Etat des lieux de la traduction dans la région euro-méditerranéenne. Traduire de et vers l arabe Synthèse. par Richard Jacquemond



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Etat des lieux de la traduction dans la région euro-méditerranéenne Traduire de et vers l arabe Synthèse par Richard Jacquemond

Traduire en Méditerranée : un miroir des échanges culturels En 2010 et 2011, Transeuropéennes et la Fondation Anna Lindh ainsi que Banipal, CEVBIR, le Conseil européen des Associations de Traducteurs Littéraires (CEATL), la Escuela de Traductores de Toledo, la Fondation du Roi Abdul-Aziz, la Fondation Next Page, le Goethe Institut, l IndexTranslationum (UNESCO), l Institut du monde arabe, l Institut français du Proche-Orient, l Institut de recherches et d études sur le monde arabe et musulman (IREMAM/MMSH), Literature Across frontiers, le Swedish Institute Alexandria, l Università degli studi di Napoli l Orientale et l Université Saint-Joseph ont réalisé conjointement un «Etat des lieux de la traduction dans la région euro-méditerranéenne» une initiative sans précédent. A la lumière de la traduction entre l arabe, le turc, les langues de l Union européenne, l hébreu, l état des lieux questionne la réalité de nos échanges aujourd hui et depuis 20 ans. Il éclaire le rôle crucial de la traduction des œuvres de l imaginaire et de la pensée (littérature, sciences humaines et sociales, théâtre, littérature de jeunesse) dans le développement d une interculturalité, tout en mettant en lumière les nombreuses difficultés qu elle pose en termes économiques, culturels, politiques. Il pose les jalons d un programme euro-méditerranéen pour la traduction de nature structurante, nourri de connaissances étayées, tant en terme de données chiffrées, jusque là inexistantes, que d observation des pratiques. Pour la première fois, des estimations chiffrées ont été dégagées sur une large échelle, en s appuyant sur le croisement des sources bibliographiques disponibles et sur des enquêtes de terrain. Ces données demandent à être affinées par la suite, dans le cadre d un observatoire plus permanent. Par ailleurs, l approche quantitative ne saurait en aucun cas épuiser l analyse. En effet, les réalités de la traduction dans la région euro-méditerranéenne appellent une approche qualitative critique de toute la chaîne de traduction, à quoi s attache aussi l état des lieux (statut et formation des traducteurs, rôle des éditeurs et des programmes d aide à la traduction, diffusion et valorisation des œuvres traduites). Les conclusions générales s appuient sur 69 études par paires de langues (par ex. : de l arabe en français, de l italien en turc) et par thèmes et sur une dizaine de synthèses thématiques. Elles sont accompagnées de recommandations à destination des parties prenantes à la Stratégie culturelle euroméditerranéenne et à la Politique européenne de voisinage sur son versant «euro-méditerranéen» ; des responsables des politiques culturelles des Etats membres de l Union pour la Méditerranée ; des programmes nationaux ou privés d aide à la traduction ; des acteurs de la chaîne de la traduction, à savoir les traducteurs et associations de traducteurs, les éditeurs, les libraires, les bibliothèques, les médias. Cette synthèse sur les flux de traduction entre l arabe et les langues européennes s appuie sur les études réalisées dans le cadre du projet «Traduire en Méditerranée» (ci-après TEM), y compris l étude «Traduction des sciences humaines et sociales en arabe» réalisée par la Fondation du roi Abd al-aziz Al Saoud de Casablanca. Elle prend également en compte des éléments de mes recherches personnelles. Au moment de sa rédaction, l étude sur les traductions de l anglais vers l arabe n était pas encore disponible. On a pallié cette lacune en s appuyant sur l analyse des bibliographies des traductions arabes disponibles. Remarques générales : flux inégalitaires et situations contrastées L économie mondiale des échanges linguistiques telle qu elle se donne à voir à travers les flux de traduction, mesurés en termes de publications d ouvrages traduits, est un reflet très imparfait, mais néanmoins significatif, de l état de la circulation mondiale des idées et des œuvres. En chiffres bruts, il se traduit plus ou moins chaque année dans le monde autant d ouvrages de l arabe qu il se publie de traductions arabes dans les pays arabes. Loin de signifier une relative égalité des échanges, ces données brutes soulignent la marginalité de la traduction de l arabe dans les pays à forte production éditoriale (quelques dizaines de titres/an sur des marchés représentant plus ou moins 10 000 titres traduits/an en Allemagne, France, Italie, Espagne, soit moins de 1% des traductions dans

