17 ème Colloque International du GERPISA Sustainable Development in the Automobile Industry: Changing Landscapes and Actors 17-19 june 2009 Paris

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1 17 ème Colloque International du GERPISA Sustainable Development in the Automobile Industry: Changing Landscapes and Actors 17-19 june 2009 Paris Crise financière ou crise d un modèle de capitalisme? Les enseignements de la crise des Big Three Michel Freyssenet Bruno Jetin La crise automobile a été présentée comme la conséquence malheureuse de la crise financière, mettant en état de quasi-faillite ceux des constructeurs qui n auraient pas fait auparavant les efforts pour adapter leur offre et réduire suffisamment leurs coûts. C est ainsi qu a été notamment expliquée la chute des Big Three américains. Ils n auraient pas su non plus se défaire d une lourdeur organisationnelle héritée des années soixante. Les responsables de ce désastre seraient des dirigeants trop sûrs d eux et des syndicats intransigeants, ne tenant compte que des intérêts de leurs seuls adhérents. S il en avait été vraiment ainsi, on ne comprendrait pas pourquoi les Big Three avaient été profitables, de 1983 à 2000, si l on excepte la crise conjoncturelle de 1991-1992, ni pourquoi depuis 2000, ils avaient pu se redresser en 2003-2005. De même, l explication couramment donnée ne rend pas compte des bons résultats de Ford et General Motors en Amérique latine et en Chine depuis 2004 (Jetin, 2009). General Motors, qui était quasiment absent du marché chinois en 2000, y est devenu la firme leader. Pourquoi General Motors y réussit-il remarquablement, alors que les conditions de production et de vente y sont beaucoup plus difficiles qu aux Etats-Unis? Comment expliquer enfin que l entreprise donnée en modèle universel depuis près de trente ans, Toyota, a annoncé deux années consécutives lourdement déficitaires, en raison principalement des pertes sur le marché américain? Les travaux du GERPISA 1 sur l histoire de l industrie automobile depuis ses origines ont permis d identifier deux conditions essentielles à la profitabilité des firmes (Boyer, Freyssenet, 2000 et 2006) : une condition macro-économique et sociétale et une condition micro-économique et sociale. Pour être profitable, une entreprise doit avoir une stratégie de profit compatible avec le mode de croissance du pays qui est son principal marché et mise en œuvre à l aide de moyens cohérents entre eux et acceptés (de fait) par les principales parties prenantes, les salariés, les banques et les actionnaires. 1 Le GERPISA (Groupe d Étude et de Recherche Permanent sur l Industrie et les Salariés de l Automobile, EHESS, Paris) est un réseau international de chercheurs en sciences sociales ayant pris pour terrain d enquête l industrie automobile et ses salariés. Il a été fondé en 1981 par Michel Freyssenet (sociologue CNRS) et Patrick Fridenson (historien EHESS).

2 La profitabilité d une firme ne dépendrait donc pas seulement de la qualité du management de ses dirigeants et de leur clairvoyance, mais aussi de l évolution du mode de croissance du pays ou de la région du monde qui constitue son principal marché. Les dirigeants ont bien sûr beaucoup moins de prise sur le mode de croissance national, non seulement parce qu un grand nombre d acteurs sont concernés, mais aussi parce que chaque mode de croissance recèle en son sein des contradictions auxquelles une entreprise seule peut difficilement échapper. Il semble que ce soit bien là la principale difficulté à laquelle les Big Three ont été confrontés. Les bons résultats de General Motors, Ford et Chrysler depuis le milieu des années 80 jusqu en 2000, puis leur léger redressement entre 2003 et 2005, ont eu deux origines : le boom des light trucks et le conversion des constructeurs américains à la «nouvelle économie». Les light trucks constituent cette catégorie administrative de véhicules, très particulière aux États-Unis, qui rassemble d authentiques petits camions à usage utilitaire, mais surtout depuis les années 80 les minivans, les tout-terrains, les SUV, les véhicules de loisir, etc., conçus à partir des plates-formes des véhicules utilitaires. La «nouvelle économie», quant à elle, a été à l origine de la croissance soutenue observée aux États-Unis durant les années 90, alors que le Japon connaissait une stagnation durable et l Europe une croissance faible. Elle peut être caractérisée par des innovations technologiques et financières et par une nouvelle division internationale du travail. Banques, fonds d investissement, grandes entreprises, start-up du (ou des) pays-centre cherchaient à devenir le cœur financier et innovateur du nouveau monde globalisé. Or ces deux évolutions sont directement liées à deux transformation majeures du mode de croissance américain : la dérégulation salariale et la dérégulation financière, dont la crise systémique en cours montre la non-viabilité à long terme, l une parce qu elle est sans fin, réduisant le niveau de vie de la majorité de la population, l autre parce qu elle provoque des bulles spéculatives à répétition détruisant le financement des investissements et le crédit à la consommation. 1. La dérégulation salariale à l origine du boom des light trucks, de la baisse des ventes de cars, et de la stagnation tendancielle du marché automobile états-unien depuis près de vingt ans Les chocs monétaires et pétroliers des années 70 ont, on le sait, cassé la croissance mondiale et déstabilisé les pays dont l économie était auto-centrée, c est-à-dire dont la croissance était tirée par la consommation intérieure et l évolution du pouvoir d achat indexée aux gains de productivité réalisés. Ces pays eurent à payer une facture fortement alourdie pour le pétrole et les matières premières qu ils importaient. Ils se trouvèrent face à un dilemme : ils devaient accroître leurs exportations pour compenser des importations plus coûteuses, donc abaisser leur protection douanière, alors que le prix de leurs produits était fixés en fonction du marché intérieur et non du marché international. Ce fut le cas, parmi les pays d origine des constructeurs d automobiles, des États-Unis, de la France et de l Italie. En revanche, les pays, dont la croissance était déjà tirée par les exportations et le revenu national distribué en fonction de la compétitivité externe, se trouvèrent en situation d exercer une concurrence accrue sur les premiers. Ce fut le cas, parmi les pays constructeurs d automobiles : de l Allemagne, de la Suède et surtout du Japon.

