Pour une économie sociale revisitée



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dossier larevuenouvelle, n 1-2 / janvier-février 2007 Pour une économie sociale revisitée La définition du Conseil wallon de l économie sociale met l accent sur les spécificités d organisations privées non capitalistes qui défendent des valeurs : objectif de service, autonomie de gestion, participation démocratique des membres. Mais deux questions se posent : l économie sociale recouvre-t-elle surtout des activités marchandes? Son champ d action privilégié est-il l insertion des personnes sans emploi? Pour éviter l instrumentalisation, le concept d économie solidaire, quant à lui, insiste davantage sur une économie plurielle faite de logiques économiques variées qui relève de grands défis de société. Jacques Defourny et Jean-Louis Laville Jacques Defourny est professeur en économie à l Université de Liège, il y dirige le Centre d économie sociale, il coordonne aussi le réseau européen EMES spécialisé en économie sociale. Jean-Louis Laville est professeur au Conservatoire national des arts et métiers et codirecteur du Laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique (CNRS). Différents concepts ont été forgés pour appréhender cette troisième partie des économies occidentales qui n est ni privée capitaliste, ni publique. Sous l influence américaine, la notion de «non-profit sector» s est assez largement répandue et elle correspond chez nous au champ des associations sans but lucratif. Mais elle ignore totalement les initiatives de type coopératif qui, pourtant, sont souvent enracinées dans le milieu associatif et en partagent largement les valeurs. C est pourquoi dans les régions francophones d Europe et du Canada, ce sont plutôt les concepts d économie sociale et d économie solidaire qui se sont imposés et leur usage s étend aujourd hui bien au-delà, tant en Europe que dans d autres parties du monde. En Belgique, la notion d économie sociale est clairement la plus utilisée, mais il nous semble utile de la faire dialoguer avec l approche «économie solidaire», très complémentaire. C est que les débats en Belgique sont marqués de manière récurrente par la question de la délimitation de ce troisième secteur. Nous voulons ici souligner les enjeux de cette question dans la mesure où elle conditionne à la fois la manière dont les acteurs de l économie sociale peuvent se percevoir, et la façon dont ils sont vus et reconnus par le reste de l économie et de la société. 78

dossier Pour une économie sociale revisitée Jacques Defourny et Jean-Louis Laville des valeurs et des règles L économie sociale est pratiquement toujours présentée en mettant l accent sur deux aspects. D une part, elle désigne des catégories d organisations privées non capitalistes qui, par leurs statuts et donc par des règles particulières, en forment les principales composantes : les coopératives, les associations, les organisations mutualistes et, de plus en plus, les fondations. D autre part, elle insiste sur des principes ou des valeurs censés inspirer ces modes de fonctionnement spécifiques : objectif de service plutôt que de rapport financier, autonomie de gestion, participation démocratique des membres. En Wallonie, en 1990 au terme d un long travail, le Conseil wallon de l économie sociale (CWES) a construit une définition. L un de ses atouts majeurs est d avoir été construite par les acteurs de l économie sociale eux-mêmes et de n avoir pas été dictée par le pouvoir politique en fonction de ses préoccupations propres. En outre, chacun des mots de cette définition ayant été longuement discutés, celle-ci était accompagnée de commentaires qui offraient en quelque sorte un mode d emploi. Enfin, le CWES avait su combiner, d une part une approche juridico-institutionnelle ouverte permettant par exemple d intégrer plus tard toutes les sociétés à finalité sociale, d autre part une insistance sur des principes forts, d autant plus indispensables que les statuts ne les imposent pas toujours 1. Ce sont sans doute ces qualités qui ont fait que la définition wallonne de l économie sociale a été reprise telle quelle en Espagne, au Québec et, pendant un temps, au niveau fédéral belge. «L économie sociale se compose d activités économiques exercées par des sociétés, principalement coopératives, des mutualités et des associations dont l éthique se traduit par les principes suivants : finalité de service aux membres ou à la collectivité plutôt que de profit, autonomie de gestion, processus de décision démocratique, primauté des personnes et du travail sur le capital dans la répartition des revenus.» Conseil wallon de l économie sociale, 1990 Les frontières En Wallonie, cette définition constitue une référence à laquelle la plupart des acteurs de terrain restent attachés. Néanmoins, elle n a cessé de susciter des questions. Premièrement, l économie sociale recouvre-t-elle surtout des