tous les cas), et inversement la faiblesse persistante de l édition arabe, qui produit aujourd hui plus ou moins 2 000 traductions/an (estimation très approximative) pour près de 300 millions de lecteurs potentiels. Du fait de l inégale valeur des langues sur le marché international, les flux de traduction de/vers l arabe ne suffisent pas à mesurer les échanges culturels entre l Europe et le monde arabe. Les logiques postcoloniales à l œuvre aujourd hui au Nord de la Méditerranée et les problèmes structurels de l économie arabe de la connaissance au Sud font qu un peu partout en Europe, on lit plus de livres sur le monde arabe écrits en (ou traduits de) langues européennes, par des auteurs européens ou arabes (ou européens d origine arabe), que de livres traduits de l arabe. Or cette production sur le monde arabe ou d auteurs arabes en langues européennes est largement traduite en arabe : plus que de traduction, on doit parler ici de réappropriation des représentations et des savoirs produits à l étranger/dans des langues étrangères ; on peut estimer ces traductionsréappropriations à environ 20 % de l ensemble des titres traduits en arabe, plus si l on prend en compte leur diffusion souvent plus large (notamment visible en nombre de rééditions) que celle des traductions ordinaires, si l on peut dire. Autre expression de cet échange Nord/Sud inégal, la traduction de l arabe vers langues européennes est dominée par les œuvres littéraires et les ouvrages religieux (en particulier dans les pays où vivent des populations musulmanes nombreuses, autochtones ou issues de l immigration). Pour le lecteur européen cultivé, les œuvres arabes traduites les plus visibles sont deux textes anciens (le Coran et les Mille et une Nuits) et deux best-sellers modernes, Le Prophète de Khalil Gibran (écrit originellement en anglais mais perçu comme une œuvre arabe) et L immeuble Yacoubian (cette fois l original est bien arabe) de l Egyptien Alaa El-Aswany. De la production arabe en sciences humaines et sociales, il pourra peut-être citer la Muqaddima d Ibn Khaldoun, mais aucun penseur contemporain : rien ou presque ne se traduit de la production arabe contemporaine en SHS. A l inverse, vers l arabe, on tend à traduire tous les genres : la littérature et les SHS, mais c est la nonfiction qui domine de plus en plus, c est-à-dire non seulement ce que les bibliographies classent dans les diverses sciences humaines et sociales, mais aussi tout ce que l on appelle en français le «livre pratique», ou en anglais la littérature de self-help. Expression significative de cette tendance, la grande pauvreté du corpus des traductions arabes d écrivains nord-américains contemporains (les générations postérieures à Hemingway et Faulkner), au moment même où ils ont conquis une position dominante sur le marché mondial de la littérature. En termes de langues d origine en revanche, le marché arabe de la traduction n est pas très différent des marchés européens. Comme eux, il est dominé par la production anglophone, première langue d origine des traductions au Nord comme au Sud de la Méditerranée (plus de la moitié des titres traduits ici et là), à l exception du Maghreb où, du fait du legs colonial, le français continue de dominer. Le français conserve aussi des positions fortes au Liban, dans une moindre mesure, en Syrie, voire en Egypte. Suivent l allemand, le russe, l espagnol et l italien dans des proportions variables : là aussi, la traduction vers l arabe reproduit grosso modo la hiérarchie dominante à l échelle mondiale. Ensuite, plus la langue d origine est rare ou peu connue dans le pays cible, plus nombreuses sont les traductions indirectes : sur ce plan aussi, les langues européennes peu parlées sont, vis-à-vis de la traduction vers l arabe, dans la même situation que la traduction de l arabe dans les «petits» pays européens. Dernière remarque générale, plus positive : dans les deux sens, l évolution récente (la première décennie du XXI e siècle par comparaison aux années 1990) montre une progression quantitative. Un peu partout en Europe, le nombre de traductions de l arabe a nettement augmenté d une décennie sur l autre ; dans l autre sens aussi, le nombre total de traductions a augmenté significativement dans la plupart des pays arabes. Mais cette évolution positive doit être replacée dans son contexte, ici et là : contexte d un accroissement général de la production éditoriale de part et d autre de la Méditerranée, et d un accroissement général du nombre de titres traduits dans la plupart des pays européens. Il s ensuit qu au Nord de la Méditerranée, la part de l arabe dans l ensemble des titres traduits reste marginale (inférieure à 1%), et qu au Sud, la part des traductions dans l ensemble de la production éditoriale reste faible (globalement, de l ordre de 5 %).