3 Les pays autocentrés cherchèrent des solutions dans des voies différentes. Pour sa part, l administration Reagan estima que les États-Unis devaient déréguler le marché du travail et les activités financières, tout en relançant la consommation par la baisse des impôts et en réorientant l industrie à travers les commandes étatiques de la «Guerre des étoiles». Elle oeuvra en outre à la baisse du prix du baril, qui sera obtenue en 1986 avec le contre-choc pétrolier. Prudente aussi, elle concéda aux constructeurs automobiles des mesures protectionnistes : elle imposa aux constructeurs étrangers, essentiellement japonais, de devoir produire sur le territoire national s ils voulaient continuer à accroître leurs parts de marché. Les constructeurs américains espéraient qu ainsi les constructeurs japonais perdraient leurs avantages compétitifs, qui étaient, alors à leurs yeux, les bas salaires et la sous-évaluation du yen. Les États-Unis imposeront aussi des droits de douane élevés sur les light trucks. Le mode de distribution du revenu national changea radicalement. La distribution était auparavant «nationalement coordonnée et modérément hiérarchisée». Elle avait été à l origine de l exceptionnelle croissance des années 1945-1974. La distribution devint «concurrentielle», c est-à-dire fondée sur le «mérite individuel», les rapports de force catégoriels et locaux et sur les opportunités financières. Il en résulta des inégalités croissantes de revenu entre les ménages, comme l attestent un grand nombre d indicateurs et les recherches menées sur le sujet. Le coefficient de Gini, qui donne le degré d inégalité de distribution des revenus, n a cessé de s élever aux États-Unis à partir de 1981, rejoignant les pays les plus inégalitaires, comme le Mexique ou le Brésil (Graphique 1). Graphique 1 : Évolution des inégalités des revenus aux Etats-Unis, 1967-2007 0,48 Growing unequality: the evolution of Gini index in the US 0,46 0,44 0,42 0,4 0,38 0,36 0,34 0,32 0,3 1967 1968 1969 1970 1971 1972 1973 1974 1975 1976 1977 1978 1979 1980 1981 1982 1983 1984 1985 1986 1987 1988 1989 1990 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 Source: Computed by the author with data fromthe Bureau of census:" Income Poverty and Health Insurance coverage in th US", 2007.

4 Les auteurs de l étude The State of Working America 2008/2009 (Lawrence, Bernstein, Shierholtz, 2009) ont montré que la productivité a augmenté beaucoup plus vite que les revenus salariaux à partir de 1984 et que le salaire horaire médian a fortement divergé du salaire horaire moyen, alors que les courbes de ces trois grandeurs évoluaient parallèlement auparavant. Pour retrouver dans le passé le niveau de concentration du revenu dans le 1% supérieur des salariés observé en 2007 (soit 23%), il faut remonter au pic de 1928, date hautement significative et symbolique. Outre le creusement des écarts de revenus, on a assisté aussi à une insécurisation de l avenir pour un grand nombre de ménages : précarité de l emploi, variabilité des pensions de retraite, moindre protection sociale. C est ainsi, par exemple, que les retraites à «prestation définie» ont été progressivement remplacées par les retraites à «contribution définie», obligeant les actifs à continuer à travailler au-delà de l âge de leur retraite ou à essayer de faire fructifier leur épargne par des placements financiers souvent incertains. De même, le pourcentage des salariés protégés par des accords passés avec les syndicats n a cessé de baisser, pour atteindre le pourcentage très bas de 14% en 2007, contre 27% en 1980. Tableau 1 : Évolution de l écart des taux de croissance du salaire et du revenu médians d une part et de la productivité d autre part Ces changements ont affecté directement la demande automobile, tant dans son volume que dans sa structure. Alors que le nombre de ménages n a cessé de croître, la vente de véhicules neufs a stagné aux alentours de 16 millions d unités depuis 25 ans en dépit de fortes embardées à la hausse ou à la baisse. Une part croissante des ménages a donc dû renoncer à l achat de véhicules neufs et se reporter vers des véhicules d occasion. Structurellement le marché a été marqué par la part croissante prise par les light trucks au détriment des cars, au point que les ventes des premiers ont dépassé celles des seconds en 2000 (Graphique 2).

5 Graphique 2 : Évolution des ventes automobiles aux États-Unis par catégorie de véhicules de 1945 à 2008 Immatriculations de véhicules automobiles neufs aux États-Unis, par catégorie de véhicule, 1945-2008 20 000 000 18 000 000 16 000 000 14 000 000 12 000 000 10 000 000 8 000 000 6 000 000 4 000 000 2 000 000 0 1 945 1 947 1 949 1 951 1 953 unité 1 955 1 957 1 959 1 961 1 963 1 965 1 967 1 969 1 971 1 973 1 975 1 977 1 979 1 981 1 983 1 985 1 987 1 989 1 991 1 993 1 995 1 997 1 999 2 001 2 003 2 005 2 007 année Les ventes des cars ont baissé de 11,5 millions d unités en 1986 à 7,5 en 2006, alors que celles des light trucks montaient de 4,3 à 9,8 millions entre les mêmes dates. Les cars sont des véhicules particuliers, mais limités à nos berlines et à leurs dérivées. Les light trucks, on l a dit, sont en très grande majorité des minivans, des tout-terrain et des Sport Utility Vehicles, les SUV. Cette distinction administrative entre véhicules recouvre une fiscalité et des normes de consommation, d anti-pollution et de sécurité différentes. American Motors, alors le quatrième constructeur américain, avait obtenu en 1973 de l Agence de la Protection de l Environnement (EPA) que ses jeeps soient assimilées aux light trucks, bien qu achetés essentiellement par des particuliers (Bradsher, 2002). À l échelle du marché américain, les ventes de jeeps étaient alors tout à fait marginales. American Motors qui rencontrait par ailleurs de grandes difficultés n avait pas les moyens de concevoir et de mettre au point des pots catalytiques. La dérogation à la réglementation parut pouvoir être accordée, parce que sans gravité et probablement temporaire, le temps qu American Motors se redresse. La brèche ne fut pas immédiatement exploitée. Il a fallu attendre trois événements du milieu des années quatre-vingts pour qu elle le soit: l invention d un nouveau concept de véhicule par Chrysler, le minivan, l accroissement des inégalités économiques et sociales et le contre-choc pétrolier. Le premier fit découvrir qu une fraction croissante des ménages était attirée par des véhicules non conventionnels, pouvant être utilisés notamment dans

