L'influence du journalisme dans l'oeuvre d'albert Camus : constitution d'une éthique de la responsabilité

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1 L'influence du journalisme dans l'oeuvre d'albert Camus : constitution d'une éthique de la responsabilité Thèse Sylvie Rochon Doctorat en philosophie de l Université Laval offert en extension à l Université de Sherbrooke Philosophiæ doctor (Ph. D.) Université de Sherbrooke Sherbrooke, Canada Philosophie Université Laval Québec, Canada Sylvie Rochon, 2018

2 L influence du journalisme dans l œuvre d Albert Camus : Constitution d une éthique de la responsabilité Thèse Sylvie Rochon Sous la direction de : Sébastien Charles, directeur de recherche Philip Knee, codirecteur de recherche 2

3 RÉSUMÉ Albert Camus ( ) a produit une œuvre considérable, réfléchissant sur les problèmes de son temps par la voie du journalisme, de l essai, de la littérature, du théâtre ou de conférences. Bien que toutes ces activités soient connues, le rapport intrinsèque entre les écrits journalistiques et l œuvre philosophico-littéraire demeure circonscrit à l examen de quelques thèmes ou d extraits spécifiques. Or, depuis la parution de la plupart des textes journalistiques de Camus ( ) dans les Œuvres complètes (La Pléiade, ), il est possible de questionner les propos tenus par le journaliste, en fonction de l originalité de leur contenu, mais aussi dans leur rapport à plusieurs de ses autres écrits. C est ce thème du lien possible entre les articles de journaux et les essais et textes littéraires qui fait l objet de la présente thèse. Le lien dont il est ici question s appuie sur une lecture des articles et éditoriaux qui dévoile la structuration d une pensée qui, partant des faits sur lesquels Albert Camus prenait position, se mettait peu à peu au diapason d une exigence morale qui s est non seulement maintenue au cours de ces années, mais qui s est amplifiée jusqu à constituer une éthique de la responsabilité. De plus, cette éthique s est manifestée dans les prises de position philosophiques et littéraires en plusieurs occasions, ce qui permet de questionner l influence du journalisme sur le processus créatif de Camus. Toutefois, prétendre à cette démonstration exige d abord de vérifier en quoi Camus était un intellectuel engagé dans la défense de valeurs spécifiques. Il importe de le faire puisque Camus lui-même a, le plus souvent, désavoué tout rapport à l engagement ou encore à l humanisme, du moins dans le sens généralement admis de ces notions au cours de la première moitié du vingtième siècle. L objectif de cette thèse est donc de faire valoir la nature d un engagement intellectuel réel chez Camus, fondé sur un souci humaniste qui a donné lieu à la création d une éthique de la responsabilité, par le biais d une confrontation aux difficultés de la vie humaine et ce, par l exercice du journalisme. Une éthique si prégnante qu elle a aussi guidé le travail de philosophe et de romancier, permettant à Camus de donner du relief aux thèmes, aux histoires, ainsi qu aux types de personnages qui ont donné lieu à plusieurs de ses livres majeurs. iii

4 TABLE DES MATIÈRES RÉSUMÉ... iii TABLE DES MATIÈRES... iv LISTE DES TABLEAUX... xiii LISTE DES FIGURES... xiv REMARQUE PRÉLIMINAIRE... xv INTRODUCTION GÉNÉRALE... 1 CHAPITRE 1 LE SENS DE L ENGAGEMENT INTELLECTUEL CHEZ ALBERT CAMUS Introduction Les notions d engagement et de responsabilité comme modèles d intervention sociale Évolution de la notion d engagement intellectuel : la théorie des champs comme grille d analyse La position sartrienne de l écrivain en situation Albert Camus et le problème de l écrivain en situation A) Les modèles du chef charismatique et du prophète (Max Weber) Jean-Paul Sartre : un chef charismatique Albert Camus : la voix du prophétisme B) Une conception de la responsabilité liée à une conception spécifique du monde L engagement chez camus La nature de l engagement chez Camus Théorie du choix rationnel : examen des trois postulats Examen du premier postulat a) Le Discours de Suède b) Définition de l engagement camusien c) Reconnaissance d un engagement ponctuel : la critique de Roland Barthes iv

5 2- Examen du deuxième postulat a) Témoigner pour et malgré l humaine condition b) Revendications particulières adressées au témoin que fut Albert Camus : la critique de Maurice Blanchot Examen du troisième postulat CHAPITRE 2 LE JOURNALISME COMME FONDEMENT D UNE ÉTHIQUE DE LA RESPONSABILITÉ Introduction L humanisme camusien La méfiance de Camus envers l humanisme Le journalisme comme activité constituante de l humanisme camusien 96 A) Alger républicain Un exemple d article humaniste : les prisonniers algériens et le bagne 99 B) L importance de l implication dans Combat L affaire Pucheu La dispute avec François Mauriac CAMUS L ÉTHICIEN Présence d une méthodologie éthique A) Qu entend-on par éthique de la responsabilité? B) Le paradigme de l insoumission Cadre d analyse de l éthique de la responsabilité chez Camus A) Liste des articles analysés Constitution d une éthique de la responsabilité fondée sur l insoumission L affaire Hodent A) Le contexte B) Présence du témoin-prophète C) Composantes d une éthique de la responsabilité Constitution d un fait moral déterminé (moment 1 de l éthique de la responsabilité) a) L administration de l agriculture en Algérie v

6 b) L homme au-dessus des enjeux politiques Recherche des racines ayant donné lieu au problème moral questionné par Camus (moment 2 de l éthique de la responsabilité) a) Les abus de pouvoir b) Morale et administration coloniale c) Validation de l éthique de la responsabilité : confrontation avec les positions d Edward Saïd et Achille Mbembe Réintégration du fait moral dans un réseau de catégories du possible (moment 3 de l éthique de la responsabilité) Présentation sociale des différentes options que l éthicien entend proposer pour modifier les conduites humaines (moment 4 de l éthique de la responsabilité) Misère en Kabylie A) Le contexte B) Présence du témoin prophète C) Composantes d une éthique de la responsabilité Constitution d un fait moral déterminé (moment 1 de l éthique de la responsabilité) a) «La Grèce en haillons» b) «Conclusion» Recherche des racines ayant donné lieu au problème moral questionné par Camus (moment 2 de l éthique de la responsabilité) a) Le dénuement b) Salaires et émigration c) La charité Réintégration du fait moral dans un réseau de catégories du possible (moment 3 de l éthique de la responsabilité) a) Les salaires b) L habitat c) L assistance d) L enseignement e) Les pratiques économiques f) Présentation sociale des différentes options que l éthicien entend proposer pour modifier les conduites humaines (moment 4 de l éthique de la responsabilité) Sous les éclairages de la guerre vi

7 A) Le contexte B) Présence du témoin prophète C) Composantes d une éthique de la responsabilité Constitution d un fait moral déterminé (moment 1 de l éthique de la responsabilité) Recherche des racines ayant donné lieu à la morale maintenant questionnée par l éthicien (moment 2 de l éthique de la responsabilité) 207 a) Incompréhension de l essence de la doctrine hitlérienne b) Détournement du mandat de la Société des nations c) L idée de la croisade Réintégration du fait moral dans un réseau de catégories du possible (moment 3 de l éthique de la responsabilité) Présentation sociale des différentes options que l éthicien entend proposer pour modifier les conduites humaines (moment 4 de l éthique de la responsabilité) Lettres à un ami allemand A) Le contexte B) Présence du témoin prophète C) Composantes d une éthique de la responsabilité Constitution d un fait moral déterminé (moment 1 de l éthique de la responsabilité) Recherche des racines ayant donné lieu à la morale maintenant questionnée par l éthicien (moment 2 de l éthique de la responsabilité) Réintégration du fait moral (moment 1) dans un réseau de catégories du possible (moment 3 de l éthique de la responsabilité) Présentation sociale des différentes options que l éthicien entend proposer pour modifier les conduites humaines (moment 4 de l éthique de la responsabilité) À guerre totale, résistance totale A) Composantes d une éthique de la responsabilité Constitution d un fait moral déterminé (moment 1 de l éthique de la responsabilité) Recherche des racines ayant donné lieu au problème moral questionné par Camus (moment 2 de l éthique de la responsabilité) Réintégration du fait moral (moment 1) dans un réseau de catégories du possible (moment 3 de l éthique de la responsabilité) vii

8 4- Présentation sociale des différentes options que l éthicien entend proposer pour modifier les conduites humaines (moment 4 de l éthique de la responsabilité) Pendant trois heures ils ont fusillé des Français A) Composantes d une éthique de la responsabilité Constitution d un fait moral déterminé (moment 1 de l éthique de la responsabilité) Recherche des racines ayant donné lieu au problème moral questionné par Camus (moment 2 de l éthique de la responsabilité) Réintégration du fait moral (moment 1) dans un réseau de catégories du possible (moment 3 de l éthique de la responsabilité) Présentation sociale des différentes options que l éthicien entend proposer pour modifier les conduites humaines (moment 4 de l éthique de la responsabilité) La libération de Paris A) Composantes d une éthique de la responsabilité Constitution d un fait moral déterminé (moment 1 de l éthique de la responsabilité) Recherche des racines ayant donné lieu à la morale maintenant questionnée par l éthicien (moment 2 de l éthique de la responsabilité) Réintégration du fait moral (moment 1) dans un réseau de catégories du possible (moment 3 de l éthique de la responsabilité) Présentation sociale des différentes options que l éthicien entend proposer pour modifier les conduites humaines (moment 4 de l éthique de la responsabilité) Morale et politique B) Composantes d une éthique de la responsabilité Constitution d un fait moral déterminé (moment 1 de l éthique de la responsabilité) Recherche des racines ayant donné lieu à la morale maintenant questionnée par l éthicien (moment 2 de l éthique de la responsabilité) 266 a) La position américaine b) L Union soviétique et le communisme c) Reconstruire l Europe Réintégration du fait moral (moment 1) dans un réseau de catégories du possible (moment 3 de l éthique de la responsabilité) viii

9 4- Présentation sociale des différentes options que l éthicien entend proposer pour modifier les conduites humaines (moment 4 de l éthique de la responsabilité) Crise en Algérie A) Le contexte B) Présence du témoin prophète C) Composantes d une éthique de la responsabilité Constitution d un fait moral déterminé (moment 1 de l éthique de la responsabilité) Recherche des racines ayant donné lieu à la morale maintenant questionnée par l éthicien (moment 2 de l éthique de la responsabilité) Réintégration du fait moral (moment 1) dans un réseau de catégories du possible (moment 3 de l éthique de la responsabilité) Présentation sociale des différentes options que l éthicien entend proposer pour modifier les conduites humaines (moment 4 de l éthique de la responsabilité) Ni victimes ni bourreaux A) Composantes d une éthique de la responsabilité Constitution d un fait moral déterminé (moment 1 de l éthique de la responsabilité) Recherche des racines ayant donné lieu à la morale maintenant questionnée par l éthicien (moment 2 de l éthique de la responsabilité) 299 d) Réintégration du fait moral (moment 1) dans un réseau de catégories du possible (moment 3 de l éthique de la responsabilité) Présentation sociale des différentes options que l éthicien entend proposer pour modifier les conduites humaines (moment 4 de l éthique de la responsabilité) Éditoriaux sur la situation algérienne B) Le contexte C) Présence du témoin prophète A) Composantes d une éthique de la responsabilité Constitution d un fait moral déterminé (moment 1 de l éthique de la responsabilité) Recherche des racines ayant donné lieu à la morale maintenant questionnée par l éthicien (moment 2 de l éthique de la responsabilité) Réintégration du fait moral (moment 1) dans un réseau de catégories du possible (moment 3 de l éthique de la responsabilité) ix

10 4- Présentation sociale des différentes options que l éthicien entend proposer pour modifier les conduites humaines (moment 4 de l éthique de la responsabilité) CHAPITRE 3 L ÉTHIQUE DE LA RESPONSABILITÉ DANS L ŒUVRE LITTÉRAIRE ET PHILOSOPHIQUE D ALBERT CAMUS INTRODUCTION Le mythe de Sisyphe Se comprendre avant tout Les thèmes présents dans Le mythe de Sisyphe L empreinte éthique du journalisme A) Les murs absurdes Retour sur l affaire Hodent Retour sur les articles consacrés à la guerre dans Le soir républicain 347 B) Le suicide philosophique Les injustices et les guerres : lieux de confrontation Une seule conclusion possible C) La liberté absurde LA PESTE La Peste est-il un roman historique? Le médecin et le journaliste A) Les débuts : lorsque les rats font office de prémices de guerre Le journaliste Le médecin B) La paix, la guerre Le journaliste Le médecin C) Savoir faire son métier D) L Occupation Le journaliste Le médecin A) La question de la responsabilité Les Justes x

11 3.3.1 Albert Camus en Porter la justice en soi comme une responsabilité éthique A) Les membres du parti Stepan a) Présentation a) Évaluation éthique des idées de Stepan Boris a) Présentation b) Évaluation éthique des idées de Boris Ivan a) Présentation b) Évaluation éthique des idées d Ivan Dora a) Présentation a) Évaluation éthique des idées de Dora Alexis a) Présentation b) Évaluation éthique des idées d Alexis B) L acte manqué Les enfants Le dilemme à l intérieur du dilemme L Homme révolté Le sort du journalisme A) L état du journalisme en B) L incessante critique des idées politiques Camus, témoin de son temps A) L homme révolté Le bagne Michel Hodent Le reportage en Kabylie B) La révolte historique La Deuxième Guerre mondiale La terreur après xi

12 3.5 Réflexions sur la guillotine La peine de mort et le peuple La peine de mort, la logique, la négation de la vie La peine de mort et le terrorisme CONCLUSION GÉNÉRALE BIBLIOGRAPHIE xii

13 LISTE DES TABLEAUX Tableau 1 : Les modèles d intervention politique des intellectuels Tableau 2 : La composition de l article «Tout ne s arrange pas» Tableau 3 : Liste des articles analysés xiii

14 LISTE DES FIGURES Figure 1 : Cadre d analyse des articles et éditoriaux d Albert Camus Figure 2 : Fait moral associé aux articles sur Michel Hodent Figure 3 : Fait moral associé au reportage sur la Kabylie Figure 4 : Fait moral associé aux articles sur le déclenchement de la Deuxième Guerre mondiale Figure 5 : Fait moral associé aux quatre lettres à un ami allemand Figure 6 : Fait moral associé à l article «À guerre totale, résistance totale» Figure 7 : Fait moral associé à l article «Pendant trois heures ils ont fusillé des Français» Figure 8 : Fait moral associé aux articles sur la libération de Paris Figure 9 : Fait moral associé aux éditoriaux sur le rapport entre morale et politique Figure 10 : Fait moral associé à la crise algérienne Figure 11 : Fait moral associé aux articles regroupés sous le titre «Ni victimes ni bourreaux» Figure 12 : Fait moral associé aux articles sur l indépendance algérienne xiv

15 REMARQUE PRÉLIMINAIRE Afin de respecter les termes tels qu ils ont été utilisés par Albert Camus dans ses articles de journaux et dans ses essais, nous avons reproduit, le plus souvent, les notions d être humain, d homme et d individu. Il ne s agit donc aucunement d une masculinisation de la typographie. xv

16 INTRODUCTION GÉNÉRALE 1

17 Le XXe siècle n avait pas encore tourné la page qu il était présenté par les historiens et les politologues comme la période la plus complexe et la plus riche en bouleversements ayant jusque-là existé. Des guerres, des génocides, des repositionnements géostratégiques, des luttes syndicales et étudiantes, des gains féministes et des avancées technoscientifiques ont dévoilé deux faces d un même monde, l une digne et l autre sordide. Les arts et la vie intellectuelle ont également marqué ce siècle d une telle empreinte que plusieurs considèrent que les grands penseurs et les artistes universalistes n existent plus aujourd hui. Bien que ce type de jugement soit probablement trop hâtif, il révèle tout de même la reconnaissance d un dynamisme et d une originalité qui continuent d habiter et d intriguer ceux qui naquirent dans les dernières décennies du siècle dernier. Le XXe siècle a aussi suscité de la colère et de l indignation dans un rapport proportionnel à l espoir qu il avait fait naître chez plusieurs individus. Toutefois, une constance s'est affermie au cours de ce siècle quant à l examen critique des idéologies, celle du rapport qu elles entretenaient concrètement avec les êtres humains. Qu il s agisse du communisme, du socialisme, du capitalisme ou du libéralisme, les intellectuels, pour la plupart, ont réellement cherché à questionner les conditions possibles de la réalisation d un mieux-être individuel et collectif. En Europe, plusieurs jeunes intellectuels nés dans les premières années du siècle espéraient un monde nouveau, promis en quelque sorte par le sacrifice même des millions de soldats morts au cours de la Première Guerre mondiale pour en assurer la venue 1. Parmi ceux-là, Albert Camus, né en Algérie et nourri d une éducation française par le fait que son père, tué lors de la bataille de la Marne en 1914, était français et que l Algérie était alors sous la gouverne de la France. Pour le jeune Camus, pendant la période de l entre-deux-guerres, le pacifisme était dorénavant inscrit dans la marche du monde. Son souhait le plus cher était alors d écrire une œuvre qu il sentait porter en lui et dont la réalisation semblait entravée par la maladie et par la pauvreté 1 La Première Guerre mondiale fit environ 9 millions de morts, dont un million et demi en France. 2

18 familiale dont il peinait à s extraire 2. Des obstacles importants mais peut-être sans commune mesure avec les limites que lui fera connaître la Deuxième Guerre mondiale. En février 1939, il écrivit à son ami et ancien professeur de philosophie Jean Grenier : «Je comprends de moins en moins la politique, intérieure ou extérieure. J ai le sentiment que tout cela finira dans la ruine sans que nous puissions lever nos bras. Les hommes de mon âge n ont pas la partie belle 3.» Mais la guerre, dans son éventualité, demeure une abstraction pour Camus, du moins tente-t-il de la repousser hors de son champ de réflexion. Ses carnets de contiennent de nombreuses remarques sur l œuvre à construire, des plans de livres à venir, des remarques sur la pauvreté, sur l absurde et surtout, sur la beauté des lieux qu il habite ou qu il visite. On comprend donc qu en septembre 1939, au moment où la France et l Angleterre déclarent la guerre à l Allemagne, Albert Camus prend au sérieux la situation, mais son sérieux est plus empreint de réflexion philosophique que politique : La guerre a éclaté. Où est la guerre? En dehors des nouvelles qu il faut croire et des affiches qu il faut lire, où trouver les signes de l absurde événement? Elle n est pas dans ce ciel bleu sur la mer bleue, dans ces crissements de cigales, dans les cyprès des collines. ( ). On veut y croire. On cherche son visage et elle se refuse à nous. Le monde seul est roi et ses visages magnifiques. Avoir vécu dans la haine de cette bête, l avoir devant soi et ne pas savoir la reconnaître. Si peu de choses ont changé. Plus tard, sans doute, viendront la boue, le sang et l immense écoeurement. Mais pour aujourd hui, on éprouve que le commencement des guerres est semblable aux débuts de la paix : le monde et le cœur les ignorent 4. Lorsqu il énonce ces idées dans ses carnets, Camus travaille déjà comme journaliste au sein d Alger républicain depuis près d un an. Il s y est fait un nom, la 2 Albert Camus apprit qu il avait la tuberculose à l âge de dix-huit ans. S il dut renoncer au soccer, sport qu il adorait, il put toutefois continuer ses études mais la pauvreté de sa famille lui causa de nombreuses difficultés pour y arriver. Avant 1938, il dut accepter des boulots qui l ont privé des moments nécessaires à la création. 3 Albert Camus, Jean Grenier. Correspondance , Avertissement et notes par Marguerite Dobrenn, Paris, Gallimard, 1981, p Albert Camus. «Cahier III (avril 1939-février 1942)», Carnets , Œuvres complètes, tome II , édition publiée sous la direction de Jacqueline Lévi-Valensi, Paris, Gallimard, La Pléiade, 2006, p

19 valeur et l utilité de ses reportages et articles sont reconnues. La condition humaine, à laquelle il s intéresse depuis quelques années puisque ses études furent philosophiques, a cependant pris une tout autre texture au sein de sa réflexion depuis qu il doit s intéresser, dans le cadre de son travail, aux différentes réalités humaines qu il rencontre. Il continue toutefois de considérer l œuvre littéraire à construire et le travail de journaliste comme deux voies parallèles, l une sur laquelle il marcherait comme artiste et l autre qui lui permet d obtenir un salaire. En , il ne sait pas encore que le journalisme occupera son temps pour plusieurs années à venir, même s il écrira également et en même temps quelques-uns de ses romans, essais et pièces de théâtre. En fait, ce que lui offrira la guerre, ce sera tout le canevas des comportements humains, de la solitude de l être face au tragique de l existence jusqu au tissage des amitiés, en passant par l éclatement de la peur et des vindictes qui l accompagnent souvent. Et ce que lui offrira le journalisme au cours de cette période, particulièrement grâce à son implication au sein de Combat, journal de la résistance, ce sera la tribune à partir de laquelle son regard pourra embrasser les différents types de relations humaines et sa réflexion soupeser et justifier son accord ou son désaccord devant elles. Dès lors, comment ne pas questionner l appréciation par Camus de ses propres activités? Pour lui, la valorisation du rôle de l artiste, entendons ici l écrivain, l emportait sur tout le reste, de telle façon que le journalisme était conçu comme un métier, qu il fallait exercer avec diligence et respect, certes, mais qui n engageait pas outre mesure la créativité et l originalité. Selon le journaliste Jean Daniel 5, qui fut l un des premiers à questionner l apport exceptionnel du journalisme dans la pensée de Camus, ce dernier n a jamais été capable de trouver dans le journalisme un lieu de créativité tout aussi important que l écriture de romans ou de pièces de théâtre. L interprétation de Jean Daniel est intéressante : si Camus n a pas lié le journalisme à sa conception de l art, c est peut-être parce qu il l a pratiqué sur une base 5 Jean Daniel, né en 1920 en Algérie, est le fondateur de la revue Le Nouvel Observateur (1964). Albert Camus représente l une de ses influences les plus importantes. 4

20 irrégulière et aussi parce qu il n a pas réussi à fonder un journal ou une revue qui aurait rassemblé toutes les qualités qui, à ses yeux, faisait d un tel outil ce qu il méritait d être : En fait, on peut dire que le journalisme dont Camus gardait la nostalgie résidait dans le pari qu on ne lui avait pas laissé le temps de tenir : concevoir un journal qui bannirait toutes les formes de mensonges, dont la vertu serait tout de même divertissante et où trois principes seraient farouchement défendus, ceux «de la justice, de l honneur et du bonheur» 6. Peut-on aller plus loin et questionner l influence directe du métier de journaliste, tel que l exerça Camus, sur l écriture effective de son œuvre littéraire et philosophique? Pour le dire autrement, Albert Camus est-il devenu celui que l on sait grâce au journalisme? Il serait inapproprié de le formuler ainsi. Le journalisme est effectivement un métier 7 et l époque effervescente au cours de laquelle Camus 6 Jean Daniel. Avec Camus- Comment résister à l air du temps, Paris, Gallimard, 2006, p Bien qu il ne s agisse pas pour nous de traiter de la presse écrite en tant que telle, il faut tout de même mentionner que le vingtième siècle fut le moment charnière au cours duquel des groupes luttèrent pour faire reconnaître le journalisme comme profession. Le journalisme, lorsqu on le pense comme tâche, se donne d abord dans la rédaction d un article ou d un éditorial, ou encore dans la présentation d un reportage. Mais sur quels fondements reposent ces articles et reportages? Quelle est la formation du journaliste et quelles sont ses intentions? Christian Delporte, spécialisé dans l histoire des médias, s est intéressé à la distinction nécessaire qui se fera, au cours de la première moitié du vingtième siècle, entre les écrivains venus par hasard ou par nécessité au journalisme et les aspirants à l exercice d une profession qui engage totalement la personne qui s y consacre, avec l exigence de désintéressement qui s impose à quiconque veut informer le public. La presse écrite a évolué notamment, soutient Delporte, grâce au travail des groupes soucieux d instiller un savoir-faire et un savoir-être chez les journalistes. C est pourquoi la lutte syndicale sera si importante et ce, dès la fin du dix-neuvième siècle : «L idée que le journalisme n exige pas d autre apprentissage que la pratique du terrain n est pas une exception française. Des professionnels d autres pays le pensent aussi ( ). L une des difficultés essentielles de toutes ces expériences scolaires est de concilier la théorie et la technique ; force est de constater que, rapidement, les cours de journalisme se limitent à des leçons d histoire et de droit de la presse. Néanmoins, la conception d une formation initiale où les futurs journalistes s imprégneraient de préceptes moraux essentiels, qu ils pourraient cultiver ensuite en tant que professionnels, fait son chemin.» (C. Delporte, Les journalistes en France , Paris, Seuil, 1999, p.179). Albert Camus était conscient des problèmes liés à la presse écrite et au rôle du journaliste. Il consacra, en 1944, quelques articles dans le journal Combat. Il prit clairement position contre le pouvoir des propriétaires de journaux qui faisaient de l argent l instrument de leur pouvoir, corrompant ainsi la nature même de l information. Également, Camus disait souhaiter que se manifeste chez les journalistes un souci pour les idées : «À cette critique directe, dans le texte et dans les sources, le journaliste pourrait ajouter des exposés aussi clairs et aussi précis que possibles qui 5

21 l exerça explique qu il y ait tenu sa place. En effet, le XXe siècle vit l éclosion d une presse écrite au sein de laquelle la plupart des intellectuels participèrent et marquèrent leur positionnement. Claude Estier, auteur de Journalistes engagés, considère qu il faut découper le siècle en ses parties politiques évènementielles pour comprendre tous les enjeux que connut alors la presse écrite. Et selon lui, l engagement des intellectuels se fondait sur leur idéologie politique dont les deux grandes catégories que sont la droite et la gauche constituaient d abord le fer de lance 8. Les intellectuels passent, les journaux et revues également et peu d entre eux ont réellement investi le champ journalistique pour défendre les vertus du journalisme en tant quel. En ce sens, François Mauriac représenterait une exception, lui qui y a consacré près de soixante ans de sa vie, de 1914 à Dans le cas d Albert Camus, qui savait reconnaître les propriétés du travail de journaliste et qui l a exercé de façon ponctuelle, comment interpréter l influence de la réflexion spécifique qu il mena au sein des journaux? Avant d être journaliste, Albert Camus écrivait déjà. Il avait participé à des journaux étudiants, il élaborait aussi peu à peu les thèmes qu il désirait mettre en scène dans ses essais et œuvres littéraires. Il développait aussi, à propos de ces derniers, des idées plus ou moins longues ou structurées qu il entendait reprendre dans ses récits. Il énonçait ces idées dans ses carnets et, lorsqu on en suit la progression, il est possible de voir comment il s interrogeait sur le ton et sur la forme qu il cherchait. Sur le contenu également. Évidemment, rien là que de très normal pour tout écrivain qui débute et qui cherche sa voie. Mais quelque chose se passe à mettraient le public au fait de la technique d information.» (A. Camus. «Le journalisme critique», Combat, 8 septembre 1944, présenté dans Œuvres complètes, tome II, p.387). Enfin, Camus énonça l exigence d une attitude morale de la part des journalistes, en cette période complexe et trouble qu était la Deuxième Guerre mondiale. Pour Camus, cette réforme nécessaire de la presse et du journalisme ne valait pas seulement pour les années 1940 mais pour l avenir même de l outil et de la profession. 8 Claude Estier. Journalistes engagés, Paris, Cherche midi, 2011, 336p. 9 Jean Daniel, Jean-Claude Guillebaud et al. François Mauriac- un journaliste engagé, propos recueillis par Gilbert et Nicole Balavoine, Bordeaux, Éditions Confluences, Centre François Mauriac de Malagar, 2007, 139p. 6

22 partir du moment où il intègre Alger républicain comme journaliste en Camus était un admirateur de la philosophie nietzschéenne et il en empruntait parfois le ton, l envolée des mots, la grandiloquence du penseur allemand réfléchissant le monde dans son œil critique nihiliste. Au moment du déclenchement de la Deuxième Guerre mondiale, Camus semble plus près que jamais de la pensée nietzschéenne. Ses réflexions dans les Carnets de cette époque traduisent bien cet apport philosophique. Réflexions nietzschéennes, beaucoup dans le ton, camusiennes dans le parti-pris contre l incohérence des hommes dans un monde devenu chaotique. En septembre 1939, dans ses carnets, il écrivit ceci : Cette haine et cette violence qu on sent déjà monter chez les êtres. Plus rien de pur en eux. Plus rien d inappréciable. Ils pensent ensemble. On ne rencontre que des bêtes, des faces bestiales d Européens. Ce monde est écœurant et cette montée universelle de lâcheté, cette dérision du courage, cette contrefaçon de la grandeur, ce dépérissement de l honneur 10. Quelques jours auparavant (28 août 1939), Camus avait écrit dans Alger républicain une lettre signée du pseudonyme Vincent Capable. Il y était question des rumeurs de guerre, de démocratie menacée et aussi de déception face à des hommes incapables de défendre leurs convictions, comme indifférents aux conséquences des décisions prises au-dessus d eux : Tout ça ne m empêche pas d ailleurs d être pessimiste et légèrement écœuré. Je veux la paix, naturellement. Il y a des millions de Français qui la veulent. Mais ils ne savent pas comment la vouloir. Et M. Daladier est venu qui leur a dit : «C est comme ça que nous l aurons et la preuve, c est que je suis un jacobin.» Alors, la France a marché. Elle marche encore. Et elle marchera jusqu au bout. M. Daladier à sa tête, jusqu à ce qu elle meure d épuisement 11. Il est intéressant de constater, lorsqu on lit l ensemble des notes inscrites dans les Carnets au cours des années et qu on les compare aux articles écrits à 10 A. Camus. Op.cit., p A. Camus. «Quatrième lettre de Vincent Capable, primeuriste, sur la paix et la démocratie», Alger républicain, 28 août 1939, publiée dans Œuvres complètes, tome I , édition publiée sous la direction de Jacqueline Lévi-Valensi, 2006, p

23 la même époque, à quel point il y a une présence plus nette de la seule pensée camusienne (le ton, la prise en charge des événements sur un mode réflexif) dans les articles d Alger républicain et de Soir républicain. Le journalisme est l occasion pour Camus de dépasser le cadre purement intellectuel, ce qui rend ses propos davantage authentiques. Lorsque Camus parle de la guerre de 1939, même si son point de vue sur l humanité s est nourri de la pensée de philosophes tels que Nietzsche, c est en tant que citoyen du XXe siècle, avec un regard tourné vers les lacunes et les souffrances de la condition humaine. Un regard qui ne cessera de creuser, par le biais du journalisme et ce, entre 1938 et 1947, les zones de partage entre l acceptable et l inacceptable, entre le juste et l injuste. C est pourquoi nous croyons d abord que, sans le journalisme, la pensée d Albert Camus n aurait pu se développer comme elle l a fait. Il est possible de lire les articles, les éditoriaux et les reportages de Camus et de les juger bien écrits, synthétiques, porteurs dans certains cas de valeurs auxquelles il accordait de l importance. Mais il est également possible d y voir le terreau même de sa pensée, non pas séparée de l ensemble de son œuvre mais intimement mêlée à cette dernière. Et lorsqu on lit plusieurs de ses livres les plus importants, il est même possible d y trouver les idées et valeurs défendues dans ses articles et éditoriaux. Notre thèse vise donc à démontrer l existence et l importance du lien déterminant qui s est créé entre les articles et éditoriaux écrits par Camus et son œuvre philosophico-littéraire. Si nous posons les articles comme fondement, c est que nous y voyons l expression d une pensée qui se forme à mesure que le contexte évènementiel permet de tracer des balises qui assureront, par la suite, l organisation des idées servant à la création des essais philosophiques et des fictions. Il ne suffit pas pour cela de faire valoir la richesse de sa réflexion «sur le terrain». Pour que la réflexion d ordre journalistique ait permis la création d une œuvre littéraire et philosophique, il a bien fallu qu elle soit porteuse d une empreinte proprement camusienne et qu elle libère la création que l écrivain portait en lui comme désir et comme projet. 8

24 Pour mieux circonscrire le rapport entre l activité journalistique et la création artistique, un certain nombre de questions doivent être posées. Premièrement, que révélait de spécifique ce désir d écrire chez Camus? Les carnets de 1935, les premiers qui soient connus, s ouvrent sur cet énoncé : «Ce que je veux dire : ( ) 12». Il précise que son témoignage devrait porter sur la pauvreté, la sensibilité, la mauvaise conscience de celui qui refuse de considérer le lien irréductible entre le vécu et la pensée. À mesure qu il écrit dans ses carnets, il affirme, souvent implicitement, parce qu il rédige des paragraphes de ce qui pourrait devenir un roman ou des échanges entre des personnages, l importance qu il faut accorder aux gens, à leur façon de vivre le quotidien et de se trouver séparés des grandes décisions qui les concernent pourtant. À la même époque, dans une lettre à Jean Grenier, Camus écrit ceci : Vous avez raison quand vous me conseillez de m inscrire au parti communiste. ( ). Les obstacles que j oppose au communisme il me semble qu il vaut mieux les vivre. Je verrai mieux les plans et quelles valeurs il convient d attacher à certains arguments. ( ). Ce qui m a longtemps arrêté, ce qui arrête tant d esprits je crois, c est le sens religieux qui manque au communisme. C est la prétention qu on trouve chez les marxistes d édifier une morale dont l homme se suffise. ( ). Mais peut-être aussi peut-on comprendre le communisme comme une préparation, comme une ascèse qui préparera le terrain à des activités plus spirituelles. En somme une volonté de se dérober aux pseudo-idéalismes, aux optimismes de commande, pour établir un état de choses où l homme puisse retrouver le sens de son éternité. Je ne dis pas que ceci est orthodoxe. Mais précisément dans l expérience (loyale) que je tenterai, je me refuserai toujours à mettre entre la vie et l homme un volume du Capital. Toute doctrine peut et doit évoluer. Cela est suffisant pour que je souscrive sincèrement à des idées qui me ramènent à mes origines, à mes camarades d enfance, à tout ce qui fait ma sensibilité 13. Le désir d écrire pour Camus repose donc, d abord et avant tout, sur l expression de sa sensibilité. Cette révélation n est pas anodine puisqu elle rend compte de la 12 A. Camus, Œuvres complètes, tome II, p A. Camus, J. Grenier. Op.cit., p.22. 9