activités marchandes? Dans l opinion, l économie est bien souvent perçue comme le seul fait des entreprises qui vendent des biens ou services sur le marché. En ce sens, l économie sociale ne mériterait son nom qu à condition de rassembler des entreprises marchandes, mais avec d autres finalités que les entreprises «capitalistes». À première vue, plusieurs arguments semblent appuyer une telle limitation : la volonté d accréditer au mieux l économie sociale en l inscrivant dans la «vraie» économie régie par les lois du marché, la réticence d une partie du monde associatif à affirmer sa dimension économique, l usage courant quoique très approximatif du concept de «secteur non marchand» qui pourrait suggérer de maintenir celuici en dehors de l économie sociale, et enfin, le découpage classique des compétences ministérielles qui tend souvent à séparer le soutien aux entreprises mar- 1 En Belgique, la plupart des sociétés coopératives n ont de coopératif que le nom : les principes qui traduisent le «projet coopératif» ne sont qu optionnels et ne sont en fait intégrés dans leurs statuts que par les «vraies» coopératives (les seules d ailleurs à se reconnaitre dans l économie sociale). 79

larevuenouvelle, n 1-2 / janvier-février 2007 80 2 Cette approche était celle du règlement par lequel le gouvernement français institua une première Délégation à l économie sociale en 1981. Cette formulation n est d ailleurs pas étrangère à l émergence du concept d économie solidaire dans lequel une partie du tissu associatif pouvait mieux se reconnaitre. 3 Au niveau européen aussi, l économie sociale a parfois été présentée sous cet angle, notamment comme une piste pour les «plans d action nationaux» de lutte contre le chômage ou encore dans le programme Equal de la Commission. chandes et les politiques liées à l action sociale, à la culture, aux loisirs, etc. Dans le même sens, on peut encore noter que la première reconnaissance légale de l économie sociale en France désignait «les coopératives, les mutuelles et celles des associations dont les activités de production les assimilent à ces organismes». Ainsi, seules les associations dites «gestionnaires» d équipements ou d infrastructure de services étaient prises en compte 2. Par la suite toutefois, l inclusion des associations dans l économie sociale s est réalisée de façon beaucoup plus large, au point d en faire la composante de loin la plus importante en termes d emplois. Dès 1989, la Commission européenne avait stipulé que «les organisations de l économie sociale produisent des biens et services marchands [ ] mais aussi non marchands (fournis gratuitement ou à un prix sans rapport avec leur cout, la différence provenant d un financement extérieur au marché comme des cotisations, des subventions ou des dons)». Dans la même perspective, le gouvernement britannique vient d intégrer les «social enterprises», réalités proches d une économie sociale fortement marchande, dans les compétences d un nouveau ministère du «troisième secteur», aux côtés des associations (les «voluntary organizations») et des «charities». Ces évolutions rejoignent les intentions du CWES qui avait choisi de parler d «activités économiques», au sens d activités productrices de biens et services, et de ne pas souligner certains modes de financement (ventes sur un marché) plutôt que d autres (subsides publics, cotisations, dons, travail bénévole, etc.). Une telle position est d ailleurs bien plus rigoureuse que certaines perceptions communes marquées par la mode du «tout-au-marché» : les économistes et les comptabilités nationales reconnaissent que l activité économique au sens de production de bien-être et de richesse provient aussi bien d organisations non marchandes (écoles, hôpitaux, organismes d action sociale, etc.) que d entreprises marchandes. Seconde question : l économie sociale a-t-elle comme champ d action privilégié la création d emplois et l insertion professionnelle des personnes en difficulté sur le marché du travail? Cette question a pris, en Belgique plus qu ailleurs, une importance particulière depuis le milieu des années nonante : aux yeux de certains ministres flamands (en fonction au niveau fédéral et régional) et plus tard bruxellois, l économie sociale est apparue, par sa résonance «sociale», comme une appellation commode pour rassembler les initiatives de resocialisation, de formation et d insertion professionnelle de personnes en difficulté. Définie ainsi par des publics cibles et des modes de prise en charge ou d accompagnement de ceux-ci, l économie sociale présente alors le grand avantage pour les politiques publiques d offrir un champ d intervention à la fois homogène par ses objectifs et diversifié par la variété des dispositifs imaginables (organismes d insertion socioprofessionnelle, entreprises ou ateliers de formation par le travail, entreprises d insertion, sociale werkplaatsen en Flandre, etc.) 3.