Traduction de l arabe vers les langues européennes Eléments communs et généraux Trois types de traductions de l arabe, apparus successivement, coexistent aujourd hui : 1/ le modèle orientaliste : traducteurs et éditeurs appartenant à ou fortement liés au champ universitaire, rôle important du traducteur dans les choix de traductions, qui sont déterminés par le point de vue académique (d où notamment le primat donné aux œuvres classiques sur les textes contemporains), poétique des traductions fortement marquée par les usages de l orientalisme érudit. Ces traductions touchent généralement un public des plus réduits, celui des spécialistes et de leurs étudiants, et les tirages sont très faibles (quelques centaines d ex.). 2/ Le modèle «prosélyte», dans ses deux versions politico-esthétique (traductions à dominante littéraire) et religieuse (champ de l édition «islamique», que ce soit dans les pays à communautés musulmanes issues de l immigration ou dans ceux où ces communautés sont «autochtones») : traducteurs et éditeurs sont moins liés au champ académique orientaliste, ils sont souvent issus de la culture-source ou liés à elle de diverses manières et sont généralement de petite taille, les choix de traduction sont déterminés par une logique d exportation (on prend davantage en compte la valeur du texte dans sa culture-source que son adéquation aux valeurs de la culture-cible), la poétique des traductions se détache du modèle orientaliste tout en restant marquée par la languesource. Les traductions relevant de ce second modèle touchent un public un peu plus large, mais qui reste un public de niche (lecteurs liés à des titres divers au monde arabe pour les traductions «profanes», littéraires essentiellement ; lecteurs musulmans pour les traductions d ouvrages religieux). C est le paradoxe de ce modèle «prosélyte» qu il ne prêche finalement que les convertis. 3/ Enfin le modèle qu on pourrait qualifier d ordinaire en ceci qu il est conforme au fonctionnement du marché du livre traduit dans la culture-cible : traducteurs travaillant davantage sur commande, éditeurs de type généraliste, choix de traduction davantage déterminés par une logique d importation (primat de l adéquation du texte traduit aux représentations dominantes dans la culture-cible), poétique des traductions qui tend à se conformer à la norme dominante (targetoriented) dans l espace de réception. Ces traductions cherchent, et trouvent parfois, un public plus large, le «grand public» de la littérature traduite. D une manière générale, les deux premiers modèles continuent de dominer la traduction de l arabe partout en Europe. Cependant, le troisième, inexistant jusqu aux années 1980, commence à se diffuser depuis. C est en France qu il est le plus présent, même s il ne représente qu une minorité des publications (les traductions parues chez Gallimard, Albin Michel, Flammarion, au Seuil, et surtout Actes Sud chez qui il convient de différencier les traductions publiées sous le label Sindbad [éditeur spécialisé, racheté par Actes Sud en 1995], qui se rapprochent du 2 e modèle, de celles publiées sous le seul label Actes Sud, qui tiennent davantage du 3 e ). On voit aussi ce 3 e modèle émerger récemment en Allemagne, en Italie, en Espagne, voire en Grande-Bretagne, mais dans des proportions plus réduites qu en France. Ailleurs (Pays-Bas, Europe centrale et orientale), ce 3 e modèle ne concerne que les traductions d auteurs arabes d expression française (Tahar Ben Jelloun, Amin Maalouf) ou anglaise (Khalil Gibran, Edward Said), des éditions commerciales du Coran et des Mille et une Nuits les deux œuvres les plus traduites de l arabe en Europe et dans le monde et parfois le roman de Alaa El-Aswani L immeuble Yacoubian (2003), le premier (et le seul à ce jour) vrai best-seller de la littérature arabe moderne, traduit en plus de 20 langues et qui s est vendu rien qu en France à plus de 300 000 exemplaires. En dépit de ces progrès, la réception demeurent partout marquée par le paradigme orientaliste. La production littéraire arabe demeure associée à une série de représentations dominantes de cette culture, issues de l orientalisme romantique («l Orient» comme lieu d une altérité radicale, construite autour de quelques stéréotypes : despotisme, spiritualité, licence sexuelle) et réinterprétées dans le contexte contemporain (focalisation sur l islamisme et la question