25 présence d une compréhension de soi qui déjà permet l alignement d un certain nombre de finalités attendues dans l acte d écrire. Cette remarque nous mène à une deuxième question. Comment peut-on interpréter cette sensibilité à laquelle Camus se réfère? Qu un intellectuel, jeune de surcroît, dévoile sans tabou la prise en charge de sa sensibilité rend compte d une dimension particulière de son être que nous interprétons, pour notre part, comme la présence d un souci éthique. Nous ne prétendons pas ici que Camus interprétait ainsi son rapport à la sensibilité. Il n en demeure pas moins qu il la met lui-même en lien avec un regard très précis porté sur l être humain. Rejeter l idéal communiste parce qu il est idée plutôt qu incarnation, vouloir réactualiser dans une œuvre les relations sociales réellement advenues, et advenues au sein d une certaine marginalité, s accorder de la façon la plus juste au sens de la vie, voilà les traits fins d une sensibilité tournée vers autrui. Le questionnement sur la compréhension de la sensibilité fait actuellement l objet de nombreuses recherches, dont plusieurs concernent le milieu médical, dans le but de développer une éthique de la sollicitude (éthique du care). La sensibilité éthique peut aussi prendre la forme d une prise de parole pour l humanité, au nom de celles et de ceux qui ne sont pas entendus ou qui n ont pas les mots pour demander la reconnaissance sociale de leur être et de leur condition. C est cette interprétation de la sensibilité éthique que nous reconnaissons au cœur du travail d Albert Camus. Maintenant, puisque la sensibilité liée à l éthique peut mener à différentes conceptions de cette dernière, quelle forme prend-elle spécifiquement dans l œuvre de Camus? Cette troisième question nous rapproche de notre problématique et de notre hypothèse de recherche. Si nous pensons la sensibilité camusienne dans le souci de rendre compte de la souffrance humaine, ou encore de l exclusion de la plupart des hommes des lieux où se jouent les prises de décision qui auront pourtant un impact sur tous, nous reconnaissons alors une forme de responsabilité de l intellectuel devant l inacceptable. Chez Camus, l inacceptable est certainement de deux ordres : tout d abord, il s agit des conditions mêmes de l existence humaine et qui ne dépendent de rien d autre que du fait que la vie est ce qu elle est. S y ajoutent les misères que la vie 10

26 en société génère par manque de solidarité humaine. L inacceptable est donc fondamentalement une souffrance d être qui se déploie à la verticale (être-dans-lemonde) comme à l horizontale (être-avec-autrui). Mais si ces deux réalités attachent l humain à l obligation de vivre et à vivre de cette façon, il faut considérer le pouvoir de la conscience qui balaie l horizon, se saisissant des occasions de confrontation entre les désirs et les interdits. Chez Camus, la conscience est ainsi et d abord la porte d entrée sur le ressenti de l inacceptable. Il n y a pas de savoir particulier à acquérir pour s y trouver confronté. Dans les carnets de 1936, Camus rédige quelques paragraphes qui donneront le ton à La mort heureuse 14. Il écrit ceci : Les catastrophes successives-son courage-la vie se tisse de ces malheurs. Il s installe dans cette toile douloureuse, construit ses jours autour de ses rentrées du soir, de sa solitude, de sa méfiance, de ses dégoûts. On le croit stoïque et résistant. Les choses vont de leur mieux à bien regarder. Un jour, un incident insignifiant : un de ses amis lui parle distraitement. Il rentre chez lui. Il se tue 15. Cette idée contient à la fois le double déploiement de la souffrance et un état de conscience qui mène à l accablement réel de l individu. Ainsi, lorsqu il écrit, peu de temps après et toujours dans les carnets, «[q]ue la vie est la plus forte-vérité, mais principe de toutes les lâchetés. Il faut penser le contraire ostensiblement 16», nous pouvons lier les deux énoncés dans la démonstration du souci éthique : il y a une souffrance humaine qui teinte le quotidien ; on peut croire que chacun est en mesure de l accepter et d espérer que son sort s améliore ; mais il serait lâche d endosser cette idée, il faut voir autrement le rapport de l humain à la vie. Toutefois, seul, l individu a peu de prise sur sa façon d appréhender son existence. Le quotidien s envenime et ajoute au mal-être : «Il s éveilla en sueur, débraillé, erra un moment dans l appartement. Puis il alluma une cigarette et assis, la tête vide, il regarda les plis de son pantalon froissé. Dans sa bouche, il y avait toute l amertume du sommeil et de 14 Ce roman ne fut pas publié avant 1971.Les critiques de ceux qui l avaient lu initialement avaient découragé Camus qui se consacra plutôt à l écriture de ce qui allait devenir L étranger. La publication posthume du roman fut justifiée notamment par le fait qu il semble bien être la matrice de L étranger, tout comme il contient en germe plusieurs idées qui seront développées dans Le mythe de Sisyphe. 15 A. Camus. Op.cit., p Ibid., p

27 la cigarette. Autour de lui, sa journée flasque et molle clapotait comme de la vase 17.» Le misérabilisme, aux yeux de Camus, ne se trouve pas d abord dans la pauvreté matérielle. Bien que le personnage qu il a commencé à dessiner dans ses carnets soit effectivement pauvre, ce n est pas cela qui retient l attention, mais bien sa confusion, son incapacité à prendre sa vie en main et même à y trouver un certain plaisir. Le misérabilisme se trouve dans l abandon d un homme à lui-même, dans l indifférence de tous : «La souffrance de n avoir pas tout en commun et le malheur d avoir tout en commun 18.» C est ici que se justifie le rôle de l intellectuel aux yeux de Camus : faire voir qu il existe un lien fondamental entre le vécu et la pensée, comme nous l avons noté précédemment. L intellectuel en lui accentue ainsi le pouvoir éclairant de la conscience, dans la copule dramatisation et dédramatisation de la condition humaine. La responsabilité éthique devient ainsi le leitmotiv de la démarche. Il serait possible d identifier les composantes d une telle éthique en analysant uniquement les romans et pièces de théâtre de Camus. Mais ce serait là désavouer ce que les hommes et les femmes ont appris à Camus et qui a servi à façonner sa pensée, à lui donner la rigueur nécessaire pour que tout ce que sa sensibilité contenait de souffrance, de désespoir et de révolte puisse trouver le ton et le lieu de l expression. Déjà, en 1933, en rapport avec ses notes de lecture, il avait écrit ceci : Ce qu on peut gagner en lisant Stendhal : le mépris du paraître. Il me faudrait apprendre à dompter ma sensibilité, trop prompte à déborder. Pour la cacher sous l ironie et la froideur, je croyais être le maître. Il me faut déchanter. Elle est trop vive, trop prodigue, importune, inopportune. Elle me rend trop complaisant à l impressionnisme, à l immédiat, au facile, au «fatal». Par elle, je me complais dans d insignifiants alanguissements. Il faudrait qu elle parle, non qu elle crie. Il faudrait, puisque je veux écrire, qu on puisse la sentir, dans mon œuvre, non dans la vie Ibid. p.835. Camus continue d énoncer, dans ses carnets de 1937, des idées pour La mort heureuse. Ce passage sera repris tel quel dans le roman, développé davantage autour du regard que porte le personnage (Patrice Mersault) sur la chambre qu il occupe alors. 18 Ibid. p A. Camus. Œuvres complètes, tome I, p

28 Cette très belle idée qu il exprime ici, à savoir que la sensibilité de l écrivain doit parler et, à partir de cela, se sentir dans l œuvre, trouvera à se réaliser, selon nous, grâce au journalisme. Notre problématique s articule ainsi : Comment Camus a-t-il trouvé, à partir du journalisme, le cadre référentiel nécessaire à la mise en ordre de ses idées et au développement de l ensemble de son œuvre? Notre hypothèse est la suivante : nous croyons que le questionnement intense auquel les évènements politiques et la conduite des êtres humains face à ceux-ci ont mené Camus, son privilège de pouvoir en évaluer les causes et les conséquences et d en rendre compte comme journaliste et éditorialiste ont permis à sa créativité d auteur de se saisir de cette tribune pour poser les enjeux moraux de son époque et leur donner une extension universelle, dans l espace et dans le temps, à travers la littérature, le théâtre et l essai philosophique. En ce sens, toutes les avenues explorées par Camus ont mis en scène l actualisation d une éthique de la responsabilité fondée sur l insoumission nécessaire des hommes face à leurs préjugés et au pouvoir absolutiste des idéologies et des dirigeants. Cette hypothèse, qui touche essentiellement à l imbrication de valeurs morales au sein d une certaine partie de son œuvre philosophique et littéraire, ne peut être vérifiée avant qu une confrontation avec Camus lui-même ait permis de répondre aux questions suivantes : Albert Camus fut-il un intellectuel engagé, selon les paramètres habituellement attribués à cette notion? A-t-il défendu une position humaniste? Tout d abord, précisons pourquoi il nous faudra répondre à ces deux questions. L éthique de la responsabilité, telle que nous la présenterons, suppose un engagement de la part de l intellectuel, tant par une réflexion préalable sur la condition humaine que par la remise en question de valeurs qui briment l idéal humain auquel a conduit cette réflexion. Conséquemment, l éthique de la responsabilité suggère une position humaniste de la part de celui qui la défend puisque l être humain demeure au cœur de la réflexion et des suggestions apportées pour que la vie de chacun épouse les valeurs les plus nobles. Nous ne doutons pas 13

29 qu Albert Camus ait rencontré ces exigences, mais nous devons tenir compte de la tension qui exista jusqu à sa mort entre ce qu il écrivit et ce qu il reconnut de son intention au sein de cette écriture. Ainsi, Camus a refusé de se considérer comme un intellectuel engagé ou comme un humaniste. Il s agit donc là d un problème délicat qui exige que nous rendions d abord compte des raisons de son opposition à ces étiquettes. Mais il faudra dépasser les réticences exprimées par Camus et explorer, sans trahir son point de vue sur sa propre démarche, les interprétations possibles des notions d engagement et d humanisme avant d en vérifier la corrélation dans certains écrits de Camus. Le problème de l engagement fera l objet de notre premier chapitre, dans lequel nous poserons le problème du sens de l engagement intellectuel chez Camus. Nous ferons d abord référence aux analyses des sociologues Gisèle Sapiro et Anna Boschetti qui, toutes deux, s inspirent des travaux de Pierre Bourdieu. C est donc dire que la notion d intellectuel engagé sera d abord analysée en fonction de la théorie des champs. Sapiro et Boschetti se sont davantage intéressées à Jean-Paul Sartre qu à Albert Camus. Il sera intéressant de partir de leur analyse sur l engagement sartrien, car non seulement cela permettra-t-il de définir adéquatement la notion d intellectuel engagé au XXe siècle, mais nous pourrons alors mieux saisir les raisons de l opposition ferme manifestée par Camus envers cette notion, lesquelles se rapportent largement à l interprétation qu en donna Sartre. Comment alors, partant de cette opposition, peut-on encore affirmer que Camus fut effectivement porteur d un engagement social? Nous continuerons sur la voie de l analyse sociologique en faisant appel à Max Weber et aux modèles du chef charismatique et du prophète qu il intégra à son œuvre. Ces deux modèles s avéreront fort pertinents pour la justification de notre hypothèse. D une part, ils nous permettront de préciser comment le type d engagement revendiqué par Sartre en vient à rassembler autour de la notion, et aussi autour de la personne qui la définit, d autres intellectuels qui en acceptent l interprétation. Ensuite, les caractéristiques claires énoncées par Weber quant à chacun de ces modèles nous assureront de la pertinence de défendre la présence d un 14

30 engagement marqué chez Camus. Enfin, ces mêmes caractéristiques seront reprises et examinées dans le second chapitre, afin de démontrer comment Camus s est révélé éthicien dans sa pratique du journalisme. Une fois démontrée la concrétisation de l engagement chez Camus, il s agira d établir les paramètres nécessaires à l identification du type d engagement qu il a adopté. Cette fois, nous nous appuierons sur la démarche du sociologue Raymond Boudon, pour qui le principe de l individualisme méthodologique, circonscrit à l intérieur de ce qu il nomme la théorie du choix rationnel, permet de comprendre la portée des actions d un individu reconnu comme rationnel. Pour nous, l intérêt de cette approche repose sur deux facteurs. Premièrement, Boudon investit les représentations et croyances de l individu plutôt que le milieu social duquel elles sont issues. En comprenant ce qui structure les motivations individuelles, nous pouvons mieux interpréter le comportement ou le choix de valeurs de chacun. Toutefois, ce que Boudon met en perspective par cette interprétation du choix individuel, c est que le résultat produit par un individu au cœur de la société est nécessairement aussi interprété par un sujet rationnel dont les idées et croyances l aiguillonnent vers cette interprétation. De ce fait, nous pourrons justifier pourquoi nous considérons que Camus fut effectivement un intellectuel engagé, en même temps que nous respecterons son refus de se reconnaître comme tel. Deuxièmement, la théorie énoncée par Boudon nous fournira des balises importantes pour orienter le type d engagement auquel a souscrit Camus vers l éthique de la responsabilité que nous lui attribuons. En effet, il nous semble évident que la finalité du travail intellectuel de Camus fut de témoigner. Nous l avons déjà mentionné au début de notre introduction : très jeune, Camus écrivit qu il voulait notamment témoigner de la pauvreté de son milieu afin de demeurer fidèle à ses origines. Mais, à mesure que l œuvre s est constituée, et plus particulièrement dans le cadre de la pratique du journalisme, le témoignage s est imposé dans la démarche camusienne, selon toutes les exigences qu implique cet acte de réflexion sur la condition humaine et sur le souci de défendre le droit à la vérité et à la justice de tous les êtres humains. L application de la théorie du choix rationnel se fera notamment par l analyse d un 15

31 discours fort d Albert Camus, tenu au moment où son œuvre est maintenant substantielle, soit le Discours de Suède qu il présenta lors de la réception du prix Nobel de littérature (1957). Questionner le rapport camusien à l engagement par le biais de la théorie du choix rationnel nous permettra d ouvrir l œuvre de l écrivain-philosophe à partir des critiques que lui adressèrent des intellectuels de son époque. Ces critiques touchent directement à la notion d engagement. Roland Barthes et Maurice Blanchot ont formulé des hypothèses pertinentes sur les limites que Camus se serait imposées quant au développement de certaines idées en lien avec les êtres humains. La nature de ces critiques nous intéresse au plus haut point parce que ces deux spécialistes de l écriture auraient pu insister sur le style ou sur le ton de l écrivain. Mais ce qu ils reprochèrent à Camus, ce fut son non-engagement envers des hommes particuliers qui avaient besoin d être défendus au XXe siècle, par un intellectuel de la stature d Albert Camus. Nous prendrons position sur ces critiques mais nous ferons d abord ressortir en quoi elles ont motivé la réaction d Albert Camus. S il n a pu prendre connaissance de la critique de Blanchot (1969), il a pu discuter celle de Barthes et, dans cette réplique méthodique qu il livra, Camus s insurge contre le fait qu on puisse dire de son travail qu il n était pas révélateur d un engagement, le sien comme celui des personnages qu il a créés. La force que nous reconnaissons à ces critiques nous permettra de commencer notre deuxième chapitre sur l examen de la notion d humanisme, que nous entendons lier à l éthique camusienne. Il faudra d abord se demander pourquoi Camus ne tint pas réellement compte d une démarche humaniste explicite. Ici, l analyse du père franciscain Arnaud Corbic sera retenue puisqu elle prend en considération le rapport de Camus avec la notion de Dieu, alors même que l humanisme, dans la tradition occidentale, a longuement été associé à la chrétienté. Il nous faudra donc nous approprier d autres interprétations de l humanisme et les associer à la démarche réelle d Albert Camus. C est ici que les critiques de Barthes et de Blanchot seront 16

32 implicitement reprises puisque nous chercherons à démontrer que l humanisme camusien ne s est jamais démenti mais qu il reposait sur une conception de la dignité humaine tournée vers un monde à faire plutôt que sur la défense d intérêts particuliers et ponctuels. Ce constat n est pas sans poser de sérieuses difficultés dans la démonstration de notre hypothèse. Puisque nous soutenons que Camus a développé une éthique de la responsabilité fondée sur l insoumission de chacun, n est-il pas contradictoire de signifier que son humanisme est réel même s il s est orienté vers une condition universelle à créer plutôt que de proposer des solutions précises et réalisables à court ou à moyen termes, ce qui donnerait raison à Barthes et à Blanchot? Nous aborderons ce problème en mettant en perspective les débuts d Albert Camus dans le journalisme, à compter de 1938 au sein d Alger républicain. En faisant ses reportages, le jeune journaliste s est trouvé confronté à des individus réels qui lui ont appris, dans leurs particularités, ce qu il y a de difficile à être humain dans un monde traversé par les hiérarchies, les mensonges, les injustices. Nous nous attarderons, pour illustrer le souci réel de Camus pour la souffrance des individus, à l analyse de son premier reportage, un modèle d article humaniste, qui rend compte de la situation de prisonniers algériens attendant dans les cales du bateau-bagne Le Martinière d être envoyés en prison. Nous donnerons aussi, par la suite, un exemple d article humaniste lié, cette fois, aux règlements de compte envers les collaborateurs du régime nazi en France et qu approuvèrent certains membres de la résistance française. L article de Camus, intitulé «Tout ne s arrange pas» (Lettres françaises, 1944), porte sur l affaire Pucheu ; Pierre Pucheu avait appuyé la collaboration pour des raisons stratégiques et avait demandé à l un des membres les plus importants de la résistance, Henri Frenay (l un des fondateurs du journal Combat), de renoncer à la lutte intérieure contre le nazisme pour le bien de la France lorsque se terminerait la guerre. C est au nom d un humanisme certain que Camus fut l un des seuls membres des journaux clandestins à se prononcer contre l exécution de Pucheu en Cette prise de position lui valut d amères critiques de la part de ses pairs et elles le 17

33 touchèrent particulièrement, mais ce fut la mort de son ami René Leynaud, fusillé en 1944, qui le fit se ranger derrière ceux qui réclamèrent l épuration. Nous considérons ce moment comme représentatif de l évolution de l humanisme camusien. En effet, en passant de l idée universelle à l idée particulière du sens de l exécution d un être humain, Camus s est retrouvé lié à une controverse qui alimente encore les débats, à savoir la réaction, dans les journaux, de l un des intellectuels les plus engagés de l époque, soit François Mauriac. Pour ce dernier, les contextes ne doivent jamais particulariser la prise de position. Des idées plus hautes et plus nobles (dans son cas, la religiosité) doivent l emporter sur les réactions émotives. Un échange s étendant sur plusieurs semaines eut donc lieu entre les deux journalistes-écrivains. Si, dans cette première partie du second chapitre, nous présentons cet affrontement comme représentatif d un humanisme chez Camus, il nous éclairera déjà, quoique implicitement, sur l éthique de la responsabilité que nous défendrons par la suite. Cette éthique nécessite des remises en question qui permettent à l éthicien de demeurer vigilant quant à l évolution des évènements sur lesquels il prend position. L éthique de la responsabilité s avère davantage pertinente si des évaluations d idées et de valeurs viennent nuancer ou conforter le point de vue initial de l éthicien. L affaire Pucheu, en ce sens, a été un modèle de remise en question, par Camus luimême, de l orientation de sa position humaniste. Ayant défini le cadre intellectuel dans lequel s est orientée la démarche d Albert Camus, nous pourrons par la suite expliquer en quoi son travail de journaliste l a mené à la structuration d une éthique de la responsabilité. Nous présenterons ainsi la méthodologie à partir de laquelle nous entendons démontrer la présence d une structuration éthique chez Camus, puis nous proposerons l analyse d un certain nombre d articles que nous jugeons représentatifs de cette éthique de la responsabilité. En ce qui concerne la méthodologie, après avoir déterminé qu il s agit bien d une éthique de la responsabilité, nous avons choisi de l intégrer dans le cadre référentiel proposé par l éthicien québécois Pierre Fortin, lequel valorise la grille utopique socialiste qui cherche à comprendre comment la communauté peut faire 18

34 l objet d un questionnement éthique fondé sur la recherche d égalité entre tous, à partir d un engagement individuel clairement voué à cette quête d égalité. La méthodologie issue de cette orientation éthique prend, chez Fortin, la structure suivante : tout éthicien doit structurer sa démarche en fonction de quatre grands moments : il faut d abord constituer un fait moral selon le problème qui nécessite une réflexion éthique, en chercher ensuite les racines dans les composantes de la réalité sociale pour justifier le refus qui en résulte, proposer d autres façons de concevoir le problème et démontrer comment elles changeraient effectivement l ordre social. À cette détermination de la responsabilité éthique, nous ajoutons le paradigme de l insoumission. Bien sûr, ce que nous connaissons des concepts d absurde et de révolte chez Camus semblerait ici justifier le choix de ce paradigme. Cela est partiellement vrai. En fait, ce sont plutôt les contenus des articles et éditoriaux qui justifient ce choix. Depuis Alger républicain jusqu aux derniers articles publiés dans L Express, Camus a mis en perspective ce qu il considérait être des mensonges ou des erreurs de jugement et s est toujours adressé aux citoyens (à l être humain dans le citoyen) pour qu ils s intéressent aux évènements auxquels leur propre existence participait et à partir desquels leur condition dépendait également. Cette dénonciation de l inacceptable et cette exigence de conscientisation individuelle et sociale, voilà ce qui fonde, à nos yeux, le caractère particulier de l insoumission comme fondement d une éthique de la responsabilité. Insoumission et responsabilité seront examinées sous l éventail de valeurs morales propres à la pensée de Camus : la vérité, la justice, la dignité, la liberté, la solidarité, la paix sociale et la démocratie. Nous avons choisi des articles et éditoriaux s étalant de 1939 à Il était important de commencer par l analyse de textes parus dans Alger républicain et dans Le soir républicain 20 parce que ces articles rendent compte, dans un premier temps, d un engagement de plus en plus ferme de la part de Camus, non pas seulement dans 20 Nous expliquerons, dans le premier chapitre, comment furent créés Alger républicain et Le soir républicain. 19

35 l exigence du travail lui-même, mais envers les êtres humains (et leur condition) à propos desquels et pour lesquels il écrit. Également, puisque la question de l indépendance algérienne l amena, dès 1944, à se prononcer sur le rapport France/Algérie, il est important de prendre connaissance des propos qu il tient sur la situation coloniale avant qu il ne quitte le pays pour s installer en France. Parmi les nombreux sujets qui alimentèrent sa réflexion pour Alger républicain, nous avons d abord retenu les articles concernant l arrestation puis la condamnation de l ingénieur agricole Michel Hodent. Les articles de Camus à ce sujet dévoilent une prise en charge sérieuse d un problème autour duquel se jouent plus précisément les valeurs de vérité, de justice et de dignité humaine. Ces articles sont aussi l occasion de prendre connaissance de certains aspects de la colonisation française en Algérie par le biais de la politique du blé, laquelle a alors constitué, à son insu, le nœud du problème pour Michel Hodent. Ce détour que nous proposons servira également à mieux comprendre la deuxième série d articles que nous avons choisie, celle relatant le reportage sur la misère en Kabylie. Un reportage célèbre que nous analyserons sous les critères d une éthique de la responsabilité, mais que nous soumettrons également à la critique d intellectuels pour qui la colonisation est nécessairement porteuse de toute forme de misère 21. Il faut d abord mentionner que le reportage de Camus sur la Kabylie se voulait une dénonciation de l application inappropriée de mesures de la part de l administration française. À première vue, ce reportage prend donc en considération le bien-être des habitants de la Kabylie. Toutefois, pour certains Arabes, même parmi les francophiles, se posa un problème important : ne serait-ce pas la colonisation elle-même qui serait la cause de la misère dénoncée par le journaliste? Alors que Camus, grâce à son travail, apprend de plus en plus comment s appliquent sur le sol algérien les différentes politiques françaises et qu il se positionne publiquement sur ces dernières, il ouvre la voie au débat social, tant en Algérie qu en France. Il s agit donc d un enjeu considérable pour l intellectuel qu il fût : faire valoir l intérêt que représente la présence française pour l Algérie, mais 21 Nous ferons notamment valoir les points de vue respectifs de Mouloud Feraoun, de Edward W. Saïd et de Achille Mbembe. 20

36 tracer les limites entre ce qu il faut faire pour elle et ce qui désavoue la légitimité de la colonisation. De ce fait, dès les premiers articles qu il écrivit, Camus se retrouva au centre d un faisceau de critiques. Le reportage sur la misère en Kabylie est une source précieuse pour l analyse d une éthique de la responsabilité : il rend compte des valeurs du journaliste-éthicien, de la vérité qu il dévoile puisque les réactions pour en diminuer l importance se feront rapidement connaître, il ouvre au débat avec les Arabes et il permet déjà de comparer l intention de Camus à celle d autres français ayant décrit ce qu était la vie en Kabylie. Puisqu il est bien connu que la position de Camus sur l indépendance algérienne déçut les Algériens et les Français, il sera pertinent de s interroger sur les valeurs morales qui préoccupaient Camus dans sa réflexion sur la condition des Kabyles avant les années quarante. En ce qui concerne le dernier bloc d articles écrits en Algérie, nous avons choisi la prise de position de Camus sur le déclenchement de la Deuxième Guerre mondiale. Cette fois, les articles parurent dans Le soir républicain. Dans ces articles, qui constituent des prises de position directes sur l état de guerre, Camus met en place le canevas d une position qu il aura à défendre et à nuancer tout au long des années qui suivront. Au départ, quelque chose de naïf qui demeure encore de la jeunesse de Camus et de ses rêves de liberté créatrice donneront le ton au questionnement formulé à propos de la guerre. Puis se dessineront rapidement des enjeux que l éthique de la responsabilité commande de délimiter en fonction des acteurs concernés. Quel est le rôle de chacun devant la guerre et de quel type de pouvoir chacun de ces groupes dispose-t-il? Par exemple, qu est-ce que le peuple, s il ne veut pas de la guerre, peut faire réellement pour la contrer? Les dirigeants des pays qui s engagent contre un adversaire commun peuvent-ils faire valoir d autres arguments que ceux justifiant l entrée et le maintien dans la guerre? Quelles sont les vérités que les dirigeants auraient dû mettre en perspective pour expliquer au peuple pourquoi l Europe se retrouvait encore en guerre? Pourquoi les traités de paix suivant la Première Guerre n ont-ils pas été respectés? Pourquoi les organismes chargés de veiller à la paix n ont-ils pas le pouvoir réel de la maintenir pour toujours? Et au final, la question 21

37 fondamentale soutenant toutes les autres : pourquoi les hommes acceptent-ils de mourir pour une certaine idée de la vie sociale plutôt que de lutter pour leur indépendance? La mort, omniprésente dans la pensée camusienne, prend donc une dimension d autant plus inconvenante qu elle est décidée de l extérieur pour des causes qui se nourrissent de la vie des autres sans jamais calmer leur appétit. En 1940, lorsqu il quitta l Algérie, Camus était encore animé d un profond respect pour la France, pays qu il considérait être le sien sur les plans politique et culturel, alors que l Algérie demeurait le pays de la beauté et de l enfance. Toutefois, il commença à se faire critique envers la France à partir du moment où elle capitula devant l Allemagne en juin Sympathisant de la Résistance, Camus en vint à œuvrer au sein de l un des journaux les plus importants du mouvement, soit Combat clandestin, à la demande de Pascal Pia. De 1941 à 1947, Camus joua un rôle de premier plan dans ce journal qui, après la Libération, devint Combat. Des articles et des éditoriaux furent écrits en grand nombre pendant ces années au cours desquelles Camus colla son œil critique de journaliste aux développements rapides et multiformes que connut alors la France. Si les évènements liés à la guerre lui font prendre une distance par rapport à l administration du gouvernement français, Camus continue d en défendre les valeurs, plus précisément celles qui fondent la République depuis la révolution de C est parce qu il considère que l humiliation que subit la France sous l Occupation n est pas méritée qu il adopte un point de vue résolument opposé à l Allemagne nazie, ce qu il s était gardé de faire jusqu en 1940, bien que sa critique envers les valeurs hitlériennes ait été clairement exprimée au moment du déclenchement de la guerre. C est par le biais de quatre lettres adressées à un ami allemand virtuel que Camus explore le savoir-être français. Ces lettres, écrites entre 1943 et 1945, seront analysées en fonction du riche contenu éthique qu elles représentent, mais aussi en tant que zone-tampon entre les articles écrits en Algérie et 22

38 l ensemble des textes qu il publia pour Combat 22. Les lettres sont, pour Camus, l occasion de faire le point sur ce que doit signifier la fierté d être citoyen d un pays. Un Allemand qui approuve les méthodes nazies peut-il se dire fier de son pays? Y a- t-il possibilité de séparer la fierté de l idée que l on se fait de la condition humaine? En formulant ces questions, Camus met en place un cadre éthique qui ne sert pas seulement la compréhension des valeurs morales fondamentales ; il le tourne aussi vers une proposition politique qui s incarne dans les exigences de l époque, celles de penser la condition humaine de l après-guerre. Partant de là, nous pouvons nous saisir des articles et éditoriaux parus dans Combat pour examiner le développement d une éthique de la responsabilité dont l orientation sera clairement axée sur l exigence de l insoumission de la conscience individuelle devant l indifférence dans laquelle il est facile de sombrer, particulièrement en ces temps conflictuels où l espoir s émousse, devant le manque de respect de ceux qui visent le suprématisme, ou encore devant le mensonge et la haine que trop d êtres humains et de dirigeants façonnent pour défendre leurs intérêts. Nous avons choisi trente-six articles à partir desquels nous proposerons six analyses propres à l éthique de la responsabilité. Parmi ces articles figure une première approche de Camus face à la situation algérienne aux lendemains de la Deuxième Guerre : ils nous permettront de définir la position du journaliste sur le rapport entre la France et l Algérie et ouvriront la voie au dernier bloc d articles que nous analyserons, ceux que Camus écrivit pour L Express en Alors que le point de vue de Camus sur l Algérie a été durement critiqué à l époque, nous le rattacherons de telle façon aux valeurs morales défendues par Camus qu il viendra affiner, en quelque sorte, la valeur résolument éthique de sa critique rendue publique grâce au journalisme. 22 Nous interprétons ainsi la facture éthique des Lettres à un ami allemand, bien qu elles furent publiées après ses premiers articles pour Combat. Elles ne sont pas exclusivement des articles journalistiques, mais trois d entre elles furent publiées dans des revues. 23

39 Il nous faut préciser que nous avons examiné la possibilité de traiter, à partir du corpus d articles et d éditoriaux, les écrits concernant la guerre civile espagnole et ceux que Camus a consacrés à l éthique journalistique et à la liberté de la presse. Dans le cas de la guerre civile, nous avons préféré ignorer les articles en traitant parce qu ils touchent davantage à la politique qu à l éthique. Il faut savoir que les écrits de Camus sur l Espagne font, depuis quelques années, l objet d un recensement au nom d une idéologie politique anarchiste, défendue notamment par Lou Marin. Ce dernier relie le travail journalistique de Camus au socialisme libertaire. Cet angle d analyse, d une très grande richesse, sépare donc les articles sur la guerre d Espagne de ceux qui concernent la Deuxième Guerre mondiale. C est pourquoi nous ne les avons pas inclus dans notre démarche. Quant aux articles concernant l éthique journalistique, bien connus pour leur rigueur et la pertinence des propos, ils ne nous permettraient pas de vérifier les caractéristiques de l éthique de la responsabilité, dans la mesure où ils sont clairement des analyses techniques du rôle de la presse et des comportements attendus de la part des journalistes. Camus lui-même avait d ailleurs précisé, en août 1944, en s attaquant à ce problème dans une série de quelques articles qui parurent dans Combat, que «[p]uisque, entre l insurrection et la guerre, une pause nous est aujourd hui donnée, je voudrais parler d une chose que je connais bien et qui me tient à cœur, je veux dire la presse 23.» Et les propos qu il tiendra à ce sujet relèvent davantage d une approche déontologique qu éthique. Une fois démontrés la présence et le développement graduel d une éthique de la responsabilité au sein des articles et éditoriaux de Camus, nous pourrons nous fonder sur les conclusions tirées de l application de notre grille d analyse pour examiner comment ses œuvres littéraires et philosophiques se sont articulées autour des valeurs morales discutées au sein du journalisme. Notre troisième et dernier chapitre prendra en charge quelques œuvres de Camus, que nous présenterons suivant leur ordre chronologique d édition. Pour chacune de ces œuvres, nous appliquerons 23 A. Camus. Œuvres complètes, tome II, p

40 les contenus que nous aurons proposés pour justifier la présence d une éthique de la responsabilité dans un certain nombre d articles. À cette méthode d analyse s ajouteront plusieurs propos répertoriés dans les carnets de Camus puisque ce dernier y a rédigé un grand nombre de plans, d idées et de dialogues qui allaient éventuellement se retrouver dans ses livres. Nous avons choisi les essais et œuvres littéraires suivants : 1. Le mythe de Sisyphe. Il s agit du premier essai philosophique de Camus (1942). Bien que les thèmes qui le composent l aient préoccupé avant qu il ne devienne journaliste, les réflexions sur la condition humaine et sur les contextes dans lesquels elle trouve ses limites trouveront dans la pratique du journalisme des lieux de conscientisation fondamentaux. 2. La peste. L un des romans les plus importants de Camus, La peste commença à occuper l esprit de l écrivain dès 1938, alors que le roman parut en Il nous intéresse d abord pour une raison bien connue : Camus avait commencé une première ébauche, davantage tournée vers la dimension médicale de la peste. Toutefois, il écrivit une autre version entre 1942 et 1946, dont le rapport aux évènements relatifs à la Deuxième Guerre a été établi 24. La peste nous intéresse aussi parce qu il rend compte de l engagement au sein d un monde rongé par la haine, la guerre, le totalitarisme. Enfin, ce roman valut à Camus la fameuse critique de Barthes que nous avons mentionnée précédemment. 3. Les justes. Cette pièce de théâtre est l une des œuvres que nous croyons les plus représentatives de l éthique de la responsabilité. Écrite entre 1947 et 1948, elle fut publiée en C est un texte majeur qui pose un à un les jalons d une éthique dans un questionnement qui fait ressortir les valeurs morales comme autant de lames qui cherchent où tracer la délicate frontière entre l acceptable et l inacceptable. 24 Bernard Alluin. Dictionnaire Albert Camus, sus la direction de Jeanyves Guérin, Paris, Robert Laffont, Coll. Bouquins, 2009, p

41 4. L homme révolté. Deuxième essai philosophique (1951), L homme révolté est une suite logique du Mythe de Sisyphe puisqu il explore comment l absurde et la mort se font la part belle dans toute société rongée par des figures nihilistes. Ici encore, l influence des articles journalistiques est connue. Cependant, le rapport éthique entre la condamnation d un temps nihiliste et la justification d une révolte subséquente, n a pas été pris en compte. L essai est également intéressant parce qu il a motivé Jean-Paul Sartre et plusieurs écrivains et intellectuels lui étant attachés à critiquer durement ce livre. Ce sera d ailleurs l une des raisons pour lesquelles Camus décidera de se retirer de la place publique pour un temps. C est pourquoi le retour qu il fera pour le magazine L Express en 1955 sera d autant plus révélateur d un souci intrinsèque de faire valoir les valeurs auxquelles il croit. 5. Réflexions sur la guillotine. L un des derniers textes de Camus (1957), Réflexions sur la guillotine nous permettra de clore notre démonstration en réunissant sous l éthique de la responsabilité le souci de Camus pour la dignité humaine, son mépris envers la vengeance que l on assimile à tort à la justice sociale, et sa certitude que la conscientisation seule permettra de viser une société meilleure. Ces réflexions seront aussi pertinentes pour justifier la présence du paradigme de l insoumission au sein de l éthique de la responsabilité puisque Camus y ajoute une critique sévère envers les dirigeants politiques qui consentent à entretenir la haine entre les individus en acceptant que la peine de mort soit l une des conséquences acceptables aux crimes graves, sans penser à structurer un modèle social qui rendrait inutiles les délits. L empreinte camusienne au sein du journalisme commence à être étudiée et elle donne lieu à des interprétations fort intéressantes dont certaines touchent au journalisme lui-même, dans le souci de redéfinir, en cette ère technologique qu est le XXIe siècle, le rôle des médias et l importance de l éthique journalistique. Nous 26

