entretiens et témoignages

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1 entretiens et témoignages Entretien avec le Dr Muy Heng KINN, Région Maine et Loire 03/11/05 Où étiez-vous en 1975? J'étais à Phnom Penh, capitale du Cambodge. J'avais 26 ans, j'étais étudiant en 4 ème année de médecine. Vous vous souvenez du premier khmer-rouge que vous avez vu? Oui, je m'en souviens, ils étaient habillés en noir. C'étaient des petits soldats, jeunes. Ils avaient des fusils à la main, des lance-roquettes. C'était en quelle année? C'était le matin du 17 avril. Pas avant? Avant? Avant oui, c'était en 1970, dans mon village natal. J'ai eu le baccalauréat français à ce moment-là. Mon village natal, Prêk Por, était occupé par les khmers-rouges. Il y avait aussi les soldats vietnamiens, habillés aussi en noir. Je me rappellerai toujours, "ils" avaient mis un chien dans un sac en jute, l'avaient plongé dans de l'eau pour le faire mourir. Ils l'ont fait cuire et l'ont mangé. Vous parlez des soldats khmers-rouges ou vietnamiens? Des Vietnamiens. Les premiers dans notre village, c'étaient les Vietnamiens. Les premiers khmers-rouges sont arrivés après, tout de suite après. Les khmers-rouges ont gagné et ont repris le pouvoir. Ils ont organisé l'administration du village. Voilà ce qu'il s'est passé. Ensuite, le 17 avril au matin, j'ai vu le premier khmer-rouge à Phnom Penh. Dans la nuit du 16 au 17, j'étais de garde à la clinique Bessières, une clinique chirurgicale. Cette nuit-là, il y a eu beaucoup de bombardements. Le matin, j'étais toujours de garde, mais du fait de tous ces bombardements khmers-rouges, je voulais passer chez moi pour m'assurer que tout allait bien, je voulais savoir comme tout le monde si ma famille était saine et sauve, s'il y avait des blessés J'ai promis au personnel de la clinique que je reviendrai, mais quand je suis rentré à la maison, j'ai vu les gens qui couraient partout dans la rue, à gauche, à droite. Il n'était pas question que je retourne à la clinique. Le matin du 17 avril, l'évacuation commençait déjà. Il y avait aussi des pillages partout. Moi aussi j'en fais partie. Tous allait chercher des médicaments dans les pharmacies pour prévenir, pour avoir une réserve de médicaments, parce qu'on ne savait pas ce qui allait arriver.

2 Vous n'aviez aucune idée de ce qu'il se passait? Non, je pensais que la fin de la guerre marquait la paix. J'étais content comme tout le monde. Après, l'évacuation a commencé le jour même. Les soldats khmers-rouges, avec leurs fusils à la main ont tapé aux portes Qu'est-ce qu'ils vous ont dit? Ils nous ont dit de sortir de la capitale, pendant trois jours seulement, parce que les Américains allaient bombarder Phnom Penh. Malgré leurs ordres, je suis resté encore trois jours. Vous habitiez encore chez vos parents? Non, j'habitais avec mes frères et sœurs. Mes parents habitaient dans mon village natal. Vous avez décidé de rester trois jours de plus dans la capitale, malgré l'ordre d'évacuation : les khmers-rouges ne vous ont pas chassés? Je voulais attendre pour voir la situation. Mon appartement était dans un coin, il n'était pas dans la grande rue, il était un peu caché. Le 20 avril, la plupart des appartements étant vides, nous ne pouvions plus rester. Notre but principal, c'était de rejoindre notre village natal, pour être avec nos parents mais les khmers-rouges avaient des ordres et ne nous laissaient pas aller où nous voulions. Nous voulions prendre la direction de Kompong Cham, mais ils nous ont forcé à prendre la route vers Pochentong Nous étions obligés de suivre leurs directives. Y avait-il encore du monde sur les routes ce 20 avril? En une journée, le premier jour, nous n'avons fait que 5 kilomètres. Le deuxième jour aussi. Les rues étaient pleines de monde. Personne ne se parlait, tout le monde se demandait ce qui allait se passer. On nous disait : "Allez, allez! L'Angkar va vous occuper, ne vous inquiétez pas". Les khmers-rouges vous disaient : "L'Angkar va vous occuper" ou bien "L'Angkar va s'occuper de vous?" Ils disaient "L'Angkar va vous occuper". C'est surtout le premier mot que je ne connaissais pas. Je ne savais pas qui était Angkar. Quel âge avaient vos frères et sœurs? Ma sœur avait trente ans. Ma deuxième sœur 28 ans. Moi j'avais 26, et les deux petits frères 20 ans et puis 14 ans. A quoi pensiez-vous pendant cette marche forcée? Aucune idée. Seulement, moi je pensais que c'était une période transitoire. Bien sûr, les khmers-rouges venaient de gagner la guerre, je me disais qu'il leur fallait du temps pour organiser leur administration