6 des activités de loisir. Chrysler récidiva en faisant de ses Jeeps 2 des véhicules plus confortables et adaptés à la conduite en ville et sur autoroute, donnant naissance aux SUV. Les ménages favorisés par la déréglementation salariale firent de ces véhicules le symbole de leur bonne fortune. Le contre-choc pétrolier rendit indolore financièrement la surconsommation en carburant des light trucks. Ford et General Motors, loin de laisser à Chrysler ce qui apparaissait au départ comme une «niche», s engouffrèrent rapidement dans ce qui allait devenir un segment couvrant la moitié du marché. Ils le firent pour de multiples raisons. La clientèle attirée correspondait aux «nouveaux riches» ou à ceux qui croyaient être en train de le devenir, dont le nombre ne cessait de croître avec le creusement des inégalités sociales. Les Big Three répondirent aux attentes fortement symboliques de ces acheteurs en accentuant le caractère statutaire de leur light trucks. Ils lancèrent des modèles toujours plus gros, puissants, équipés, ostentatoires et coûteux. Ces modèles étaient en outre plus faciles à concevoir et à fabriquer, car ils l étaient à partir de châssis existants de véhicules utilitaires et ils n avaient pas à répondre aux exigences de sécurité, de consommation et d anti-pollution que les cars. Ils étaient enfin exonérés de nombreuses taxes, puisque assimilés à des véhicules professionnels, et protégés de la concurrence étrangère par des droits de douanes de 25%. Proportionnellement moins coûteux à produire, vendus chers pour être socialement distinctifs, très demandés et protégés par des tarifs douaniers ad hoc, les light trucks procurèrent des profits conséquents aux constructeurs américains (Graphique 3 ). Graphique 3 : Bénéfice net sur chiffre d affaires de General Motors, Ford et Chrysler, 1946-2008 Bénefice net sur chiffre d'affaires de General Motors, Ford et Chrysler, 1946-2008 15 10 5 0 pourcentage -5 1 945 1 947 1 949 1 951 1 953 1 955 1 957 1 959 1 961 1 963 1 965 1 967 1 969 1 971 1 973 1 975 1 977 1 979 1 981 1 983 1 985 1 987 1 989 1 991 1 993 1 995 1 997 1 999 2 001 2 003 2 005 2 007-10 -15-20 -25 année 2 La marque Jeep a été rachetée à Renault, qui avait pris le contrôle d American Motors en 1979.

7 Ils eurent tendance à laisser aux constructeurs japonais le marché des cars, beaucoup moins rémunérateur et plus concurrentiel. Ils durent en effet admettre que les constructeurs japonais demeuraient plus performants qu eux, même en étant soumis aux conditions américaines de production. La part de marché des Big Three pour les cars n a cessé de décliner passant de 74,1% en 1984 à 36,1% en 2008, alors que celle des light trucks se maintint au-dessus de 75% jusqu en 2002 (Graphique 4). Aussi bien en termes de ventes que de production aux États-Unis, les Big Three apparurent de plus en plus spécialisés dans les light trucks. En 2007, 58,3% des ventes et 64,3% de la production de General Motors étaient des light trucks, et respectivement 66,9% et 76,6% pour Ford, 68,3% et 75,7% pour Chrysler. Graphique 4 : Évolution des parts de marché des «cars» par constructeur, 1945-2008 Part de marché des "cars" aux États-Unis des groupes automobiles, 1946-2008 55,0 50,0 45,0 40,0 35,0 30,0 25,0 20,0 15,0 10,0 5,0 0,0 1 946 1 948 1 950 1 952 1 954 1 956 pourcentage 1 958 1 960 1 962 1 964 1 966 1 968 1 970 1 972 1 974 1 976 1 978 1 980 1 982 1 984 1 986 1 988 1 990 1 992 1 994 1 996 1 998 2 000 2 002 2 004 2 006 2 008 année General Motors Ford Motor Co. Chrysler Corp. American Motors Kaizer-Frazer Studebaker-Packard Honda Nissan Toyota VW BMW Hyundaï Mercedes Autres Les light trucks ont toutefois commencé à être un peu moins profitables pour les Big Three à partir du moment où les constructeurs japonais ont été en mesure de produire leurs propres light trucks aux États-Unis, donc de pénétrer un marché sur lequel il leur était impossible de se développer jusqu en 1997. L éclatement de la bulle internet en 2000 et la baisse consécutive de la demande ont ensuite rendu la concurrence féroce. Les Big Three durent offrir des remises importantes pour résister à la pression des constructeurs japonais, réduisant ainsi leurs marges possibles. Pour soutenir la demande, ils multiplièrent les formules d achat à crédit et de vente en location-vente, accroissant les risques d insolvabilité. Malgré ces efforts, leurs ventes totales déclinèrent à partir de 2001, alors que celles des constructeurs étrangers augmentaient, particulièrement celles de Toyota et de Honda (Graphique 5).