42 pensons notamment aux travaux de Maria Santos-Saing 25 ou de Hyacinthe Ouingnon 26, tous deux soucieux du destin de la profession de journaliste. D autres analystes cherchent à vérifier plus précisément comment la démarche intellectuelle de Camus s est dessinée par l interaction de toutes les activités auxquelles il a participé. De ce fait, le journalisme se trouve mis en relief comme il l avait peu été jusqu à maintenant. Il est certain que la publication de l ensemble des articles et éditoriaux dans les Œuvres complètes ( ) a ouvert la voie à de nouvelles recherches qui permettront fort probablement de revisiter les essais et romans de Camus à la lumière de nouveaux paramètres. L un des spécialistes de la littérature camusienne, Jeanyves Guérin, a d ailleurs fait paraître une étude consacrée au rapport entre la littérature et la politique chez Camus. Suivant le parcours chronologique emprunté par ce dernier, Guérin fait valoir la clairvoyance du journaliste et écrivain sur les questions idéologiques qui ont marqué le XXe siècle, alors qu à l époque, les prises de position de Camus lui avaient valu nombre de critiques. Devant l effondrement de l U.R.S.S, la chute du mur de Berlin et la montée du terrorisme, Guérin revient donc sur les mises en garde formulées par Camus en son temps. Bien sûr, ce travail critique, Camus l a fait par le biais du journalisme, de la philosophie et de la littérature. Jeanyves Guérin accorde ainsi une attention particulière au journalisme mais attribue plutôt au travail d écrivain la constitution d un réseau de valeurs et de principes valorisant la justice sociale et la paix : «Quel qu ait été son soin à rédiger ses articles, Camus reste de ceux pour qui les articles sont par nature éphémères. L écrit journalistique est une denrée périssable. ( ). C est par ses romans et son théâtre que Camus est devenu un classique de la littérature mondiale. Il n en pas moins été un grand journaliste 27.» 25 Maria Santos-Saing. «Albert Camus, exigence éthique et journalisme critique», Textual & Visual Media 8, [En ligne], 2015, p , (Page consultée le 23 mai 2018). 26 Hyacinthe Ouingnon. «Journalisme et engagement : l exemple de Camus», Carnets, Revue électronique d Études Françaises, Association Portugaise d Études Françaises, [En ligne], Avril 2015, (Page consultée le 30 mai 2016). 27 Jeanyves Guérin. Albert Camus- Littérature et politique, Paris, Honoré Champion, 2013, p

43 Notre recherche vise donc plutôt à démontrer comment le journalisme a été une activité centrale dans le développement de l œuvre camusienne. Ainsi, en questionnant la présence d une éthique de la responsabilité au sein de cette œuvre, nous souhaitons faire valoir l éclairage inédit du journalisme sur le parcours intellectuel d Albert Camus. Ainsi, au cours de cette période de quinze ans que nous avons retenue, Camus a construit une œuvre considérable qui illustre la fidélité d un homme marqué par son époque à la finalité qu il avait fait sienne en choisissant d écrire, soit celle de témoigner avec honnêteté de la fragilité de la dignité humaine dans un monde traversé par des obstacles innombrables. 28

44 CHAPITRE 1 LE SENS DE L ENGAGEMENT INTELLECTUEL CHEZ ALBERT CAMUS 29

45 Introduction La notion d engagement intellectuel, telle que développée au cours du vingtième siècle en France, a connu différentes appréciations selon les périodes et les individus qui s en sont faits les dépositaires ou les critiques. L ambiguïté tient d abord au fait que la notion se compose de deux concepts forts, difficiles à définir : que signifie s engager? Qu est-ce qu un intellectuel? Mais il faut aussi tenir compte du fait que le lien entre les deux termes est tout sauf évident. En effet, il est possible de se demander si un intellectuel doit nécessairement s engager ou si l engagement est le propre de l intellectuel. Depuis quelques années, le problème de ce type d engagement est débattu au sein de plusieurs études sociologiques et les thèses proposées continuent de démontrer la complexité de cette notion. Par exemple, la sociologue Nathalie Heinich remplace la notion d intellectuel par celle de chercheur (savant) et revendique pour ce dernier une forme d engagement neutre, en ce sens que le chercheur doit produire du savoir et jouer, si nécessaire, un rôle de médiateur lorsque se présente un conflit social 28. Au contraire, pour le sociologue Yves Gilbert, l engagement intellectuel, bien qu ayant connu différentes formes au cours du vingtième siècle, remplit un objectif nécessaire, celui d accompagner les différents acteurs sociaux dans leur réflexion et leurs prises de position au sein de l espace public. Il exprime ainsi sa conception de l engagement intellectuel, notamment chez les sociologues : [Cet engagement] résulte [ ] de la construction d une posture éthique qui comprend à la fois des orientations paradigmatiques (le pari que les acteurs sont susceptibles de transformer le monde) et des dispositions personnelles (se mettre au service des dynamiques sociales, accepter d entrer dans une relation d aide, considérer la dimension heuristique de l action avec les acteurs et leur capacité à développer une réflexivité utile à la formation des savoirs) Nathalie Heinich. «Pour en finir avec l engagement des intellectuels», Questions de communication, [En ligne], , (page consultée le 8 septembre 2014). 29 Yves Gilbert. «L engagement dans les espaces de la sphère publique : pour la construction partagée de la décision collective», Revue Interrogations? N 9, Décembre 2009, [en ligne], (page consultée le 8 septembre 2014). 30

46 La différence entre ces deux approches tient essentiellement dans la posture de l intellectuel : se veut-elle neutre ou engagée? Si, pour Nathalie Heinich, le chercheur doit œuvrer exclusivement comme chercheur, c est-à-dire en excluant de ses représentations les valeurs qui fondent sa vie personnelle, il en est autrement pour Yves Gilbert qui considère que l intellectuel est lui aussi un sujet historique, tout comme ceux à qui il s adresse, mais qu il doit s engager dans la résolution d un conflit à la lumière d une compréhension nette des fondements et de la portée de ces valeurs. L intervention se fondant sur un rapport d autorité 30 (le savoir au service d une tentative de résolution de conflits), il importe donc que l intellectuel soit en mesure de faire valoir la pertinence d un réseau particulier de valeurs. C est justement ce piège moral que peut tendre à l intellectuel un positionnement fondé sur des valeurs personnelles que cherche à éviter la posture neutre revendiquée par des sociologues comme Nathalie Heinich. Les valeurs personnelles, lorsqu elles sont impliquées dans l analyse d un fait social, brouillent la ligne de démarcation entre vie publique et vie privée, de telle façon que les individus sont susceptibles d être influencés davantage par l image qu ils se font du l intellectuel prenant parole que par le contenu de son message. Or, soutient Heinich, ces écrivains sont dotés d affects, ce qui les rend vulnérables. Parlant également des journalistes, Nathalie Heinich insiste sur le pouvoir qu ils peuvent avoir d influencer l opinion des lecteurs, mais sur leur impuissance à prévoir comment et par qui le message sera reçu 31. L histoire de l engagement est aussi étudiée par certains sociologues, dont Gisèle Sapiro, dans le but de comprendre pourquoi certaines figures se sont trouvées identifiées plus que d autres à l engagement. Ces études autorisent une révision de la posture de certains écrivains qui refusèrent, en leur temps, de se définir comme intellectuels engagés. Telle fut la position d Albert Camus. Mais ce refus ne témoigne-t-il pas davantage d une opposition envers les meneurs d idées d alors 30 Yves Gilbert s appuie notamment sur les travaux d Alain Touraine et de Hannah Arendt. 31 Nathalie Heinich. De la visibilité- Excellence et singularité en régime médiatique, Paris, Gallimard, Bibliothèque des sciences humaines, 2012, p

47 qu envers l importance d un engagement réel au sein de l espace public? Pour répondre à cette question, nous ferons d abord appel aux travaux de Gisèle Sapiro et d Anna Boschetti, toutes deux spécialisées dans l évaluation des enjeux intellectuels propres au vingtième siècle. Fondées sur l application de la théorie des champs de Pierre Bourdieu, les recherches de Sapiro et de Boschetti nous permettront de comprendre les différentes interprétations de la notion d engagement intellectuel au cours du vingtième siècle et d identifier ainsi certaines raisons pour lesquelles Camus en vint à nier toute intention d engagement de sa part. Malgré cela, nous verrons que l engagement d Albert Camus a pris la forme d un témoignage et la théorie générale de la rationalité élaborée par Raymond Boudon nous permettra d en rendre compte et d en appliquer les préceptes à la démonstration de la forme humaniste que prit le témoignage chez Camus, particulièrement dans sa façon de pratiquer le journalisme. 1.1 LES NOTIONS D ENGAGEMENT ET DE RESPONSABILITÉ COMME MODÈLES D INTERVENTION SOCIALE La notion d engagement intellectuel est moderne et les difficultés d interprétation qui s y rattachent se trouvent probablement liées à la nature du rôle que l intellectuel entend jouer ou à l espace d intervention publique que sa société accepte de lui accorder. Les spécialistes de la question s entendent pour déterminer un moment phare dans l apparition de l engagement social de la part d un intellectuel. Il s agit de l Affaire Dreyfus qui, entre 1894 et 1906, divisa la France en deux camps partisans, crise sociale qui éclata suite à l intervention de l écrivain Émile Zola au sein de la presse écrite 32. L originalité de cette intervention ne réside pas seulement dans le fait que peu d écrivains avaient, par le passé, dénoncé un fait juridique ou politique 33. Tout d abord, il faut porter attention à l outil qui permit à Zola de se 32 Le capitaine Alfred Dreyfus, Français de confession juive, fut accusé d avoir livré des documents secrets français à l Empire allemand. 33 La première intervention intellectuelle dans une affaire juridique serait l œuvre de Voltaire qui, en 1763, fit paraître son Traité sur la tolérance, texte consacré à la réhabilitation nécessaire de Jean Calas, un protestant accusé d avoir tué son fils nouvellement converti au catholicisme. 32

48 prononcer puis d ouvrir une voie nouvelle au débat social, c est-à-dire la presse. Elle allait devenir très rapidement un lieu de diffusion exceptionnel des idées issues de tous les courants sociopolitiques et littéraires. Également, il importe de se rappeler que c est à la suite de l article «J accuse!» de Zola que d autres écrivains prirent aussi position, pour ou contre Alfred Dreyfus, suite à quoi Maurice Barrès popularisa le terme intellectuel pour signifier son opposition à des écrivains comme Émile Zola et Léon Blum. Pour Barrès, un intellectuel n a pas les compétences nécessaires à l examen touchant les affaires juridiques et militaires. En ce sens, le terme intellectuel fut d abord péjoratif. Il n en demeure pas moins que l intervention de Zola dans le journal L Aurore allait toucher l opinion publique et démontrer l importance de la réflexion et de l intervention des écrivains, que les gens les approuvent ou non. L affaire Dreyfus devint en quelque sorte un paradigme servant à illustrer l étendue sociale de la prise de parole de la part des intellectuels. Ainsi, dans un ouvrage consacré à la revue Esprit, Goulven Boudic mentionne que l historien et journaliste hongrois François Fejtö intervint auprès d Emmanuel Mounier, fondateur de la revue, afin que soit publié son article dénonçant le procès intenté au dirigeant communiste Laszlo Rajk. Fejtö aurait présenté le cas à Mounier comme une nouvelle affaire Dreyfus propre à la Hongrie 34. Cet exemple vient appuyer ce que soutiennent les sociologues Gisèle Sapiro et Anna Boschetti, à savoir que les écrivains français donnèrent le ton à la notion d intellectuel en Europe et ce, à partir du modèle dreyfusard Évolution de la notion d engagement intellectuel : la théorie des champs comme grille d analyse Sapiro et Boschetti sont spécialistes de l histoire des idées au sein de l Europe du vingtième siècle. Leurs travaux s appuient sur la théorie des champs fondée par Pierre Bourdieu. Les champs représentent différents milieux d activités sociales dans 34 Goulven Boudic. Esprit les métamorphoses d une revue, Saint-Germain-la-Blanche- Herbe, Éditions de l Imec, 2005, p

49 lesquels les agents entrent en relations plus ou moins conflictuelles, ce qui permet à certains d émerger et d occuper un rang particulier dans la hiérarchie. Les champs, bien que relativement autonomes, finissent toujours par interférer sur d autres champs de l espace social. De ce fait, les agents qui dominent pour un temps au sein de leur propre champ (par exemple, la politique, la littérature), subissent inévitablement l influence d agents de champs différents puisque toutes ces zones forment la société. Partant de cette idée, Sapiro fait ressortir l enjeu fondamental se trouvant au cœur de l opposition entre les agents : «[d]ans cet univers s affrontent des individus et des groupes de différents champs, politique, syndical, médiatique, académique, littéraire, etc. dans une lutte pour l imposition de la vision légitime du monde social 35.» Cette vision légitime du monde social comme finalité de l engagement nous intéresse particulièrement car elle peut expliquer à la fois les tensions entre les intellectuels et les causes d une notoriété plus rapidement acquise pour certains d entre eux. C est ainsi que Sapiro fait ressortir l enjeu crucial qui se posa après 1945 lorsque les demandes de l État envers les intellectuels obligèrent à une réorganisation des champs d influence. Les catégories que la théorie des champs permet d identifier sont particulièrement intéressantes pour nous puisqu elles ouvrent la voie à une meilleure compréhension du positionnement d Albert Camus sur l idée de l engagement. Le tableau suivant est donc proposé par Sapiro : 35 Gisèle Sapiro. «Modèles d'intervention politique des intellectuels» - Le cas français, Actes de la recherche en sciences sociales, 2009/1 n , p.3. Le tableau 1 provient de la même source (p.14). 34

50 Tableau 1 : Les modèles d intervention politique des intellectuels Généraliste Spécialisé Dominant Dominé Autonome Hétéronome Autonome Hétéronome Intellectuel Gardien de l ordre Intellectuel Spécialiste critique moralisateur critique spécialisé consulté par les universaliste dirigeants Groupements Intellectuels Groupements Intellectuels contestataires généralistes contestataires spécialisés d institution ou d institution ou d organisation d organisation Alors que depuis Zola et l affaire Dreyfus, il était surtout question du modèle intellectuel «critique universaliste», les besoins de reconstruction de l État et la scolarisation plus grande qu à la fin du dix-neuvième siècle diversifièrent la demande envers les intellectuels et les niveaux de spécialisation et d intervention de ces derniers. Selon Sapiro, la nouvelle configuration des champs après la Libération et jusqu à la Guerre d Algérie sera marquée du sceau de la surpolitisation et du coup, le travail intellectuel, de la pensée jusqu à la production (écrit, œuvre d art), se trouvera circonscrit dans l exigence de la signification politique 36. L intellectuel doit choisir son camp (certains seront recrutés par les autorités ou partis politiques) et l art pour l art est relégué à l arrière-plan 37, c est-à-dire que l intellectuel ne pourrait plus agir seul et proposer un modèle social à partir de ses seules valeurs. Certains intellectuels ont-ils alors souhaité privilégier le modèle de l intellectuel universaliste et si oui, comment ont-ils pu conserver une part d autonomie suffisamment importante par rapport au politique tout en faisant face aux exigences de l après-guerre? Sapiro et Boschetti voient en Jean-Paul Sartre celui qui réussit à faire la preuve qu un intellectuel peut non seulement demeurer autonome mais qu il peut modifier le champ dans lequel il agit. En ce qui nous concerne, nous croyons qu Albert Camus fit de même mais qu il se positionna à contre-courant du mouvement que Sartre initia. 36 Ibid., p Nous reviendrons plus loin sur cette interprétation de l art par Albert Camus au sein de son œuvre propre. 35

51 Voyons d abord ce que la théorie des champs nous apprend sur la démarche de Sartre. Gisèle Sapiro présente Sartre comme celui qui inventa, à son insu, la figure de l intellectuel total, réussissant ainsi à lier les champs de la philosophie et de la littérature qui, avant la Deuxième Guerre, constituaient des domaines distincts de réflexion et d écriture 38. Sapiro justifie cette idée en se basant sur la facture et les répercussions qu auront l écriture et la posture sartriennes dans les années d aprèsguerre : selon elle, l engagement intellectuel devient, avec Sartre, une obligation telle qu elle se constituera en éthique professionnelle 39. Anna Boschetti s est particulièrement intéressée au cas Sartre et ses travaux nous semblent ici incontournables parce qu elle a démontré non seulement que le monde intellectuel français, particulièrement après 1945, s est déployé autour de la notion d engagement telle que définie par Jean-Paul Sartre, mais surtout que cette prise de position sartrienne, elle-même tributaire de différents champs sociaux, n était au bout du 38 Deux précisions s imposent ici. Tout d abord, la position de Gisèle Sapiro s appuie, nous l avons déjà mentionné, sur les travaux de Pierre Bourdieu. C est d ailleurs ce dernier qui attribua à Jean-Paul Sartre l étiquette d intellectuel total (précédé notamment, selon Bourdieu, mais sur un mode d implication moindre, par Voltaire et Zola). Il faut toutefois préciser que pour Bourdieu, la notion référait à un intellectuel qui prend la parole sur tous les fronts (artistique, politique, philosophique, scientifique), sans avoir nécessairement les outils nécessaires pour juger adéquatement de toutes les questions soulevées. Il concédait cependant à Sartre une implication intellectuelle mieux préparée et donc socialement plus justifiée que celle des journalistes spécialisés dans les affaires politiques et que Bourdieu critiqua à partir des années quatre-vingt-dix. Ensuite, le fait d attribuer à Sartre les qualités de l intellectuel total, comme le fait Sapiro, ne reçoit pas l accord de tous les penseurs de l intellectualisme en France. Depuis quelques années, certains cherchent à réhabiliter Émile Chartier (Alain), non seulement comme figure intellectuelle majeure, mais aussi comme le premier modèle français de l intellectuel engagé. C est le cas, entre autres, de Jean-François Sirinelli, de François Richaudeau et de Thierry Leterre. Pour Sirinelli, Alain a su éveiller une génération à l importance de résister au pouvoir et de lutter pour le pacifisme. Richaudeau s est plutôt intéressé au langage d Alain, à son écriture qu il juge rude mais capable d investir le champ social avec clarté et efficacité, de telle façon que ses écrits auraient permis d éduquer et d influencer ses lecteurs. Quant à Thierry Leterre, il a contribué à faire connaître l importance du travail journalistique d Alain, soutenant l hypothèse que ce sont ces écrits, plus que les textes philosophiques d Alain, qui révèlent le mieux pourquoi Alain peut être considéré comme le premier intellectuel engagé du vingtième siècle. Voir notamment : Jean-François Sirinelli. «Alain et les siens- Sociabilité du milieu intellectuel et responsabilité du clerc», Revue française de science politique, [En ligne], Vol.38, no.2, 1988, p , [page consultée le 17 octobre 2014); François Richaudeau. «Le langage d Alain : de la pédagogie à l idéologie», Communication et langages, [En ligne], no.1, 1974, p.17-29, (page consultée le 17 octobre 2014); Thierry Leterre. Alain, le premier intellectuel, Paris, Stock, 2006, 589p. 39 G. Sapiro, ibidem. 36

52 compte qu un point de vue sur la question de l engagement. La théorie des champs permet, comme nous le verrons maintenant, de relativiser les critères de domination de la définition et donc de revoir aussi le sens des positions adoptées par les écrivains des années quarante La position sartrienne de l écrivain en situation Dans le texte de présentation de la nouvelle revue Les temps modernes (octobre 1945), Jean-Paul Sartre liait sans équivoque la littérature au rôle social de l écrivain, afin que ce dernier soit en mesure de contribuer à la prise de conscience du rôle politique de chacun. Il écrivait notamment ceci : «Je rappelle, en effet, que dans la littérature engagée, l engagement ne doit en aucun cas faire oublier la littérature et que notre préoccupation doit être de servir la littérature en lui infusant un sang nouveau, tout autant que de servir la collectivité en essayant de lui donner la littérature qui lui convient 40.» Cette idée, reprise deux ans plus tard dans Qu est-ce que la littérature? marqua le milieu intellectuel de l époque et confirma le sens engagé de l écriture sartrienne. Ce que Jean-Paul Sartre voulait signifier par cela, c est que l écrivain se devait, suite aux événements lamentables des années , de faire corps avec sa société en utilisant l écriture comme moyen d adopter une position politique. De ce fait, dans l esprit de Sartre et des écrivains participant aux Temps modernes (dont Simone de Beauvoir, Raymond Aron, Maurice Merleau-Ponty), il était primordial que l écrivain se mette au service de son temps et qu il s intéresse aux problèmes concrets de sa société. C est ainsi que l idée de l écrivain en situation s est cristallisée sur une courte période de temps, soit des années 1944 à 1952, déterminant ainsi une forme attendue de l engagement intellectuel 41. Anna Boschetti explique la raison fondamentale de cette inscription théorique dans le temps de la notion d engagement en littérature. Dès 40 Bibliothèque nationale de France, (Page consultée le 15 mars 2012). 41 Pierre Grouix. «Engagement», Dictionnaire Albert Camus, op.cit., p.249. Selon Grouix, après 1952, les écrits engagés d inspiration progressiste auraient touché de moins en moins de lecteurs. 37

53 après 1945, «[ ] la pression exercée sur les intellectuels par la conjoncture politique se retraduit dans des formes très diverses [ ] 42» dans les pays démocratiques d Europe occidentale. En France, c est la conjoncture communiste qui influe alors sur les intellectuels : Pour expliquer cet attrait, il faut prendre en considération une combinaison de facteurs, parmi lesquels, notamment, le rôle clé que les communistes ont joué dans la résistance, les liens personnels qui se sont noués dans l action clandestine et, élément encore plus important, la séduction qu exerce la vision utopique de la société communiste sur des intellectuels sensibles aux inégalités matérielles et culturelles dramatiques des sociétés occidentales, à une époque où il reste très difficile d accéder à des informations concernant l évolution du régime soviétique en Russie 43. Deux faits importants justifieront par la suite une remise en question de la légitimité de la notion d écrivain en situation. Tout d abord, la revendication d un espace critique de la part de l élite scientifique. Ensuite, les doutes de plus en plus soutenus quant à la gravité des événements se produisant en URSS Mais, selon Anna Boschetti, la nature des faits est d ordre circonstanciel et ne remet pas en question la permanence d une réalité de l engagement intellectuel, davantage marquée depuis l apparition de journaux et de revues regroupant en leur sein des individus partageant une idéologie commune. Autrement dit, probablement depuis l affaire Dreyfus, combinée au développement rapide et important de la presse spécialisée et aux bouleversements de la première moitié du vingtième siècle, les penseurs et les écrivains avaient besoin de s exercer à une forme de dialectique politique qui valorisait davantage la forme que le propos. C est ainsi que la notion d écrivain en situation s est temporairement imposée parce qu elle fut défendue par le philosophe le plus en vue du moment, lequel se trouva lui-même influencé par l historiographie que les lendemains de guerre rendaient pertinente. Les traits communs que partagent ces écrivains sont les suivants : groupe social autonome, décision d intervenir collectivement dans l espace public au nom de valeurs universelles dont le groupe 42 A. Boschetti. «La recomposition de l espace intellectuel en Europe après 1945» in L espace intellectuel en Europe, sous la direction de Gisèle Sapiro, Paris, La Découverte, 2009, p Ibid. p

54 serait porteur, autorité symbolique nécessaire pour exercer un pouvoir au sein du champ social Albert Camus et le problème de l écrivain en situation Cependant, au moment où s imposa la notion d écrivain en situation, Camus ne s y reconnut pas. L engagement intellectuel était certainement une orientation extrêmement importante pour lui. Mais il considérait qu il fallait séparer la littérature des prises de position politiques, et ce dès ses premiers écrits et ses premières expériences d action sociale en Algérie 45. Ce que Camus revendiquait relevait plutôt d une certaine liberté de l écrivain de poser les paramètres de l engagement au sein de ses propres écrits. Et cette liberté devait mener l écrivain, selon lui, au statut d artiste. Cette opposition entre Camus et Sartre mérite d abord d être questionnée en fonction de la grille des modèles d intervention politique des intellectuels dont il a été question précédemment. La fin de la Deuxième Guerre mondiale ouvrait sur de nouveaux statuts d engagement intellectuel qui allaient peu à peu cloisonner la parole individuelle à l intérieur d un cadre idéologique d État ou de parti. Selon Sapiro, ce refus du cloisonnement a permis à Jean-Paul Sartre de conserver à la catégorie d intellectuel critique universaliste sa fonction première, soit celle de «[produire des] représentations collectives et [une] interprétation du monde, généralement assortie d un message éthico-politique [ ] 46.» Si nous regardons les autres catégories du tableau proposé par Sapiro, nous constatons qu aucune autre ne permet de conserver un statut véritablement autonome. En effet, bien qu il soit présenté comme généraliste dominant, le gardien de l ordre moralisateur occupe une position hétéronome plutôt 44 Anna Boschetti. «La recomposition de l espace intellectuel en Europe après 1945», L espace intellectuel en Europe, [En ligne], La Découverte, 2009, p.164, (Page consultée le 22 février 2011). 45 Peu avant ses débuts en tant que journaliste à Alger, Camus avait refusé de partager le point de vue de son ami Claude de Fréminville sur la part politique de l œuvre de Gide ou de Malraux. Camus souhaitait juger leur littérature en fonction de leur seule qualité artistique. 46 G. Sapiro. op. cit., p

55 qu autonome, ce qui signifie que ses idées s appuient toujours sur une autorité extérieure (religion, tradition culturelle, par exemple). Mais chez l intellectuel critique universaliste, la production d idées se trouve d abord associée à sa personne et c est pourquoi son autorité charismatique auprès du public importe au plus haut point. Selon Sapiro, cet intellectuel correspond au modèle du prophète défini par Max Weber. Ici, la sociologue ne distingue pas entre prophétisme et charisme et range le cas Sartre sous ces deux appellations. Toutefois, lorsque nous lisons les travaux de Raymond Boudon, il apparaît que ces deux notions renvoient à des postures intellectuelles suffisamment différentes pour que l on puisse plutôt attribuer le charisme à Sartre et le prophétisme à Camus. Dès lors, nous croyons que Camus conserverait l étiquette d intellectuel critique universaliste mais à l intérieur d un champ (pour conserver ici la terminologie de Sapiro) fondé sur une méthodologie et sur des valeurs différentes de celles de Sartre. La distinction entre chef charismatique et prophète, telle que proposée par Boudon (modèle wébérien) nous servira d assise pour rendre compte de cette particularité camusienne. A) Les modèles du chef charismatique et du prophète (Max Weber) Avant de distinguer le prophétisme du charisme, il importe de spécifier que Max Weber s est particulièrement attaché aux figures emblématiques de l histoire religieuse pour définir ces deux notions. Raymond Boudon considère aussi que ces notions appartiennent davantage au monde religieux tel que présenté dans les textes sacrés. Cependant, il ajoute qu on peut les lier à certains mouvements sociaux qui, comme c est le cas avec le prophétisme, «[ ] se construisent autour d une conscience très aiguë qu une société est en crise, que ses valeurs centrales sont en danger, qu il y a lieu de les restaurer ou de les transformer 47.» C est donc en fonction de cette précision et du renvoi de Gisèle Sapiro au modèle wébérien que nous choisissons de lier le charisme et le prophétisme à la catégorie d intellectuel critique universaliste observable chez Sartre et chez Camus. 47 Raymond Boudon, François Bourricaud. Dictionnaire critique de sociologie, Paris, PUF, 1982, p

56 Si le prophétisme se rapproche du charisme, c est principalement parce que les deux sont portés par des personnalités extraordinaires. Toutefois, Weber insiste sur une distinction essentielle : le charisme est lié à une communauté émotionnelle relativement stable, avec un chef (guide) et une masse de fidèles (partisans) tandis que le prophétisme est le fait d un individu «[ ] inspiré qui s isole dans une solitude tragique vis-à-vis d un public qui commence toujours par ignorer son message ou le méprise» Jean-Paul Sartre : un chef charismatique Le chef charismatique entretient une relation asymétrique avec ses disciples : il est l inspiré et les autres reconnaissent en lui la promesse d un monde nouveau 49. Le chef ne livre pas seulement un message, il s engage lui-même totalement, faisant valoir la légitimité de son message à l état d urgence qui semble s y greffer. Les disciples, en lui donnant leur aval, le reconnaissent aussi comme le plus visible et le plus appréciable des chefs. Pour Weber, le pouvoir charismatique est fragile et, pour se maintenir, il nécessite trois conditions, lesquelles se vérifient, selon nous, dans le positionnement intellectuel sartrien d après 1945 : o Une hiérarchie relativement stable doit s organiser autour du chef. o Puisque chacun des adeptes souhaite obtenir la faveur du chef, ce dernier doit savoir maîtriser la concurrence entre ceux qui gravitent autour de lui. o Lorsque le chef disparaît, le maintien de sa communauté émotionnelle est tout à fait incertain. La deuxième condition nous semble liée de très près à l opposition entre Sartre et Camus. Les réserves que ce dernier exprima sur la démarche intellectuelle de Sartre ne nous semblent pas le seul facteur pour lequel il désavoua la notion d engagement intellectuel. En fait, les adeptes de Jean-Paul Sartre ne pouvaient laisser Camus remettre en question les idées et valeurs qui faisaient la renommée du chef, pas plus 48 Ibid., p Ibid., p

57 qu ils ne pouvaient laisser à Camus un espace suffisamment important pour que ses idées réussissent à convaincre trop d artistes et d écrivains de rejoindre son camp. Ici, l exemple le plus connu, et que nous avons mentionné dans notre introduction, est sans aucun doute la critique que Francis Jeanson, en tant que disciple de Sartre, adressa à L homme révolté : plutôt que de critiquer les idées de l essai, il s en prit à Camus lui-même avec ce souci de bien le différencier de Sartre et des prises de position de ce dernier. Alors que d autres catégories d intervention intellectuelle se façonnent et que les analyses plus spécialisées commencent à se cristalliser autour du pouvoir politique, deux jeunes intellectuels continuent de jouer la carte d un engagement qu ils ont commencé à pratiquer avant la guerre et qu ils entendent bien continuer après la Libération. 2- Albert Camus : la voix du prophétisme Selon Weber, le prophète cherche à prévoir le futur en mettant en perspective des orientations essentielles chargées d émotion (morale, religieuse). L émotion relève de la tradition à laquelle appelle le prophète, une tradition que connaissent les gens à qui il s adresse puisqu ils ont participé aux mêmes évènements. C est pourquoi le prophète désapprouve tous ceux qui trahiraient la tradition, jugeant alors qu ils trahissent à la fois la rationalité et la régularité de l histoire dans laquelle ils s inscrivent 50. Formé et fidèle aux valeurs d une certaine idée de la France, Camus a contesté très tôt après la Libération les formes spontanées d engagement qui laissaient en plan l introspection à laquelle, selon lui, devrait se livrer un peuple meurtri par les aléas de la guerre. Il comptait aussi, comme il en sera longuement question plus loin, sur les leçons que l Occupation et la Résistance avaient livrées aux citoyens. Ces leçons, ce n est pas tant qu il les donna lui-même, mais il chercha à convaincre les Français de faire de solides examens de conscience afin de construire une société plus juste. C est ainsi que Camus semble rencontrer les caractéristiques suivantes, que Weber attribue au prophète : 50 Ibid. p

58 o Le prophète se caractérise par une vocation, une conviction et une grâce singulière. o Le prophète lie et délie, fonde et conteste. o Subjectif et absolu, le prophète risque l enfermement sur soi, car il s expose lui-même. B) Une conception de la responsabilité liée à une conception spécifique du monde Ce qu énonce Weber quant à l attitude respective du chef charismatique et du prophète nous permet maintenant de mieux cerner l opposition entre Sartre et Camus. Alors que les repères sociaux et littéraires s avéraient à peu près les mêmes, il est évident que les deux grandes figures du jeune intellectualisme français les interprétaient différemment, de telle façon que ce n est pas la justesse de l interprétation qui serait d abord à analyser, mais plutôt la raison motivant le type d appropriation en cause. Pour l illustrer, nous avons choisi les références à l œuvre de Brice Parain 51. Jean-Paul Sartre, dans «Qu est-ce qu écrire?», s interroge sur le sens et la portée des mots. L écrivain, soutient-il, a ce pouvoir de faire surgir des mots là où le lecteur ne les attendait peut-être pas, là où il n avait peut-être pas non plus ressenti ce à quoi le mot de l écrivain le confrontera. En ce sens, l écrivain façonne le lecteur dans une très large mesure, si du moins il sait trouver le mot opportun. C est ici qu il fait appel à Brice Parain, rappelant que pour ce dernier, un mot équivaut à un pistolet chargé : si l écrivain utilise le mot, il sait qu il doit le faire en visant une cible. C est pourquoi Sartre considère que l écrivain dévoile le monde aux autres hommes, lesquels en recevant le message se trouvent confrontés à la responsabilité de faire l effort de comprendre le monde tel qu il se donne maintenant, en situation, et de le changer s il y a lieu de le faire 52. Le pistolet de l écrivain, aux yeux de Sartre, c est le moyen à 51 Brice Parain est un intellectuel français ( ) qui s intéressa notamment au surréalisme, à l existentialisme et au langage. Il fut un grand ami d Albert Camus. 52 Jean-Paul Sartre. «Qu est-ce qu écrire?», Qu est-ce que la littérature, Paris, Folio essais, 1948, p

59 partir duquel se révèle la nature même de son engagement. L écrivain charge le pistolet des mots qu il choisit d y mettre et, lorsqu il en ignore certains, c est qu il a tout aussi bien décidé de taire tel aspect du monde. L écrivain est tout entier meneur dans son appréciation du monde et dans le choix des mots qui en rendront compte. Par la suite, toute la responsabilité est entre les mains du lecteur. Pour Albert Camus, le travail de Parain se comprend autrement. Dans un article intitulé «Sur une philosophie de l expression», il valorise l originalité du traitement de la notion de langage par Parain. Pour Camus, cette originalité tient particulièrement dans un questionnement inédit sur le sens des mots, non seulement dans ce qu ils signifient en eux-mêmes mais aussi, et pour nous c est là le plus important dans la distinction que nous souhaitons faire entre Camus et Sartre, dans leur rapport au mensonge et à la vérité. Conséquemment, ce n est pas d abord le monde qu il importe de dévoiler mais soi-même : la personne qui parle (qui écrit) estelle sincère? Derrière le choix des mots se trouve la responsabilité inéluctable de quiconque en fera usage : «Car, en fait, il s agit de savoir si même nos mots les plus justes et nos cris les plus réussis ne sont pas privés de sens, si le langage n exprime pas, pour finir, la solitude définitive de l homme dans un monde muet 53.» Clairement, Albert Camus s inquiète des conséquences de l intention du locuteur lorsqu il choisit de prendre parole. Fait-on état d impressions personnelles par rapport aux événements, ou alors cherche-t-on à présenter un idéal? Cette question que pose Camus rend explicite la différence entre son interprétation des écrits de Parain sur le sens des mots et celle que s en fait Sartre. En effet, Camus retient principalement de Parain que le langage peut contribuer à éclairer le monde ou à le plonger davantage qu il ne l est déjà dans l absurde. Puisque l être humain ne connaît le monde que par les mots, il importe de bien les peser et de réfléchir à leur impact dans l âme de tous les êtres humains qui les recevront. 53 A. Camus. «Sur une philosophie de l expression», Œuvres complètes, tome 1, sous la direction de Jacqueline Lévi-Valensi, Paris, Gallimard, La Pléiade, 2006, p