féminine). Les stratégies de diffusion (illustrations de couverture par exemple) continuent d exploiter ce «fonds de commerce». Les œuvres littéraires sont présentées sur le mode du document ou du témoignage à valeur ethnographique ou politique et se voient dénier par là leur valeur proprement littéraire. Un exemple typique : le compte-rendu de L immeuble Yacoubian dans Le Monde (28 avril 2006), signé de Gilles Kepel (un politologue plutôt qu un critique littéraire) et intitulé «Un concentré des tensions du Moyen-Orient». Typologie des ouvrages traduits de l arabe Dans tous les pays, ils relèvent pour 90 à 100 % des catégories «littérature» et «religion». Les traductions de sciences humaines et sociales sont inexistantes ou presque (au mieux, quelques titres/an en France). Ce n est pas une situation propre à l arabe. D une manière générale, plus une langue donnée est traduite, plus grande est la variété des livres traduits à partir de cette langue (ex. on traduit de l anglais tous les types de livres) et inversement, moins elle l est, plus cette diversité tend à se restreindre, en particulier à la littérature de fiction, comme l a montré Johan Heilbron 1. La langue arabe n échappe à cette «monoculture» romanesque que par le fait qu elle est a/le véhicule d une grande religion et b/d un vaste patrimoine classique pour lequel les divisions bibliothéconomiques modernes n ont pas grand sens (les mêmes ouvrages sont tantôt classés en «littérature», tantôt en «religion», tantôt dans telle ou telle discipline des SHS). 1/La part des traductions d ouvrages religieux est plus importante dans les pays où vivent des communautés musulmanes (elle est même majoritaire parfois, comme en Bosnie, mais il s agit majoritairement dans ce pays de «traduction interne», d ouvrages écrits en arabe par des auteurs bosniaques). Il faut souligner la différence entre les traductions religieuses relevant du modèle «orientaliste» (qui dominent en Espagne, Italie, Pologne) et celles qui relèvent du modèle «prosélyte» (qui cohabitent avec les premières en France, Allemagne, Royaume-Uni, voire dominent en Serbie, Bosnie, Bulgarie). La concurrence entre les deux modèles dans un même pays s exprime notamment dans l opposition entre traductions du Coran faites par des non-musulmans et celles dues à des musulmans (ex. traduction d Alessandro Bausani vs traduction de Roberto Hamza Piccardo en Italie). Autre conséquence du dépassement du modèle orientaliste, la part des traductions d ouvrages modernes tend à devenir de plus en plus importante : cela vaut pour la littérature religieuse comme pour les œuvres littéraires. 2/Quelques remarques générales à propos des traductions littéraires : - La prose romanesque l emporte partout sur la poésie mais, par rapport à d autres langues traduites, la part des traductions poétiques reste importante (reflet de l importance de la poésie dans la culture arabe, classique et moderne). La part des traductions poétiques est notamment importante en Espagne (nombreuses traductions de poètes de l Espagne musulmane) et en Turquie. La production dramatique est quasi-absente partout, à part quelques traductions du maître égyptien du théâtre arabe, Tawfiq al-hakim. La littérature arabe pour la jeunesse est également ignorée par l édition européenne. - Logiquement, on retrouve un peu partout les mêmes titres et auteurs, et les mêmes tendances à l œuvre : prédominance des auteurs égyptiens (en particulier Naguib Mahfouz qui a bénéficié à plein de «l effet Nobel») et dans une moindre mesure libanais et palestiniens ; «suivisme» des petites langues et des pays où les traductions sont moins nombreuses par rapport aux traductions françaises et anglaises (là aussi, ce n est pas propre à la traduction de l arabe) ; - Vu le très petit nombre de titres concernés, les écarts dans les choix de traduction sont souvent liés à des facteurs individuels (hasards de la trajectoire de tel ou tel traducteur arabisant, résidence temporaire ou définitive de tel écrivain arabe dans tel pays européen), 1 J. Heilbron, «Towards a Sociology of Translation. Book Translations as a Cultural World-System», European Journal of Social Theory, vol. 2 n 4 (1999), p. 429-444.