dossier Pour une économie sociale revisitée Jacques Defourny et Jean-Louis Laville Une économie sociale ainsi conçue tend à être largement instrumentalisée par le pouvoir politique et est alors soumise aux aléas des priorités gouvernementales. Réduite dans ses modes d expression, elle l est évidemment aussi dans son poids économique et dans ses capacités d interpellation politiques et sociales. Toute autre est la démarche qui consiste à mettre en évidence, dans l ensemble de l économie sociale, les acteurs associatifs et coopératifs qui en forment le segment «économie sociale d insertion». Celleci est alors d autant plus forte et crédible qu elle s articule avec de multiples autres champs de l économie sociale qui ne sont pas nécessairement voués à des personnes marginalisées, mais relèvent d autres défis (création culturelle alternative, finance éthique, agriculture biologique, commerce équitable, services de proximité, etc.). Économie solidaire L économie solidaire peut être définie comme «l ensemble des activités économiques soumis à la volonté d un agir démocratique où les rapports sociaux de solidarité priment sur l intérêt individuel ou le profit matériel» (Laville, 2005). Plus précisément, les activités d économie solidaire ne sont pas abordées par leurs statuts juridiques, mais par une double dimension, économique et politique, qui leur confère leur originalité. Sur le plan économique, l insistance est mise sur la réciprocité et l engagement mutuel entre les personnes qui font naitre l initiative («impulsion réciprocitaire»). Ensuite, la consolidation des activités s opère par une «hybridation» de différents types de ressources : les ressources réciprocitaires initiales (par exemple traduites par du bénévolat), sont relayées par des apports publics liés à la redistribution non marchande et par des ressources provenant du marché. La dimension politique de l économie solidaire s exprime quant à elle «par la construction d espaces publics qui autorisent un débat entre les parties prenantes sur les demandes sociales et les finalités poursuivies». Le défi réside alors dans le maintien d espaces publics autonomes, distincts, mais complémentaires des espaces publics institués et régulés par le pouvoir politique. pratiques de participation On soulignera trois lignes de force de cette approche. L économie solidaire nait des engagements effectifs et réciproques de citoyens, de leur capacité à cerner ensemble des besoins, et de leur volonté de concevoir et de maitriser des réponses à ceux-ci. Quoique le plus souvent associatives ou coopératives, les initiatives ainsi engendrées importent plus par ces dynamiques que par des statuts ou des règles associées à ceux-ci. En cela, il est logique que l économie solidaire interroge constamment les modes de fonctionnement très institutionnalisés des grandes coopératives ou mutuelles qui, avec des milliers de travailleurs et des centaines de milliers voire des millions de membres, n incarnent plus très explicitement leur quête initiale de démocratie économique. Pour le contexte belge, et francophone en particulier, on 81

larevuenouvelle, n 1-2 / janvier-février 2007 4 Quant aux mutualités belges, on peut les voir comme un pont entre leurs dynamiques originelles d économie sociale et la sphère publique de la sécurité sociale. notera que l évolution des grands mouvements coopératifs a été telle qu il ne reste plus, contrairement au paysage français, que quelques grandes entités qui ne peuvent plus prétendre représenter l essentiel de l économie sociale. En outre, on ne peut nier les efforts de certaines d entre elles pour réaffirmer leur identité coopérative et faire vivre parmi leurs membres des processus de participation 4. Encastrement politique L économie solidaire souligne donc combien ses activités ont une ambition et une résonance qui dépassent de loin le cadre de ses réalisations concrètes. Par les débats qu ils suscitent, par les directions qu ils indiquent, par les partenariats novateurs qu ils construisent, ces acteurs s inscrivent résolument dans des espaces de délibération politique au sens large. Que ce soit en termes de contestation ou en termes de collaboration avec les pouvoirs publics, l enjeu est explicitement de contribuer à relever de grands défis sociétaux en revitalisant de l intérieur le débat démocratique. Un tel éclairage permet de mettre en lumière une dimension essentielle de certains champs où les émergences des deux ou trois dernières décennies se sont voulues à la fois pionnières et porteuses de réponses dépassant leur niveau microéconomique. Cette vocation profondément politique était particulièrement manifeste dans les projets autogestionnaires des «nouvelles coopératives» des années septante et quatre-vingt, mais elle ne l est pas moins sur les nouveaux fronts du développement durable, de la justice dans les échanges économiques internationaux, de la finance alternative, etc. Que l on parle d économie solidaire ou de nouvelle économie sociale importe alors moins que l affirmation de la vocation profondément politique