60 Jean-Paul Sartre et Albert Camus se positionnent différemment devant les mots parce qu ils le font aussi devant le monde, et plus particulièrement devant le monde tel qu il est en ce milieu de vingtième siècle. Sartre se dit convaincu qu il faut d abord savoir sur quoi l écrivain souhaite écrire, puis viendra le choix des mots. Nous pouvons lier ce projet à l état du chef charismatique puisque ce dernier est nécessairement l inspiré, celui qui décide de ce qui vaut la peine d être questionné, analysé, redéfini. Et il le fait dans son temps «[ ], puisque les écrivains sont vivants avant que d être morts, puisque nous pensons qu il faut tenter d avoir raison dans nos livres et que, même si les siècles nous donnent tort par après, ce n est pas une raison pour nous donner tort par avance, [ ] 54.» Au contraire, le prophète lie et délie, fonde et conteste, comme nous l avons mentionné précédemment. Et dans cet article consacré à Brice Parain, c est tout l échafaudage du langage depuis les présocratiques, dans son rapport au vrai et au faux, que Camus questionne également. Pour lui, le monde se comprend par les abstractions langagières qu on a voulu y mettre, par le report constant d une amélioration réelle de la condition humaine au nom d une histoire en train de se faire, faisant ici référence à Hegel. C est pourquoi il approuve la démarche de Parain qui consiste à refuser le mensonge pour mieux repenser le monde et cela implique aussi de comprendre comment le langage en est venu à discréditer l intelligence de chacun L ENGAGEMENT CHEZ CAMUS Jean-Paul Sartre fait donc de l écriture une activité engagée, qui vise l imagination du lecteur et qui lui laisse toute latitude dans l interprétation qu il fera du contenu. Albert Camus voit plutôt le rôle de l écrivain comme l obligation d éclairer le monde, pour le bénéfice de tous les humains, afin que soient vaincus le mensonge et la malhonnêteté qui n ont jamais réellement su donner aux êtres humains les armes nécessaires pour affronter le désespoir au sein même de la vie quotidienne. 54 Jean-Paul Sartre, op.cit., p Albert Camus, op.cit., p

61 En tant qu intellectuel-prophète, comment Albert Camus a-t-il déployé son engagement? En même temps et malgré l interprétation sartrienne et sa mainmise contextuelle, pouvons-nous ajouter. Une approche sociologique sera encore une fois appropriée afin de mieux comprendre le positionnement camusien. Alors que, pour Gisèle Sapiro, les positionnements des intellectuels, après la Deuxième Guerre mondiale, relevaient d affrontements idéologiques, il en va autrement pour Raymond Boudon. C est-à-dire que Boudon propose une méthodologie différente pour comprendre la nature des positionnements et les fondements des idées particulières. Cette approche, fondée sur la rationalité du sujet, réduit l importance des antagonismes entre les individus (ici les intellectuels) pour mieux cerner le travail même de chacun des sujets. Nous retenons donc la méthodologie de Boudon puisqu elle nous permet de nous détacher du problème de l écrivain en situation tout en nous donnant de solides outils référentiels pour démontrer que le travail de Camus relevait bien de l engagement. Raymond Boudon se fonde sur l individualisme méthodologique (IM), un principe qui permet d expliquer un phénomène social par les actions de l individu rationnel. Selon Boudon, tout individu est d abord mû par des raisons qui lui appartiennent et non par des causes extérieures qui seraient d ordre matériel. Cela ne signifie pas que l individu se trouve en retrait de la communauté car, pour Boudon, le sujet n est pas dans un vide social, il est «[ ] un être situé et daté [et donc en] conséquence, l individualisme méthodologique tient compte dans l explication des phénomènes sociaux des rapports de l individu aux structures et aux contraintes sociales 56.» Cependant, c est d abord à la personne qu il convient de s intéresser puisque les structures sociales paramètrent mais ne déterminent pas les individus, lesquels agissent en fonction de motivations d ordre rationnel 57. Pour comprendre l application de ce principe (IM), il faut, dans un premier temps, se référer à la 56 Yao Assogba. La sociologie de Raymond Boudon, Québec, PUL/L Harmattan, 1999, p R.Boudon. «La théorie générale de la rationalité, base de la sociologie cognitive», 46

62 théorie du choix rationnel (TCR), puis déterminer le type de rationalité convenant au phénomène soumis à l analyse La nature de l engagement chez Camus La théorie du choix rationnel repose sur trois postulats 58 : o P1 : postulat de l individualisme. o P2 : postulat de la compréhension. o P3 : postulat de la rationalité. Pour Boudon, le premier postulat signifie que tout phénomène social dépend et se comprend par des comportements individuels, ceci parce que «[ ] tout phénomène social [est] le produit d actions, de décisions, d attitudes, de comportements, de croyances [ ] 59.» Alors que plusieurs méthodes d analyse se penchent plutôt sur le noyau social afin d en dégager des lieux d attraction et d influence sur les individus (la théorie des champs, par exemple), Boudon propose de revenir au sujet lui-même, de reconstruire ses motivations à être concerné par tel phénomène puis «[ ] d appréhender ce phénomène comme le résultat de l agrégation de comportements individuels dictés par ces motivations 60.» Le second postulat s intéresse aux comportements individuels. Pour les comprendre, il faut reconstruire le sens qu ils ont pour l individu. Ce postulat a ceci de particulier qu il ouvre sur une analyse fine d un phénomène social puisque chercher le sens d un comportement, c est aussi poser comme a priori que l implication individuelle structure le monde social. D autant que le troisième postulat valide l implication sur la base de la rationalité, c est-à-dire sur l habileté humaine à combiner les informations reçues et l autonomie décisionnelle 61. Pour Boudon, tout part de l intention du sujet, basée sur des raisons d adopter des idées et d agir en lien avec celles-là. 58 Boudon a dénombré six postulats possibles mais il considère que les trois premiers sont davantage garants d une analyse générale d un phénomène. 59 R. Boudon. Raison, bonnes raisons, Paris, PUF, Philosopher en sciences sociales, 2003, p Y. Assogba. Ibid., p R. Boudon. La rationalité, Paris, PUF, 2012, p

63 Si nous faisons de l engagement camusien le phénomène à analyser, il faut d abord démontrer que Camus fut concerné par l engagement (P1) avant de nous intéresser au sens qu il y donna (P2). Enfin, il faut découvrir les raisons pour lesquelles il aurait choisi de s engager ou non (P3). En reliant ces postulats à l idée que nous souhaitons défendre, voici comment ils se distribuent maintenant : o P1 : L engagement intellectuel n est pas une notion à laquelle adhèrent ou non des individus. Il se façonne par les décisions, les actions et les valeurs de différents individus. Ainsi, Albert Camus fut un intellectuel engagé et cet engagement est le fondement même de son activité intellectuelle. o P2 : Camus choisit d écrire afin de témoigner. o P3 : Camus avait de bonnes raisons de témoigner, car témoigner découlait du principe normatif de l honnêteté. Camus croyait que l honnêteté rend possible l énonciation de certaines vérités existentielles, et il avait de bonnes raisons de s engager. 3- Théorie du choix rationnel : examen des trois postulats Nous avons vu précédemment ce que n est pas l engagement pour Camus. Si on s en tenait à ce premier regard camusien sur cette notion, il suffirait ici d énoncer comme postulat que le sens de l engagement pour Camus est la soumission de l intellectuel aux diktats de l histoire et à ceux qui en tiennent les rênes. Or, il est impossible de s en tenir à cette seule appréciation de l engagement puisque Camus s est souvent prononcé sur l importance de l engagement, tout en démontrant qu il entretenait un rapport somme toute conflictuel avec cette notion. Pour en faire la démonstration, nous avons choisi de présenter d abord son point de vue sur ce qu il considère être le but de son travail par le découpage du discours prononcé lors de la réception du prix Nobel de littérature, puis de soumettre cette appréciation à quelques écrits qui viendront en nuancer le sens jusqu à permettre de justifier clairement le postulat 1 de la TCR ci-haut formulé. 48

64 1- Examen du premier postulat Rappelons donc que le premier postulat que nous souhaitons vérifier porte sur la possibilité qu un engagement intellectuel se façonne par les décisions, actions et valeurs d un individu. L activité intellectuelle d Albert Camus, parce qu elle relève de ces trois facteurs, peut donc être désignée comme engagement intellectuel. L examen du premier postulat se fera d abord par une analyse du Discours de Suède, suivie de la définition de l engagement camusien, tel qu il semble se dévoiler dans ce discours. a) Le Discours de Suède Lors du discours qu il prononça à Stockholm le 10 décembre 1957, lorsqu il reçut le prix Nobel de littérature, Camus fit de l art le noyau de son allocution. Cela n est pas anodin, car ce n est pas tant qu il fit l éloge de l art plutôt qu il justifia pourquoi il considérait être d abord et avant tout un artiste. Les extraits suivants, présentés ici dans l ordre de l exposé, nous serviront de canevas pour justifier cette idée d un rapport étroit entre Camus et l engagement 62 : o «De quel cœur aussi pouvai[s-je] recevoir cet honneur à l heure où, en Europe, d autres écrivains, parmi les plus grands, sont réduits au silence, et dans le temps même où [m]a terre natale connaît un malheur incessant?» o «J ai connu ce désarroi et ce trouble intérieur. Pour retrouver la paix, il m a fallu, en somme, me mettre en règle avec un sort trop généreux. Et, puisque je ne pouvais m égaler à lui en m appuyant sur mes seuls mérites, je n ai rien trouvé d autre pour m aider que ce qui m a soutenu, dans les circonstances les plus contraires, tout au long de ma vie : l idée que je me fais de mon art et du rôle de l écrivain.» o «[l art] est un moyen d émouvoir le plus grand nombre d hommes en leur offrant une image privilégiée des souffrances et des joies communes.» 62 A. Camus. Discours de Suède, Œuvre complètes, tome IV, édition publiée sous la direction de Raymond Gay-Crosier, Paris, Gallimard, La Pléiade, 2008, p Cette référence ne concerne que le discours du 10 décembre mais il y eut aussi une conférence le 14 décembre à l Université d Uppsala, à la fin de laquelle Camus répondit à la question d un étudiant sur la question algérienne et le problème du terrorisme. La réponse, bien connue, créa une polémique que plusieurs commentateurs analysent encore afin d en déceler le sens réel. Nous en traiterons dans le troisième chapitre mais nous aurons à revenir sur la notion d embarquement que Camus énonça le 14 décembre dans le cadre du présent chapitre. 49

65 o «L artiste se forge dans cet aller-retour perpétuel de lui aux autres, à michemin de la beauté dont il ne peut se passer et de la communauté à laquelle il ne peut s arracher.» o «Le rôle de l écrivain, du même coup, ne se sépare pas de devoirs difficiles. Par définition, il ne peut se mettre aujourd hui au service de ceux qui font l histoire : il est au service de ceux qui la subissent. Ou, sinon, le voici seul et privé de son art.» o «Mais le silence d un prisonnier inconnu, abandonné aux humiliations [ ], suffit à retirer l écrivain de l exil, chaque fois, du moins, qu il parvient, au milieu des privilèges de la liberté, à ne pas oublier ce silence et à le faire retentir par les moyens de l art.» o «[ ] l écrivain peut retrouver le sentiment d une communauté vivante qui le justifiera, à la seule condition qu il accepte, [ ], les deux charges qui font la grandeur de son métier : le service de la vérité et celui de la liberté.» o «[ ], la noblesse de notre métier s enracinera toujours dans deux engagements difficiles à maintenir : le refus de mentir sur ce que l on sait et la résistance à l oppression.» o «Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde ne se défasse.» Ces extraits démontrent bien que Camus parle ici principalement d engagement et qu il en traite comme d une exigence ne souffrant d aucun compromis chez l artiste. Déjà, avant même de présenter l idée générale de son discours, il fait référence à la fois aux écrivains réduits au silence et au conflit franco-algérien (a). Les écrivains dont parle Camus sont ceux qui ne peuvent écrire librement dans leur pays. Il fait particulièrement référence à Pasternak qui, l année précédente, refusa le prix Nobel de littérature sous l influence probable du gouvernement soviétique Boris Pasternak avait publié Le docteur Jivago en 1957, en Italie d abord puis ailleurs en Occident. Les éditeurs soviétiques en avaient refusé la publication. On avait décelé dans le roman des éléments de critique du régime en place. Voir «23 octobre 1958 Attribution du prix Nobel de littérature à Boris Pasternak», Perspective monde, [En ligne], École de politique appliquée, Faculté des lettres et des sciences humaines, Université de Sherbrooke, (page consultée le 8 novembre 2014). Pour Camus, il s agissait là d une erreur puisque Le docteur Jivago est «[ ] un grand livre d amour [qui] n est pas antisoviétique, comme on veut nous le dire, il n offre rien à aucun parti, il est universel.» («Pasternak sera-t-il un paria?», Œuvres complètes, tome IV, p ). Mais Le docteur Jivago ne serait pas qu un roman d amour. Selon Judith Stora, Pasternak aurait effectivement cherché à réfuter l idéologie soviétique, de même que l idéologie juive et ce, au nom d une même idée 50

66 Conséquemment, Camus avoue son désarroi à accepter un tel honneur (b). Et c est pour justifier ce choix qu il traitera de l idée qu il se fait de son art et du rôle de l écrivain. Il est à souligner qu il parle bien de son art et non de l art en soi. Il est connu qu Albert Camus choisissait ses mots avec minutie. Ainsi, choisir de lier l art à l idée qu il s en fait laisse entendre que l art ne se décline pas sous un seul aspect. Et l art qui intéresse Camus, c est celui qui rejoint le plus grand nombre d individus, en lien avec les souffrances et les joies que tout être humain rencontre (c). Camus reconnaît donc en l art une finalité très précise qui, déjà, laisse présumer du rôle qu il attribue à l écrivain. Non seulement ce rôle est d ordre éthique, mais il procède d un choix social, que Camus renvoie maintenant sous une forme universelle (d-e-f). L artiste appartient à une communauté mais doit, par son travail, la diviser en deux parties irréconciliables : ceux qui font l histoire et qui asservissent parfois d autres personnes et ceux qui ont les plus grandes difficultés à se faire entendre et qui, même sans le savoir ou le revendiquer, peuvent compter sur l artiste pour les défendre. L artiste qui consent à ce devoir, l artiste noble, doit servir la vérité et la liberté (g). Et pour ce faire, il n a d autre choix que de rendre compte, dans son œuvre, de tout ce qu il sait et de s opposer à ceux qui tenteraient de l empêcher de révéler ce qu il sait (h). L artiste est confronté à un tel devoir que son travail devient une contribution fondamentale pour empêcher le monde de se défaire (i). C est là un discours majeur sur l engagement de l artiste comme facteur intrinsèque de sa présence au monde, mais aussi de sa raison d être. Pour Camus, comme pour plusieurs des commentateurs de son œuvre, la différence entre l art et l engagement demeurait toutefois marquée. Par exemple, dans le Dictionnaire Albert Camus, les intitulés «Discours de Suède» et «Engagement» ignorent ou désavouent l engagement comme souci chez Camus. En effet, «Discours de Suède», en quelques générale, à savoir que le judaïsme et le régime soviétique subordonnent l intérêt de l individu à celui des masses, privilégiant la nation au détriment du citoyen. Voir Judith Stora, «Pasternak et le judaïsme», Cahiers du monde russe et soviétique, [En ligne], vol.9, no.3, 1968, p , (page consultée le 8 novembre 2014). 51

67 cent mots, ne donne aucune piste pour comprendre le sens des propos camusiens puisque son contenu est passé sous silence. La notion «Engagement» est traitée plus longuement mais pose comme improbable tout lien pertinent entre l œuvre de Camus et un engagement sociopolitique. Bien sûr, la raison en est le refus de la position sartrienne sur l engagement. Pierre Grouix écrit que «[c ]est surtout l artiste en Camus qui nie l engagement 64.» S appuyant sur un écrit de Camus de , Grouix affirme qu il s est dégagé de l engagement, en refusant les idéologies et en s appliquant plutôt à définir ce qu est le travail de l artiste. Il souligne également que Camus s est toujours tenu éloigné des débats idéologiques et «[ ] aussi bien ses essais lyriques que L Étranger, dans lequel il pointe un fort sentiment d absurde théorisé la même année dans Le Mythe de Sisyphe, semblent éloignés de telles préoccupations 66.» Toutefois, Pierre Grouix reconnaît que c est en tant que journaliste que Camus rencontre l engagement, défini ici par Grouix comme le rapport du scripteur à la matière historique, nationale et internationale 67. Ne serait-ce qu en fonction des extraits du Discours de Suède que nous avons présentés ci-haut, la position de Grouix nous semble plutôt étroite. D autres éléments nous permettent de justifier notre point de vue. Dans le cas de L Étranger, qui est le premier roman publié de Camus, se trouvent notamment deux grands thèmes qui renvoient à un regard social sur l existence humaine : l absurde et la peine de mort. En ce qui concerne l absurde, il est impossible de ne pas voir en Meursault un personnage dont l atypie le dispute au questionnement que veut proposer Camus : dans telle situation convenue, y a-t-il possibilité d agir autrement? Camus écrit à ce propos que «[l]e sens du livre tient exactement dans le parallélisme des deux parties 68. Conclusion : la société a besoin des gens qui pleurent à l enterrement de leur mère; ou bien on n est jamais condamné pour le crime qu on croit. D ailleurs je 64 P. Grouix. Dictionnaire Albert Camus, sous la direction de JeanYves Guérin, Paris, Laffont, Bouquins, 2009, p Il s agit d un extrait de Carnets II (1945). Nous consacrerons une partie importante aux Carnets de Camus dans notre troisième chapitre. 66 Pierre Grouix. «Engagement», Dictionnaire Albert Camus, op.cit., p Idem., p Ces deux parties sont celles d avant et d après le meurtre de l Arabe. 52

68 vois encore dix autres conclusions possibles 69.» Cette réflexion de Camus nous semble rejoindre ce qu il dira en Suède quelques quinze ans plus tard. Regard social donc, de même que souci philosophique inscrit à l intérieur du territoire romanesque : «Pour qui sait que vous avez étudié l absurde du point de vue philosophique, le chemin parcouru est évident 70», écrit Pascal Pia à Camus après avoir lu le roman. Mais le ton littéraire assumé n exclut pas le contenu social auquel l auteur renvoie le lecteur. André Malraux, qui envoya le manuscrit chez Gallimard, fit cette remarque à Pascal Pia : «La force et la simplicité des moyens, qui finissent par contraindre le lecteur à accepter le point de vue de son personnage, sont d autant plus remarquables que le sort du livre se joue sur son caractère convaincant ou non convaincant. Et ce que Camus a à dire, en convainquant, n est pas rien 71.» Si le devoir de l artiste est de ne pas mentir, le propos de L Étranger, selon Camus lui-même, rencontre bien cette exigence. En effet, dans la préface à l édition universitaire américaine, il écrit ceci : «On aura cependant une idée plus exacte du personnage, plus conforme en tout cas aux intentions de son auteur, si l on se demande en quoi Meursault ne joue pas le jeu. La réponse est simple : il refuse de mentir 72.» La peine de mort et l horreur qu elle suggérait à Camus occupent également une place importante dans L Étranger. Bien avant de publier Réflexions sur la guillotine (1957), Camus avait donc abordé le phénomène de la mort en soi et de la mort publique. Peut-on dire que traiter de la peine de mort est un désengagement vis-à-vis du monde social? La justice est une affaire sociopolitique et peu importe la forme qu elle prend, elle revendique l appui du peuple pour justifier l idéologie qui la fonde. Ainsi, lorsque Meursault, à la fin de L Étranger, s exclame : «[ ] il me restait à souhaiter qu il y ait beaucoup de spectateurs le jour de mon exécution et qu ils m accueillent avec des cris de haine 73», Camus formule une idée 69 A. Camus. Carnets- «Cahier IV (janvier 1942-septembre 1945)», Œuvres complètes, tome II, op.cit., p A. Camus, P. Pia. Correspondance , édition présentée et annotée par Yves Marc Ajchenbaum, Paris, Fayard/Gallimard, 2000, p Ibid. p A. Camus. Œuvres complètes, tome 1, op.cit., p Ibid., p

69 pertinente sur le comportement des foules qui souscrivent à une idéologie sans s interroger sur ce qui la justifie ou sur le sort de l individu qui la subit. Dans ses Carnets, en décembre , Camus écrit plusieurs idées qui concluront L étranger. Et autour de ces écrits, d autres énoncés retiennent l attention parce qu ils pourraient se trouver liés au projet du roman, bien sûr, mais surtout parce qu ils relèvent d observations que Camus a faites en tant que journaliste à Alger Républicain. Le mois de décembre 1938, si on se réfère aux Carnets, fut prolifique sur le plan des idées, pour la plupart liées à la mort. Soudain, cette courte ligne : «Le bagne. Cf. reportage 75.» Il s agit de son premier véritable reportage pour Alger Républicain (1 er décembre 1938) et cela pourrait être la raison de son inscription dans les Carnets. Cependant, ce reportage concernant le bateau-prison le Martinière, ne sera pas seulement pour Camus un premier contact avec l enquête journalistique, il sera surtout l occasion d être confronté à l attitude des gens face aux criminels, et confronté aussi à l ignorance dans laquelle il se tenait lui-même jusqu alors quant à la délicate différence existant entre l homme et l action criminelle de ce même homme. Dans l article qui en résulte, on peut ainsi lire : «En sortant, l un des hommes me demande en arabe une cigarette. Je sais que le règlement s y oppose. Mais quelle dérisoire réponse pour qui demande seulement une marque de complicité et un geste d homme. Je n ai pas répondu 76.» Et toujours en décembre, dans les Carnets cette fois : «Le plaisir qu on trouve aux relations entre hommes. Celui, subtil, qui consiste à donner ou à demander du feu-une complicité, une franc-maçonnerie de la cigarette 77.» Cette courte réflexion sur le quotidien des hommes s inspire donc de ce qu il a pensé lors de visite du Martinière, alors qu il prend conscience que le délit que certains hommes commettent les raie de l humanité et ce, de façon définitive 78. Mais 74 A. Camus. «Cahiers II (septembre avril 1939)», Carnets (mai 1935-décembre 1948), Œuvres complètes, tome II, op.cit., p Ibid. p A. Camus. «Ces hommes qu on raie de l humanité», Œuvres complètes, tome 1, op.cit., p A. Camus. Œuvres complètes, tome II, op.cit., p Ce questionnement sur le sens d une cigarette se poursuivra dans L Étranger : «Il y a eu aussi les cigarettes. Quand je suis entré en prison, on m a pris ma ceinture, mes cordons de souliers, ma cravate et tout ce que je portais dans mes poches, mes cigarettes en particulier. Une fois en cellule, j ai demandé qu on me les rende. Mais on m a dit que c était défendu. [ ]. Je ne comprenais pas 54

70 Camus a pu constater que tous ne sont pas sensibles à cette réalité : «[ ] on aurait aimé ne pas voir sur le quai d embarquement, les dames élégantes que la curiosité avait amenées là. Car la curiosité ne devait pas supprimer chez ces dames un sentiment qu on est gêné d avoir à leur rappeler et qui s appelle la pudeur 79.» À la même époque, Camus sera appelé à réfléchir sur ce manque de pudeur face à la criminalité. Le professeur David H. Walker s est intéressé au thème du criminel dans l œuvre littéraire de Camus. Et il rapporte que Camus fut particulièrement sensibilisé à la peine de mort lorsqu il apprit le sort réservé à l assassin Eugen Weidmann, dernier guillotiné sur le sol français 80. Selon Walker, c est dans Alger Républicain que Camus aurait pris connaissance de l affaire. Et il aurait été frappé non seulement par le tragique de la guillotine mais aussi par le comportement de la foule : [ ] on avait annoncé à la radio et dans la presse la date de son exécution, de sorte que ce matin-là 81 une foule considérable s était rassemblée devant la prison de Versailles où la guillotine avait été dressée. Le comportement répugnant de ces spectateurs, rapporté avec force photographies dans la presse du lendemain [ ] fut tel que le 26 juin 1939 on décréta que les exécutions capitales ne se dérouleraient plus en public 82. Avec la guerre qui débute, Camus se trouve au cœur d une réflexion sur ce type de comportement qu il abhorre. Dans ses Carnets de septembre 1939, il fait référence à plusieurs reprises au dépérissement de l honneur, à l écroulement de la dignité humaine, au commencement du règne des bêtes. Il est convaincu qu il doit en rendre compte : «Il est toujours vain de vouloir se désolidariser, serait-ce de la bêtise et de la cruauté des autres. On ne peut dire Je l ignore. On collabore ou on la combat 83.» pourquoi on me privait de cela qui ne faisait de mal à personne. Plus tard, j ai compris que cela faisait partie aussi de la punition.»- A. Camus. Œuvres complètes, tome I, op.cit., p Idem. p Camus fera référence à Weidmann dans Réflexions sur la guillotine juin David H. Walker. «Le criminel chez Camus», Albert Camus, les extrêmes et l équilibre : actes du colloque de Keele, mars 1993, réunis et présentés par David H. Walker, Amsterdam-Atlanta, Rodopi, 1994, p A. Camus. «Cahier III (avril 1939-février 1942)», Carnets , Œuvres complètes, tome II, op.cit., p

71 b) Définition de l engagement camusien Il est maintenant possible de définir ce que fut, selon nous, l engagement chez Albert Camus et, à partir de cette définition, nous pourrons également, à la fin du présent chapitre, préciser le concept d humanisme selon le sens que nous lui donnons dans notre thèse. i) Proposition d une définition de l engagement camusien Nous considérons que chez Camus, l engagement a été l observation des actions humaines en fonction d un découpage des contextes de vie des individus, afin de faire valoir l exigence de vérité fondée sur la justice et le respect de la dignité humaine. Précisions sur la définition Nous avons formulé cette définition après observation de trois facteurs dominants dans l ensemble de l œuvre d Albert Camus (articles de journaux, romans et pièces de théâtre). Tout d abord, Camus observe, c est-à-dire qu il est attentif à des situations qui demandent à être étudiées, décrites, expliquées 84. Ensuite, il procède par découpage, selon les contextes qu il veut présenter ou selon les individus sur lesquels il souhaite attirer notre regard. Enfin, ce découpage est lui-même fondé sur une palette de valeurs chères à Camus qui justifient, au final, la raison même pour laquelle il a mis en perspective tel ou tel problème humain, soit son souci d une vie meilleure pour chacun. 84 Cette faculté d observer que nous attribuons ici à Camus se repère aussi dans les essais qu il consacra à la nature, aux paysages vus lors de ses multiples voyages et à la sensibilité du corps impliqué dans son incursion dans la nature. Prenons par exemple cet extrait tiré de Noces, dans lequel Camus s interroge sur la mort, la sienne comme celle des humains en général, en contemplant de ciel de Djémila : «C est dans la mesure où je me sépare du monde que j ai peur de la mort, dans la mesure où je m attache au sort des hommes qui vivent, au lieu de contempler le ciel qui dure. Créer des morts conscientes, c est diminuer la distance qui nous sépare du monde, et entrer sans joie dans l accomplissement, conscient des images exaltantes d un monde à jamais perdu. Et le chant triste des collines de Djémila m enfonce plus avant dans l âme l amertume de cet enseignement.» - A. Camus. Noces, Œuvres complètes, tome I, op.cit., p.115. Toutefois, la définition ci-haut proposée s attache uniquement à l observation d êtres humains. 56

72 ii) Observer n est pas être en situation La définition que nous proposons se veut radicalement différente de celle que donna Jean-Paul Sartre d un écrivain engagé et donc en situation. Comme nous l avons mentionné précédemment, Sartre voyait dans l écrivain en situation une posture vouée à l exercice de la littérature avant toute chose et donc à un travail de réflexion sur son pouvoir, ses possibilités et ses limites et ce, dans le but de proposer à la collectivité un modèle littéraire répondant à une idéologie par avance identifiée comme étant porteuse d espoir. L être humain, l individu n est aucunement au cœur de cet exercice, il n en est pas la préoccupation première. Bien sûr, toute la référence existentialiste appartient encore largement à Sartre, mais l existence dont il est alors question ne s incarne pas dans des personnes précises, dans un souci de dévoiler les tares de la vie humaine pour rendre cette existence concrète acceptable. Or, c est là que se trouve la frontière, nous semble-t-il, entre un engagement en situation et un engagement en état d observation. Et cette valorisation de l observation, Camus en fit état assez rapidement, notamment dans les critiques littéraires qu il rédigea dans le journal Alger républicain. Ainsi, dans la critique de La nausée (Sartre, 1938), Camus, qui travaille luimême à cette époque sur le thème de l absurde, remet en question la finalité du roman : de quoi Sartre veut-il convaincre? Quelle leçon peut-il donner en tant qu écrivain? C est cela qui intéresse Camus. Et sans le savoir encore, parce que la notion d écrivain en situation viendra plus tard, Camus la réfute. Il écrit, en effet, que Sartre n a pas su tirer les conséquences et les règles d action découlant de la prise de conscience de l absurdité de l existence, s attachant davantage à l acte d écrire qu à celui d expliquer: À la fin de ce voyage aux frontières de l inquiétude, M. Sartre semble autoriser un espoir : celui du créateur qui se délivre en écrivant. Du doute primitif, un J écris, donc je suis sortira peut-être. Et l on ne peut s empêcher de trouver une disproportion assez dérisoire entre cet espoir et la révolte qui l a fait naître. Car enfin presque tous les écrivains savent combien leur œuvre n est 57

73 rien au regard de certaines minutes. Le propos de M. Sartre était de décrire ces minutes. Pourquoi ne pas être allé jusqu au bout? 85 Ces minutes auxquelles Camus fait référence concernent la vie quotidienne des individus. Il ne s agit pas pour lui d une exigence de clarification esthétique. L écrivain qui traite de l absurde n a-t-il pas aussi la responsabilité de poser ce problème dans l équation «causes / ressentis/ solutions»? À ce genre de questions et de critiques, Sartre a effectivement répondu dans «Pourquoi écrire?» : Si j en appelle à mon lecteur pour qu il mène à bien l entreprise que j ai commencée, il va de soi que je le considère comme liberté pure, pur pouvoir créateur, activité inconditionnée; je ne saurais donc en aucun cas m adresser à sa passivité, c est-à-dire tenter de l affecter, de lui communiquer d emblée des émotions de peur, de désir ou de colère. ( ). Dans la passion, la liberté est aliénée; engagée abruptement dans des entreprises partielles, elle perd de vue sa tâche qui est de produire une fin absolue. Et le livre n est plus qu un moyen pour entretenir la haine ou le désir. L écrivain ne doit pas chercher à bouleverser, sinon il est en contradiction avec lui-même; s il veut exiger, il faut qu il propose seulement la tâche à remplir 86. Sartre relie davantage l engagement de l écrivain à la liberté, plutôt qu à la recherche de vérité ou à la réflexion sur l espoir. Il inscrit même cette liberté dans une relation dialectique privilégiée entre l écrivain et le lecteur puisque «[ ] l objet littéraire est une étrange toupie, qui n existe qu en mouvement. Pour la faire surgir, il faut un acte concret qui s appelle la lecture, et elle ne dure qu autant que cette lecture peut durer 87.» L engagement chez Sartre ne va pas sans un certain désengagement, dans la mesure où il se dit assuré que l écriture est l une des seules activités qui exige du travailleur qu est l écrivain qu il comprenne qu il ne sera jamais lecteur de ses propres livres. Il y a donc quelque chose d essentiel qui lui échappe, en toute nécessité. Les mots, une fois écrits, ne peuvent être lus comme les lira le lecteur, ceci 85 A.Camus. «La nausée, par Jean-Paul Sartre», op.cit., p.796. Nous reviendrons sur cette critique dans le troisième chapitre de notre thèse, car elle contient certains éléments qui paraîtront dans Le mythe de Sisyphe. 86 Jean-Paul Sartre. «Pourquoi écrire?», Qu est-ce que la littérature? op.cit, p Ibid., p

74 parce que l auteur connaît les mots avant-même qu il les écrive. S il y a quelque chose d identique entre l écrivain et son lecteur, c est uniquement l imagination de chacun d eux, laquelle a rendu possible l écriture, comme elle rendra possible une certaine compréhension de cette écriture. Nous pouvons dès lors comprendre que la conception sartrienne du rôle de l écrivain est, somme toute, sans commune mesure avec celle de Camus. Là où Sartre se réclame de la liberté de choisir les pans de la société sur lesquels réfléchir et discourir, Camus exige un dictionnaire universel en ces temps troublés qui ont besoin d un éclairage universel 88. iii) Engagé dans le sens d embarqué Cette observation des actions humaines qu il pose comme préalable à l acte d écrire devrait donc se vérifier dans l embarquement, que Camus préfère à l engagement. Mais, de fait, la notion d observation viendra aussi dénouer la difficulté que nous rencontrons quant à la présence ou non de l engagement chez Camus. Puisque nous proposons une définition de l engagement qui sous-tend que Camus était au fait du souci humain et social qui l habitait, il nous semble nécessaire d approfondir davantage le choix du terme embarquement qu il fit lors de la conférence tenue le 14 décembre 1957, toujours dans le cadre des activités entourant la remise du Nobel de littérature. Camus constate alors que l artiste, en ces années d après-guerre, se voit critiqué, quel que soit le choix qu il fait et «[ ] qu il le veuille ou non, [il] est embarqué. Embarqué me paraît plus juste ici qu engagé. [ ]. Tout artiste aujourd hui est embarqué dans la galère de son temps 89.» Le terme embarquement, Camus l utilise d abord, dans le cadre de son discours, avec toute la symbolique qui lui convient (galère, pleine mer, ramer). Repères conceptuels significatifs pour un intellectuel qui relie la notion d embarquement à l absence de choix réel de la part de l artiste. Mais l artiste 88 A. Camus. op.cit., p A. Camus. Œuvres complètes, tome IV, op.cit., p