ou à des manifestations ponctuelles («Belles étrangères» du ministère français de la Culture consacrées à l Egypte, à la Palestine, au Liban ; les pays arabes invités de la Foire de Francfort en 2004). 3/ Très grande rareté des traductions des SHS arabes contemporaines. La majorité de ces traductions concerne des auteurs arabes anglophones (E. Said) ou francophones (Fatima Mernissi). Les rares traductions de l arabe ne concernent que quelques langues (français, anglais, allemand) et deux domaines de prédilection : les débats et polémiques autour de la place de l islam dans les sociétés arabes modernes (ex. essais de Nasr Hamid Abouzeid, Sadeq Jalal al- Azm, traduits en plusieurs langues ; collection «Islam et société» des éditions La Découverte), et ceux autour de la question féminine (essais de Nawal El Saadawi notamment). Autres caractéristiques de la traduction de l arabe en Europe 1/Importance des aides à la traduction. En l absence de politiques publiques arabes de soutien à «l extraduction», les traductions de l arabe se portent mieux dans les pays européens qui se sont dotés de politiques publiques de soutien à «l intraduction» (France, Allemagne, Pays-Bas, Espagne) que dans ceux où celles-ci sont inexistantes ou moins structurées (Royaume-Uni, Italie, Europe centrale et orientale). 2/La situation des traducteurs est également meilleure (statut, rémunération) dans les pays qui soutiennent l intraduction que dans les autres. Elle est très contrastée selon les pays. Plus spécifiquement, par rapport à d autres langues-sources, la part des traducteurs universitaires est souvent plus importante (effet de la prégnance du modèle «orientaliste»), ce qui est un gage de qualité, mais pas nécessairement de lisibilité des traductions. 3/Acteurs éditoriaux. Dans plusieurs grands pays, un acteur éditorial domine le champ de la traduction de l arabe : Actes Sud/Sindbad en France (203 titres depuis le rachat de Sindbad par Actes Sud en 1995, plus 14 avant cette date sous le label Actes Sud et 39 chez Sindbad de 1985 à 1995) ; Lenos Verlag (Bâle) pour l allemand (une centaine de titres), AUC Press pour l anglais (environ 150 trads), voire Jouvence pour l italien (36 titres). Lenos et Jouvence relèvent du 2 e modèle (petites structures relativement spécialisées). AUC Press est un cas particulier : c est une «University Press» qui fonctionne sur une base semi-commerciale et qui est basée au Caire, d où des choix de traduction moins target-oriented, et aussi une distribution très limitée au Royaume-Uni. 4/Quant au paysage éditorial dans les petits pays 2, la situation est très variable en fonction des histoires nationales, mais globalement on retrouve partout les mêmes données : - En Europe de l Est, le secteur de l édition de littérature traduite en général et de la traduction de l arabe en particulier a été fortement affecté par les transformations économiques (privatisation) et politiques (abandon de la «politique arabe» de l ex- Tchécoslovaquie, éclatement de la Yougoslavie) des années 1989-92. - Dans les langues à faible diffusion, l absence de tradition arabisante nationale (Lituanie) ou le recul voire la disparition de cette tradition (Portugal, République tchèque, Roumanie) font que les traductions indirectes continuent d être nombreuses, y compris pour les livresphares que sont le Coran et les Nuits, et la présence de la culture arabe est davantage assurée par les auteurs d expression anglaise (Kh. Gibran, E. Said) ou française (Tahar Ben Jelloun, Yasmina Khadra, Amin Maalouf) que par les auteurs arabophones. - Cas de la Pologne : dans le plus peuplé des pays d Europe centrale et orientale, la situation apparaît intermédiaire entre celle des grands pays de l ouest et celle des petits pays voisins : la taille du marché national du livre et le fait que la tradition orientaliste locale ne semble pas avoir été affectée par le basculement des années 1989-90 font que la traduction de l arabe se 2 La synthèse prend en compte les pays couverts par les études Next Page (5 pays issus de l ex-yougoslavie et 6 autres pays d Europe centrale et orientale) ainsi que l étude sur les Pays-Bas. Manquent donc : Hongrie, Albanie, Estonie, Lettonie et Grèce. Pour le Portugal, j ai eu accès à un résumé en une page de la synthèse en cours de réalisation pour TEM.

porte relativement bien compte tenu de la distance culturelle et géographique du pays vis-àvis du monde arabe. Traduction des langues européennes vers l arabe Traits généraux Les enjeux de la traduction des langues européennes sont beaucoup plus cruciaux, pour la culture arabe contemporaine, que ne le sont ceux de la traduction arabe en Europe. On envisage ici non plus 1% de la production traduite, mais plus de 90%, à l échelle d une vingtaine de pays. Il s ensuit que la traduction arabe couvre l ensemble des catégories : littérature, sciences humaines et sociales, sciences et techniques, religions, ouvrages généraux, livre pratique. Traduction et arabisation Le marché arabe de la traduction est étroitement conditionné par le rapport qu entretient l arabe avec les langues