8 Graphique 5 : Évolution des parts de marché des light trucks des constructeurs de 1945 à 2008 Part de marché des "light trucks" aux États-Unis des groupes automobiles, 1946-2008 60,0 50,0 40,0 30,0 20,0 10,0 0,0 1 946 1 948 1 950 1 952 pourcentage 1 954 1 956 1 958 1 960 1 962 1 964 1 966 1 968 1 970 1 972 1 974 1 976 1 978 1 980 1 982 1 984 1 986 1 988 1 990 1 992 1 994 1 996 1 998 2 000 2 002 2 004 2 006 2 008 année General Motors Ford Motor Co. Chrysler Corp. American Motors Kaizer-Frazer Studebaker-Packard Honda Nissan Toyota VW BMW Hyundaï Mercedes Autres En se spécialisant dans les light trucks sur le marché américain, les Big Three avaient pris des risques à moyen terme. Les light trucks consomment beaucoup plus de carburant que les cars 3, et sont nettement plus polluants. Or l expérience passée avait montré qu un relèvement du prix du baril se traduisait immédiatement par une baisse des ventes des véhicules les plus gourmands. Mais les dirigeants des constructeurs américains, comme nombre de leurs concitoyens, avaient fini par se convaincre que le pétrole cher était définitivement révolu ou reporté à beaucoup plus tard, grâce à l exploitation plus performante des nouveaux champs pétroliers (Graphique 6). Mais c était sans compter avec une forte croissance des besoins en carburant des grands pays émergents, Chine, Inde, Russie et Brésil. Le prix réel du baril augmenta à partir de 2005, pour retrouver en 2008 son plus haut niveau. 3 Les constructeurs affichent volontiers les consommations de leurs modèles de l année pour souligner les progrès qu ils réalisent. C est ainsi que GM annonçait en 2005, une consommation au 100 km au Canada de 11,2litres pour ses light trucks et de 8,5 pour ses cars, soit 32% en plus, et un taux d émission de CO 2 de 38% supérieur. La réalité des consommations des véhicules effectivement en circulation, telle qu elle ressort des enquêtes annuelles de l AAA (American Automobile Association), est sensiblement différente. À kilométrage annuel identique (15 000 miles), les dépenses effectives en carburant par mile étaient en 2005 pour les SUV 52% supérieures à celles des cars. De même, toutes catégories de véhicules confondues, ces enquêtes n ont enregistré aucune diminution des dépenses en carburant par mile depuis 1990, toutes choses étant égales par ailleurs: dollar, prix du pétrole, kilométrage annuel parcouru

9 On a assisté alors à un renversement de tendance : les cars progressant et les light trucks baissant. Depuis, la crise mondiale a fait chuter à nouveau le prix du baril. Mais les difficultés économiques et les craintes quant à l avenir vécues par les ménages les ont conduit pour les uns à différer leurs achats, pour les autres à préférer les cars, de telle sorte qu en 2008 cette catégorie de véhicules, tout en baissant aussi, est redevenue majoritaire (à 53,2%, regagnant 7 points en un an). De tous les constructeurs, les Big Three ont été les plus affectés. Leurs ventes de light trucks ont baissé deux fois plus que leurs ventes de cars en 2008. Graphique 6 : Évolution du prix du pétrole brut, nominal et réel, 1970-2007 Source : OPEP L engouement des «nouveaux riches» pour les light trucks, qui a donc été à la source des profits des Big Three durant les années 90, a été une des deux causes de la chute de leur rentabilité depuis 2001 et de leur actuel effondrement. La deuxième cause, la conversion à la «nouvelle économie», est quant à elle le fruit de la dérégulation financière.

10 2. La dérégulation financière à l origine de la «nouvelle économie», à laquelle se convertissent les Big Three en privilégiant les services et en externalisant la fabrication La dérégulation financière s est faite par étape depuis les années 70. Elle a bouleversé véritablement les relations économiques internationales à partir du moment où la liberté de circulation et de placement des capitaux est devenue effective. Les premières bulles spéculatives et crises sont alors apparues : 1987, 1990, 1993, 1997, 2000, etc qui ont concerné selon le cas l immobilier, telle ou telle matière première, les nouvelles technologies de l information et de la communication, etc. Ces soubresauts ont affecté tour à tour l Europe, le Japon, l Asie du sud-est, le Mexique, le Brésil, la Russie. Le Japon, en particulier, a été touché à deux reprises, en 1991 et 1998, le plongeant dans un marasme économique dont il n est pas vraiment sorti. L Europe l a été moins, bien qu elle ait eu à payer aussi le coût élevé de la réunification allemande. En revanche les États-Unis ont connu une décennie 90 exceptionnelle, symbolisée par la réussite fulgurante d entreprises dans le secteur de l information et de la communication et par les innovations financières et les profits de Wall Street. Ce qui a été appelé la «nouvelle économie» visait à théoriser ce processus, afin de l amplifier et le généraliser (Brender, Pisani, 2004). Au cours des années 90, les États-Unis, suivis de la Grande-Bretagne, imaginèrent pouvoir devenir le cœur à la fois financier et innovateur du monde en voie de globalisation, en fondant leur croissance sur l afflux de capitaux attirés par les innovations financières des banques et sur le contrôle des activités de production, disséminées mondialement au gré des opportunités de moindre coût, après les avoir rendues dépendantes financièrement et techniquement, notamment en durcissant et généralisant les droits de propriété intellectuelle. Les entreprises «traditionnelles» ont donc été invitées à externaliser leur production, à s approvisionner dans les pays à bas coûts, et à ne se consacrer qu à la conceptioninnovation, au financement, à la commercialisation et aux services, comme avaient su le faire les start-up californiennes devenues en quelques années des géants mondiaux, extrêmement profitables. Elles devaient aussi apprendre à gérer «dynamiquement» leurs fonds, qu ils soient de roulement, de réserve ou de pension, pour tirer parti des opportunités des variations des cours des actions et des devises au niveau mondial et activer ainsi le financement de l économie. Quant aux apporteurs de capitaux et aux emprunteurs, ils pouvaient prendre de plus grands risques, protégés qu ils étaient par les techniques de segmentation et de dissémination des dettes, comme la titrisation, et par de nouvelles formules d assurance. De puissants fonds de placement, constitués par le regroupement de l épargne, libres de mouvement, étaient en mesure de contraindre les entreprises à élever leur niveau de rentabilité et à se convertir aux nouvelles règles. La conversion serait facilitée et accélérée en intéressant financièrement les dirigeants d entreprise, par une augmentation considérable de leurs rémunérations, par la distribution de stock-options et par divers avantages. La nouvelle division internationale du travail, au profit notamment des États-Unis et de la Grande-Bretagne, devait être vigoureusement menée et rapidement mise en place pour que la plus grande part de la population en profite, afin de réduire les tensions et stimuler la consommation intérieure. Quant aux catégories sociales défavorisées par le nouveau cours, son niveau de vie pouvait néanmoins être maintenu, grâce à la baisse des prix des produits courants obtenue en les important de plus en plus des pays à bas