3 Qu'avez-vous vu pendant cette marche forcée? C'était le deuxième jour. Nous commencions à avoir faim. Il y avait des petits cochons qui couraient partout, des petits cochons dont les maîtres n'étaient plus là. On essayait de les attraper pour les manger. Moi aussi je leur ai courus après Des khmers-rouges, des jeunes sont arrivés, ils nous ont posé plein de questions. Ils nous ont fouillé, ils nous demandaient ce que nous faisions avant. Qu'est-ce que vous aviez répondu? J'ai dit que j'étais élève. Ce n'étaient pas des militaires, c'étaient des jeunes, peut-être qu'ils étaient illettrés. Si vous aviez attrapé le cochon, vous l'auriez cuisiné sur place, dans la rue? Non, je n'ai pas réussi à l'attraper, il courait vite (rires). Combien de jours a duré cette marche? Plus d'un mois. J'étais obligé de partir vers l'ouest, mais mon village était à l'est. J'ai contourné par la province de Takeo pour revenir à Kien Svay. Il y avait alors un bateau qui partait vers l'est, vers mon village natal. Les bateaux que les khmers-rouges utilisaient embarquaient à Kien Svay et débarquaient à Prêk Por. Prêk Por était un centre de tri. J'avais de la chance, c'est là qu'était notre village. J'y suis resté jusqu'à novembre. Là, tous les "nouveaux", il y avait les "nouveaux" et les "anciens", tous les nouveaux ont été encore déplacés, vers l'ouest. Lorsque vous êtes arrivés dans votre village, quels ont été les ordres? Comme je connaissais bien la pêche sur le Mékong, on m'a mis dans le groupe "pêche". On m'a dit que je devais pêcher pour la communauté. Je commençais un peu à avoir peur J'ai été convoqué deux fois pour être interrogé. Ils m'ont demandé ce que je faisais avant à Phnom Penh. Quelqu'un leur avait dit que j'étais un pilote. Ils avaient eu de faux renseignements, c'est pour ça qu'ils m'avaient convoqué, mais en écoutant mes réponses, ils ont su que je n'étais pas pilote d'avion et m'ont relâché. Vous avez été interrogé sous la torture? Sans torture. La personne qui est venue m'interroger, je la connaissais, c'était un ami, un camarade de classe du collège. Il est venu m'interroger en tant que responsable du renseignement. S'il pensait que j'étais un pilote d'avion, le fait qu'il me connaisse n'aurait rien changé, j'aurais été "emmené". En novembre, vous étiez déplacés vers l'ouest, où avez-vous été? Je suis allé au centre du Cambodge. C'était un hasard. L'objectif, c'était d'aller vers l'ouest, mais nous nous sommes arrêtés au centre du pays, dans la province de Kompong Thom. J'étais peut-être un peu fou, je croyais depuis l'enfance que Kompong Thom et Battabang étaient les greniers du riz du Cambodge. Lorsque nous avons été déplacés, je croyais que l'angkar voulait répartir la densité de la population pour développer les cultures industrielles,