étrangères dominantes (français et anglais) dans les différents pays. Les politiques d arabisation mises en place après les indépendances ont connu des hauts et des bas et n ont abouti nulle part à une arabisation complète de l enseignement, à l exception notable de la Syrie. Un peu partout, les élites politiques et économiques ont utilisé les filières d enseignement en français et/ou anglais pour assurer leur reproduction et perpétuer leur domination sur le reste de la société. Ces mêmes élites étant les premiers acheteurs de livres, elles privilégient souvent la lecture dans la langue originale et contribuent ainsi à la marginalisation du livre arabe traduit. Ainsi, c est dans les domaines où l usage de l arabe s est le moins imposé que l on traduit le moins : sciences et techniques, médecine, mais aussi psychologie, économie, gestion et commerce. Dans tous ces domaines, la traduction tend à se limiter aux ouvrages de vulgarisation et à l abondante littérature de self-help. La question de l arabisation est compliquée par le fait que la langue arabe vit et évolue dans un marché morcelé en plus de 20 Etats, les uns sous influence francophone et les autres sous influence anglo-saxonne, sans politique linguistique commune, et qui mettent tous des barrières de divers ordres à la libre circulation du livre, d où des difficultés supplémentaires dans la circulation des textes, des idées et des savoirs. Le livre arabe traduit fait aussi les frais de l état général de l édition arabe, dominée par des entreprises de petite taille et des organismes publics, les uns et les autres peu professionnalisés (au niveau de la production et à celui de la commercialisation), souvent peu respectueux du droit national et international de la propriété intellectuelle. Il fait enfin les frais de la faiblesse de toute la chaine de distribution et de diffusion du livre dans les différents pays arabes (place réduite faite au livre dans les médias, faiblesse du réseau de librairies et de bibliothèques publiques). Evolutions récentes. Dans ce contexte difficile, diverses évolutions récentes sont encourageantes : - Il y a une progression générale de la diffusion grâce aux nouveaux médias (vente en ligne, téléchargement, promotion du livre via les réseaux sociaux) et à l apparition de librairies d un type nouveau (ex. chaines Diwan et Shuruq en Egypte, Jarir et Obeikan en Arabie saoudite, magasins multimédias Virgin à Beyrouth et ailleurs). - Alors que la signature de contrats de cession de droits avec les éditeurs étrangers était rarissime il y a 20 ou 30 ans, de plus en plus d éditeurs arabes y recourent. - Les programmes publics ou parapublics de soutien à la traduction se sont multipliés depuis le tournant du millénaire : programmes étrangers (français, américain, etc.), mais surtout programmes arabes (Projet national de traduction en Egypte, Centre national de la traduction en Tunisie, projets Tarjim [Dubaï) et Kalima [Abu-Dhabi] aux Emirats, Organisation arabe de la Traduction à Beyrouth, pour ne citer que les principaux.

- Ces divers programmes, en offrant aux traducteurs des rémunérations supérieures à celles du marché, contribuent à amener ou ramener à la traduction des intellectuels qui, à défaut, ne s y investiraient pas, et ainsi à améliorer la qualité souvent décriée des traductions arabes. - Au total donc, on remarque une progression sensible de la traduction arabe depuis le tournant du millénaire, à la fois en quantité et en visibilité (pour la qualité, le jugement restera plus mitigé). Pour autant, les problèmes demeurent : - Quantité de traductions «pirates» (sans accord de l éditeur original) continuent de paraître. La responsabilité en incombe d abord aux éditeurs de ces traductions, mais ils y sont parfois contraints par des éditeurs étrangers trop rigides et/ou ignorants du contexte éditorial arabe. - Le métier de traducteur reste très peu professionnalisé : émiettement de la profession en milliers de traducteurs occasionnels, absence d organisation collective, niveau de rémunération très faible dans le secteur privé. - Le travail éditorial (editing) reste très insuffisant voire inexistant dans l édition publique comme privée, mais aussi dans certains programmes de traduction plus soucieux de quantité que de qualité. - Corollaire en partie des problèmes précédents, le livre traduit pâtit de diverses formes de censure et d autocensure (euphémisation, édulcoration, omissions, coupes) et à des degrés variables en fonction des conditions locales (le phénomène est massif dans les pays du Golfe où la censure de l écrit reste très forte, en particulier en Arabie saoudite, plus limité ailleurs). - La production littéraire et intellectuelle des langues et des cultures non centrales de l espace euro-méditerranéen reste méconnue : au-delà des cinq langues majeures (anglais, français, allemand, espagnol, italien), les traductions sont très rares, passent souvent par des langues tierces, et les choix de traduction sont déterminés par la reconnaissance des textes et auteurs traduits dans les centres anglo- et francophones de l espace