11 coûts. Ces pays seraient gagnants aussi grâce aux investissements étrangers, à l industrialisation et à l émergence d une classe moyenne, leur permettant enfin de décoller économiquement et d alimenter la croissance mondiale, ce que n avaient pas réussi à faire les politiques de substitution des importations et la création d importants secteurs publics. Les constructeurs automobiles américains ont effectivement cherché au cours des années 90 à se mondialiser, ils ont élargi leur offre vers le haut de gamme, ils ont externalisé de très nombreuses activités industrielles et ont développé leurs activités de service. Ils l ont fait différemment, avec d un côté General Motors et Ford et de l autre Chrysler. General Motors a créé de nouvelles usines en Argentine et en Pologne, a conclu une alliance avec Fiat, a racheté Saab et Daewoo et préparé son implantation en Chine. Ford a pris le contrôle de Mazda, et constitué une nouvelle division, Premier Automotive, regroupant sa marque haut de gamme Lincoln et les spécialistes européens qu il a acquis: Aston Martin, Land Rover, Jaguar, Volvo. General Motors a commencé en 1996 à se séparer de ses activités équipementières, séparation sanctionnée par la rupture en 1999 de tout lien capitalistique avec Delphi, sa principale filiale (Frigant, 2009). La chute de ses effectifs fut spectaculaire : - 200.000 en deux ans. Toutefois General Motors ne put se dégager de toute responsabilité vis-à-vis de ses anciens salariés, notamment en matière de retraite et d assurance maladie. Ford fit de même un peu plus tard. La séparation définitive d avec sa filiale équipementière, Visteon, fut conclue en 2000. L impact sur les effectifs de Ford fut beaucoup plus faible que celui sur les effectifs de General Motors. D abord parce que Visteon était trois moins important que Delphi en Amérique du Nord. Ensuite, parce qu une partie du personnel travaillant chez Visteon resta dans les effectifs de Ford, celui-ci les louant à son exfiliale. Enfin, parce que Ford recruta, mais ce fut aussi le cas de General Motors, pour développer ses services commerciaux, son après-vente et ses activités financières (Graphique 7). Évolution des effectifs des Big Three en Amérique du Nord, 1961-2008 800 000 700 000 600 000 500 000 400 000 300 000 200 000 100 000 0 1 945 1 947 1 949 1 951 1 953 1 955 1 957 1 959 1 961 1 963 1 965 1 967 1 969 1 971 1 973 1 975 1 977 1 979 1 981 1 983 1 985 1 987 1 989 nombre 1 991 1 993 1 995 1 997 1 999 2 001 2 003 2 005 2 007 année

12 Les deux constructeurs renforcèrent ces activités et en créèrent de nouvelles : nouvelles formules de crédit auto, crédit-bail, assurance, louage, contrat d entretien, réparation, financement des réseaux et des sous-traitants, crédit immobilier, activités de placements financiers, titrisation des créances, etc. Ford acquit par exemple le loueur de véhicule Hertz, intégrant ainsi près de 10.000 salariés nouveaux. Pour Chrysler, sa conversion à la nouvelle économie se posait différemment. Il n avait pas de filiale équipementière et il affichait un taux d intégration déjà très bas. En fusionnant avec Daimler en 1998 (une «fusion entre égaux»), il crût ou fit croire que le nouveau groupe allait pouvoir être présent partout, offrir tout type de véhicules et tous les services associés, et disposer enfin de moyens financiers considérables et réguliers (Belzowski 2009). Jusqu en 2000, durant le gonflement de la bulle internet, la «nouvelle économie» appliquée à l automobile sembla remplir ses promesses. Les cours de bourse des constructeurs s envolèrent, comme les rémunérations des dirigeants. Les activités financières et de service amplifièrent les profits des activités automobiles. La réduction des effectifs, associée au vieillissement du personnel, faisait toutefois peser mécaniquement un poids croissant des très nombreux retraités sur les actifs 4. Une explosion des coûts salariaux était à craindre, comme le laissait présager l augmentation du coût annuel moyen par salarié 5. Mais là aussi, la «nouvelle économie» était censée apporter la solution. Une gestion dite «dynamique» des fonds de pension, c est-à-dire le placement de l argent des cotisants sur des produits financiers plus risqués mais plus rémunérateurs, devait rendre presque indolore l accroissement des charges sociales de l entreprise. L éclatement de la bulle internet fin 2000 ébranla cet échafaudage, à peine mis en place. Les pertes ou les faibles bénéfices enregistrées par les fonds de pension des constructeurs automobiles sur leurs placements financiers ne permirent pas d alléger les charges sociales. Les dépenses salariales globales augmentèrent brutalement. Le coût horaire moyen global d un ouvrier de General Motors aux États-Unis passa, en dollar 2008, de 65 $ en 2000 à 75 en 2002, puis à 90 en 2003. Les charges de pension et d assurance maladie de General Motors représentaient les deux tiers de son passif en 2002, près de la moitié de celui de Ford. Les écarts de coût de production avec les constructeurs japonais implantés aux États-Unis, qui n avaient rien de véritablement pénalisant jusque-là, s élargirent fortement. Alors que le salaire horaire moyen d un ouvrier Ford était en 2002 de 29 $ contre 26 $ chez les transplants japonais, soit un écart de 3 $, celui-ci passait à 8 $ en y ajoutant les charges sociales directes, puis à 22 $ avec les charges des retraités et de leurs familles (Mercer, 2003). Le marché automobile américain, qui a atteint en 2000 le sommet historique de 17, 8 millions véhicules, commença a baissé légèrement les trois années suivantes jusqu à 17 millions, pour remonter à 17,4 en 2005. Ce non-effondrement de la demande, contrairement aux précédentes crises, a été obtenu par l ouverture sans retenue des vannes du crédit et des locations-ventes. Les filiales financières des constructeurs américains eurent recours aux «subprimes» et à la location-vente avec engagement sur 4 La charge des salariés sur les actifs chez General motors s est élevé de 0,85 retraité par actif en 1995 à 2,80 en 2002 et à 3,44 en 2007. Le rapport était de 1,2 chez Ford et de 1 chez Chrysler en 2002 (Mercer G. 2003) 5 Alors qu auparavant toute baisse d effectifs au niveau mondial se traduisait chez General Motors par une diminution, ou au moins par une stagnation du coût annuel moyen par salarié, on observe le phénomène inverse à partir de 1995.