75 demeure l idéal dont Camus ne s est jamais séparé. Il semble alors que cette difficulté qu il a rencontrée à admettre l engagement dans son processus de création tient principalement à l inadéquation entre ce que représentait pour lui le travail libre de l artiste, et le travail nécessaire de l écrivain qui doit comprendre son temps et réagir à ce qui met en péril l idée qu il se fait de la condition humaine. Être embarqué, c est être entraîné dans une situation délicate parce qu il faut bien s adapter aux aléas de l histoire en train de se faire mais c est aussi, pour Camus, un obstacle majeur à l atteinte d une écriture capable de transcender la réalité. La notion d embarquement se doit d être examinée davantage, car elle mène peutêtre à une explication des raisons pour lesquelles Camus prit ses distances non seulement à l égard du concept d engagement intellectuel, mais aussi du statut de philosophe et de journaliste. Nous ferons ici encore appel à la théorie de Raymond Boudon, en présentant cette fois son hypothèse sur ce qu il appelle les effets pervers et l ordre social. Effets pervers et ordre social : présentation du cadre théorique Boudon entend par effets pervers les résultats produits par des actions individuelles inspirées par de bonnes raisons mais qui peuvent produire des effets non recherchés une fois les actions combinées les unes aux autres. Ces effets apparaissent parfois désirables, parfois indésirables 90. Pour Boudon, l effet pervers survient lorsque deux individus ou plus poursuivent un objectif commun, engendrant une situation indésirable pour l un d entre eux, ou pour les deux. Bien que chacun des sujets ait ses propres raisons de poursuivre un objectif et de se sentir plus ou moins satisfait des effets obtenus, l intérêt pour Boudon de s y intéresser réside surtout dans l influence qu auront ces effets sur la structure des systèmes sociaux. Pour mieux saisir ces effets, et les rattacher le plus possible à la liberté individuelle (les raisons et les valeurs propres à chacun que revendique Boudon et dont nous avons déjà parlé), il importe, selon le sociologue, de distinguer l analyse d un phénomène par la 90 Raymond Boudon. Effets pervers et ordre social, Paris, PUF, 1977, p. V. 60

76 juxtaposition d actions d une analyse fondée sur un schéma de type causal. L action, qui se définit alors par un comportement orienté vers la recherche d une fin, mobilise en elle-même différentes raisons et valeurs plus ou moins conscientes. Ainsi, analyser un phénomène par l identification d un certain nombre d actions l ayant créé permet de s interroger sur les intentions d un acteur et les moyens qu il a jugés pertinents pour parvenir à son but. Au contraire, le schéma causal s arrête sur de grandes catégories, somme toute assez générales, qui expliqueraient l adoption typée d un comportement 91. À ces deux grandes catégories d analyse correspondent deux familles de paradigmes. Le schéma causal est lié aux paradigmes déterministes et les combinaisons d actions se questionnent à partir de paradigmes interactionnistes 92. Ces derniers se divisent à leur tour en quatre types majeurs : marxien, tocquevillien, mertonien et wébérien. Pour les besoins de notre démonstration, nous expliquerons ce que sont les types marxien et wébérien, avant de faire l application de ce cadre à notre examen de la notion d embarquement. Ainsi, les paradigmes interactionnistes de type marxien mettent l accent sur la liberté d action de chacun, sans limite qui surviendrait parce que le sujet aurait pris un engagement envers quelqu un. Les préférences individuelles l emportent alors. Dans le cas des paradigmes interactionnistes de type wébérien, bien que la propriété d intentionnalité soit présente (ce qui se rapporte à l action, telle que définie ci-haut), Boudon suggère d y voir aussi l influence de certains éléments déterminants, antérieurs aux actions évaluées, mais qui ne brisent pas la structure de ces actions. 91 Parmi les exemples donnés par Boudon pour illustrer ces deux types d analyse, mentionnons celui de l accident de voiture. L analyse causale s en tiendrait aux faits immédiats et habituellement générateurs de préjugés : un homme d affaires a bu lors d un souper et, en état d ivresse, a percuté un arbre. L analyse par juxtaposition d actions révélerait plutôt que ce même homme d affaires, dont la voiture était engagée sur une route à trois voies, a rencontré une autre voiture sur la voie centrale et, malgré les appels de phares répétés, n a pu éviter l accident. Voir R. Boudon. op.cit., p Nous ne traiterons ici que des paradigmes interactionnistes puisqu ils s appliquent à ce que nous voulons démontrer à propos de la notion d embarquement. 61

77 Application de ce cadre théorique à la compréhension de la notion d embarquement chez Camus Si nous reprenons ces concepts, nous voyons que le phénomène social à partir duquel se fera l analyse est le positionnement auquel Albert Camus consent lorsqu il est question du statut d intellectuel engagé. Refusant la notion d engagement, il sait bien toutefois qu il traite de thèmes sociopolitiques et philosophiques qui relèvent bien du questionnement intellectuel et qu il le fait d une manière qui commande la réflexion chez le lecteur. Il ne peut donc désavouer entièrement l engagement au sein de son écriture 93. Toutefois, deux rôles s affrontent en lui, créant à la fois le refus de la notion d engagement et l obligation de reconnaître une forme d engagement qui lui serait propre. Cette dualité entre refus et acceptation, nous la relions à l effet pervers énoncé par Raymond Boudon. Camus, en se disant embarqué, avoue occuper une place particulière dans l analyse des événements, en tant qu artiste, mais il n y consent qu avec réticence, en supposant qu un véritable artiste doit traiter des affaires de son temps, même si ce n est pas ce qu il devrait d abord faire. Et pour bien marquer la coupure entre ce qu il voudrait faire et ce qu il doit faire, Camus qualifie l histoire de galère. L effet pervers ne résulte pas ici d une opposition entre deux individus mais plutôt d une opposition, voire d une confrontation entre Camus et Camus lui-même. Et c est ici que les paradigmes interactionnistes peuvent nous éclairer quant à la nature de cette dualité. Dans un premier temps, le paradigme de type marxien se vérifie par l indépendance qu a revendiquée Camus par rapport à l engagement luimême, aux idéologies défendues par les autres intellectuels, au décloisonnement entre les différentes sections de son œuvre. Raymond Boudon utilise l image de la toile d araignée pour illustrer le paradigme de type marxien. Cette image renvoie aux actions individuelles à travers le tissu social. Chaque acteur intervient sur la structure de la toile, en empruntant certaines mailles plutôt que d autres, en en créant de nouvelles, en en défaisant quelques-unes. Le chemin emprunté par Camus pour 93 C est ce que nous examinerons au point suivant, «Reconnaissance d un engagement ponctuel». 62

78 participer à la création artistique se trace, dès ses premiers écrits en sol algérien, en fonction d une vision compartimentée du travail intellectuel. Pour Camus, il semble bien y avoir des parois plutôt étanches entre le roman, la pièce de théâtre, l essai philosophique et l éditorial ou enquête journalistique. Cette idée de fonctionner par cycles pour traiter des thèmes qui l intéressent (l absurde, la révolte) rejoint également cette séparation qu il veut nette entre différents types d écriture. Jusqu à l organisation même de ses journées de travail qui rendent compte de son désir de séparer ses différents projets d écriture. Camus se présente donc comme indépendant dans sa démarche (ce qui l amène souvent à faire part à ses proches des difficultés qu il rencontre dans l avancement de telle ou telle partie de son travail), capable de faire valoir ses préférences (dans ce qu il choisit d écrire ou de lire), niant être philosophe ou journaliste, ou même engagé. Ce libre positionnement au sein du tissu social qu est le monde de l écriture marque donc la représentation que se fait Camus de son propre travail. Mais, en même temps, les actions de Camus découlent de certaines déterminations qui, dans les termes de Boudon, sont antérieures à l action elle-même. Puisque ces éléments ne cachent pas le sens autonome de l action, ils apparaissent plus ou moins clairement à la conscience du sujet. Ainsi, lorsque Camus réfute sa condition d intellectuel engagé (incluant le titre de philosophe ou celui de journaliste), il est possible de reconnaître certains éléments ayant pu influencer son appréciation de la notion d engagement. Notons d abord l idée transcendante que se fait Camus de l écriture lorsqu elle concerne la littérature. L immense respect qu il manifeste envers l œuvre de Proust en est un exemple. Il considère que Proust a atteint la perfection dans l écriture (le style, le ton), mais son interprétation de l œuvre serait peut-être davantage idéalisée que réellement comprise. C est ce que suggère Pierre-Louis Rey lorsqu il écrit que «[c]roire que l écrivain met son œuvre au service de la vie est infidèle à l esprit de Proust, pour qui l art appartient à un ordre supérieur. [ ]. À Balzac et à Stendhal, Proust reprochait d avoir préféré la vie à leur œuvre. S il avait connu Camus, il lui 63

79 aurait adressé le même reproche 94.» Cette idée nous intéresse dans la mesure où Camus aurait davantage été sensible à l œuvre de Proust à cause de la maladie de ce dernier et de l effort fait au quotidien pour écrire ses romans, alors même que Camus connaissait cette difficulté puisqu il souffrait de la tuberculose et songeait souvent que sa vie serait écourtée à cause d elle. Cette urgence de vivre ne peut être séparée de l urgence d écrire chez Camus et pour lui, la production d une œuvre au cours de son existence était importante. D où l impression de devoir traiter des problèmes de son temps (l histoire comme galère), à côté, eût-il souhaité, de son travail plus artistique. Un autre élément antérieur à l action se trouve certainement dans la dualité qu il ressentit toujours entre son appartenance à l Algérie et sa citoyenneté française. Éduqué selon les programmes scolaires de la métropole, et ayant pu l être grâce à une bourse d études, Camus connaissait davantage les écrivains français et valorisait les idées et écrits issus de la France. De ce fait, sa représentation du rôle de l écrivain s en trouva marquée, d autant qu il fut très jeune sensible aux romans de Proust, mais aussi de Gide et de Malraux. Toutefois, Camus se trouvait également rivé et ce, peutêtre de façon plus charnelle, à son pays natal. Et l Algérie, Camus l a non seulement profondément aimée, mais il s en est trouvé influencé par ses couleurs, ses odeurs, ses lieux et ses gens. C est en Algérie également que Camus découvrit d abord la présence du sentiment de l absurde en lui. Selon Martine Mathieu-Job, Camus s est vu confronté à l exigence de la réalité historique (par exemple, la Deuxième Guerre mondiale), mais ne pouvait totalement y consentir parce qu il ne voulait pas désavouer la beauté et le naturel que l Algérie lui avait légués 95. Ainsi, son respect pour les œuvres de certains écrivains français, combiné à son amour pour une certaine représentation de l Algérie, a pu contribuer à sa représentation du rôle de l écrivain et du contenu dans lequel puiser l inspiration créatrice. Pour illustrer cette idée, nous ferons appel à un extrait de la préface que Camus écrivit lors de la réédition chez Gallimard de son premier livre, L envers et l endroit, en 1958 : 94 Pierre-Louis Rey. «Proust, Marcel», Dictionnaire Albert Camus, op.cit., p Martine Mathieu-Job. «Algérie», ibid., p

80 Chaque artiste garde ainsi, au fond de lui, une source unique qui alimente pendant sa vie ce qu il est et ce qu il dit. Quand la source est tarie, on voit peu à peu l œuvre se racornir, se fendiller. Ce sont les terres ingrates de l art que le courant invisible n irrigue plus. ( ). Pour moi, je sais que ma source est dans L envers et l endroit, dans ce monde de pauvreté et de lumière où j ai longtemps vécu et dont le souvenir me préserve encore des deux dangers contraires qui menacent tout artiste, le ressentiment et la satisfaction 96. c) Reconnaissance d un engagement ponctuel : la critique de Roland Barthes Pourtant, il est arrivé à Camus de se décrire comme intellectuel engagé. Ou, à tout le moins, de préciser davantage le lien qu il considérait nécessaire entre l engagement comme concept et l engagement comme action. Pour illustrer cette reconnaissance d un engagement ponctuel, nous ferons appel à la réaction qu il manifesta suite à la critique qu eut à son endroit Roland Barthes. Roland Barthes ne fut pas un proche de Camus mais il fut un grand admirateur de L Étranger. Bien sûr, beaucoup de critiques furent sensibles au roman de Camus mais la particularité du regard de Barthes tient dans l engagement qu il perçut de la part de l auteur. C est donc ce qu il nous intéresse de vérifier ici, d autant que la critique de Barthes contribua à confronter Camus à ce fameux problème de l engagement. Ainsi, dans la revue Existences 97 de juillet 1944, Barthes fait une critique de L Étranger qu il termine par ces mots : «[ ] un nouveau style, style du silence et silence du style, où la voix de l artiste [ ] est une voix blanche, la seule en accord avec notre détresse irrémédiable 98.» Cette idée de la voix blanche, Barthes la développera au cours des décennies suivantes. Et ce qu il en dit vient confirmer que le travail de Camus est bien celui d un écrivain engagé, du moins dans 96 A. Camus. Œuvres complètes, tome I, op.cit., p Il s agissait de la revue des étudiants du sanatorium de Saint-Hilaire-du-Touvet, où Barthes, souffrant de tuberculose, séjourna au cours des années quarante. Camus y écrivit également. 98 Roland Barthes. «Réflexion sur le style de «L étranger», Existences, [En ligne], no.33, Juillet 1944, p.83, (page consultée le 8 janvier 2014). 65

81 le sens où l entend Barthes. Dans Le degré zéro de l écriture, Barthes affirme que depuis 1850, au moment où éclatent les structures bourgeoises et que se manifeste la ruine du libéralisme, les écrivains se trouvent confrontés à de nouveaux desseins d écriture dans lesquels l enjeu n est pas la forme, la rhétorique ou le vocabulaire mais la démonstration que la modernité est au cœur d une impasse 99. Pourquoi? Parce que des voix différentes se lèvent pour se prononcer sur l état social. Et il n y a plus de réponse universelle de la part des écrivains mais un positionnement individuel par choix. Barthes précise : [ ] l identité formelle de l écrivain ne s établit véritablement qu en dehors de l installation des normes de la grammaire et des constances du style, là où le continu écrit, rassemblé et enfermé d abord dans une nature linguistique parfaitement innocente, va devenir enfin un signe total, le choix d un comportement humain, l affirmation d un certain Bien, engageant ainsi l écrivain dans l évidence et la communication d un bonheur ou d un malaise, et liant la forme à la fois normale et singulière de sa parole à la vaste Histoire d autrui. Langue et style sont des forces aveugles; l écriture est un acte de solidarité historique 100. Et de quelle solidarité les hommes du vingtième siècle ont-ils besoin selon Barthes? Plus que jamais, les hommes ont besoin de se défaire des idéologies triomphantes qui ne tiennent pas leurs promesses, ils ont besoin de silence; un silence qui parle, évidemment et qui ouvre à chacun des lecteurs la voie de la conscience. Cet engagement de l écrivain, dans les premières années de réflexion de Barthes, n a rien à voir avec la politique en tant que telle mais plutôt avec la responsabilité de trouver l essentiel de ce qu il y a à dire sur la condition humaine et ce, par l exercice continu d une écriture libre. C est d abord à Camus que Barthes attribua cette capacité d être responsable parce que L étranger révèle une écriture neutre, réduite, comme il le précise «[ ] à une sorte de mode négatif dans lequel les caractères sociaux ou mythiques d un langage s abolissent au profit d un état neutre et inerte de la forme. La 99 R. Barthes. Le degré zéro de l écriture suivi de Nouveaux essais critiques, Paris, Seuil, Points Essais, 1953 et 1972, p Ibid. p

82 pensée garde ainsi toute sa responsabilité sans se recouvrir d un engagement accessoire de la forme dans une Histoire qui ne lui appartient pas 101.» L écriture blanche, le degré zéro de l écriture, dans son idéalité, représente pour Barthes l écriture d un journaliste capable de vaincre le pathétique dont la profession trop souvent s imprègne 102. Barthes avait publié dans Combat (1 er août 1947) un article dans lequel il faisait déjà cette critique de l écriture camusienne. Et il demandait : «Un écrivain de la race de Camus peut-il échapper à la flaubertisation de l écriture? 103» C est-à-dire un retour à la condition universelle, à un langage codé que le lecteur peut comprendre et qui permet à l écrivain d être reconnu, d acquérir un statut dans sa société 104. La réponse vient à la suite de la parution de La Peste. Mais cette fois, Barthes considère que Camus ne rencontre pas les exigences de l engagement politique tel qu il devrait être : traiter des souffrances humaines et en interroger les causes 105. Selon Barthes, qui se déclare maintenant partisan du matérialisme historique, l histoire vaut davantage que la chronique, le choix doit l emporter sur la conduite et l engagement va plus loin que la solidarité 106. Barthes, à partir de ce moment, modifiera aussi son interprétation des notions liées à l écriture. Mais, jusque-là, soutient l écrivain Rafael Castillo-Zapata, Barthes avait fondamentalement été influencé par l engagement camusien perçu dans L Étranger mais aussi dans Le mythe de Sisyphe. Cet essai aurait même contribué à la formation de sa pensée critique de la littérature et c est à partir des textes de Camus que Barthes 101 Ibid. p Nous reviendrons sur cette idée de Barthes dans le troisième chapitre puisqu elle touche directement le propos de notre thèse. 103 Albert Camus- Michel Vinaver. S engager?: correspondance, : assortie d autres documents, édition établie, présentée et annotée par Simon Chemama, Paris, L Arche, 2012, p R. Barthes. Op.cit., p La critique est parue en 1955 dans la revue Club et Camus répondra à Barthes dans cette même revue. 106 Claude Coste. Roland Barthes moraliste, Villeneuve-d Ascq, Presses Universitaires du Septentrion,1998, p , [En ligne], +de+camus&source=bl&ots=rx- QbOSn1O&sig=rGOz_flUOPAPSo1iD9IAFRhZFbA&hl=fr&sa=X&ei=Dz3UUqGKKKSV3AXT8ID 4Bg&ved=0CDQQ6AEwAQ#v=onepage&q=barthes%2Bcritique%20de%20camus&f=false (Page consultée le 21 janvier 2014). 67

83 aurait développé sa conception du style, concept-clé de la première phase de son travail de sémiologue. Or, cette influence se fonde sur la reconnaissance d un engagement réel mais innovateur au cœur d une époque où la misère des hommes défait chez certains jusqu à l illusion d un espoir en un monde meilleur. Selon Castillo-Zapata, c est le sens que Camus donna à Sisyphe qui influença le travail de réflexion de Barthes : parce que Camus s intéresse au moment au cours duquel Sisyphe s interroge, qu il fait une pause et qu ainsi s amorce le processus de conscientisation, il rend possible le ressourcement de tous ceux qui souhaitent le salut malgré la souffrance, luttant côte à côte sans asservir les conditions de ce salut à l illusion et sans se réfugier dans le désespoir 107. Claude Coste rapporte que cette relation côte à côte, cette solidarité, Barthes dit ne pas le retrouver dans La Peste, précisant alors qu il croit à un art littéral où la Résistance se comprend comme étant toute la Résistance. La réponse de Camus, pour mesurée qu elle soit, ne pose aucun doute quant à sa certitude qu il a fait preuve, dans La Peste, d un véritable engagement. Cette lettre à Barthes nous permet ici d achever notre démonstration d un engagement réel de la part de Camus et que cet engagement soit décrit comme embarquement n altère en rien le rôle intellectuel de Camus. Ainsi, il est clair qu il évalue son travail d intellectuel dans un horizon d engagement social et même, il va plus loin en affirmant que sa réflexion a évolué au fil des ans afin de donner plus de poids à cet engagement. Pour le démontrer, nous reproduisons quelques passages clés de cette lettre, datée du 11 janvier 1955 : 1 er La Peste, dont j ai voulu qu elle se lise sur plusieurs portées, a cependant comme contenu évident la lutte de la résistance européenne contre le nazisme. La preuve en est que cet ennemi qui n est pas nommé, tout le monde l a reconnu, et dans tous les pays d Europe. Ajoutons qu un long passage de 107 Rafael Castillo-Zapata. «La fatigue de Sisyphe», Communications, [En ligne], no.63, 1996, p.68, (Page consultée le 2 février 2014). 68

84 La Peste a été publié sous l occupation dans un recueil de combat et que cette circonstance à elle seule justifierait la transposition que j ai opérée. [ ]. 2 e Comparée à L Étranger, La Peste marque, sans discussion possible, le passage d une attitude de révolte solitaire à la reconnaissance d une communauté dont il faut partager les luttes. S il y a évolution de L Étranger à La Peste, elle s est faite dans le sens de la solidarité et de la participation. 3 e Le thème de la séparation, dont vous dites très bien l importance dans le livre, est à ce sujet très éclairant. Rambert, qui incarne ce thème, renonce justement à la vie privée pour rejoindre le combat collectif. Entre parenthèses, ce seul personnage montre ce que peut avoir de factice l opposition entre l ami et le militant. Car une vertu est commune aux deux qui est la fraternité active, dont aucune histoire, finalement, ne s est jamais passée. 4 e La Peste se termine, de surcroît, par l annonce et l acceptation des luttes à venir. Elle est le témoignage de «ce qu il avait fallu accomplir contre la terreur et son arme inlassable, malgré leurs déchirements personnels 108. Si nous examinons d abord ces quatre commentaires ainsi numérotés par Camus dans sa lettre à la lumière de la définition que nous avons donnée de son engagement, nous constatons que Camus fait référence à un découpage des personnages en fonction des actions qu ils ont faites/ qu ils feront. Ces actions, dont la chronologie marque une gradation dans la réflexion du collectif, visent au bout du compte à améliorer le sort de l être humain. Il y a donc une prise de position en faveur d une justice sociale, ne serait-ce que dans la prise de conscience qu il faut partager les luttes de la communauté d appartenance. Accepter les luttes à venir, comme le mentionne Camus, c est déjà lutter en faveur d une justice dont les traits particuliers demeurent, pour l instant, inconnus, mais dont on sait qu ils se préciseront un jour puisque l homme n en aura jamais fini avec les conflits et les abus de toutes sortes. Mais surtout, il admet une évolution entre L Étranger et La Peste, au regard d un sentiment de solidarité et d une action réelle au sein de la société. Cela vient appuyer 108 A. Camus. Œuvres complètes, tome II, op.cit., p

85 l embarquement comme engagement puisque les personnages de La Peste font valoir l importance récurrente de la solidarité fraternelle dont, le souligne bien Camus, l histoire ne peut jamais se passer. La deuxième partie de la lettre à Roland Barthes est tout aussi révélatrice d une affirmation de son engagement en tant qu auteur de La Peste. Il écrit que l on peut juger la morale présente dans La Peste comme insuffisante (bien qu il faudrait alors, selon lui, préciser ce qu on attend comme morale) et en critiquer le sens esthétique, mais on ne peut prétendre qu il a «[refusé] la solidarité de notre histoire présente 109.» Et il a cette formule extraordinaire qui annonce les propos qu il tiendra deux ans plus tard à propos de l embarquement : Ce que les combattants, dont j ai traduit un peu de l expérience, ont fait, ils l ont fait justement contre des hommes, et à un prix que vous connaissez. Ils le referont sans doute, devant toute terreur et quel que soit son visage, car la terreur en a plusieurs, ce qui justifie encore que je n en aie nommé précisément aucun, pour pouvoir mieux les frapper tous. Sans doute est-ce là ce qu on me reproche, que La Peste puisse servir à toutes les résistances contre toutes les tyrannies. Mais on ne peut me le reprocher, on ne peut surtout m accuser de refuser l histoire, qu à condition de déclarer que la seule manière d entrer dans l histoire est de légitimer une tyrannie 110. Pour le professeur de littérature Michel Jarrety, La Peste représente à la fois la conception que se faisait Camus de la distinction entre engagement et embarquement, et la révélation d un véritable engagement au sein de son travail d artiste, même si Camus ne le reconnaissait pas ainsi. Jarrety écrit ceci : [Dès] lors qu il s agit des affaires du siècle, l homme entraîne l écrivain au nom d une solidarité humaine étroitement nouée à la solidarité esthétique. Ce qui doit surtout retenir ici l attention, c est le retour à l identique des termes utilisés par Rambert dans La Peste : Maintenant que j ai vu ce que j ai vu, je sais que je suis d ici, que je le veuille ou non. Plusieurs glissements s opèrent ici : en premier lieu la substitution qu opère Camus de 109 Idem. 110 A. Camus. Ibid., p

86 la situation générale de l artiste à ce qui n est pourtant que la sienne propre; tout se passe donc comme si elle devait être naturellement partagée, et l on retrouve ici la même tentation d un hâtif passage à l universel que nous avons vu dans L Homme révolté; mais de l écrivain engagé à celui qui est embarqué, c est la liberté plus profondément qui s annule au profit d une valeur transcendante- celle de nature humaine- qui impose d être solidaire, et force est de constater que l on passe d une éthique par laquelle le Sujet s engagerait pour être solidaire d autrui, à une morale métaphysique qui l oblige à parler au nom d une solidarité antérieurement éprouvée ( ) 111. La vérification du premier postulat nous a permis de démontrer que les faits qui ont choqué Camus, certaines attitudes qui lui répugnaient ont toutefois tracé la voie à cette forme particulière de l engagement camusien qui marquera de son empreinte toute l œuvre à venir. Et c est ici que se pose le second postulat, celui de la compréhension. Pour le vérifier, il faut donc se demander quel sens l engagement eutil pour Camus? Comme nous l avons mentionné précédemment, nous croyons que l engagement camusien prit la forme d un témoignage, lequel a contribué à structurer le monde intellectuel auquel l écrivain a participé. 2- Examen du deuxième postulat Témoigner peut se faire de plusieurs façons et poursuivre différentes finalités. Lorsqu il s agit de l activité intellectuelle, que signifie être témoin? Parmi les acceptions du terme témoignage se trouve celle d une «marque qui authentifie l existence d un fait, d un sentiment, d une vérité 112.» Celui qui témoigne est donc partie prenante de la situation sur laquelle il prend position. Paul Ricœur, dans La mémoire, l histoire, l oubli, a développé la notion de témoignage sous différentes 111 Michel Jarrety. La morale dans l écriture Camus Char Cioran, Paris, PUF, Perspectives littéraires, 1999, p Centre national de ressources textuelles et lexicales, [En ligne], (Page consultée le 2 mars 2012). 71

87 formes, dont celle-ci qui nous semble pertinente pour traiter du témoignage camusien : la spécificité du témoignage tient notamment dans le fait que l assertion de réalité à laquelle réfère le témoignage est inséparable de l autodésignation du sujet témoignant. L autodésignation, à son tour, rend possible une situation dialogale puisque «[ ] le témoin demande à être cru. Il ne se borne pas à dire : J y étais, il ajoute : Croyez-moi 113.» En retour, s il est accepté, le témoignage rend possible l échange social, fondé sur ce que Ricœur nomme le sens social. Il qualifie même ce sens social d ouverture à l humanisme en ajoutant que «[c]e que la confiance dans la parole d autrui renforce, ce n est pas seulement l interdépendance, mais la similitude en humanité des membres de la communauté 114.» Le témoin demande donc qu on lui fasse confiance. À partir de quels critères cette demande peut-elle être acceptée? Dans le cas d un individu (citoyen) ou d un groupe social, voire de la société tout entière, l authentification d un témoignage dépend d abord des attentes portant sur l objet du témoignage. Se questionne-t-on sur tel phénomène social? Dans la mesure où un fait (ou une hypothèse) ne trouve pas d extension dans le questionnement des citoyens, le témoin voulant soumettre une problématique ne pourra aucunement faire valoir la pertinence ou l urgence d en débattre. Également, les informations ou les hypothèses proposées par le témoin sont-elles jugées utiles? Mentionnons aussi l importance accordée aux conséquences du témoignage : qu estce la vérité que veut signifier le témoin implique pour ceux qui la reçoivent? Cette question est fort intéressante lorsqu il s agit du témoignage sociopolitique puisque les conséquences ne relèvent peut-être pas d une implication réelle de la part des individus mais d un changement de paradigme qui n est pas nécessairement facile à exercer. Changer nos croyances, nos valeurs, nos représentations de ce que nous considérions être vrai s avère une démarche complexe. Il y a toujours un risque pour celui qui choisit de se poser comme témoin, Et cette idée d autodésignation mentionnée ci-haut nous intéresse non seulement pour définir l approche de Camus envers le témoignage mais aussi parce qu elle nous ramène à la 113 P.Ricoeur. La mémoire, l histoire, l oubli, Paris, Seuil, L ordre philosophique, 2000, p Ibid. p

88 notion de prophétisme énoncée précédemment. Si l une des activités du prophète est de lier et délier, et quoique ces notions concernent plus spécifiquement le christianisme, il est intéressant de se pencher sur la symbolique qui leur est implicite. Ainsi, l interprétation biblique veut que ce qui sera lié sur terre le sera aussi dans les cieux 115. En psychanalyse, Jean Laplanche s est intéressé à ces notions en les inscrivant dans un rapport entre le psychisme et les objets, considérant que «[l]es choses, les objets deviennent symboliques quand les projections de l individu ou du groupe les investissent d énergie psychique et leur donnent différentes valeurs 116.» Ainsi, nous constatons que lier et délier ouvrent sur deux niveaux de perspectives traversées par cet élément commun qu est la symbolique générée par au moins un sujet (l apôtre Pierre ouvre la voie à l Évangile, l individu, par l action psychique, donne sens aux phénomènes constitutifs de son monde). Quels sont ces niveaux chez Albert Camus? a) Témoigner pour et malgré l humaine condition Sans les développer ici puisqu ils feront l objet de notre analyse dans les deuxième et troisième chapitres, nous pouvons déjà identifier les niveaux en cause par des notions couplées telles, par exemple, l absurde et la révolte, la propagande et la vérité, l injustice et la justice, la bêtise et la prise de conscience. Et quelle serait la symbolique à l œuvre? Nous croyons que la responsabilité serait cet élément commun qui permit à Camus de créer un répertoire de valeurs en vidant de leur sens ce qui en empêchait la concrétisation. Ainsi, comment prendre conscience si rien n est fait pour comprendre la bêtise et lutter contre ce qui la rend possible? Il faut être responsable pour nommer et dénoncer la bêtise (délier), il faut l être aussi pour déterminer la voie de la conscience (lier). Le témoin est médiation, écrit Jean-Philippe Pierron. C est pourquoi «[son] témoignage ne frappera pas, il donnera à penser 117.» Pour Camus, 115 Matthieu, 16 : Madeleine Guiffès. Lier, délier, la parole et l écrit, Paris, L Harmattan, 2011, p Jean-Philippe Pierron. «De la fondation à l attestation en morale- Paul Ricoeur et l éthique du témoignage», Recherches de Science Religieuse, 2003/3/tome 91, p.436, [En ligne], (page consultée le 25 janvier 2014). 73

89 l être humain incarne la quintessence du témoignage : il est celui dont il faut parler mais il est aussi celui à qui s adresse le propos. Camus aura souvent condamné l histoire mais ce sont les événements sociopolitiques qui l auront le plus sensibilisé au sort des êtres humains. Et c est en tant que journaliste qu il aura rencontré avec le plus d acuité les forces et les faiblesses de la nature humaine et donc les facteurs structurants de la condition humaine. Camus a commencé à travailler comme journaliste en Algérie, pour le compte d Alger républicain. Et dès ses premiers reportages, ses premières enquêtes, il manifeste un souci non équivoque pour les êtres souffrant d injustices, pour les causes méritant d être dévoilées pour que s améliore le sort des humains concernés. Ce souci ne se démentira pas lorsqu il écrira dans Combat ou dans d autres journaux et revues. L écrivain Virgil Tanase, dans une biographie consacrée à Camus, concède à ce dernier qu il n était pas journaliste 118 ; il était un intellectuel engagé à travers le journalisme : Pour Camus, les informations sont le point de départ d une réflexion qui refuse de rester circonstancielle. Tels les morceaux d un puzzle qui n ont de sens qu en tant que parties d un ensemble, la signification d une information n apparaît que si l on peut la rapporter au destin d un pays, d un peuple et finalement au destin de l homme en général. Ce genre de «journalisme» qui consiste à creuser l actualité pour comprendre son enracinement dans l Histoire est un exercice difficile, épuisant, prenant. [ ]. Ses éditoriaux ne sont pas de la fiction, mais leur élaboration n est pas moins laborieuse que celle d une œuvre littéraire où chaque mot s efforce de viser juste, [ ], où le tout est destiné à durer et prolonge la responsabilité de l auteur bien au-delà du quotidien [ ] 119. Si témoigner est faire acte de médiation, il devient chez Camus le moyen de faire voir comment les hommes agissent contre les hommes. Pour le démontrer, nous faisons ici appel à deux textes de Camus, l un portant sur la justice et l autre sur les valeurs européennes. 118 Albert Camus répéta souvent qu il n était journaliste que pour gagner sa vie. 119 V. Tanase. Camus, Paris, Gallimard, Folio biographies, 2010, p

90 1 er Le temps de la justice 120 Cet éditorial dénonce le retrait du gouvernement de Vichy au lendemain de la Libération. Camus, en déplorant cette fuite, en explique les raisons en traçant le portrait, immoral dans ce cas, des dirigeants politiques concernés. Il s agit bien ici d un éditorial ayant valeur de témoignage. Le texte est court mais Camus manifeste implicitement ses qualités de témoin et en appelle également à l importance du témoignage éventuel chez tous les Français. Camus rappelle d abord un certain nombre d événements qu il attribue spécifiquement aux dirigeants de la France occupée : Ces hommes qui nous ont tout rationné, sauf la honte, qui bénissaient d une main pendant qu ils tuaient de l autre, qui ajoutaient l hypocrisie à la terreur, qui pendant quatre ans ont vécu dans un effroyable mélange de prêches moraux et d exécutions, d homélies et de tortures, ces hommes ne peuvent attendre de la France ni l oubli ni l indulgence 121. Une fois les actions des fautifs nommées, le journaliste-témoin use dans son texte de ce que Paul Ricœur identifie comme la représentation du passé par le récit, les artifices théoriques et la mise en images 122 : Nous avons eu l imagination qu il fallait devant les mille nouvelles de nos frères arrêtés, déportés, massacrés, ou torturés. Ces enfants morts qu on faisait entrer à coups de pied dans des cercueils, nous les avons portés en nous pendant quatre ans. Maintenant, nous aurons de la mémoire 123. Comme nous l avons mentionné précédemment, le témoignage doit susciter la confiance chez autrui afin d être reçu comme fiable et recevoir un accord de la part du lecteur. Cet accord repose sur la valeur des faits rapportés. Camus ayant fait partie de la Résistance, il est certain qu il a vu des actes de toutes sortes se produire et qu à travers le réseau, il a bénéficié d informations d autres témoins. Le défi de Camus 120 L article est paru dans Combat, le 22 août A. Camus. «Le temps de la justice», op.cit., p P. Ricœur. op.cit., p A. Camus. Idem. 75

91 dans cet article est de lier les faits aux individus qu il accuse de les avoir commis (ou laissé se commettre). Nous savons que toute situation, qu elle soit pensée de façon abstraite ou qu elle relève d une observation incontestable, acquiert toujours une dimension plus ou moins importante lorsqu elle se trouve liée à une personne. Ceci à cause des sentiments ou de l idéologie des témoins. Par exemple, nous aurons de la difficulté à admettre que notre fils a commis un meurtre, à moins de l avoir effectivement vu passer à l acte. Camus s adressant aux Français leur demande donc de lier les atrocités dont il fait mention à des personnes publiques qui ont préconisé une idéologie que des citoyens ont endossée. Alors, lorsque Camus écrit que «[c] eux d entre eux qui avaient été les plus cruels ont été aussi les plus lâches. Darnand et Déat se sont enfuis. Mais ceux d entre eux qui n ont jamais cessé de ruser sont partis encore dans la ruse et le mensonge. Laval et Pétain ont tenté de faire croire qu ils étaient emmenés de force 124», il demande que le lecteur identifie chez une même personne une constance dans son comportement. C est ainsi que les valeurs morales peuvent trouver leur place : Nous ne sommes pas des hommes de haine. Mais il faut bien que nous soyons des hommes de justice. Et la justice veut que ceux qui ont tué et ceux qui ont permis le meurtre soient également responsables devant la victime, même si ceux qui couvraient le meurtre parlent aujourd hui de double politique et de réalisme. Car ce langage est celui que nous méprisons le plus 125. Ici, l éditorialiste se présente comme un modèle alors que les hommes politiques visés sont l anti-modèle. La justification repose sur des valeurs morales fortes : la justice et la vérité, alors que les fautifs la trafiquent en modifiant les concepts. Et c est là l occasion pour Camus de spécifier le rôle qu il attribue à la politique et à ceux qui la font : «Il n y a pas deux politiques, il n en est qu une et c est celle qui engage, c est la politique de l honneur 126.» Camus lie donc la politique à l engagement des hommes d honneur et délie du droit à représenter politiquement ceux qui osent 124 Ibid. p Ibid. p Idem. 76