littéraire et intellectuel international. Même s il est impossible d en préciser l importance (faute de mention précise dans les ouvrages), les traductions indirectes via le français et l anglais sont également très nombreuses pour la production allemande, italienne, espagnole ou russe. Essai de typologie des acteurs éditoriaux On peut les ranger en trois types : 1/L édition publique. Dominante en Algérie, Tunisie, Libye, Syrie, Egypte, Irak, Koweït, ses positions ont reculé dans tous ces pays à partir des années 1990. Le fait nouveau est l apparition, au sein de ce secteur, d acteurs spécialisés dans la traduction : en effet, une caractéristique des nouveaux programmes publics arabes de soutien à la traduction est qu ils préfèrent créer leurs propres structures éditoriales plutôt de subventionner la publication de traductions par les éditeurs privés : Projet national de traduction (Egypte), Centre national de traduction (Tunisie), Institut supérieur arabe de traduction (Algérie), publications du ministère syrien de la Culture. Le programme Kalima d Abu Dhabi avait commencé comme instance de soutien à l édition privée avant de se muer en éditeur des traductions qu il finance. Ce parti-pris a des effets très négatifs sur la diffusion, ces structures bureaucratiques n ayant aucun savoir-faire en la matière. Contre-exemple, les traductions publiées au Koweït par le Conseil national de la Culture, des Arts et des Lettres depuis les années 1980 ont toujours été très bien diffusées. De même (mais il ne s agit pas vraiment d un organisme public), celles de l Organisation Arabe de la Traduction (Beyrouth), bien diffusées car coéditées avec un éditeur professionnel (le Centre de développement arabe). 2/L édition privée à diffusion restreinte. Plus qu ailleurs, l édition arabe est éclatée en une myriade de très petites entreprises centrées autour d un individu animé par un projet à la fois commercial et militant. Ces micro-entreprises jouent un rôle important dans l édition de littérature

et de sciences sociales, y compris en traduction. Leur réactivité et leur ouverture intellectuelle en fait souvent des partenaires privilégiés des programmes étrangers de soutien à la traduction en arabe. L inconvénient est là aussi leur faible capacité de diffusion au-delà du pays (voire de la capitale) où ils publient. 3/L édition privée de grande diffusion. Les grands éditeurs arabes privés ont assis leur développement sur les deux seuls secteurs à fort rendement de l édition arabe, le livre scolaire et éducatif, et le livre religieux secteurs qui font peu de place au livre traduit. Cependant, un des évolutions positives de la dernière décennie est justement l investissement du livre traduit par ces gros entrepreneurs : Casbah Editions (Alger), Dar al-shuruq et Nahdat Misr (Le Caire), Arab Scientific Publishers et Librairie du Liban (Beyrouth), Jarir et Obeikan (Riyad), etc. Même s ils tendent logiquement à se concentrer sur la partie la plus rentable du marché du livre traduit (littérature de self-help, best-sellers internationaux du type Dan Brown, Paulo Coelho, Harry Potter, etc.). Ajoutons enfin que certains acteurs importants du livre arabe traduit sont des entreprises de taille moyenne, à mi-chemin entre diffusion restreinte et grande diffusion, comme Dar al-adab (Beyrouth), acteur important de l édition de littérature traduite en arabe depuis les années 1960, MAJD (Beyrouth), tourné vers le public universitaire et qui joue un rôle équivalent pour les sciences sociales, ou, au Maghreb, Toubkal (Casablanca) et CERES (Tunis). Tendances récentes de la traduction arabe 1/ En littérature, le marché arabe tend à se rapprocher des marchés européens (domination croissante du roman sur les autres genres, de plus en plus marginalisés ; émergence du best-seller romanesque), mais conserve des traits originaux liés à son relatif «sous-développement» : faible présence des genres à forte diffusion (roman de gare de type Harlequin, policier, science-fiction, fantasy), ignorance des modes et tendances dominantes dans la littérature européenne et nordaméricaine (ex. quasi-inexistence en arabe des best-sellers internationaux de la littérature française du type Muriel Barbéry, Michel Houellebecq, Amélie Nothomb, ou des grands écrivains américains d aujourd hui comme Philip Roth, Cormac McCarthy, Don DeLillo, etc. a fortiori, les grands noms des littératures moins centrales sont encore plus méconnus), compensée par une sorte de «religion du Nobel» (la plupart des lauréats du prix Nobel de littérature sont abondamment traduits en arabe) et, dans une moindre mesure, des prix nationaux les plus connus (Booker, Goncourt). Ce retard très marqué de la traduction littéraire en arabe s explique par le provincialisme des éditeurs arabes, par la disparition du profil de l écrivain-traducteur (excepté chez les poètes), et la forte présence des universitaires spécialistes de littératures étrangères dans le secteur de la traduction littéraire (les universitaires privilégiant, comme partout, la littérature canonisée, classique et moderne, plutôt que la