13 un prix de rachat. Leurs résultats et bénéfices annuels en furent (artificiellement) gonflés. Les facilités accordées permirent même aux ventes de light trucks de progresser à nouveau et d atteindre le pic de 9,8 millions en 2005! (Graphique 2) Mais les conditions de la concurrence avaient changé. Le marché des light trucks n était plus la chasse gardée des Big Three. Les constructeurs japonais ne cessaient de prendre des parts de ce marché depuis 1996, au point que les ventes de Chrysler et de Ford commencèrent à baisser sur ce segment à partir de 2000 et celles de General Motors à partir de 2004. La guerre des rabais et autres avantages pour attirer ou garder les clients fit rage, laminant les marges bénéficiaires (Senter, McManus, 2009). Les Big Three, qui venaient de vivre une décennie de rêve, affichèrent les premières pertes en 2001 et ne se rattrapèrent les trois années suivantes que grâce aux bénéfices (largement théoriques) de leurs filiales financières. 2005-6, c est le plongeon. Le piège de la dérégulation salariale et financière se referme sur les Big Three d abord, sur les transplants japonais ensuite La «nouvelle économie» américaine et, dans son sillage, tout ou partie des économies des autres pays développés ont permis à certains pays dits émergents, à la Chine et à l Inde notamment, de connaître un boom économique sans équivalent. «Ateliers du monde», leurs besoins en pétrole et matières premières sont devenus tels que les prix de ces produits sont repartis fortement à la hausse après être restés à des niveaux bas pendant près de deux décennies. Le baril de pétrole retrouva en 2007 le niveau de prix réel qu il avait atteint après le second choc pétrolier (Graphique 6). L augmentation des prix des biens de consommation et d équipement qui en est résulté a contribué à la baisse du pouvoir d achat des ménages et consécutivement de la demande automobile. Parallèlement, le réchauffement climatique dû aux gaz à effet de serre, émis notamment par les automobiles, se confirma. Gouvernements et populations finirent par s en convaincre. Les possesseurs de light trucks sont de fait accusés d accroître inutilement la pollution, par simple exhibitionnisme social. La pression à la baisse des coûts exercée sur les fournisseurs et équipementiers, en particulier sur Delphi et Visteon, conduit les deux ex-filiales de General Motors et Ford à l état de faillite de fait. Delphi est mis sous protection du chapitre 11 en 2005 et n en est toujours pas sorti, et Visteon a dû être renfloué la même année par Ford. General Motors et Ford doivent supporter de nouvelles charges. Daimler, qui avait rapidement contrôlé entièrement Chrysler contrairement à leur accord initial de fusion, n a pas su, voulu ou pu déspécialiser sa filiale américaine dans les light trucks (68,3% des ventes et 75,7% de la production aux Etats-Unis en 2007). Il a toutefois réussi à vendre début 2007 80% de sa participation dans Chrysler au fonds d investissement Cerberus, limitant ainsi les pertes considérables que son aventure américaine lui a occasionnées (Köhler 2009). Les conditions de la descente aux enfers étaient dès lors réunies. Ayant résisté jusque-là, les ventes totales de light trucks chutent à leur tour dès le milieu de 2007 (Graphique 2), y compris cette fois-ci celles des constructeurs japonais (Graphique 4). Les premiers défauts de paiement apparaissent, ainsi que les restitutions de véhicule en location-vente. Les ingrédients de la crise financière sont en place. Surendettés, nombre de ménages sont en faillite et doivent restituer leurs biens. Mais ces derniers ont perdu toute valeur et consécutivement les créances correspondantes éparpillées à travers le

14 monde par la magie de la titrisation. Les banques coupent tout crédit, pour retarder ou éviter leur propre faillite. La montée du chômage et la crainte de l avenir font le reste. Le marché automobile américain plonge à 13,2 millions de véhicule en 2008 et pourrait descendre à 10 millions en 2009. Les ventes des light trucks, qui avaient dépassé celles des cars en 1999, repassent en dessous en 2008. Les filiales financières des Big Three non seulement ne limitent plus les pertes, mais elles y contribuent directement (Graphique 9). Graphique 9, Évolution du bénéfice net de General Motors par secteur d activité Bénéfice net de GM par secteur en dollar 2008, 15 000 10 000 5 000 0 million de dollar 2008-5 000-10 000-15 000-20 000 1 945 1 947 1 949 1 951 1 953 1 955 1 957 1 959 1 961 1 963 1 965 1 967 1 969 1 971 1 973 1 975 1 977 1 979 1 981 1 983 1 985 1 987 1 989 1 991 1 993 1 995 1 997 1 999 2 001 2 003 2 005 2 007-25 000-30 000-35 000-40 000 année ttes act act indus finance Les constructeurs américains ne sont pas restés sans rien faire, loin de là. General Motors a réduit ses effectifs aux États-Unis de 213.000 en 2000 à 123.000 en 2008, soit une baisse de 42,2%. Le secteur automobile de Ford est passé de 142.000 salariés en Amérique du Nord à 78.900 entre les mêmes dates, soit -44,4%. La baisse a été légèrement moins forte chez Chrysler : 125.500 à 80.000 (en 2007), soit 36,5% (Graphique 7). Peu de constructeurs, de par le monde, ont par le passé infligé de telles réductions d effectifs à leurs salariés. Ils n ont eu de cesse par ailleurs de négocier avec UAW et CAW, puis de renégocier à peine les précédents accords signés, des diminutions de charges et le transfert de la gestion des fonds de pensions aux syndicats. Ils ont commencé à réduire le nombre de leurs modèles, et même de leurs marques, soit en supprimant certaines, comme Oldsmobile par General Motors, soit en les revendant, comme Aston Martin, Mazda, Land Rover et Jaguar pour Ford. Ils ont accrû le nombre de modèles par plate-forme. Mais rien n y a fait : d une part parce qu ils ont été rattrapés par la crise, d autre part parce que les mesures prises étaient ni les plus urgentes, ni les plus appropriées. Obsédés par la concurrence des constructeurs étrangers, ils ont privilégié la réduction des coûts salariaux, sans remettre en cause leur choix pour les light trucks et leur politique financière, qui allaient pourtant les perdre. Ils l ont fait d autant moins que les constructeurs japonais leur ont emboîté le pas, en partant à la conquête du marché des light trucks et en recourrant eux aussi aux facilités