92 commettre des gestes indignes de leurs fonctions et surtout, indignes de la nature humaine. 2 e La crise de l homme Ce texte est l un des plus importants d Albert Camus. Il s agit d une conférence qu il donna le 28 mars 1946 au McMillin Theater de New-York. Il témoigna de certaines valeurs mais, d abord et avant tout, de la capacité de la France de se prendre en main, maintenant que la guerre est terminée 127. La crise de l homme constitue un texte riche qui offre plusieurs angles d analyse dont celui d une compréhension du rôle de l écrivain. Tout d abord, il est intéressant de noter que les grands thèmes de l œuvre camusienne se trouvent tous nommés au début du texte : absurde, nihilisme, révolte. Sur quoi Camus en justifie-t-il l usage dans cette conférence destinée à de jeunes universitaires américains, quelques mois après la fin de la guerre? Sur un contexte historique qui n offrit aux individus nés au début du vingtième siècle qu un monde privé de repères (valeurs) et jetés dans une guerre qui les obligeât à prendre position. Mais cette position ne peut qu être exclusive puisque Camus précise que la morale traditionnelle n était qu une monstrueuse hypocrisie 128. Voilà donc le sens d une crise de l homme : comprendre qu un choix personnel face à la guerre, même lorsqu il s agit d en nier la pertinence, oblige aussi, par la suite, à se positionner face au meurtre et à la terreur. Tout au long du texte, Camus règle le pas de l explication des comportements de ses contemporains sur celui d une obligation morale conséquente et sans équivoque. De plus, c est le journaliste bien au fait des mille et un drames sur lesquels il s est penché dans Combat mais aussi, avant la guerre, dans Alger Républicain, qui offre ici son témoignage. En effet, il rapporte des cas où des êtres humains sont torturés et tués à cause de l indifférence des autres (entendre ici 127 Comme nous le verrons dans notre second chapitre, c est en tant que journaliste que Camus constatera que la Libération n est pas le seul fait des Résistants. Déçu par ses compatriotes, il témoignera toutefois devant les Américains d une volonté française de participer à la reconstruction de l Europe. 128 Albert Camus. Ibid., p

93 l acceptation de la morale traditionnelle), il soulève le problème de la volonté de puissance qui anime les Blancs, il dénonce le règne de l abstraction sur la réalité humaine. Camus rapporte ce qu il nomme des faits et en analyse les causes. Mais les faits sont soumis à un jugement de valeur clairement exprimé, à savoir qu il ne suffit pas de connaître la maladie, il faut savoir aussi comment en guérir : C est pourquoi nous avons cherché ces raisons dans notre révolte même. Et nous avons compris ainsi que nous ne luttions pas seulement pour nous, mais pour quelque chose qui était commun à tous les hommes. Nous avons compris que dans un monde privé de sens, l homme du moins gardait un sens et plus que jamais nous ne pourrions supporter que des êtres soient torturés, des oreilles déchirées, et des fils assassinés devant leur mère. Nous avons compris que puisque certains d entre nous avaient accepté de mourir pour cette communauté par laquelle tous les hommes communiquaient entre eux, c est qu ils y avaient trouvé une valeur plus importante que leur existence personnelle et, par conséquent, sinon une vérité, du moins une règle de conduite. ( ). Et c est pourquoi nous devions lutter contre l injustice, contre la servitude et la terreur, parce que ces trois fléaux sont ceux qui font régner le silence entre les hommes [ ] 129. Ce devoir de lutte, postérieur et conséquent au refus d entériner une morale indifférente à la misère, à la torture et au meurtre, témoigne donc de l importance de l engagement; d autant qu il n y a pas de demi-mesure pour Camus : tous sont concernés, certains d un côté, certains de l autre. Le texte de cette conférence va plus loin encore. Il y est question de la peine de mort, que Camus présente comme une extension à la terreur qui suivit la fin de la guerre en Inacceptable, s inscrivant en faux dans le réseau des valeurs moralement acceptables, la peine de mort doit être soumise à un examen sérieux de la part des gouvernements, proclame-t-il devant les étudiants de la Columbia University : «Et puisque je me suis laissé dire que l Organisation des Nations Unies tient dans cette ville même une session importante, nous pourrions lui suggérer que le premier texte écrit de cette organisation mondiale 129 Ibid. p

94 devrait proclamer solennellement la suppression de la peine de mort sur toute l étendue de l Univers 130.» b) Revendications particulières adressées au témoin que fut Albert Camus : la critique de Maurice Blanchot La fonction de témoin n est pas seulement celle que Camus s est donnée mais elle se reconnaît également dans les attentes, comblées ou non, que d autres ont manifestées envers l intellectuel qu il était. Leur position sur le travail de Camus confirme que ce dernier dépassait le cadre du travail d artiste puisqu il était attendu de lui qu il propose des changements concrets pour tous les hommes. Nous choisissons ici de le démontrer avec la critique de Maurice Blanchot envers les thèmes camusiens et dont la question suivante pourrait rendre compte du sens que Blanchot donna à la critique : pour qui Camus témoigne-t-il? Maurice Blanchot s est intéressé à l œuvre camusienne dès la parution des premiers romans et essais. En ciblant particulièrement Le mythe de Sisyphe et L Homme révolté, Blanchot identifiera une lacune récurrente chez l écrivain de l absurde et de la révolte, à savoir qu il ne tient pas compte de tous les individus qui ne peuvent devenir un «Je» et qui ne peuvent alors ni dire l absurdité de la vie, ni espérer donner sens à la leur en entrant dans la révolte. Curieusement, ce que Blanchot reproche à Camus, c est d avoir oublié des hommes dans sa compréhension de la condition humaine, ce que Camus reprochait justement à des intellectuels comme Sartre, engagés pour l idéologie plutôt que pour les hommes. Ce n est pas cet aspect de la critique de Blanchot qui nous intéresse ici mais les fondements sur lesquels il la pose puisqu ils concernent un appel au témoignage pour l ensemble des hommes de la part d un écrivain reconnu très tôt par Blanchot comme capable de nommer l expérience de la souffrance, de la proximité, de l absurdité. 130 Ibid. p

95 Pour Blanchot comme pour Camus, la guerre est au cœur de leur souci d écrivains. Mais le regard qu ils posent sur l homme-dans-la-guerre ou, pour le dire autrement, sur l homme-concerné-par-la-guerre, est marqué d une telle différence que la critique de Blanchot envers Camus se comprend comme une profonde déception de n avoir pas trouvé dans l œuvre du témoin de l absurde des réponses susceptibles d expliquer le drame ontologique qui s est joué entre 1939 et Dans L entretien infini 131, Blanchot consacre plusieurs pages au travail de Camus. Ce qui l intéresse particulièrement, c est la notion de l absurde. Dans le chapitre intitulé «Réflexions sur l enfer», référant le lecteur à Camus lui-même, il écrit ceci : [c]ette expérience, à bien des égards, et il ne pouvait en être autrement, lui a été propre. Personnelle aussi la manière dont il a cheminé à travers les analyses et les idées, personnelles les exigences qu il a fait valoir, celle d unité par exemple ou la passion de durer, l aspiration à l éternel 132. Cependant, entre Le mythe de Sisyphe et L Homme révolté, la Deuxième Guerre mondiale a appris aux hommes que l absurde prenait les traits particuliers d une souffrance sans nom, imposée quant à elle dans la solitude de l être, allant même jusqu à déposséder l humain de son droit à revendiquer sa souffrance 133. Pour Blanchot, c est dans l être-juif que se révèle toute l absurdité de la condition humaine et, pour que les concepts camusiens trouvent matière à s incarner, il aurait fallu, écrit Blanchot, non pas parler de souffrance mais d extrême souffrance : «Mais il reste une souffrance qui perd tout à fait le temps : elle est cela, l horreur d une souffrance sans fin, que le temps ne peut plus racheter, qui a échappé au temps, pour laquelle il n y a plus de recours; c est irrémédiable 134.» Cette souffrance sans fin, c est celle de la condition juive mais aussi celle de ceux qui témoignèrent contre le sort réservé aux Juifs par les Nazis. Se préoccuper de la question juive, non pas, écrit Blanchot, parce 131 Maurice Blanchot. L entretien infini, Paris, Gallimard, Ibid. p Nous tenons à mentionner ici que Blanchot ne fait aucune référence explicite à la Deuxième Guerre ou aux Juifs, sinon pour mentionner l époque dans laquelle s inscrit son écriture. Nous interprétons son texte en fonction de ce que nous connaissons de son souci pour la condition juive et du travail sur cette question qu il poursuivit avec Emmanuel Lévinas. 134 Idem. 80

96 qu il s agirait de mesurer jusqu à quel point la souffrance en ce milieu de vingtième siècle est plus ou moins grande qu à une autre époque, mais parce que cette souffrance pèse plus sur l époque qu elle n a jamais pesé avant. Et là se trouve le nœud du témoignage que Camus n aurait pas apporté selon lui. Car si la souffrance pèse davantage, c est qu il n y a plus de consolations religieuses, de paramètres sociaux susceptibles d encadrer le désespoir d être homme. D autant lorsque ce désespoir se tisse dans le malheur individuel : Il y a, dit-on, une communauté du malheur, mais il y a un point où ce qui est souffert ensemble, ne rapproche pas, n isole pas, ne fait que répéter le mouvement d un malheur anonyme, qui ne vous appartient pas, et ne vous fait pas appartenir à un espoir, à un désespoir communs. [ ]. L homme souffrant et l homme malheureux ou soumis à la misère sont devenus étrangers aux rapports maîtreesclave qui constituent, au regard de leur situation, un statut presque prometteur. [ ]. Quand le maître est perdu, parce qu il est devenu sans nom, un pur pouvoir irresponsable, introuvable, c est déjà une situation extrêmement difficile, mais les puissances abstraites peuvent encore être nommées, [ ]. Bien plus grave est l esclavage qui est l absence de l esclave, la servitude des ombres, elle-même apparemment aussi légère qu une ombre, là où le destin est sans poids et sans réalité. «Je me révolte, donc nous sommes», a dit Albert Camus dans une parole où il a mis toute la décision d un espoir solidaire. Mais celui qui a perdu le pouvoir de dire «Je» est exclu de cette parole et de cet espoir 135. Blanchot reproche donc à l œuvre de Camus de ne pas offrir d extension réelle au témoignage contre l absurdité réelle que l histoire dévoile et dont souffrent les hommes. Le problème qu il soulève est important pour plusieurs raisons et, en ce qui nous occupe, il touche directement à la finalité de notre hypothèse de recherche. En effet, puisque nous cherchons à démontrer que l engagement intellectuel d Albert Camus a tracé la voie à une éthique de la responsabilité, justement au cours de la période mise en perspective par Maurice Blanchot, nous ne pouvons ignorer la portée de ce jugement. 135 Ibid. p

97 Si nous revenons à l interprétation de Paul Ricœur sur le témoignage, nous pouvons mieux comprendre ce qui est en jeu dans cette critique : [ ] le crédit accordé à la parole d autrui fait du monde social un monde intersubjectivement partagé. Ce partage est la composante majeure de ce qu on peut appeler «sens commun». [ ]. Ce que la confiance dans la parole d autrui renforce, ce n est pas seulement l interdépendance, mais la similitude en humanité des membres de la communauté 136. Partant de cette conviction possible que le témoin joue un rôle dans le renforcement des traits humainement communs, on comprend pourquoi Blanchot reproche la part d abstraction contenue dans les textes de Camus. Bien que nous aurons l occasion, dans le deuxième chapitre, de nous attarder aux Lettres à un ami allemand, nous pouvons ici, particulièrement en référence à la «Quatrième lettre» 137, retrouver les notions d absurdité et de révolte chères à Camus mais traitées exactement de la façon que lui reproche Blanchot. Ainsi, Camus écrit : J ai choisi la justice au contraire, pour rester fidèle à la terre. Je continue à croire que ce monde n a pas de sens supérieur. Mais je sais que quelque chose en lui a du sens, et c est l homme, parce qu il est le seul être à exiger d en avoir. Ce monde a du moins la vérité de l homme et notre tâche est de lui donner ses raisons contre le destin lui-même. Et il n a pas d autres raisons que l homme et c est celui-ci qu il faut sauver si l on veut sauver l idée qu on se fait de la vie. Votre sourire et votre dédain me diront : qu est-ce que sauver l homme? Mais je vous le crie de tout moi-même, c est ne pas le mutiler et c est donner ses chances à la justice qu il est le seul à concevoir 138. Toute la question est de savoir qui est cet homme dont parle Camus? À partir de quel moment de son existence doit-on témoigner (ou doit-il témoigner lui-même) de son rapport à l absurde et, de ce fait, quel sens sa révolte doit-elle prendre? L extrait que nous avons choisi fait aussi état du destin. Camus, on le sait, relie le destin à la mort mais aussi à l histoire, laquelle semble toujours jeter quelque piège à l homme, dans 136 P. Ricoeur. op.cit., p Nous la choisissons ici parce qu elle est la plus tardive des lettres écrites à «l ami allemand» (juillet 1944). 138 A. Camus. op.cit., p

98 son humanité même. Mais pour Blanchot, le destin est affaire individuelle et il se traduit par la souffrance de chacun : Il faut savoir cependant que ce qui est dit de la souffrance, destin individuel, doit être dit plus encore du malheur, de l oppression et de la misère. L homme tout à fait malheureux, l homme réduit par l abjection, la faim, la maladie, la peur, devient ce qui n a plus de rapport avec soi, ni avec qui que ce soit, une neutralité vide, un fantôme errant dans un espace où il n arrive rien, un vivant tombé au-dessous des besoins. [ ]. On peut imaginer que sauver les damnés soit le souci obsédant qui tourne autour de la croyance. Plus étrange serait la pensée qui demanderait aux damnés le secret et la voie de salut de tous 139. Jusqu où est-il possible de demander ce secret aux damnés? Le destin est-il historique ou individuel et, alors, selon l interprétation qu on s en fait, comment porter témoignage? Ces questions, à n en point douter, sont fondamentales et Camus, nous semble-t-il, les a fait siennes. Retournons à la quatrième lettre : Dès l instant où il est seul, pur, sûr de lui, impitoyable dans ses conséquences, le désespoir a une puissance sans merci. C est celle qui nous a écrasés pendant que nous hésitions et que nous avions encore un regard sur des images heureuses. Nous pensions que le bonheur est la plus grande des conquêtes, celle qu on fait contre le destin et qui nous est imposé. [ ]. Mais vous avez fait ce qu il fallait, nous sommes entrés dans l Histoire. [ ]. Nous étions séparés du monde, parce qu à chaque moment du monde s attachait tout un peuple d images mortelles. [ ]. Oui, il nous a fallu vous suivre. [ ]. Et à travers les clameurs et la violence, nous tentions de garder au cœur le souvenir d une mer heureuse, d une colline jamais oubliée, le sourire d un cher visage. Aussi bien, c était notre meilleure arme, celle que nous n abaisserons jamais. Car le jour où nous la perdrions, nous serions aussi morts que vous. Simplement, nous savons maintenant que les armes du bonheur demandent pour être forgées beaucoup de temps et trop de sang 140. Que Camus ait été sensible à la souffrance des Juifs, cela ne fait aucun doute. Dans un article de Combat daté du 10 mai 1947, il fait référence aux Français incapables de comprendre la solidarité juive d après-guerre en lien avec les millions d entre eux qui 139 M. Blanchot. Ibid., p.258 et p A. Camus. Ibid., p

99 furent torturés et brûlés 141. Plus tard, en mars 1958, il prendra position pour l État d Israël parce que «[ ] nous devons défendre le droit de vivre, nous qui avons été témoins du massacre de millions de Juifs et qui trouvons juste et bon que les survivants créent la patrie que nous n avons pas su leur donner ou leur garder 142.» Mais on comprend aussi dans ces interventions en faveur des Juifs que Camus ne fait pas de la Shoah l étalon de mesure d un nouveau questionnement sur l absurde et sur la révolte. Le problème soumis par Blanchot demande donc un éclairage supplémentaire. C est encore une fois à Paul Ricœur que nous ferons appel pour mieux cerner ce qui distingue l idée de témoignage chez Blanchot et chez Camus. La question de la Shoah ramène au double problème de la faute et du mal dans ce qu ils préfigurent de conséquences extrêmes lorsqu il s agit de réfléchir aux actions humaines. Selon Ricœur, il devient à peu près impossible d en rendre véritablement compte puisqu un tel phénomène relève de l inacceptable, de l injustifiable. Ces notions ne sont pas vaines, elles touchent directement à la limite que rencontre tout sujet voulant rendre témoignage : Pris du côté objectal, l injustifiable désigne cet excès du non-valable, cet au-delà des infractions mesurées à l aune des règles que la conscience morale reconnaît : telle cruauté, telle bassesse, telle inégalité extrême dans les conditions sociales me bouleversent sans que je puisse désigner les normes violées; ce n est plus un simple contraire que je comprenais encore par opposition au valable; ce sont des maux qui s inscrivent dans une contradiction plus radicale que celle du valable et du non-valable et suscitent une demande de justification que l accomplissement du devoir ne satisferait plus 143. Il faut comprendre ici que le témoignage ne pourrait venir, pour être éclairant, que des responsables de la faute commise (ou des complices). Et encore! Ces témoignages, lorsqu ils sont possibles, relèvent alors du domaine judiciaire avec les problèmes que 141 Ibid. p A. Camus. «Ce que je dois à l Espagne», Œuvres complètes, tome IV, op.cit., p P. Ricoeur. Ibid., p

100 pose la nature des aveux des criminels et des complices. Hannah Arendt l a bien démontré avec la notion de banalisation du mal. Puisque l inacceptable doit toutefois être raconté, Ricœur formule autrement la possibilité d en témoigner. Ainsi, dans les situations où le témoignage est requis pour rendre compte ou pour obvier à une faute, bien qu elle ne soit pas la sienne, le témoin s appuiera sur toutes les autres expériences dans lesquelles les participations au non-être auraient entraîné le mal. Le témoin ne porte pas la responsabilité de la faute mais réfléchit sur le mode de la métaphysique de l être et de la puissance. C est ainsi que le témoignage rendu relève d une anthropologie de l homme capable. Cette idée de l homme capable positionne le témoin dans les créneaux de la crédibilité et de la fiabilité puisque sa vision de l homme ne changeant pas de façon fondamentale, le témoignage se maintiendra dans la promesse à être réitéré et «[ ] plus précisément à la promesse d avant toute promesse, celle de tenir sa promesse, de tenir parole 144.» Ricœur fait donc du témoignage une catégorie anthropologique qui a valeur d éthique puisqu il vise l atteinte d une vie bonne dans le concret de l existence : «Il y a dans le témoignage une forme de permanence de soi dans le temps, [ ], dont la fidélité à la promesse, l engagement dans le temps de l agir, et la responsabilité de son acte définissent le type d identité 145.» Mais le témoignage, parce qu il part d abord du soi du témoin, ne se suffit pas à lui-même lorsqu il s agit d investir la communauté des hommes. C est pourquoi Ricœur lui adjoint l attestation, c est-à-dire cette mise à l épreuve de l exigence d universalité afin d assurer que le juste soit au cœur de la parole du témoin 146. La notion de juste se veut l enjeu d une universalité puisque le témoin doit vouloir pour les autres ce qu il veut pour lui-même. Si le témoignage est de l ordre du «Je peux», l attestation ajoute le pouvoir de promettre et le pouvoir de se souvenir. Elle devient le pôle moral de l acte de témoigner Ibid. p Jean-Philippe Pierron. Ibid., p Ibid. p Jean-Luc Amalric, «Affirmation originaire, attestation, reconnaissance», Études ricoeuriennes, Vol. 2, No.1 (2011), p.26, [En ligne], (Page consultée le 28 janvier 2014). 85

101 La compréhension du témoignage chez Ricœur nous permet ici de réaffirmer que l engagement camusien en a bien revêtu la forme, dans son fondement anthropologique comme dans son pôle axiologique que représente l attestation. La fin de la quatrième lettre dont il fut question ci-haut nous permet de le confirmer. Ainsi, sur le plan anthropologique, Camus témoigne de l échec d un monde de paix, d un respect de la vie humaine : «Certes, l accusation que nous portons contre le monde n en est pas allégée. Nous avons payé trop cher cette nouvelle science pour que notre condition ait cessé de nous paraître désespérante 148.» Mais à l homme capable d instaurer un monde quelque peu meilleur malgré tout, capable de rebâtir une Europe pour l instant profondément meurtrie, Camus réitère sa confiance et, par voie de médiation entre les hommes de bien et les hommes infidèles au bien, il affirme ceci : Mais nous avons à faire la preuve que nous ne méritons pas tant d injustice. C est la tâche que nous nous sommes fixée, elle commencera demain. [ ]. Aujourd hui encore, je n attends rien [du ciel]. Mais nous aurons du moins contribué à sauver la créature de la solitude où vous vouliez la mettre Examen du troisième postulat Nous en sommes maintenant à la vérification du troisième postulat, lequel doit valider, sur la base de la rationalité, l implication de Camus à témoigner. Ce qui signifie que les raisons que Camus se donna de faire ce choix relèvent à la fois des informations reçues et de sa capacité à décider de façon autonome, sans qu il fût nécessairement toujours conscient du fondement des raisons qui le poussèrent à agir pour défendre le principe de vérité. Pour dénombrer les raisons camusiennes de s engager comme intellectuel par le témoignage écrit, nous allons appliquer la rationalité de type axiologique définie par Boudon 150. Ce type de rationalité s intéresse plus particulièrement aux valeurs de l individu puisqu il permet de rendre 148 A. Camus. Œuvres complètes, tome II, op.cit., p Idem. 150 Raymond Boudon a distingué entre cinq types de rationalité, dépendamment de la justification de l action posée par un sujet. Nous avons choisi la rationalité axiologique, les autres types étant l utilitaire, le téléologique, le traditionnel et le cognitif. 86

102 compte des croyances prescriptives ou normatives qu il défend, et ceci parce qu elles se fondent sur un système de raisons qu il perçoit comme valides 151. La rationalité axiologique prend la forme générale suivante : «X avait de bonnes raisons de faire Y, car Y découlait du principe normatif Z; que X croyait en Z, et qu il avait de bonnes raisons d y croire 152.» Boudon propose également la forme suivante : considérer un système d arguments {Q} défendant une norme N, contenant au moins une proposition axiologique et concluant que N est valide. Les composantes de {Q} doivent être acceptables pour le sujet et mutuellement compatibles. Enfin, N s avère acceptable si aucun système d arguments {Q } conduisant à une norme N différente de N n est disponible et préférable à {Q} 153. La rationalité axiologique nous permet d isoler le principe normatif de la vérité mais il faut encore identifier les raisons pour lesquelles Camus souhaitait privilégier ce type de norme. Bien que notre second chapitre sera consacré à l examen des valeurs importantes pour Camus, nous pouvons déjà recenser quelques idées qui justifieront le troisième postulat et donc l ensemble de notre démonstration sur l embarquement camusien que nous avons reconnu comme engagement réel. Nous reprenons ici l examen des écrits de Camus dans ses Carnets de Portant son regard sur la guerre, Camus constate que son émergence révèle l aspect sombre de la nature humaine. Ses concepts sont durs, à la mesure du dégoût que lui inspirent les évènements, qu il ne sépare jamais des individus qui les commettent. L être humain est au cœur de sa réflexion et les contextes politiques ne valent l intérêt qu on leur porte, pour Camus, que dans la mesure où ils concernent l humain de telle ou telle manière. Ainsi, la première raison qui amènera Camus à s engager (à témoigner), c est le refus de l abêtissement. Camus, grand lecteur de Nietzsche, est convaincu que l être humain peut s élever au-dessus de ces comportements douteux. Refuser d entériner la bêtise humaine et écrire pour la 151 R. Boudon. «La théorie générale de la rationalité, base de la sociologie cognitive», p.19, [En ligne], (Page consultée le 22 décembre 2013). 152 Y. Assogba. Ibid., p R. Boudon. Idem. 87

103 combattre, c est lier implicitement l ontologie à l éthique : l humain vaut mieux que ce que les comportements de masse laissent supposer. Camus choisit d écrire et il se donne une règle : «[ ] chercher d abord ce qu il y a de valable dans chaque homme 154.» Camus est convaincu, comme nous l avons déjà mentionné, que l être humain peut changer l ordre du monde, c est-à-dire créer un monde de paix plutôt que de guerre. Entremêlant son sentiment de la mort à l idée nietzschéenne du surhomme, Camus veut faire comprendre que la vie est suffisamment difficile pour qu aucun homme n accepte de souffrir pour une cause, dont la guerre, qui utilise les faiblesses et travestit les sentiments nobles. Car la guerre n est possible que si on se joue notamment du désespoir de ceux qui ne veulent pas la faire, l amour-propre de ceux qui partent pour ne pas être seuls, la faim de ceux qui n ont pas d emploi, la solidarité dans la souffrance, le mépris qui ne veut pas s exprimer, l absence de haine 155. Mais si les hommes cherchaient plutôt la paix? Pour Camus, il est vrai que la paix est possible si un assez grand nombre d individus la souhaitent et contribuent à la rendre possible. Il a la conviction qu il faut croire en l individu et convaincre, s il le faut, dix hommes à la fois que la guerre peut être arrêtée et «[ ] il faut le dire, l écrire quand on peut, le crier quand il faudra 156.» Camus, lui, peut écrire. Après un an d expérience comme journaliste d enquête pour Alger républicain, quelques années déjà de réflexion sur l absurdité de l existence 157, lorsque la guerre est déclarée en 1939, Camus est prêt à témoigner d une vérité qu il se sent apte à justifier : «Il y a une fatalité unique qui est la mort et en dehors de quoi il n y a plus de fatalité. Dans l espace de temps qui va de la naissance à la mort, rien n est fixé : on peut tout changer et même arrêter la guerre et même maintenir la paix, si on le veut assez, beaucoup et longtemps 158.» 154 A. Camus. Op.cit., p Ibid. p Ibid. p Un texte daté de 1931, alors que Camus n a pas encore vingt ans, laisse croire qu il s est éveillé à l idée de l absurdité de l existence par un questionnement sur la morale imposée, la vie réglementée et la mort inéluctable. Voir A. Camus. «Le dernier jour d un mort-né», Œuvres complètes, tome I, p A. Camus. Œuvres complètes, tome II, p

104 C est ainsi que les trois postulats nous permettent d inférer qu Albert Camus fut effectivement un intellectuel engagé puisque l engagement intellectuel n est pas une notion univoque à laquelle on adhère mais plutôt un phénomène complexe rendu possible par les décisions et actions d individus particuliers. Camus a agi en écrivant afin de témoigner le plus honnêtement possible de l importance de la vérité, celle qui choisit les qualités les plus nobles de l être humain parce qu elles pourront peut-être mener à la paix, seule condition acceptable pour faire face à la fatalité qu est la mort. Bien que Camus ait insisté sur la difficulté de définir ce qu est la vérité, nous retrouvons dans ses écrits 159 une constante qui permet de définir la vérité comme l accord entre les choix que fait une personne et l honnêteté qu elle manifeste en assumant sans faux-fuyant les conséquences de ces choix. Ces postulats nous ramènent également à la notion de prophète vue précédemment. En effet, si le prophète agit par vocation, qu il fonde et conteste et qu il se fait subjectif et absolu, c est bien là ce que révèlent les postulats de la théorie du choix rationnel. Et nous comprenons d autant mieux l opposition de Camus à la notion et à l action de l écrivain en situation comme à toute forme d idéologie : avant de choisir des causes sociopolitiques et adapter l écriture aux objectifs de ces dernières, il faut s assurer de privilégier l individu et «[se faire] ménager du sang et de la liberté des autres 160.» 159 Nous pensons particulièrement ici au Mythe de Sisyphe, à L Homme révolté et à certains écrits journalistiques. 160 A. Camus. Œuvres complètes, tome II, p

105 CHAPITRE 2 LE JOURNALISME COMME FONDEMENT D UNE ÉTHIQUE DE LA RESPONSABILITÉ 90

106 Introduction L éthique représente sans conteste le domaine le plus sensible de la réflexion et de l agir puisqu elle se situe au confluent même de l objectivation et de la subjectivation de l être humain par l être humain. Fondée sur le caractère volontaire de l action, mais dépendant de son actualisation, elle se révèle d abord une réponse au questionnement sur la nature humaine, sa condition comme ses exigences interrelationnelles. La primauté du bien, le désaveu du mal, les définitions qui se rapportent à ces notions selon les époques ou les sociétés, les sanctions qui accompagnent les entorses faites au code moral, tout cela s appuie sur une certaine idée que l on se fait de la place de l être humain dans le monde, avec ses semblables. La plupart des théories éthiques supposent donc que chacun exerce librement sa volonté lorsqu il choisit le bien, ce qui fait que cette liberté se trouve conditionnelle au respect d un certain code de valeurs. C est en tant que journaliste que le jeune Albert Camus se trouve réellement confronté au dilemme du rapport objectivation/subjectivation et conséquemment, à l acceptable et à l inacceptable en matière de morale. Il fait alors très tôt l expérience de l inadéquation entre l imposition stricte d un code de valeurs et la texture plus subtile de la volonté individuelle. Cette première expérience accessible aux lecteurs de Camus est celle de son passage sur le bateau Le Martinière, et nous en discuterons la dimension humaniste dans le premier point du présent chapitre. Avant même de définir l éthique que nous reconnaissons dans l œuvre Camus et d examiner les articles que nous avons retenus pour justifier notre thèse, nous croyons que la présentation de ce premier reportage permettra de situer concrètement le début d un souci éthique chez Camus, qui marquera d ailleurs tout son travail d intellectuel dans l ensemble de son œuvre. Ceci parce qu il pose implicitement la question de l objectivation de l être humain lorsqu il est question de morale. Effacer l humanité dans un être, peu importe ce qu il a méprisé dans les règles du vivre-ensemble, c est remettre en question le sens même de l humanité. C est objectiver l humain et ne pas 91

107 respecter le droit de certains d exercer librement leur volonté. Pour Camus, il semblerait donc que cela soit tout autant inacceptable que l est le délit en soi, et sa démarche journalistique s orientera alors vers le déni de toute forme d objectivation de l existence humaine. 2.1 L HUMANISME CAMUSIEN Intellectuel embarqué dans son époque en tant que témoin, Albert Camus s est saisi de l écriture pour la mettre au service d une humanité capable de se conscientiser, mais fragilisée par une appartenance à des contextes socioculturels toujours parcellaires. Notre définition de l engagement camusien porte également sur le sens de l humanisme que nous prêtons à son œuvre. Nous définissons donc l humanisme comme un positionnement intellectuel qui situe l être humain au centre d une réflexion éthique et qui vise à mettre en perspective ou à défendre des valeurs pouvant renforcer la reconnaissance d autrui en chacun de nous. Ainsi, l humanisme présent dans l œuvre de Camus serait la valorisation de la dignité humaine par une écriture fondée sur le témoignage. Ce témoignage, dont la subjectivité repose sur le choix d être un critique universaliste 161, se veut porteur de valeurs de vérité et de justice applicables par tous les êtres humains et ce, pour tous les êtres humains, mais avec un souci plus grand pour les êtres entravés par une quelconque souffrance La méfiance de Camus envers l humanisme Camus a lui-même refusé de considérer son approche comme humaniste, ceci parce qu il ne se reconnaissait pas dans les limites imposées à la compréhension de l humanisme. Comme le mentionne Maurice Weyembergh, «Camus n emploie pas souvent le terme «humanisme», et lorsqu il l utilise dans le cinquième cahier de ses 161 Voir le tableau 1 (Sapiro), p

108 Carnets, c est pour déclarer qu il trouve son contenu un peu court [ ] 162.» Il y a donc lieu de regarder de plus près ce que Camus reproche à l idée d humanisme, telle qu habituellement ou historiquement véhiculée. Il était toutefois clair, pour Camus, que sa compréhension de l humanisme devait passer par le refus de Dieu. Maurice Weyembergh rappelle que l humanisme athée se déleste des valeurs révélées afin d en créer des nouvelles qui visent le salut de l homme par l homme. Cependant, l interrogation de Camus à ce sujet, fut graduelle et grave, en ce sens qu il se refusa à proposer une finalité aux valeurs qui ne ferait que marquer l opposition entre une condition humaine placée sous l égide de Dieu et une condition humaine placée sous une liberté non contextuelle 163. L analyse du Père Franciscain Arnaud Corbic éclaire l interprétation que Camus se fit de l humanisme. Il voit dans l humanisme athée de Camus, et plus précisément dans sa construction, les éléments d une force réflexive nécessaire à toute quête philosophique sérieuse. C est-à-dire que, selon Arnaud Corbic, Camus ne s est pas dit athée seulement pour endosser l étiquette à la mode chez plusieurs intellectuels de l époque mais s est interrogé d abord sur son sentiment de la présence de Dieu au sein de ses propres expériences. Et ne croyant pas en Dieu mais ne pouvant argumenter contre son existence, Camus se serait donc d abord positionné comme agnostique. Toutefois, une telle position ne pouvait satisfaire Camus à cause de la neutralité qui s y rattache. Arnaud Corbic croit donc que Camus [ ] est conséquent dans son agnosticisme et il sait que, dans la pratique, du fait que l on est engagé [ ] -, la question de Dieu ne peut rester en suspens. Il sait que, dans l action, on ne peut rester dans l indécision et la neutralité. Il faut donc nécessairement choisir et «parier» pour ou contre Dieu, c està-dire vivre comme si Dieu existait ou n existait pas 164.» 162 M. Weyembergh. «Humanisme», Dictionnaire Albert Camus, p Maurice Weyembergh rappelle ici l occasion d une autre opposition entre Camus et Sartre : le premier croyait en l existence d une nature humaine, le second ne croyait qu en la condition humaine. Weyembergh écrit : «La différence entre la nature humaine et la condition humaine est que la découverte de la première, d après Camus, est progressive, alors qu en principe la seconde est présente avec ses limites dès qu il y a des hommes.»- Ibid., p A. Corbic. «L humanisme athée de Camus», Études, 2003/9, tome 399, p