4 il n'y en avait pas, elles étaient faites de manière traditionnelle, avec des bœufs, le repiquage Il fallait de la main d'œuvre. Les régions Ouest et Centre possèdent beaucoup de terrains libres, je pensais que les khmers-rouges déplaçaient les gens de l'est pour travailler là-bas. C'est ce que je pensais à l'époque, j'avais toujours confiance en eux. C'était une idée aujourd'hui, je sais que je me suis trompé Ce n'est pas pour cette raison que nous avons été déplacés. Au début, comme les champs de ces régions sont énormes, je pensais qu'ils nous déplaçaient pour avoir de la main d'œuvre. En fait, ils nous déplaçaient pour nous faire peur, pour nous couper des relations familiales. Où habitiez-vous? Comme nous étions, mes frères et mes sœurs, célibataires, on nous a dit de vivre dans une famille, dans une maison avec la population "ancienne". Quelles étaient les relations avec cette famille? On n'avait pas beaucoup le temps de discuter. Ils avaient du travail aussi. Comme on était célibataires, on nous envoyait travailler loin. Je ne voyais pas beaucoup mes frères et sœurs, chacun travaillait dans son coin. Comment se déroulait vos journées de travail? Ca dépendait des périodes. Ca dépendait des périodes et du type de travail. C'était très dur pour ceux qui construisaient des digues. J'y suis allé aussi. On commence à 5h00 du matin, on a une heure pour manger, et on travaille jusqu'à 23h00 le soir. De quoi vous nourrissiez-vous? De potages de riz La malnutrition, l'hypo-protéinémie Le manque de protéines... Pour se soigner, il fallait de la viande, il fallait manger. Il y avait des oedèmes carentiels. Il y a des périodes, des moments où on mangeait mieux. Par exemple, pendant les fêtes. Une journée par exemple, les fêtes de victoire, le 17 avril (prise de Phnom Penh), autrement, il n'y avait pas d'autres fêtes Vous êtes restés à Kompong Thom jusqu'en 1979? Oui, au même endroit. Les jours passaient, à quoi pensiez-vous? Aucune idée. Je regrette. Je regrette de ne pas avoir aider plus mes parents avant la révolution des khmers-rouges. J'étais complètement désespéré, je me disais que j'allais mourir un jour. Un jour je vais mourir, un jour on va m'emmener pour me massacrer. Comment perceviez-vous le temps qui passait pendant ces quatre années? Je m'en fous du temps. Parce que tous les jours étaient identiques. Il fallait exécuter les ordres pour faire plaisir au chef, en travaillant sérieusement.

5 Vous avez pensé à vous enfuir? Non. Non, parce que Oui, j'ai eu l'idée, mais premièrement, il y avait la situation géographique J'étais au centre du Cambodge Si j'étais plutôt du côté de la frontière thaïlandaise ou vietnamienne, j'aurais tenté ma chance, mais là, j'étais au centre du Cambodge. Deuxièmement, je n'étais pas très doué Il fallait passer en cachette, j'avais peur. Avec mes frères et sœurs, on ne se sentait pas capables. Quel espoir aviez-vous pendant ces quatre années? Je me disais qu'un régime qui s'installe pouvait changer. Je pensais aussi à une attaque extérieure, une révolte, tout était possible. Vous vous souvenez de votre chef khmer-rouge? J'ai eu plusieurs chefs, ça dépendait de l'endroit où je travaillais. Il y en a des plus ou moins méchants. J'ai eu un chef qui était gentil, il comprenait les choses mais devait exécuter les ordres. Est-ce que vous vous êtes méfié de votre entourage de peur qu'on démasque votre identité? Oui. J'avais une idée Je connaissais tous les gens du village. Ils savaient qui j'étais, mais Pour faire baisser mon "problème", j'ai dit que j'étais élève dans le médical, mais au plus bas de l'échelle du truc de médecine. Il ne fallait pas se montrer plus grand qu'eux, mais le plus bas possible. Je ne pouvais pas cacher que j'étais élève en faculté de médecine, mais il fallait baisser le plus possible. Je disais que je ne connaissais rien, que je venais de commencer, que je ne connaissais rien de la médecine Vous saviez que c'était dangereux d'en dire plus? J'ai compris Avec ce que j'ai vécu, je savais qu'il ne fallait pas montrer qu'on était plus fort qu'eux. Ils pouvaient se vexer et je pouvais avoir des ennuis. Est-ce que la religion vous a aidé à supporter ces épreuves? Je suis athée (rires). Vous vous souvenez de l'arrivée des Vietnamiens? L'arrivée des Vietnamiens? En 1979? Oui, oui, je me rappelle très bien. J'ai été très impressionné. Quand les troupes vietnamiennes sont entrées, j'étais dans les champs, à 5 km de la route nationale. Ils avaient des avions de propagande qui disaient qu'ils étaient du Pacte de Varsovie et qu'ils venaient nous libérer. J'étais content, à l'époque, je savais pas ce que c'était. Je savais que Varsovie était la capitale de la Pologne, donc je pensais que c'était bien. J'étais content. Quand j'ai quitté le lieu où je travaille, il fallait que je rentre dans mon village. Je devais prendre la route nationale, sur 15 km. Sur la route, j'ai vu les soldats vietnamiens. On ne voyait qu'eux.