15 de crédit. C est pourquoi, Toyota, Honda et Nissan ont fait de lourdes pertes sur le marché américain, sans toutefois mettre leur existence en péril, contrairement aux Big Three. Les issues possibles et leur viabilité En ce début de juin 2009, les choix se précisent, mais rien ne garantit qu ils soient judicieux. La mise sous chapitre 11 semble acquise pour Chrysler et General Motors. Ford a pu éviter jusqu à présent de faire appel à l aide de l État. Il avait négocié, peu avant la crise, des lignes de crédit nécessaire pour assurer sa trésorerie. Il avait conclu à temps un accord avec l UAW, qui lui a permis de ramener ses coûts à des niveaux compétitifs. Mais il continue à faire des pertes, car il n a traité, pas plus que les deux autres, les causes de la crise qui l affecte. Il ne peut raisonnablement compter sur leur déconfiture pour leur prendre des clients. Ces derniers se tourneront vraisemblablement, quand ils seront en mesure d acheter à nouveau un véhicule neuf, vers les constructeurs étrangers, seuls susceptibles de leur offrir des modèles correspondant à leurs nouvelles attentes. Son seul espoir, pour ne pas sombrer, serait une reprise rapide et forte de la demande, sans que celle-ci suffise cependant à lui assurer un retour durable à la profitabilité. Mais elle pourrait lui permettre de «passer entre les gouttes». La mise sous la protection du chapitre 11 n aurait, disent les défenseurs de cette solution, pas plus de conséquences sur les Big Three qu elle n en a eues sur Delphi et bien d autres équipementiers. À ceci prés toutefois, que les clients de ces derniers sont un petit nombre de constructeurs qui ont besoin, en tout état de cause, de leurs produits, alors que les clients des Big Three sont les consommateurs finals qui peuvent hésiter à acheter le véhicule d un constructeur susceptible de disparaître. Si tel devait être le cas, la faillite, au lieu d être repoussée, en serait accélérée et ferait chuter le château de cartes que constitue la filière automobile. Non seulement, les fournisseurs des Big Three pourraient, à leur tour, tomber, mais les autres constructeurs qui s approvisionnent auprès de ces mêmes fournisseurs pourraient être sérieusement affectés. Le risque serait moindre si un autre constructeur, financièrement, industriellement et commercialement crédible, se portait acquéreur de tout ou partie de l un ou l autre des constructeurs américains. Est-ce que Fiat remplit ces conditions en prenant 20% de Chrysler? Fiat a saisi l opportunité de prendre les commandes d un constructeur plus gros que lui et présent sur ce qui reste le plus grand marché automobile. Il l a fait sans bourse déliée, se laissant le temps de choisir entre différentes options selon la tournure des événements, y compris celle de se retirer. Fiat n a pour l instant annoncé aucune politique produit pour Chrysler et l on se demande ce qu il va pouvoir faire des light trucks de Chrysler. Ni Ford, ni General Motors ne sont officiellement à vendre. Qui d ailleurs prendrait le risque de se porter acquéreur? Ne vaut-il pas mieux acheter à bon compte les filiales aisément redressables ou celles qui sont bien portantes? Car General Motors et Ford sont contraints de vendre, soit pour supprimer des sources de pertes, soit pour obtenir des capitaux afin d alléger leur dette et réinvestir. Ils sont près à vendre le plus vite possible les filiales déficitaires : Volvo pour Ford, Saab, Hummer, Saturn, Pontiac. Mais, ne l ayant pas fait en temps voulu, elles ne valent plus rien. General Motors semble même abandonner Opel-Vauxhall à son sort. Quant aux filiales, dont la vente pourrait leur rapporter de l argent parce qu elles sont bénéficiaires et en croissance : Ford Amérique du Sud, GM Chine, GM Amérique du Sud, ils ont du mal à s y résigner.