109 Pour Arnaud Corbic, il est certain qu avant même de fonder son humanisme, Camus a refusé de demeurer sur une position obscure ou confuse, voire hypothétique. Cette prudence pourrait expliquer pourquoi il hésitait à se définir comme humaniste puisqu il savait pertinemment qu il était à la recherche d une conception de l homme à travers les vicissitudes sociales et politiques qu il observa et qui renforcèrent son choix de traiter de l absurde et de la révolte dans un monde duquel Dieu est absent. Mais l humanisme face auquel Camus se fit critique est aussi ce grand mouvement culturel issu de la Renaissance, qui faisait de l homme européen le sujet capable d acquérir un savoir sans bornes, de faire de son monde un lieu de culture, de partage et de liberté. Or, l Europe du XXe siècle, loin de tenir les promesses de la Renaissance, sembla très tôt s éloigner des exigences rationnelles et morales nécessaires au fondement d un monde libre. Maurice Weyembergh rappelle que Camus ne voyait plus dans l Europe que le lieu du meurtre et des massacres alors qu elle avait eu l opportunité d être celui de l humanisme. De ce fait, il y eut «[ ] comme une distance, une défiance à l égard du mot et de ce qu il désigne 165.» Il est vrai que le terme humanisme a pris différents sens selon l angle du discours qui s en réclamait. Et c est encore le cas aujourd hui. Dans un texte consacré au problème de l accueil humaniste des étrangers, Marie Gaille-Nikodimov retrace l historique du courant humaniste depuis la Renaissance et fait voir comment il se heurte toujours au problème concret des droits de l homme, lorsque ces droits semblent mettre en opposition la conception que s en font les citoyens de la terre d accueil et celle que voudraient défendre les nouveaux arrivants. Elle définit l humanisme comme la théorie qui fait de l homme en tant qu espèce l origine et la fin des droits déclarés et institués 166. Cette définition, plus générale que celle que nous avons précédemment présentée, met toutefois en perspective le concept d homme sur lequel Camus s est souvent prononcé, à défaut d avoir admis 165 M. Weyembergh, Ibid., p Marie Gaille-Nikodimov. «De l ambiguïté des droits de l homme», Le livre de l hospitalité, sous la direction d Alain Montandon, Paris, Bayard, 2004, p

110 explicitement son lien avec l humanisme. Non seulement a-t-il écrit en faveur des hommes, particulièrement des plus démunis, mais il fut aussi souvent invité à débattre de la condition humaine et il s est toujours posé en défenseur des droits de chacun tout en faisant voir à quel point l époque (entendre ici l histoire) met en péril l exercice, voire l existence, de ces droits. Pour en donner un exemple, nous faisons ici appel à une intervention de Camus à une table ronde de «Civilisation», organisée par la revue Chemins du monde en octobre Parmi les questions débattues, on demanda ce qui pouvait et devait être sauvé après la Deuxième Guerre. Camus répond ceci : Si nous posons le problème de l individu, en supposant que nous sachions ce que c est, il faut poser catégoriquement : «Quel est le destin de l individu?» Nous savons tous et nous avons tous senti obscurément qu il va être tué. [ ] : est-ce que nous pensons que l individu est quelque chose qui doit être sauvé? Ou est-ce que nous ne voulons pas?... Il se peut que le faisceau de valeurs que constitue l individu paraisse à certains esprits quelque chose de périmé et d inutile à sauver. Dans ce cas, il n y a à attendre que la fin de l histoire. Si nous voulons le sauver, il se pose deux questions. Premièrement : Quels sont les principes de faiblesse qui dans l individu aujourd hui le poussent à être sacrifié un jour ou l autre? Et, deuxièmement, quels sont les faits extérieurs, historiques ou idéologiques, qui menacent cet individu et le sacrifieront un jour ou l autre? 167 Cette réponse, mise en relation avec la définition de l humanisme que donne Marie Gaille-Nikodimov, permet de cibler la grande préoccupation de Camus : l homme, qui est au cœur de tout, se trouve dépendant de conditions extérieures (politiques) qui peuvent broyer son existence et qu il semble accepter parce que rien dans son époque ne lui permet plus d espérer quoi que ce soit d autre. Pour que des droits soient reconnus et institués, il importe donc de faire valoir l importance de valeurs authentiques. Les hommes les plus faibles, pour reprendre le terme employé dans la réponse de Camus, ne peuvent le faire sans aide extérieure. Quel rôle Camus s emploie-t-il à tenir pour être l un de ceux qui croient que l individu n est pas une 167 A. Camus. «Interventions à la table ronde de «Civilisation»», Œuvres complètes, tome II, p

111 notion périmée? Nous considérons que c est par le témoignage qu il pourra le mieux rendre compte du bien-fondé des droits, des menaces qui pèsent sur les hommes plus faibles et des actions possibles pour repousser le plus loin possible le sacrifice attendu qu est la mort Le journalisme comme activité constituante de l humanisme camusien Si l humanisme se comprend d abord, chez Camus, par la valorisation de la dignité humaine, c est qu il fut sensible, très tôt dans son existence, à la condition des gens pauvres et peu scolarisés de son milieu de vie. Camus, lui-même, affirma souvent qu il a voulu demeurer fidèle à cette condition modeste dans laquelle il grandit. Mais nous ne croyons pas que cela soit suffisant pour justifier la structuration d une pensée humaniste et d une écriture rebelle à toute forme d injustice. En fait, dès l instant où l on reconnaît une valeur à la théorie de l absurde, il faut alors puiser dans le sentiment, dans le ressenti les causes d une inclination vers des personnes pour qui la vie réserve, encore plus pour elle que pour d autres, son lot d exclusions, de souffrances et d injustices. Et ici encore, quelqu un peut décider de défendre des gens davantage démunis à travers des considérations anthropologiques, particularisant ainsi la misère humaine. Ce n est pas ce qu a fait Camus puisque c est toujours l être humain dans l individu démuni qui a retenu son attention et c est notamment pour lui qu il s est engagé dans l écriture. Mais l humanisme n est pas un donné, il se construit au fil des expériences avec ce qu il faut de prédisposition à l accueil de l autre pour tracer les chemins qui mèneront aux endroits où se tient cet autre dont la dignité se trouve trahie, là aussi par où est passé celui qui a failli à la justice. Et, en cette matière, c est largement grâce au journalisme que Camus put apprendre à discerner l acceptable de l inacceptable. Dès le début de ses activités de journaliste, Camus s est fait observateur des êtres et des contextes dans lesquels se déploient les conditions sociales (sociopolitiques) de l existence. Il n a pas observé l intimité des gens, dans ce qu elle peut avoir de 96

112 mensonger. Il s est engagé comme un intellectuel responsable du regard porté sur des gens dont les conditions réelles lui étaient, au point de départ, inconnues. La véritable misère humaine, c est lors de ses enquêtes qu il la découvrit. Le mal que les hommes peuvent faire à leurs semblables, c est suite à ses enquêtes qu il en fit un objet de réflexion. A) Alger républicain Albert Camus fit ses classes de journaliste à Alger en 1938 pour un nouveau journal dont il approuvait la ligne directrice. Alger républicain 168, en effet, se voulait un lieu de réflexion à caractère socialiste, ce qui n existait pas dans la presse algérienne : «[ ], à cette époque règne une presse coloniale qui réunit tout ce que Camus rejette : le racisme, la vulgarité intellectuelle, le despotisme capitaliste et la bonne conscience des bien-pensants 169.» Il arriva souvent à Camus de réduire la portée du travail qu il faisait comme journaliste, surtout lors de ses débuts. Cependant, même s il décida de travailler pour Alger républicain pour gagner sa vie, comme tiennent à le souligner plusieurs de ses commentateurs, il n est point négligeable qu il ne pensa pas à le faire pour un journal qui aurait transgressé sa conception de la condition humaine ou de la vie sociale. Et si Camus eut d abord à rapporter des faits divers, ce fut souvent avec le souci de mettre en perspective le pathétique de la condition humaine. Par exemple, Herbert Lottman, dans sa biographie consacrée à Camus, rapporte cette inscription concluant l annonce d un accident mortel : «sur les lieux mêmes, quelques minutes après l accident, sous quelques légumes épars, une grappe de raisin sur le capot de la voiture, restaient comme les témoins dérisoires de ce douloureux accident 170.» Dès les premiers articles ayant caractère d enquête, Camus donna un ton humaniste à ses propos. Sa présence au sein d Alger républicain puis de Soir 168 Le journal fut fondé par Jean-Pierre Faure et Paul Schmitt en Jean Daniel. Avec Camus, p Herbert R. Lottman. Camus, Paris, cherche-midi, Documents, 2013, p

113 républicain fut relativement courte ( ) mais il en résulta un florilège de textes imposants quant aux valeurs défendues. Nous pouvons déjà avancer, en nous appuyant sur la pensée de Raymond Boudon, que Camus a peu à peu développé un argumentaire humaniste en se voyant confronté à des situations qui l ont éprouvé, lui, dans son sens moral et donc, ses écrits journalistiques, loin de soulever une indignation feinte ou conformiste, ont traduit son souci de privilégier la vérité et la justice. Boudon souligne que les sentiments, comme l équité ou l iniquité (justice/injustice) sont, par définition, éprouvés, «[m]ais ils sont en même temps fondés sur des systèmes de raisons [et alors] la réaction affective est d autant plus forte que les raisons apparaissent au sujet social comme plus solides 171.» Le fait que les écrits de Camus furent rapidement censurés permet de croire qu il confrontait ses lecteurs à des situations inacceptables et dont la révélation exigeait de changer l ordre des choses. La force du journalisme, lorsqu il est mené avec responsabilité, est d amener les individus à réfléchir et d ailleurs, «[Camus en vint à donner] [ ] un nom à sa conception journalistique : l information critique. En quoi elle consistait, on pouvait le voir tous les jours dans ce quotidien 172 que les étudiants, les instituteurs, les intellectuels et les syndicalistes, s arrachaient 173.» Camus croyait véritablement que le sens critique se trouve au rendez-vous lorsqu on le sollicite. Il s est donc appliqué très tôt à dénoncer les situations humainement inacceptables, faisant valoir qu elles le deviennent parce que certains individus, en situation de pouvoir, méprisent la population qui se trouve sous leur responsabilité. En ce sens, Camus s est fait respectueux d une éthique journalistique telle que la défend l une des spécialistes en ce domaine, Magali Prodhomme qui, dans sa thèse de doctorat, fait valoir «[que du] rapport fragile [entre le journalisme et le public se créent] des espaces de dialogue et de consensus qui maintiennent notre société dans 171 R. Boudon. Raison, bonnes raisons. Paris, PUF, Philosopher en sciences sociales, 2003, p Ici, il est question de Combat. 173 Jean Daniel. Op.cit., p

114 une construction modeste et exigeante des conditions d un vivre ensemble 174.» Ce souci d un vivre-ensemble fondé sur le respect entre les Français et Arabes en Algérie fut au cœur des articles de Camus pour Alger républicain. Dans un texte écrit dans la foulée de la controverse autour des activités du centenaire de la naissance de Camus, Benjamin Stora et Jean-Baptiste Péretié font ressortir l authenticité de cet engagement envers les Arabes en Algérie : Dès ses jeunes années, Camus s oppose à l injustice qui règne sur sa terre natale. C est à l époque, il faut le souligner, un engagement rare pour un Européen d Algérie. [Le premier numéro d Alger républicain demande] l égalité sociale de tous les Français, quelle que soit leur origine et leur confession, et l acheminement des indigènes d Algérie vers l égalité politique. [ ]. Dans ses articles, Camus critique aussi, avec une plume mordante l administration coloniale. Il condamne notamment les abus de pouvoir du maire d Alger, [ ]. Il fustige sa médiocrité et s insurge lorsque le maire convoque un conseil municipal officieux sans en avertir les conseillers indigènes, représentants de la population musulmane Un exemple d article humaniste : les prisonniers algériens et le bagne Lorsqu il est question des articles écrits pour Alger républicain, ceux qui s y intéressent insistent sur la valeur du reportage sur l affaire Hodent (février 1939) ou sur celui de la Kabylie (juin 1939). Cependant, il est plus rarement question de l article dont nous avons précédemment parlé ici, celui qui concerne Le Martinière, ce bateau transportant des détenus vers le bagne de Cayenne 176. Or, ce premier vrai reportage camusien en tant que journaliste mérite d être analysé en fonction de la valeur du témoignage qu il contient et de la couleur humaniste qui s en dégage. Dans ce reportage intitulé «Ces hommes qu on raie de l humanité» 177, Camus décrit sa visite des cales du bateau Le Martinière, par lequel transitaient des prisonniers algériens vers la prison. La description de la superficie du bateau, des 174 Magali Prodhomme. «La place du discours sur l éthique dans la construction de l identité et l espace professionnel des journalistes», Thèse de doctorat en Sciences de l information et de la communication, sous la direction de Jean-François Têtu, Lyon, Université Lumière Lyon 2, 2003, p Benjamin Stora, Jean-Baptiste Péretié. Camus brûlant, Paris, Stock, Parti pris, 2013, p.47 et p Il faut toutefois mentionner que dans sa biographie consacrée à Camus, Olivier Todd présente ce reportage comme celui qui permit à Camus d entrer dans le journalisme avec éclat. Voir Olivier Todd, Albert Camus-Une vie, Paris, Gallimard, Folio, 1996, p A. Camus. Œuvres complètes, Tome I, p

115 cellules (cages), du manque de lumière contient déjà un jugement implicite sur le sort qu on réserve à un individu lorsqu il a commis un délit. Il écrit ainsi que «[le bateau] paraît d autant plus vide que l unique et singulière marchandise transportée par ses cales tient peu de place ( ), seulement la place qu on lui a donnée ( ) 178.» Un peu plus loin, il fait un lien entre le pont qui semble désert et «( ) cette odeur de solitude et de désespoir qu on rencontre dans les coursives où pas un homme ne vit ni ne plaisante 179.» Camus vient donc de monter sur le bateau et déjà il sait que les détenus, qu il n a point vus encore, sont en retrait de ce qui fait d abord la vie d un homme. Puis, il «rencontre» les détenus, cale avant d abord puis cale arrière. C est là qu il aperçoit trois Arabes qui regardent Alger par un hublot : «( ) c est encore un peu d eux-mêmes qu ils cherchent à travers la pluie. Je ne suis pas très fier d être là. Mon imperméable mouillé, je sais bien ce qu il peut apporter à ces hommesl odeur d un monde où les hommes courent et peuvent sentir le vent- et c était la dernière chose à apporter ici 180.» Le journaliste est venu là pour rendre compte de l embarquement de prisonniers mais c est l intellectuel déjà tourné vers un souci humaniste qui écrira l article et, plus précisément, il l écrira en fonction d un heurt ontologique survenu alors qu il s apprêtait à quitter la cale arrière, au moment où un détenu lui demande en arabe une cigarette alors qu «[il sait] que le règlement s y oppose. Mais quelle dérisoire réponse pour qui demande seulement une marque de complicité et un geste d homme. Je n ai pas répondu 181.» Lorsque le bateau quittera le port d Alger, Camus pensera à cet homme, au sein de cette «honteuse et pitoyable cargaison 182.» Dans l article, il précise n avoir pas ressenti de pitié pour ces hommes mais plutôt le sentiment qu il est abject qu on traite des hommes comme s ils n en étaient pas. Bien sûr, dira-t-il, ces hommes sont décrits comme étant le «rebut de la société». Mais qui les juge ainsi? Camus prend position : «( ) on voudrait bien que 178 Ibid. p Idem. 180 Ibid. p Idem. 182 Ibid. p

116 ce ne fussent pas les mêmes gens qui définissent l élite de la société par les chiens savants de salons ( ) 183.» Dans cet article, les questions et réflexions de Camus portent sur le droit d être un homme malgré les fautes commises puisque la dignité est affaire de nature humaine et que la remettre en question, c est s éloigner soi-même d un regard juste sur la difficulté d être humain. Et c est ici grâce à son travail de journaliste que Camus peut entrer en relation avec cette difficulté particulière d être humain dans un monde (société) qui édicte des lois et qui divise les hommes entre eux. Ce premier vrai reportage sur le bateau n est que le début d un cheminement qui lui permettra de créer ce que nous nommerons ici un répertoire des modalités humaines : celles qui sont tracées par la société par opposition à celles qui doivent être valorisées comme étant les seules qui soient acceptables pour rendre possible la vie humaine. De ce fait, Camus verra peu à peu que l inhumanité côtoie souvent l injustice sociale. B) L importance de l implication dans Combat Et puis viendra rapidement le questionnement sur l injustice elle-même, dans une période où la guerre fait voir le pire comme le meilleur de l homme. Ayant quitté l Algérie pour la France en 1940, c est particulièrement au sein de l un des journaux de la résistance française, Combat, qu Albert Camus poursuivra son activité journalistique. Mais Combat ne se comprend pas indépendamment de l action résistante en France. En effet, la première phase de ce journal correspond aux années d occupation par les Allemands et Combat se voulait un moyen de lutter «[ ] par la parole et l exemple en attendant de pouvoir reprendre les armes, [de] faire un journal national au-delà des tendances diverses et des milieux particuliers 184.» Journal clandestin, organe de rapatriement de tous les feuillets d un groupe de résistants actifs dans les différentes zones du pays, Combat naquit en 1941 par la volonté de Berty Albrecht et d Henri Frenay. Les équipes de rédaction changent continuellement, au gré des événements et des drames humains propres à la guerre. 183 Idem. 184 Yves Marc Ajchenbaum. Combat , Paris, Gallimard, Folio Histoire, 2013, p

117 Pascal Pia y fait son entrée en septembre Camus et lui se sont quelque peu perdus de vue depuis plusieurs mois, Camus étant malade et écrivant ses romans et pièces de théâtre. Toutefois, faisant de longs séjours chez des amis, il est confronté au phénomène de la résistance et en discute avec eux. Le poète et journaliste René Leynaud, engagé dans la Résistance, fût celui qui eût le plus d influence sur la pensée de Camus à ce sujet. Et c est en 1943 que ce dernier décida de rejoindre lui aussi le mouvement, sous le pseudonyme de Bauchard 185. Au cours de la même année, sur la demande de Pascal Pia, Albert Camus rejoint Combat. Les années d occupation et l angle d analyse que lui offrent la Résistance et le travail au sein d un journal clandestin, sont importants pour la formation de la pensée humaniste d Albert Camus, tout comme celles qui suivirent la Libération et ce, jusqu en 1947, moment où Camus quitte le journal Combat. Journaliste puis éditorialiste, Camus entendait demeurer fidèle à la ligne directrice de Combat : dans la clandestinité, il s agissait d informer afin que le journal, une fois la guerre terminée, puisse contribuer à dresser un plan d action pour reconstruire la France dans une Europe unifiée. Camus avait déjà réfléchi à cette question avant même que la Deuxième Guerre soit déclarée 186. Cette Europe à laquelle rêve le jeune intellectuel, c est celle de l affirmation des droits de l homme, celle aussi d une avancée de l intelligence humaine comme il la concevait, c est-à-dire l union nécessaire de la conscience et des qualités du cœur. Selon Raymond Gay-Crosier, la représentation que se faisait Camus d une Europe qui tiendrait ses promesses, serait liée à tout un canevas mythologique que le jeune Camus aurait tissé au gré de ses voyages, de ses expériences de vie toutes méditerranéennes par la géographie, toutes européennes par ses lectures. C est ainsi que, selon Gay-Crosier, Camus aurait développé sa pensée, probablement à son insu, dans l optique d une synthèse critique 185 Camus avait choisi la paix contre la guerre et ses premières impressions sur le mouvement de la Résistance tenaient dans ce constat : être Résistant, c est demeurer dans les limites de la guerre, c est se définir à partir des exigences ennemies. René Leynaud lui fera voir l importance de lutter contre l oppression, dans l espoir d un monde nouveau. Camus rendra compte de son cheminement vers la Résistance dans ses Lettres à un ami allemand. Elles feront l objet d un examen approfondi dans le second chapitre, comme nous l avons déjà mentionné. 186 Nous y reviendrons dans le deuxième chapitre. 102

118 plutôt que dans celle d une analyse critique 187. Cette idée de synthèse critique nous semble fort bien représenter toute la méthodologie camusienne, particulièrement dans le cadre de son travail au sein de Combat. Si nous cherchons à expliquer la primauté de la synthèse sur l analyse chez un intellectuel engagé, il semble qu il s agisse de la croyance en un idéal qui n aura rien de contextuel mais qui se bonifiera au gré des expériences vécues, lesquelles rendent possible une analyse pointilleuse susceptible de conserver à l idéal son authenticité. Quant à l analyse, elle se présente comme la méthode qui permet de faire l inventaire des idées reçues et la comparaison entre elles afin de mieux alimenter la thèse (ou l idéal poursuivi). Le journalisme a permis la vérification de cette grande idée de l homme qui habitait Camus, en lui fournissant le meilleur éclairage qui soit lorsqu il s agit d examiner les conduites humaines et les valeurs qui les fondent. C est possiblement un clivage dans la proportion devant exister chez Camus entre l analyse et la synthèse qui l a mené vers une précipitation sur la question de l épuration dans les mois suivant la Libération. Nous croyons important d en traiter ici car la position de Camus sur ce sujet fait bien voir la prédominance de son idée de l homme mais, par la force du journalisme au quotidien, fait voir aussi l évolution de son rapport aux valeurs et la prégnance de son humanisme. 1- L affaire Pucheu Après la Libération, de nombreux résistants et citoyens s en prirent aux collaborateurs de l occupant allemand et allèrent jusqu à éliminer des concitoyens sur le motif de leur trahison avant même la création de tribunaux habiletés à mener ces affaires. Haine et désir de vengeance s alliaient alors pour se défaire de personnes indésirables pour l avenir du pays. Le journal Combat était engagé dans cette lutte contre les collaborateurs. Le premier cas connu est celui de Pierre Pucheu, ministre de l Intérieur de Pétain. Croyant que l Allemagne allait gagner la guerre et diriger l Europe, Pucheu croyait qu il valait mieux pour la France collaborer afin de 187 Raymond Gay-Crosier. «Albert Camus : Pour une culture européenne sans eurocentrisme», Orbis Litterarum, vol.50, no.5, 1995, p

119 bénéficier éventuellement d un meilleur positionnement continental. Pucheu avait approché, quelques années auparavant, le résistant Henri Frenay (Combat), non pas pour rejoindre la Résistance mais pour convaincre Frenay qu il ne fallait pas affaiblir le pays aux yeux de l occupant. Lorsque Pucheu fut arrêté en 1943, l ensemble des journaux clandestins demandèrent son exécution. Selon Herbert Lottman, le fait que Camus était opposé à la peine de mort «créait une barrière entre ses camarades antinazis et lui 188.» En même temps, Camus était révolté devant les massacres que la guerre avait perpétrés. Suite à l exécution de Pucheu, Camus écrivit un article que nous jugeons un modèle de synthèse critique. Et c est probablement parce que d autres intellectuels procèdent plutôt d abord par l analyse qu une dispute éclata entre Camus et certains d entre eux suite à la parution de cette prise de position. L article en question s intitule Tout ne s arrange pas. Il parut dans Lettres françaises en mai Nous pouvons dégager de ce texte deux éléments de sa synthèse critique et un élément d analyse, dont le tableau suivant fait état : Tableau 2 : La composition de l article «Tout ne s arrange pas» Premier élément synthèse Deuxième élément synthèse Élément d analyse de Tout écrivain sait le prix de la vie humaine. La vie humaine n est pas une abstraction, ni dans sa chair, ni dans son rapport au politique. Il existe une notion physique de la justice. Pierre Pucheu a manqué d imagination : - Il n a jamais approché le corps d un supplicié dont il avait signé l arrestation à fin d exécution. - Il a cru qu un gouvernement de défaite était un gouvernement comme les autres. Ceci explique l horreur ressentie devant la justice des hommes en exercice. Méconnaître ou oublier cela, c est manquer d imagination. Or, personne ne peut manquer d imagination car la conséquence en est la mort d autrui. L imagination, c est d abord maintenant de dire que le Temps de l abstraction est terminé. Tout a maintenant un sens et ce sens peut être mortel. Il faut que les intellectuels le disent bien fort dans toute la France (et dans tous les ministères). Malgré la rigueur de son propos, cet article rend aussi parfaitement compte de ce que nous identifierons ici comme une impasse intellectuelle dans laquelle les événements en cours avaient plongé Camus : 188 H. Lottman. op.cit., p

120 Il ne partage pas l idée de ses compagnons de lutte quant au seul règlement de compte comme solution à la réparation de l injustice. C est pourquoi il rappelle qu on ne peut agir pareillement avec ceux qui ont trahi l idée la plus haute de l homme. Il écrit dans Tout ne s arrange pas que «[c]e qu un journal parisien appelait récemment le cérémonial digne et tragique des exécutions m a toujours rempli de dégoût et de révolte 189.» Il sait cependant que cette haute idée de l homme n a de sens que par la vie qui lui est accordée. Il écrit que «[ ] ce qui nous révoltait devant des juges professionnels disposant avec sérénité de la vie d un homme, c est justement ce pourquoi Pucheu a été condamné à mort 190.» Le premier lieu de l impasse se dessine ici : on ne peut tuer un homme, c est une loi intrinsèque au vivre-ensemble mais aussi à la conception philosophique de l existence absurde. Or, Pierre Pucheu a été condamné et exécuté pour avoir joué un rôle dans le mépris de cette haute idée de l homme. Il faudra bien prendre position envers ses semblables puisqu ils ont contribué à commettre l irréparable. Cependant, quelle doit être l orientation de cette prise de position? Dans le chaos de la guerre mais aussi de la fin de guerre, dans l épuisement de tous (physique et moral) et dans la survivance, malgré tout, de cette idée de la dignité humaine comme source d espoir pour un monde meilleur, peut-on comprendre, voire encourager, l exécution d autres hommes? L idée de justice se trouve ici posée en fonction de deux axes : celui de l immédiateté d un règlement de compte et celui de la réflexion menant à une meilleure compréhension de la gravité du problème et des solutions offertes pour ne pas dénaturer les valeurs morales pour lesquelles on s est battu et pour lesquelles trop d êtres humains sont morts : Des hommes comme Pucheu ont pris des décisions dans le confort de leurs bureaux ministériels et n ont jamais eu à voir ce que signifie concrètement la mort d un homme. Cette mort, rappelle Camus, est physique (et la souffrance 189 A. Camus. Œuvres complètes, tome I, p Idem. 105

121 qui la précède également). Il écrit cette phrase sublime de sens philosophique : «Pour ce genre d hommes, c est toujours la même abstraction qui continue et je suppose que le plus grand de leurs crimes à nos yeux est de n avoir jamais approché un corps, [ ], avec les yeux du corps et la notion que j appellerai physique de la justice 191.» Des hommes comme Pucheu croient aussi qu au moment de la déroute, il suffit de prendre d autres avenues pour prolonger la portée des mêmes règlements, pour souscrire à la même abstraction de l existence humaine. Ainsi, Camus s indigne que «[ ] devant l échec évident de Vichy, [Pucheu a cru] qu on pouvait encore continuer et aller à Alger former de nouveaux gouvernements et signer de nouvelles lois 192.» Le deuxième lieu de l impasse se présente dans l examen de l activité immorale d individus comme Pucheu. Or, cette activité ne semble pas ponctuelle puisque la compassion n a aucunement occupé le cœur d hommes qui ont pris des décisions d une gravité hors du commun et qu il est difficile de croire qu elle occupera un jour quelque place puisque leur seule motivation à agir est de préserver leur vie en allant ailleurs reproduire les mêmes erreurs dans l administration de la justice sociale. Des hommes qui agissent ainsi, dit Camus, manquent d imagination. Cette faculté est peut-être davantage celle du cœur que de l esprit et c est pourquoi il dénonce les activités des collaborateurs. Cependant, savoir que le manque d imagination conduit à la mort exige de comprendre que «[p]ersonne n a plus le droit d en manquer 193.» Les Résistants, les citoyens n ont pas le droit non plus de manquer d imagination. Mais ce n est pas là une idée simple : Personne ne peut plus se permettre de manquer d imagination puisque la mort en est la conséquence : C est cette vérité qu on peut tirer de l exécution de Pierre Pucheu. [ ], il devient alors possible d apporter à ce condamné l imagination dont il a été privé et de la considérer alors sans dédain. Mais c est 191 Ibid. p Idem. 193 Idem. 106

122 dans la pleine lumière de l imagination que nous apprenons en même temps, et par un paradoxe qui n est qu apparent, à admettre sans révolte qu un homme puisse être rayé de cette terre 194. Tous les Résistants, de même que les citoyens qui refusèrent de collaborer avec l occupant, ont souffert en tant qu êtres humains et non parce qu ils avaient choisi une idéologie plutôt qu une autre. La conclusion que donne Camus à son article est la suivante : tous ces gens sont maintenant «[ ] assez forts pour juger leurs juges euxmêmes et pour le faire sans haine, mais sans pitié 195.» C est ici que l impasse atteint à son paroxysme. En effet, le paradoxe relevé par Camus lui-même n est pas qu apparent. Il marque une opposition entre l idée de la vie humaine et le sort qui pourrait être réservé à la vie des collaborateurs. Sur le plan philosophique, puisque Camus est en train de construire sa pensée, les conséquences auraient pu être graves. Comment continuer à justifier l absurde si cette notion cesse de réfléchir le souci de justice humaine qui la fonde pour ne devenir qu un mot dont le sens varie en fonction des contextes? Même la prudence camusienne qui suppose qu on puisse rendre ainsi justice sans haine et sans pitié ne peut rencontrer la grande exigence de l absurde comme sentiment puis comme notion. Cette prudence ne l a d ailleurs pas servi auprès des Résistants qui s attendaient à plus d autorité dans la dénonciation des collaborateurs. Camus faisait partie du Comité national des écrivains. Formé de résistants, les activités du comité se passaient sous couvert de la clandestinité. L une des activités était l écriture au sein d une revue, Lettres françaises. L affaire Pucheu fut, bien sûr, traitée dans l un des numéros de cette revue (mai 1944) et Tout ne s arrange pas fut l une des contributions journalistiques apportées à cette affaire. Le comité rédactionnel accepta de publier le texte de Camus mais comme simple article et non comme éditorial et à la condition que Paul Éluard puisse le précéder de son point de vue sur l article en question. L intitulé d Éluard est reproduit notamment par Herbert Lottman : «Devant 194 Ibid. p Ibid. p

123 l article Tout ne s arrange pas que l on peut lire d autre part, plusieurs de nos amis, d accord avec la thèse générale de l auteur, tiennent néanmoins à affirmer que ce manque d imagination si commode dont il parle, leur paraît toujours, et particulièrement dans le cas de Pierre Pucheu, volontaire 196.» Ce propos d Éluard fait ressortir la nature de l opposition entre Camus et ses adversaires. Le regard que l on porte sur le terme imagination relève-t-il de la synthèse ou de l analyse? L imagination est-elle une qualité de l esprit et, dans ce cas, Éluard aurait raison de souligner que des types comme Pucheu en ont singulièrement manqué par peur de l occupant, par mépris de leurs concitoyens, par visée de carrière éventuelle, etc. Mais Éluard a-t-il raison de prendre la notion d imagination à la légère en la supposant commode dans le vocabulaire camusien? L imagination dont parle ici Camus correspond à une inclination du cœur qui ne peut résulter que d une confrontation avec le réel. Elle est la condition d une portée de soi hors de l égoïsme mais aussi hors des conventions. Tout individu qui ne fait qu appliquer les règles sociales et qui n a d échanges avec les autres qu en fonction de ces règles, peut bien croire que l imagination c est de créer ou d inventer mais cette définition ne veut absolument rien dire quant à la finalité qu elle poursuit. Dans les dédales du sens commun, imaginer devient, somme toute, une activité assez banale qui n a de conséquences que la continuité rectiligne du monde. Il n y aurait donc rien d étonnant à ce que, sous l occupation, plusieurs individus se soient même félicités d avoir de l imagination pour éviter d être victimes des Allemands. Ainsi, le problème que soulève l article de Camus porte plutôt sur un affaiblissement de son idéal de la vie humaine. Mais, encore une fois grâce au journalisme, Camus sera amené à revoir son point de vue sur la question de l épuration et à accroître la dimension humaniste au sein de sa pensée. 196 H. Lottman. Op.cit., p

124 2- La dispute avec François Mauriac Camus engagea donc ses éditoriaux dans la visée souhaitée par Combat, à savoir l acceptation de l épuration comme forme de justice, dans le but d éviter que la reconstruction du pays se fasse sur des malentendus et des trahisons sans fin. C est donc le temps des mises en accusation. Connaissant la dualité qui se joue en Camus à ce sujet, il faut accorder une attention particulière à la mort de René Leynaud, celui qui fut à l origine de sa conversion à la Résistance. Leynaud fut fusillé le 13 juin 1944, son corps fut identifié en octobre de la même année. Le 27 octobre, Camus rend hommage à son ami disparu et termine ainsi son texte : Mais ici où nous avons toujours tenté de chasser l amertume, il nous pardonnera de la laisser revenir et de nous mettre à penser que, peutêtre, la mort d un tel homme est un prix trop cher pour le droit redonné à d autres hommes d oublier dans leurs actes et dans leurs écrits ce qu ont valu pendant quatre ans le courage et le sacrifice de quelques Français 197. Nous sommes ici confrontés à la peine de la perte d un ami mais aussi au résultat d une analyse qui, au final, met un prix à la valeur de la vie : qui mérite plus que d autres de vivre? Qui mérite de mourir pour avoir rendu possible la mort des meilleurs des hommes? Camus, dans cet article, ne s épargnera toutefois pas en tant que résistant : il dira que s il est encore en vie c est qu il n a pas fait tous les efforts que la Résistance exigeait. Cependant, non seulement justifie-t-il par la mort de Leynaud la validité de l épuration mais vise-t-il aussi certains intellectuels qui s y opposèrent. À l automne 1944, l opposition entre Camus et Mauriac était déjà enclenchée. Cette dualité reposait sur le sens à donner à la justice face à l épineux problème du sort des collaborateurs. Pour François Mauriac, l épuration n est pas acceptable. Lui-même résistant, il s étonne de la position des intellectuels. 197 A. Camus. Œuvre complètes, tome II, p

125 Il trouve en Camus un opposant digne d intérêt et leur lutte sera formatrice pour la pensée humaniste du jeune intellectuel qu est alors Camus 198. La question de l épuration est dans les journaux de la Résistance depuis plusieurs mois lorsque Mauriac (Le Figaro) se décide à questionner les résistants. Pour lui, plusieurs principes animent son refus de procéder à l épuration, dont le risque de juger coupable un innocent. Dans son éditorial du 13 octobre 1944, il écrit qu en évitant l épuration, des coupables échapperont peut-être au châtiment mais puisque des innocents seraient aussi épargnés, la justice y trouvera son équilibre 199. Au cours de la même semaine, Mauriac ajoute qu on peut reconnaître aux hommes de Vichy une fidélité, peut-être corrompue, mais une fidélité à un gouvernement à qui le pays s était remis. Il faut préciser que, depuis la Libération, le général de Gaulle était à la tête d un gouvernement provisoire, ayant ainsi déclaré nul et non avenu le gouvernement de Vichy. Cependant, souligne l historien André Kaspi, le nouveau gouvernement n était pas élu et ne pouvait donc prétendre représenter la France, d autant que les Alliés étaient politiquement impliqués et devaient décider du rôle à tenir dans ce pays dont on craignait l insurrection plutôt que la libération : Pour Roosevelt il était, bien évidemment, hors de question que la France devienne un pays où les communistes soient au pouvoir et de manière étonnante dans l esprit du Président des États-Unis, le général de Gaulle apparaissait souvent comme une sorte de fourrier du communisme. Raison de plus pour que la Résistance française et son chef soient tenus à l écart des décisions politiques et stratégiques des Alliés Nous savons que la question de l épuration, et le point de vue des intellectuels de l époque sont d une grande complexité. La Résistance comprenait notamment des intellectuels chrétiens, des communistes et des athées non communistes. Les conflits internes qui se manifestèrent s évaluent donc sous différents angles. Nous avons décidé d inclure ici cette polémique entre Mauriac et Camus dans le seul dessein de préciser comment le journalisme a contribué à façonner l humanisme camusien. En elle-même, et par rapport à la question de l épuration, il faudrait, pour mieux la circonscrire, en faire un objet de recherche indépendant. 199 Yves Marc Ajchenbaum. Op.cit., p André Kaspi. «Les rapports entre les Etats-Unis et la Résistance française», Conférence prononcée le 15 juin 2006 dans le cadre d une invitation de l Association des Amis de la Fondation de la Résistance, [En ligne], Unis.html#.UwqHcr99q1s (Page consultée le 2 février 2014). 110