6 Comment les soldats khmers-rouges se sont-ils comportés à l'arrivée des soldats vietnamiens? Il n'y avait pas de soldats khmers-rouges. Les soldats khmers-rouges étaient à la frontière, ils se battaient avec les soldats vietnamiens. A la libération, où êtes-vous allé? Dans mon village natal, pour voir mes parents. On ne savait pas ce qui allait se passer. Après ces années de séparation, j'étais content de revoir mes parents, travailler avec eux Nous avions un hectare de terres pour faire du riz, j'ai travaillé dans le champs pour faire du riz. En quelle année êtes-vous arrivé en France? En Déjà, en 1979, nous avions passé la frontière thaïlandaise pour nous réfugier, pour fuir le Cambodge. Nous avions atteint le camp de réfugiés, mais nous n'y sommes restés qu'une seule semaine. Après il y a eu des ordres du gouvernement thaïlandais pour évacuer, repousser tous les réfugiés dans leur pays. Le HCR et la Croix-Rouge n'étaient pas encore là? Si, il y avait la CIA. La CIA était déjà là. La CIA? Pardon, le CICR, la Croix-Rouge. En 1979, nous sommes retournés au Cambodge à pied. Nous avons marché un mois et demi. Nous devions nous débrouillés dans les champs de mines, je devais passer par dessus les cadavres. Il y avait beaucoup de cadavres de gens qui avaient sauté sur les mines. Nous ne passions pas par les routes nationales, les routes normales qui n'étaient pas dangereuses, on nous obligeait à passer par la forêt. Les mines en 1979 avaient surtout été placées par les khmers-rouges pour empêcher la fuite des cambodgiens vers la Thaïlande. Il y avait aussi les mines posées par les troupes vietnamiennes pour assurer leur campement. Retournés au Cambodge, vous avez repris une vie normale? Normale? Je travaillais avec mes parents dans la culture du riz. Ce n'était pas le même régime qu'avant, c'était un régime communiste mais c'était mieux que Pol Pot. Ensuite, la faculté de médecine a rouvert ses portes en J'ai repris mes études, je travaillais en même temps. Quand je suis rentré à Phnom Penh, c'était à la fin de décembre 1979, il y avait déjà des gens. Les hôpitaux fonctionnaient, l'hôpital Calmette, Sur ma promotion, 120 étudiants, il nous reste à peu près 30, dont 90 disparus. Et ma promotion a été la plus épargnée. Les autres promotions, il en reste très peu.

7 Vous avez survécu, comment vous l'expliquez? Je suis déçu que l'opinion internationale ait mis de côté un crime, un massacre, les tortures physiques, les tortures par la famine, les travaux forcés. Tout le monde oublie, ce n'est pas normal. Ce que vous faites, c'est bien. Si j'ai survécu, ce n'est que grâce au hasard. Tout dépendait de l'humeur du chef du village qui pouvait éliminer comme il voulait, quand ça ne lui plaisait pas. A Battabang, les khmers-rouges ont par exemple utiliser le nom de Sihanouk, ils ont fait croire qu'il allait arriver et qu'il fallait aller le saluer. Ils ont dit qu'il fallait aller l'accueillir. J'ai un ami qui y a été, mais en attendant son tour de monter dans le camion, il s'est dit qu'il allait passer chez lui manger un morceau. Quand il est revenu, les camions étaient partis. Tous ceux qui étaient montés dans les camions ont été massacrés. Lui, il est encore en vie aujourd'hui. S'il avait embarqué, il serait mort. Il y a aussi des gens qui travaillaient à l'usine BGI, ils faisaient de la bière, BGI, c'était l'abréviation de "Brasserie Glacière Indochine". BGI, ça ressemblait à CIA, ils ont tous été emmenés pour être massacrés. Est-il difficile de revenir sur ces années noires? Oui. Pour l'interview, je suis content, j'espère que ça rapportera quelque chose de bien pour l'humanité, que ça fera bouger le monde, que ça fera avancer le procès des criminels. La place des criminels, c'est d'être en prison. On doit absolument les juger. C'est un devoir de rendre justice au peuple. Faut-il oublier? Oublier un crime? Oublier un crime, c'est encourager les criminels. Peut-on oublier? Si on est humain, digne de soi-même, il ne faut pas oublier. Il faut avoir la Justice. Les Cambodgiens sont aussi des êtres humains, comme les européens, comme les américains, comme les africains. Nous devons, ils doivent avoir les mêmes droits que les autres de vivre en paix, d'avoir la liberté, comme tout le monde. Est-ce que vous avez déjà évoqué ces souvenirs avec vos enfants? A l'occasion. Il faut des heures et des heures pour tout raconter. En 1986, vous êtes arrivés en France, comment? Clandestinement, par la Thaïlande, en payant des passeurs. Au Cambodge, en tant qu'intellectuel dans un pays occupé, je ne me sentais pas en sécurité.