16 Une nationalisation de fait, option évoquée pour General Motors, le temps du redressement après mise sous chapitre 11, présuppose que le constructeur soit en mesure de changer radicalement de politique produit, en promouvant rapidement des modèles moins polluants et moins gourmands en carburant. Il en est capable en Europe et en Amérique du Sud. Mais les filiales de ces régions sont convoitées par Fiat, qui rêve de commonaliser ses plates-formes avec celles d Opel-Vauxhall et d accroître ses parts de marché en Amérique latine. Conclusion Les constructeurs automobiles américains n ont pas été les victimes malheureuses de la crise financière qui les aurait empêchés de se redresser à temps. Ils ont directement contribué à ce qu elle advienne, en adhérant à la «nouvelle économie» et en mettant en œuvre ses recettes. Pouvaient-il ne pas le faire? Ils n étaient pas maîtres en effet de la dérégulation salariale et financière et de ses conséquences. Même s ils ne l avaient pas voulu, voire anticipé, ils auraient été contraints, comme l ont fait aussi les constructeurs étrangers, de répondre à la demande croissante de light trucks. Tous se sont exposés à un retournement brutal du marché et de la réglementation et tous en payent aujourd hui le prix. Ils auraient pu en revanche utiliser leurs gains pour reconquérir le marché des cars et préparer l inévitable transition aux motorisations propres. Ford, General Motors, DaimlerChrysler ont bien essayé de commonaliser les plates-formes de leurs voitures américaines avec celles de leurs filiales européennes ou asiatiques, pour en abaisser le coût. Dans les trois cas, ce fut un échec. Ces tentatives ont même contribué aux pertes d Opel-Vauxhall, de Ford Europe et de Chrysler. Étaient-ils obligés d externaliser et de miser sur leurs activités financières. Ford, en principe non, General Motors plus difficilement. Si la famille Ford conserve le pouvoir, en raison de la détention d actions privilégiées, elle a dû cependant tenir compte de son actionnariat. Jacques Nasser, éphémère CEO, en a été en quelque sorte l expression flamboyante, en faisant de la «valeur actionnariale» la boussole unique. General Motors, dont le capital est très dispersé, a subi directement la pression des investisseurs. Si les constructeurs étrangers ne les ont pas tous suivis dans la voie de l externalisation et de la financiarisation, ils ont accordé, eux aussi, des facilités de crédit et ont eu recours à la location-vente pour vendre à des acquéreurs insuffisamment solvables. General Motors et Ford ont tenté de poursuivre leur stratégie de profit, privilégiant les économies d échelle sur les parties invisibles des véhicules et la diversité sur les parties visibles. Ils ont logiquement copié la firme innovatrice, Chrysler, qui avait su révéler dans les années 80 le marché des light trucks. Mais l élargissement de la gamme n est tenable, dans le cadre d une stratégie «volume et diversité», qu à deux conditions : la commonalisation doit progresser d autant, la demande des nouveaux types de véhicules doit être durable. La première condition n a pas été remplie, les architectures des cars et des light trucks, telles que conçues aux Etats-Unis, étant trop dissemblables. La seconde condition est en passe de ne plus l être. Une distribution «concurrentielle» du revenu national, telle qu elle est généralisée aux États-Unis, ne peut garantir en effet la stabilité relative nécessaire des segments de marché. La stratégie «innovation et flexibilité», avec laquelle Chrysler a renoué dans les années 80, était plus adaptée à la nouvelle structure de la demande. Elle a permis à cette firme de renaître alors de ses cendres. Mais, comme par le passé, elle a voulu, une fois sa

17 situation rétablie, devenir comme les deux autres constructeurs. Elle a fusionné avec Daimler pour son malheur, au lieu de chercher, conformément aux exigences de sa stratégie, les nouveaux véhicules conceptuellement innovants correspondant aux attentes des couches nouvelles de la population périodiquement engendrées par la distribution «concurrentielle» du revenu national. Quelle qu ait été la pertinence de leur stratégie de profit, les constructeurs pouvaient dificilement résister dans un modèle de croissance national aussi auto-destructeur que celui qu a voulu incarner «la nouvelle économie américaine». Elle a fait la preuve de son insoutenabilité économique, écologique, sociale et géopolitique. L enjeu dépasse maintenant largement l industrie automobile : il est celui de la refondation du modèle de croissance américain. Les constructeurs automobiles peuvent toutefois y contribuer en participant à la réduction des inégalités sociales, en subordonnant les activités financières aux impératifs d un développement de long terme, en établissant des relations avec leurs fournisseurs sur d autres bases que le moins-disant social et écologique, et en proposant des véhicules respectueux des personnes et de l environnement. Bibliographie Belzowski B. (2009) «Can Chrysler Survive at its Reinvention?» in Freyssenet M. (ed) The Second Automobile Revolution, London, New York : Palgrave, pp 206-221. Boyer R., Freyssenet M. (2002) The Productive Models. The Conditions of Profitability, London, New York : Palgrave, 126 p. Boyer R., Freyssenet M. (2006) Le Monde qui a changé la Machine. Essai d interprétation d un siècle d histoire automobile, quatorze textes préparatoires, Éditions numériques : http://freyssent.com ; http://web.upmf-grenoble.fr/regulation. Bradsher K. (2002) High and mighty: SUV's, the World's most dangerous vehicles and how they got that way. New York: PublicAffairs. Brender A., Pisani F. (2004) La Nouvelle Économie Américaine, Paris: Economica. Firgant V. (2009) «Winners and Losers in the Auto Parts Industry. Trajectories Followed by the Main First Tier Suppliers Over the Past Decade», in Freyssenet M. (ed) The Second Automobile Revolution, London, New York : Palgrave, pp 206-221. Köhler H-D. (2009) From the Marriage in Heaven to the Divorce In Earth : The DaimlerChrysler Trajectory since the Merger», in Freyssenet M. (ed) The Second Automobile Revolution, London, New York : Palgrave, pp 309-331. Jetin B. (2009) «Strategies of Internationalisation of Automobile Firms in the New Century : a New Leap Forward?», in Freyssenet M. (ed) The Second Automobile Revolution, London, New York : Palgrave, pp 38-65.

18 Lawrence M., Bernstein J., and Shierholtz H. (2009), The State of Working America 2008/2009, An Economic Policy Institute Book. Ithaca, N.Y.: ILR Press, an imprint of Cornell University Press, 2009. Mercer G. (2003), «Disaster Deferred : The U.S. Big 3 and the Labor Cost Squeeze», in Freyssenet M., Lung Y., Proceedings of Eleventh GERPISA International Colloquium «Company Actors on the Look Out for New Compromises Developping GERPISA's New Analytical Schema», Paris 11-13 june. Edition numérique : http://www.gerpisa.univ-evry.fr/rencontre/ Mercer G. (2009) «Ford 1993-2007 : Losing its Way?», in Freyssenet M. (ed) The Second Automobile Revolution, London, New York : Palgrave, pp 185-205. Senter R., McManus W. (2009) General Motors in an Age of Coroprate Restructuring», in Freyssenet M. (ed) The Second Automobile Revolution, London, New York : Palgrave, pp 165-184.

19 Évolution des effectifs des Big Three en Amérique du Nord, 1961-2008 800 000 700 000 600 000 500 000 nombre 400 000 300 000 200 000 100 000 0 1 945 1 947 1 949 1 951 1 953 1 955 1 957 1 959 1 961 1 963 1 965 1 967 1 969 1 971 1 973 1 975 1 977 1 979 1 981 1 983 1 985 1 987 1 989 1 991 1 993 1 995 1 997 1 999 2 001 2 003 2 005 2 007 année