de ces initiatives. Économie plurielle Par son insistance sur la combinaison de logiques économiques variées (logiques de réciprocité, de redistribution et de marché), l approche de l économie solidaire constitue une puissante invitation à refuser l hégémonie croissante des logiques marchandes. Au contraire, par son métissage de ressources, variable selon les expériences, elle montre combien sont fécondes la prise en compte et la mobilisation des divers éléments d une économie plurielle. En pratique, que l on pense aux Magasins du monde Oxfam, à des entreprises de travail adapté, à des cinémas alternatifs, ou encore à divers services de proximité, il s agit de reconnaitre que l identité et la force de multiples initiatives résident dans le fait qu elles peuvent à la fois s adresser au marché dans la mesure où leur production peut être achetée par l usager, recevoir certaines subventions publiques pour les services rendus à la collectivité et bien souvent aussi compter sur du travail bénévole parce que ces activités ont assez de sens pour être en partie prestées ou soutenues sans contrepartie monétaire. Pour le dire encore autrement, ce serait absurde d aborder de telles activités en des termes exclusivement marchands ou non marchands. Une fois encore, il s agit d une (re)mise en lumière d une dimension plus implicite qu explicite de l économie sociale telle 82

dossier Pour une économie sociale revisitée Jacques Defourny et Jean-Louis Laville que présentée par le CWES. On pourrait ajouter que si l économie solidaire met particulièrement l accent sur son pluralisme économique «interne» (pour ce qui est de ses ressources), l économie sociale, par sa couverture plus large, se présente comme un troisième grand secteur, d essence privée, mais non dominé par le capital 5, capable de souligner aux côtés du secteur public le pluralisme fondamental du modèle socioéconomique européen. Et projet démocratique Il pourrait paraitre tentant, notamment en Belgique francophone, de reconfigurer l économie sociale pour la rendre plus lisible ou plus «opérationnelle» comme partenaire des politiques publiques. Une piste consisterait dès lors à souligner sa vocation avant tout marchande, mais l économie sociale perdrait du même coup une grande part de sa force d interpellation et se mettrait à la remorque des évolutions d un capitalisme de plus en plus hégémonique. Ce serait encore plus évident si elle était rabattue sur le seul segment de l insertion où ses capacités d innovation s estomperaient au profit d une image de voiture-balai du marché du travail. Cela ne signifie évidemment pas que les politiques publiques ne puissent cibler certaines parties spécifiques, et probablement variables au cours du temps, de l économie sociale, mais c est d abord à celle-ci et à personne d autre qu il appartient de définir ses propres contours et ses ambitions. L autre voie, bien plus féconde à notre sens, consiste à réaffirmer avec force non seulement l épaisseur socioéconomique mais aussi la contribution éminemment politique de l économie sociale, du moins pour ses composantes se reconnaissant aussi dans une approche d économie solidaire. Mais plutôt que d opposer de tels acteurs à d autres réalités, associatives ou coopératives, moins explicitement ancrées dans des débats sociétaux (par exemple des associations de loisirs), il serait plus porteur pour le moyen et le long terme d éviter des antagonismes stériles. D ailleurs, les militances sont ellesmêmes évolutives. En soulignant surtout son combat pour une économie plurielle, tant en interne que globalement et en redisant sa volonté d animer des espaces démocratiques au cœur même de l économique, l économie sociale renouera avec un projet originel qui lui est rappelé fort justement par l approche de l économie solidaire. n Bibliographie Conseil wallon de l économie sociale (1990), Rapport à l exécutif régional wallon sur le secteur de l économie sociale, Namur. Defourny J. (1998), «La longue marche du concept d économie sociale», Reflets et perspectives de la vie économique, vol. 38, n 4, p. 5-20. Defourny J. (2001), «From third sector concepts to social enterprise», dans C. Borzaga & J. Defourny (dir.), The Emergence of Social Enterprise, Routledge, London & New York. Defourny J. (2005), «Économie sociale», dans J.-L. Laville & D. Cattani (dir.), Dictionnaire de l autre économie, Desclée de Brouwer, Paris, p. 233-241. 5 À y regarder de près, trois des quatre critères du CWES (l autonomie de gestion exceptée) sont des déclinaisons de cette non-domination du capital. Demoustier D. et al. (2006), «Débats autour de la notion d économie sociale en Europe», RECMA- Revue internationale de l économie sociale, n 330, p. 8-18 Evers A. et Laville J.-L. (dir.) (2004), The Third Sector in Europe, Edward Elgar, Cheltenham. Laville J.-L. (dir.) (1994), L économie solidaire : une perspective internationale, Desclée de Brouwer, Paris. Laville J.-L. (2005), «Économie solidaire», dans Laville et D. Cattani (dir.), Dictionnaire de l autre économie, Desclée de Brouwer, Paris, p. 253-260. 83