production récente). Plus positif, la tendance récente à une diversification des œuvres traduites : on ne s en tient plus aux littératures dominantes du Nord (française, anglaise, russe, allemande, italienne ) et on fait une place croissante aux littératures du Sud : García Márquez est probablement l écrivain étranger canonique le plus vendu en traduction arabe depuis 20 ans, Orhan Pamuk est abondamment traduit (encore deux Nobel!), etc. 2/En sciences humaines et sociales, la situation du livre traduit en arabe reflète d une part les conditions locales de la reproduction du savoir (champ universitaire), de l autre, l état du champ intellectuel au sens large. Certaines disciplines (sociologie, histoire, linguistique et études littéraires) ou courants de pensée (d une manière générale, ceux qui développent une critique de la domination occidentale) sont plus traduits que d autres (ex. N. Chomsky, E. Said). Ce secteur est dominé par la traduction de l orientalisme, au sens large de tout ce qui s écrit en langues européennes sur le monde arabe, y compris voire surtout lorsque l auteur est lui-même d origine arabe (E. Said, M. Arkoun). Les choix de traduction reflètent, avec un temps de retard plus ou moins marqué et une certaine sélectivité, les modes intellectuelles dominantes dans les grands centres : le structuralisme français et ses suites ont dominé les années 1980 voire au-delà (Barthes, Foucault, Lévi-Strauss, Todorov ),

puis le champ intellectuel arabe a découvert Bourdieu et Ricœur, tandis qu aujourd hui dominent les théories critiques anglo-saxonnes (études postcoloniales notamment). Effet positif des multiples programmes de traduction lancés depuis une dizaine d années, la plus grande place faite aux traductions de classiques et de textes fondamentaux, même si en quantité les manuels universitaires, essais de vulgarisation et «textes intermédiaires» (M.S. Janjar) continuent de dominer le marché. 3/Dans le domaine religieux, domination écrasante des traductions d ouvrages sur l islam : très peu d intérêt pour les autres religions (excepté dans l édition copte en Egypte et maronite au Liban). Si les auteurs perçus comme favorables à l islam sont évidemment plus traduits, en particulier les convertis (ex. R. Garaudy), la présence assez abondante d auteurs critiques ou hostiles (ex. B. Lewis) est remarquable. Autre phénomènes intéressants, la percée de la nouvelle théologie iranienne (A.R. Shoroush), et, récemment, les traductions de textes fondamentaux de l islamologie européenne (Th. Nöldeke, J. van Ess) : l état actuel de la traduction arabe des ouvrages sur l islam donne une image de la pensée arabe musulmane d aujourd hui beaucoup plus diverse et vivante qu on ne l imagine vu d Europe. 4/Particularismes locaux : le marché du livre arabe traduit reflète aussi, bien naturellement, les affinités «géoculturelles» des différents pays. Au Maghreb, on traduit d abord les auteurs nationaux d expression française : la «traduction interne» domine outrageusement le marché algérien du livre traduit (traduction du français mais aussi du berbère) et est fortement présente au Maroc et en Tunisie. Dans le même sens, après le français, on traduit plutôt de l espagnol au Maroc, plutôt de l italien en Tunisie. En Egypte, on traduit plus d auteurs africains, tandis que dans le Golfe, on traduit plus d auteurs indiens et extrême-orientaux. Autre particularité de la péninsule Arabique, les nombreuses traductions de récits de voyage et mémoires d Européens ayant séjourné dans ces pays (pour compenser la rareté des sources écrites autochtones?). Ces particularismes prennent parfois un tour inattendu : en Egypte, on traduit beaucoup plus du persan que du turc, moins par affinité culturelle ou géostratégique que parce que l université nationale a formé beaucoup plus d iranisants que de turquisants.

Conclusion Même si les acteurs de la traduction, qui y ont un intérêt immédiat, ont plus tendance à voir la moitié vide du verre que sa moitié pleine, un bilan objectif se doit de prendre le verre dans son entier. Côté vide, on fera la liste des grands textes de la pensée et de la création universelles qui restent à traduire (ou à retraduire décemment) en arabe ; on critiquera le faible niveau général de la traduction arabe, mais à condition de rappeler qu il ne fait que refléter le difficile combat de la langue arabe pour s imposer dans son aire de diffusion naturelle, et l état général de l édition arabe, encore trop peu professionnalisée. Côté plein, on soulignera le progrès général de part et d autre de la Méditerranée dans la dernière décennie. S il en a été ainsi dans un contexte géopolitique et idéologique (post-11 septembre) très défavorable, le contexte actuel de bouleversements politiques, culturels et sociaux dans le monde arabe est porteur d espoir, tant par les changements qu il annonce au Sud que par la révision des représentations dominantes qu il devrait susciter au Nord de la Méditerranée. Richard Jacquemond est professeur de littérature arabe moderne à l université de Provence (IREMAM/MMSH) et traducteur littéraire.