126 À la suite des éditoriaux de Mauriac, Albert Camus amorce une série d articles sur le gouvernement français 201. Il rejette la position de Roosevelt, selon qui le Gouvernement provisoire est un gouvernement de facto. Camus considère que ce gouvernement ne peut être jugé ni légal ni illégal parce que la situation prévalant alors en France ne permet pas de réunir les conditions nécessaires à l affirmation d une légalité dans les institutions françaises : Dire que nous n avons pas d existence légale, cela revient à dire que nous avons tort d être dans notre situation. Cela revient à sanctionner nos malheurs par l indifférence et le dédain. [ ]. On nous dit encore qu il y a eu des contestations entre le gouvernement français et les organismes de la Résistance. [ ]. Il est vrai qu il y a eu des contestations [et elles] ont été portées au grand jour par la presse et elles se sont trouvées rapidement résolues. L énorme tâche que nous avons assumée ne se réduit pas en un jour. Il y faut à la fois les pouvoirs de l union et ceux de la libre critique qui définissent ensemble les démocraties fortes 202. Partant de cela, Camus peut se prononcer sur les deux aspects des éditoriaux de Mauriac ci-haut mentionnés. En ce qui concerne le gouvernement de Vichy, Camus répudie entièrement le point de vue de Mauriac. Le 2 novembre 1944, il écrit un article lapidaire contre les membres du gouvernement de Pétain, affirmant qu ils méritent tous de se retrouver sous les verrous. La Haute Cour de justice venait d être instituée par le gouvernement provisoire et Camus y voit une avancée pour juger, bien sûr, des actes commis pendant l Occupation mais surtout pour rendre compte de l importance de la responsabilité gouvernementale et ce, en tout temps. Sans nommer Mauriac, il énonce ceci : «Pour quelques Français encore, [ ] Pétain avait de bonnes intentions et il n était pas responsable des atrocités qui se sont commises sous son gouvernement. Tout cela renforce encore ce vieux thème de propagande vichyssoise [ ] 203.» Il ajoute : «C est la fiction de légalité que Vichy a créée qui nous force à substituer la justice morale à la justice de droit et qui donne des arguments à ceux qui 201 Nous avons vu précédemment (p.82) que Camus s était déjà positionné contre le gouvernement Pétain. 202 A. Camus. Œuvres complètes, tome II, p A. Camus. ibid., p

127 devraient maintenant se taire pour toujours 204.» Revenant sur l idée du manque d imagination, il y rattache la nécessité d assumer les conséquences d actes qui, pour adroits qu ils apparurent peut-être à Pétain, «[ ] ont entraîné trop de morts et de souffrances pendant ces quatre ans pour que nous le décorions d autre chose que du nom de trahison 205.» Quant à l épuration, il endosse maintenant tout à fait celle de la Résistance mais il ne le fait pas à la légère puisqu il justifie sa position. Les articles datés des 20 et 21 octobre 1944 présentent ainsi le choix de la presse de la Résistance d approuver l arrestation et le jugement des collaborateurs. En voici les principales idées : Il y a certainement un malaise dans les esprits français. Mais nous n y voyons pas les mêmes raisons que M. Mauriac. Peut-être, en effet, y a-t-il aujourd hui, dans notre pays, des gens qui ont peur. S ils ont peur pendant quelques mois, disons seulement que ce sera peu de chose et qu en vérité cela aidera à leur salut sur cette terre. Mais il y a aussi d autres gens qui s inquiètent à l idée que peut-être cette nation n a pas encore compris que, trahie par certains intérêts, elle ne pourra revivre qu en détruisant ces intérêts sans la moindre pitié. Quoi qu en pense M. Mauriac, et c est là que vraiment nous nous séparons de lui, ce malaise, avec ses causes diverses, se fait jour dans cette presse unique dont il se plaint. [ ]. Non, cette presse n est pas si unique qu il paraît. M. Mauriac se plaint qu elle représente seulement la Résistance, mais nous avions la faiblesse de croire que la Résistance s identifiait à la France, et s il fallait qu un journal représente autre chose que la résistance du peuple français, que représenterait-il donc? Notre conviction est qu il y a des temps où il faut savoir parler contre soi-même et renoncer du même coup à la paix du cœur. Oui, le drame de la France est d avoir à faire une révolution en même temps qu une guerre. [ ]. Les uns voudraient que tout soit mis au service de cette guerre et que la justice soit alors suspendue. D autres voudraient que tout concoure à cette révolution et que la justice soit servie avant la force nécessaire. Mais nous ne pouvons oublier ni la puissance que nous avons à refaire, ni la pureté que nous devons regagner. 204 Idem. 205 Ibid., p

128 La légèreté, ici, serait de ne jamais douter. [ ]. Mais à l extrémité du doute, il nous faut une résolution. Une grande nation est celle qui se met à la hauteur de ses propres tragédies. Si ce pays n est pas capable d obtenir en même temps sa victoire et sa vérité, s il consent à faire la guerre en consacrant à l intérieur la lâcheté et la trahison, ou si au contraire il se laisse entraîner à la violence de ses passions en négligeant sa position dans le monde et ses devoirs aux yeux des autres, notre conviction est que ce pays est perdu. Cela est dur, impossible et inhumain? Nous le savons. Mais cela est. Mais notre foi est qu aucune tâche n est impossible à l homme. Il nous faut seulement et précisément des hommes. Des hommes, c està-dire ces cœurs avertis à la fois de l audace et de la prudence, des âmes sensibles et des volontés fermes, des esprits capables en même temps de désintéressement et d engagement 206. Yves Marc Ajchenbaum rapporte que Mauriac s en tint au dernier paragraphe de l éditorial du 21 octobre, celui qui est ici le dernier reproduit. Lui qui avait appelé les résistants à la charité, valeur chrétienne que Camus avait remplacée dans ses répliques par l exigence de la raison, voilà qu il réussit à faire voir à Camus que l usage de certains termes ne convenait pas à une pensée athée. Évidemment, Mauriac se réfère ici à la notion d âme. Mais la critique de Mauriac ne s arrête pas à l usage du terme; elle est cinglante et Camus sera secoué. Voici comment le rapporte Yves Marc Ajchenbaum: Je bute sur le dernier paragraphe, [ ], j en fais le tour, je le renifle, je m éloigne un peu pour mieux en saisir l ensemble. Ou je ne comprends pas ou ce que je comprends est horrible. Les jeunes maîtres de Combat, constate Mauriac, si prompts à accepter des mises à mort pour sauver le pays, traînent avec eux un arrière-goût d Inquisition, une vieille odeur de corps brûlés. Pour sauver les âmes 207. Camus répliquera deux jours plus tard (25 octobre 1944). Lorsqu il est question de justice, qu est-ce qui oppose une pensée chrétienne d une pensée qui ne l est pas, demande-t-il? Un chrétien plaidera pour l indulgence sur cette terre, s en remettant à 206 A. Camus. p Yves Marc Ajchenbaum. Op.cit., p

129 la justice divine. Le non chrétien ne peut, pour sa part, se tourner que vers lui-même. Il n en a pas pour autant le goût du meurtre, précise Camus, pourtant il ne peut ignorer que «[l]a France porte en elle, comme un corps étranger, une minorité d hommes qui ont fait hier son malheur et qui continueront de le faire [puisque] ce sont les hommes de la trahison et de l injustice 208.» Voilà pour l épuration. Et pour l âme, même si, peut-être Mauriac n y avait eu recours que pour maintenir le débat alerte, Camus vient préciser que l âme s interprète aussi comme la transfiguration d un être lorsqu il se sait en train d agir comme il le doit. Le débat s essouffla, malgré les relances de Mauriac et les attaques contre la jeunesse et la prétention de Camus à parler au nom de la France. Cependant, ce débat n aura pas été vain puisque Camus, probablement davantage que son aîné, s est donné la peine d expliquer, de revenir sur des passages des textes antérieurs pour en revoir la clarté des composantes. Exercice exigeant mais qui jouera un rôle considérable sur sa réflexion. Il est certain qu à postériori, une fois que les événements auront fait voir l arbitraire de l épuration, Albert Camus modifiera le sens que revêt, dans la vie concrète, le fait de donner la mort. Il admettra publiquement que Mauriac avait raison sur le problème de l épuration 209. Mais, comme nous le verrons dans le présent chapitre, reconnaître qu une position est juste ne signifie pas adopter l argumentaire de cette position. Car ce n est point François Mauriac qui fera découvrir à Camus le mal que des hommes font à leurs semblables mais les hommes eux-mêmes, ce que Camus, dans sa position privilégiée de journaliste, sera en mesure de constater au moment où il aurait fallu tirer des leçons des années d adversité tragiques pour édifier une communauté soucieuse de la fragilité de la vie humaine, ce que l ensemble des Européens avaient pu constater de leurs propres yeux. 208 A. Camus. Œuvres complètes, tome II, p Ibid. p

130 2.2 CAMUS L ÉTHICIEN Tout au long de son expérience journalistique, depuis Alger républicain jusqu à L Express, Albert Camus s est interrogé sur la condition humaine au nom de valeurs dont il a poli le caractère universel et l exigence individuelle. S il est certain que Camus n a pas cherché à constituer une éthique à travers ses écrits journalistiques, il n en demeure pas moins que sa démarche rencontre les paramètres que l on peut donner à une méthodologie éthique Présence d une méthodologie éthique La méthodologie proposée par le philosophe Pierre Fortin s avère pertinente pour mesurer la démarche éthique d Albert Camus. Selon Fortin, l éthicien est celui qui questionne la morale de son époque parce que cette dernière lui pose problème quant à l interprétation qui semble se dégager des grands idéaux moraux, dont la recherche du bonheur, l expérience de la liberté, la justice, l amour, la rencontre de l autre ou la responsabilité 210. Prenant notamment appui sur les travaux de Vernon Bourke et de Charles Fourier, Fortin précise que ce questionnement sur la morale de l époque renvoie à deux grands volets touchant la condition humaine : déterminer d abord comment vivre et agir en vue de réaliser son projet d homme, puis s assurer d expliquer et de justifier la notion de devoir dans toute expérience humaine 211. Cette méthodologie de l éthicien se veut une extension de la grille utopique socialiste 212 et se déploie en quatre moments analytiques 213 : 210 Pierre Fortin. La morale, l éthique, l éthicologie, Québec, PUQ, 1995, p Fortin rattache d ailleurs Albert Camus à ce type de questionnement avec des philosophes comme Spinoza, Kant et Nietzsche (p.65). 212 Cette grille se fonde sur la possibilité de penser la communauté en fonction d exigences théoriques et pratiques rendant possible l égalité entre les humains. La responsabilité individuelle se pose alors comme condition initiale à la quête d égalité sociale. 213 P. Fortin. «Une méthodologie éthique», Cahiers de recherche éthique- 1-Problèmes et méthodes, Montréal, Fidès, 1976, p

131 1. Constitution d un fait moral déterminé. 2. Recherche des racines ayant donné lieu à la morale maintenant questionnée par l éthicien. 3. Réintégration du fait moral (moment 1) dans un réseau de catégories du possible. 4. Présentation sociale des différentes options que l éthicien entend proposer pour modifier les conduites humaines. Ces quatre moments ne sont pas exclusivement linéaires puisqu ils se fondent sur des données extérieures qui appellent la réflexion et qui se juxtaposent selon l évolution même de cette réflexion. Ainsi, le premier moment est l occasion de répertorier les faits, les valeurs qui s y rattachent, le mode de raisonnement qui ordonne ces valeurs et les croyances qui semblent justifier la mise en perspective de ces valeurs. Le deuxième moment engage déjà l éthicien sur la voie d une certaine contestation puisqu il s agit de (se) questionner sur les raisons sociales qui ont mené à la constitution de tel corpus moral et, conséquemment, de tel problème humain, identifié maintenant comme le fait moral déterminé. Le troisième moment prescrit l exigence de la délibération, dans un souci de vérité. Cette vérité, précise Pierre Fortin, n est pas de l ordre d un absolu qui reproduirait d autres formes d injustice; au contraire, elle doit avoir comme horizon l amélioration des conditions de vie humaine. Ce troisième moment est le propre du jeu intellectuel puisque «[ ] l éthicien rêve, imagine et joue. Il s éloigne du réel immédiat, du réel de surface, ( ) pour proposer une utopie, une autre façon possible d être homme 214». On comprend donc ici le rapport aux catégories du possible puisque l éthicien a pour tâche de proposer d autres combinaisons du jeu social. Enfin, le quatrième moment se donne dans la prise de parole. Fortin décrit ce moment comme l occasion de se faire éveilleur de conscience mais d abord guetteur pour un idéal humain. 214 Ibid. p

132 Le journalisme a permis à Camus d évoluer au sein de ces quatre moments selon une approche qui fait partie de la grande famille de l éthique de la responsabilité, particularisée toutefois par un paradigme qui s est développé dans la foulée du travail journalistique et qui se trouve être l appel à l insoumission. A) Qu entend-on par éthique de la responsabilité? La notion de responsabilité en éthique comporte des ramifications diverses selon les théories et propose donc une série de regards sur l agir humain qui ne posent pas les mêmes exigences de conduite individuelle ou collective. Pour déterminer le type de responsabilité propre à l œuvre camusienne, nous retenons l interprétation que donne Max Weber d une éthique de la responsabilité comparée à une éthique de la conviction dans ses conférences intitulées La science en tant que vocation et profession et La politique en tant que vocation et profession (1919). L intérêt de la position de Weber sur ces deux approches éthiques repose particulièrement sur la délicate différenciation qu il nous a fallu faire entre la position de prophète que nous reconnaissons chez Camus et que nous justifierons tout au long de l analyse des articles choisis, et les attitudes propres aux deux formes éthiques reconnues par le sociologue. Ainsi Weber a caractérisé ce qu il entendait par éthique de la conviction et éthique de la responsabilité en présentant des types idéaux, c est-à-dire des positions éthiques poussées à l extrême. L éthique de conviction s intéresse à l intention du sujet et non aux conséquences de son choix de conduite. L intention s appuie quant à elle sur le respect d une valeur (par exemple, la vérité) et sur un rejet implicite de tout autre point de vue qui se voudrait pourtant éthique. Selon Weber, le partisan de l éthique de la conviction porte sur le monde, et sur l action humaine dans le monde, un regard absolu qui tranche sans concession aucune entre ce qui est moralement acceptable et ce qui ne l est pas. Selon Gilbert Hottois, qui s intéresse notamment à l éthique de Hans Jonas et à son rapport à la conviction, le partisan de l éthique de la conviction irait même, pour avoir raison, jusqu à espérer que de très graves conséquences surgissent d actions contraires à son point de vue, lui donnant ainsi 117

133 raison de privilégier telle valeur et tel regard sur le monde. L éthique de la responsabilité, telle que définie par Weber, vise l efficacité pratique dans la mesure où la raison doit servir non pas à fixer des devoirs absolus mais à prévoir des conséquences possibles au choix de valeurs et aux actions qui les concrétisent. En ce sens, les conséquences peuvent être revisitées lorsque nécessaire, quitte à redessiner les contours d un but visé, comme le souligne Gilbert Hottois 215. Pour Weber, l éthique de la responsabilité est celle de l homme d action (il l attribuait principalement à l homme politique) puisque ce dernier doit prévoir continuellement les conséquences les plus acceptables de son action pour l individu et pour la collectivité. La responsabilité réunit la volonté individuelle et le souci de l autre sous l exigence du réalisme, cette qualité de l homme d action qui lui permet de laisser les faits agir sur sa conscience tout en évitant de réagir en fonction de sentiments exacerbés. Bien que l attitude du prophète, et dans le cas d Albert Camus, du prophètetémoin, soit la reconnaissance d un universalisme posé en étalon moral, il est certain qu on ne peut attribuer à Camus le souhait d une catastrophe planétaire qui viendrait réguler le fonctionnement social. Bien au contraire, Camus est pacifiste. Mais c est surtout son acharnement à donner toutes les informations requises aux lecteurs des journaux dans lesquels il écrit qui nous permet de rejeter l éthique de la conviction et de retenir celle de la responsabilité. Cependant, il nous apparaît nécessaire d adjoindre à cette éthique une caractéristique, celle de l insoumission, qui vient préciser la démarche particulière de Camus dans le domaine des valeurs morales et qui s inscrit dans le ton de l ensemble des essais et œuvres littéraires auxquels nous ferons référence dans le troisième chapitre. 215 Gilbert Hottois. «Éthique de la responsabilité et éthique de la conviction», Laval théologique et philosophique [en ligne], Vol.52, No.2, Juin 1996, p , http.id.erudit.org/iderudit/401006ar, (Page consultée le 18 octobre 2015). 118

134 B) Le paradigme de l insoumission À première vue, il peut sembler contraire à toute démarche éthique d inclure un appel à l insoumission. La majorité des définitions de ce terme sont d ailleurs négatives, en ce sens qu elles le rattachent à une conduite d insubordination volontaire, à une rébellion, à un refus d obtempérer aux ordres légaux. Dans ce dernier cas, l insoumission est liée à un certain anarchisme, lorsqu il s agit de s opposer à des obligations dont la légitimité peut être remise en question. Rien de cela ne correspond à ce que nous décelons dans les articles de Camus. L insoumission se pense-t-elle hors des cadres sociopolitiques? Parce que nous croyons que la dimension politique est l une des voies d accès de l insoumission, une voie davantage pragmatique, nous formulerons une définition de l insoumission propre à la démarche de Camus, en laissant également de côté, pour le moment du moins, la conception de la révolte que s en faisait le philosophe, qui n apparût que plus tard dans sa réflexion philosophique. Dans l éthique camusienne, l insoumission signifie pour nous l attitude première de toute conscience qui doit se montrer prudente face aux conventions qui ordonnent la vie sociale. L insoumission est donc d abord une activité de l esprit qui refuse d être captif des formes que prennent le mensonge chez les uns et l indifférence chez les autres. Camus élève l insoumission au rang de paradigme dans une éthique de la responsabilité puisqu il prend parole pour énumérer et dénoncer les situations dans lesquelles se présentent les pièges du mensonge (ou de l abus de pouvoir), appelant les lecteurs à réfléchir aux conséquences du laisser-faire (ou de l endoctrinement) et en proposant une axiologie qui traversera toute son œuvre. Sans insoumission, tant de sa part que de celle de ses lecteurs, aucune responsabilité ne peut s assumer selon Camus, ce qui signifie que l histoire peut alors emporter les hommes sans leur donner l opportunité d espérer. L éthique de la responsabilité, liée à l insoumission, se comprend donc chez Camus comme une démarche contribuant à informer et à conscientiser les individus touchés par les problèmes de leur temps des causes de ces problèmes, de la négation 119

135 de la dignité humaine qu ils entraînent et des avenues pacifiques possibles qui s offrent à l ensemble des êtres humains Cadre d analyse de l éthique de la responsabilité chez Camus Pour faire valoir la structuration de l éthique camusienne, nous avons choisi un certain nombre d articles parus sur une période de plus de quinze ans, soit entre 1939 et La notion de responsabilité, telle qu entendue par Max Weber, sera présentée par le biais du témoignage, lequel fera ressortir la valeur des conséquences répertoriées par Camus. L insoumission, quant à elle, sera justifiée par le ton journalistique employé par ce dernier, par le traitement des informations, par le rappel des faits et le questionnement sur la mécanique des lois et des valeurs puis par l évaluation de l axiologie camusienne. Les articles seront analysés sur la base des quatre moments éthiques proposés par Pierre Fortin et identifiés précédemment, incorporés aux critères du témoignage présentés dans le premier chapitre et qu il est possible de représenter par le schéma suivant : 120

136 Figure 1 : Cadre d analyse des articles et éditoriaux d Albert Camus A) Liste des articles analysés Les articles ont donc été choisis en fonction de leur rapport au témoignage comme type de discours journalistique. Dans ces articles, Camus informe le lecteur, argumente, dénonce des injustices inhérentes aux événements qui marquent (ou risquent de marquer) les droits individuels. C est ainsi qu on peut y décoder le réseau de valeurs chères à Camus. Nous avons aussi choisi les articles dans la perspective d une affirmation de plus en plus marquée de l éthique de l insoumission. 121

137 Le tableau suivant rend compte des articles qui seront analysés. Ils sont présentés suivant leur ordre chronologique et un code de référence leur a été attribué afin de faciliter le repérage lorsqu il s agira d en comparer les éléments 216. Tableau 3 : Liste des articles analysés 217 Titres des articles 218 Dates Codes L affaire Hodent- Série de 14 articles parus dans Alger républicain : 10 janvier au 23 mars 1939 Lettre ouverte à M. le gouverneur général 10 janvier AR1 L affaire Hodent ou les caprices de la justice 3 février AR2 AR1 à AR14 Un magistrat contre la justice- L affaire Hodent ou la 22 février AR3 multiplication des abus de pouvoir L affaire Hodent prend de l extension 1 mars AR4 Michel Hodent comparaîtra le 20 mars devant le tribunal 5 mars AR5 correctionnel de Tiaret L affaire Hodent- Depuis quand poursuit-on 7 mars AR6 la conscience professionnelle? L affaire Hodent- Comment on circonvient et 9 mars AR7 on éloigne un témoin gênant L affaire Hodent- Un homme juste plaide pour un innocent 13 mars AR8 Les «complices» de Michel Hodent et les fantaisies 16 mars AR9 de l instruction L affaire Hodent- Pour s effondrer dans le ridicule- 18 mars AR10 l instruction n en est que plus odieuse L affaire Hodent- C est demain matin au tribunal 19 mars AR11 correctionnel de Tiaret L affaire Hodent devant le tribunal correctionnel de Tiaret 21 mars AR12 Le jugement de l affaire Hodent sera rendu ce matin 22 mars AR13 L innocence de Hodent et du magasinier Mas a fini par triompher 23 mars AR14 Misère de la Kabylie - Série d articles parus dans Alger républicain : 1939 AR15 à AR Les articles appartenant à une série, comme dans le cas de l affaire Hodent, ne feront pas tous l objet d un commentaire. Les contenus seront cependant intégrés à l analyse globale du thème. 217 Certains éditoriaux publiés dans Combat ont été rapatriés par Albert Camus dans Actuelles II- Chroniques et, de ce fait, sont classés sous des titres qu ils n avaient pas dans le journal à cette époque. Nous conservons donc ces titres pour notre analyse, ce qui facilitera la présentation et la comparaison des contenus. 218 Dans le but de ne pas alourdir le tableau et puisqu il s agit exclusivement d articles de journaux ou de revues, les guillemets seront omis dans la présentation des titres. 122

138 La Grèce en haillons 5 juin AR15 Dénuement 6 juin AR16 Le dénuement 7 juin AR17 Les salaires insultants 8 juin AR18 L habitat 9 juin AR19 L assistance 10 juin AR20 L enseignement 11 juin AR21 Deux aspects de la vie économique kabyle : l artisanat et l usure 12 juin AR22 L avenir politique des centres communaux 13 juin AR23 Pour vivre la Kabylie réclame! 14 juin AR24 Conclusion 15 juin AR25 Sous les éclairages de guerre - Série d articles attribués à Camus, parus dans Le Soir républicain : 1939 SR1 à La guerre 17 septembre SR1 La doctrine du national-socialisme, signé Zaks 6 octobre SR2 La doctrine du national-socialisme-croisade, signé Zaks 11 octobre SR3 Considérations inactuelles, signé Néron 6 novembre SR4 Les conditions d une collaboration, signé Irénée 11 novembre SR5 Comment aller vers un ordre nouveau, signé Irénée 16 novembre SR6 Individus dangereux, non signé 29 novembre SR7 Pas de croisade, signé Jean Mersault 13 décembre SR8 SR11 Notre revue de presse indépendante- 15 décembre SR9 La société des peuples, signé Jean Mersault Notre revue de presse indépendante- La folie continue, non signé 19 décembre SR10 Recherche du possible, signé Marco 30 décembre SR11 Lettres à un ami allemand - Les trois premières lettres parurent dans trois revues différentes et la dernière parut dans un volume publié par Gallimard en 1945 et réunissant les quatre lettres : Première lettre (Revue libre, No.2) 1943 RL1 Deuxième lettre (Cahiers de Libération, No.3) 1943 CL1 Troisième lettre (Libertés, No.58) 1945 L1 Quatrième lettre (Inédite) 1945 IN1 À guerre totale, résistance totale, paru dans Combat clandestin Mars 1944 CC1 Pendant trois heures ils ont fusillé des Français, paru dans Combat clandestin Mai 1944 CC2 123

139 La libération de Paris Août 1944 C1 à Le combat continue 21 août C1 De la résistance à la révolution 21 août C2 Le temps de la justice 22 août C3 Ils ne passeront pas 23 août C4 Le sang de la liberté 24 août C5 La nuit de la vérité 25 août C6 Le temps du mépris 30 août C7 Morale et politique Série de 11 éditoriaux et d un article 4 septembre C8 à parus dans Combat et réunis sous le titre de l éditorial du 4 septembre 1944, «Morale et politique» dans Actuelles au 30 C21 Chroniques Nous ajoutons à ces écrits d autres août 1945 éditoriaux et articles publiés le 23 novembre 1944 puis entre le 27 mars et le 14 avril 1945 dont les contenus concernent la recherche d harmonisation entre morale et politique 220. Crise en Algérie Série de 7 articles parus dans Combat en mai à juin C22 à 1945 et réunis dans Actuelles III, Chroniques algériennes en , sauf celui du 23 mai C28 Crise en Algérie 13/14 mai C22 La famine en Algérie 15 mai C23 Des bateaux de la justice 16 mai C24 Le malaise politique 18 mai C25 Le parti du Manifeste 20/21 mai C26 C est la justice qui sauvera l Algérie de la haine mai C27 Conclusion 15 juin C28 Ni victimes ni bourreaux Série de 8 articles parus dans Combat en 1946 et insérés dans Actuelles- Chroniques Ces articles furent aussi repris dans la revue de Jean Daniel, Caliban (novembre 1947). 19 au 30 novembre 1946 Le siècle de la peur 19 novembre C29 Sauver les corps 20 novembre C30 Le socialisme mystifié 21 novembre C31 C7 C29 à C L éditorial du 4 septembre 1944 n a pas été inséré dans Actuelles- Chroniques Nous n indiquons pas ici le titre de chacun des éditoriaux puisqu ils sont, pour la plupart, reproduits dans Actuelles à partir de leur date de parution. 221 Afin de respecter la chronologie des textes de Camus, certains des articles concernant la crise algérienne qui parurent dans L Express en 1955 et 1956 seront présentés à la fin de notre analyse, même si certains d entre eux ont été recensés dans Actuelles III. 222 Nous indiquons ce titre en italique puisque l article, en tant que tel, n a pas de titre. Nous avons reproduit la première phrase de l introduction de l article. 124

140 La révolution travestie 23 novembre C32 Démocratie et dictature internationales 26 novembre C33 Le monde va vite 27 novembre C34 Un nouveau contrat social 29 novembre C35 Vers le dialogue 30 novembre C36 Série d éditoriaux publiés dans L Express concernant l Algérie Juillet 1955 à janvier 1956 E1 E13 Terrorisme et répression 9 juillet E1 L avenir algérien 23 juillet E2 L absente 16 octobre E3 La bonne conscience 21 octobre E4 La vraie démission 25 octobre E5 Les raisons de l adversaire 28 octobre E6 Premier novembre 1 er novembre E7 La charte de janvier 4 novembre E8 La trêve de sang 16 décembre E9 La grande entreprise 27 décembre E10 Trêve pour les civils 10 janvier E11 Le parti de la trêve 17 janvier E12 Un pas en avant 26 janvier E13 à 2.3 CONSTITUTION D UNE ÉTHIQUE DE LA RESPONSABILITÉ FONDÉE SUR L INSOUMISSION Certains des articles écrits pour Alger républicain ont fait l objet d un recensement de la part de Camus, quelques vingt ans plus tard, dans le but de publier un recueil de chroniques algériennes (Actuelles III). Le reportage sur la Kabylie fait partie de ce recueil, avec les retranchements que Camus choisit alors d y apporter. Mais ce qui retient surtout notre attention avec la publication des chroniques algériennes en 1958, c est le préambule de l auteur. Nous y retrouvons, condensés, les quatre moments de la méthodologie éthique dont nous ferons maintenant la 125

141 démonstration. Nous aurons à revenir sur ce préambule à la fin de l analyse des articles, mais nous pouvons déjà noter cette remarque de Camus : Tels quels, ces textes résument la position d un homme qui, placé très jeune devant la misère algérienne, a multiplié vainement les avertissements et qui, conscient depuis longtemps des responsabilités de son pays, ne peut approuver une politique de conservation ou d oppression en Algérie. Mais, averti depuis longtemps des réalités algériennes, je ne puis non plus approuver une politique de démission qui abandonnerait le peuple arabe à une plus grande misère, arracherait de ses racines séculaires le peuple français d Algérie et favoriserait seulement, sans profit pour personne, le nouvel impérialisme qui menace la liberté de la France et de l Occident L affaire Hodent Les articles portant sur Michel Hodent sont souvent cités comme un modèle de défense des droits des plus démunis contre l injustice. Selon Sylvie Gomez, spécialiste de la question algérienne chez Camus, l affaire Hodent marqua même le début de sa carrière intellectuelle 224. A) Le contexte Michel Hodent, ingénieur agricole, avait été nommé agent technique de la société indigène de prévoyance à Trézel en avril Son travail consistait à acheter et entreposer les récoltes de blé de cultivateurs clients au nom de l Office du blé, dans le but de réguler le cours de la céréale. Dès les premières semaines de son entrée en fonction, Hodent se vit offrir, de la part de l administrateur de la société, l opportunité d obtenir un traitement supplémentaire en ne s opposant pas à certaines activités de détournement des stocks dont il serait éventuellement témoin. Michel Hodent refusa l offre et des rumeurs sur sa gestion circulèrent peu à peu, justifiant son arrestation le 23 août 1938, puis son inculpation sans preuves d avoir détourné et 223 A. Camus. Actuelles III Chroniques algériennes , Œuvres complètes, tome IV, p Sylvie Gomez. «Hodent, affaire», Dictionnaire Albert Camus, p

142 vendu à son profit des quantités de blé importantes 225. Pendant plusieurs mois, Hodent tenta de faire valoir son point de vue, sans aucun succès. En dernier recours, il écrivit au journal Alger républicain et Albert Camus prit l affaire en main, constituant une enquête qui allait le mener à traiter du problème pendant près de quatre mois. B) Présence du témoin-prophète Le premier article (10 janvier 1939) se veut une lettre ouverte au gouverneur général Georges Le Beau. Camus se pose d emblée comme témoin privilégié en spécifiant que c est en dernier recours, et bien que sans espoir d être entendu, que Michel Hodent a écrit au journal Alger républicain. Implicitement, Camus s autodésigne comme celui qui rendra compte d un état de fait après s être positionné en faveur de Hodent. Ce faisant, il ouvre la voie à l échange social en créant, par ses propos et par le ton, une situation dialogale avec la plus haute instance à qui il pouvait alors adresser sa requête. Cette lettre, pourtant, est une dénonciation et l échange social attendu se donne dans un dilemme moral qui, au final, ne concernera pas seulement l administration de la justice mais aussi l idée que se feront de cette administration tous ceux qui auront lu la lettre de Camus. Si le prophète, comme nous l avons mentionné dans le chapitre précédent, se caractérise par une vocation, une conviction et une grâce, nous retrouvons bien ces caractéristiques dans l article, notamment par les énoncés suivants : «Et si, aujourd hui, nous vous écrivons directement, monsieur le gouverneur, c est aussi bien pour nous mettre en règle avec nous-mêmes. Car il est difficile de vivre avec cette idée que depuis quatre mois un homme attend dans une prison que la justice lui montre son vrai visage [ ] 226.» Nous retrouvons ici l idée de vocation de celui à qui se trouve confié un problème, qui est capable d en imaginer la gravité et qui est également en mesure de questionner la raison d être de ce problème. 225 Avec Michel Hodent seront inculpés M. Mas, magasinier, et six travailleurs. 226 A. Camus. Œuvres complètes, tome I, p

143 «Nous savons, monsieur le gouverneur général, qu on ne fait appel aux grands de ce siècle, que lorsque l affaire dont on veut les entretenir est assez capitale et assez urgente pour ne souffrir ni les retards ni les intermédiaires. [ ]. Car il faut convenir que tous les signes de l injustice, contradiction, insuffisance, empressement à punir, sont réunis dans cette affaire. [ ] 227.» Camus affirme ainsi par cela sa conviction que le recours à la lettre ouverte était nécessaire et que le problème de Michel Hodent, loin d être banal, mettait à jour des lacunes qui demandaient à être nommées. «Cet homme, monsieur le gouverneur, nous a écrit. Mais auparavant il avait écrit partout. Il s était adressé à tous les grands et à vous-même, monsieur le gouverneur. Mais en vain. [ ]. Je n ai plus beaucoup à dire, monsieur le gouverneur. Cette lettre, j ignore si vous la lirez. Il le faudrait pourtant. Nous vous connaissons mal, il est vrai. Nous vous apercevons à travers des cortèges, des arrêtés ou des discours officiels. Où trouver l homme à travers cela? Mais nous savons que derrière les grands de ce monde, il arrive que l homme surgisse 228.» Ici s illustre la grâce du prophète, dans un mélange de rappel à l ordre et d ironie. Tout d abord, un rappel pour l homme politique et un élément important pour le lecteur : Michel Hodent a fait connaître sa situation aux autorités, mais on l a ignoré. Puis cette question implicite adressée à ceux qui dirigent : derrière le faste de la fonction, y a-t-il un être humain soucieux des êtres qu il est supposé représenter? Le prophète cherche aussi à prévoir le futur en proposant des orientations dont l émotion morale peut être comprise par l interlocuteur parce qu elle le renvoie à une tradition partagée. L émotion morale confronte en effet, dans cette lettre, le journaliste au gouverneur général. La confrontation porte à la fois sur la condition humaine et sur l administration de la justice en Algérie. Ainsi, Camus dit douter qu un homme puisse rester insensible devant le désespoir de Michel Hodent. Il prend la peine de préciser que cela ne doit pas être la seule raison de revoir la cause. Mais la 227 Ibid. p.603 et p Ibid. p.603 et p

144 délicate question du désespoir humain se trouve ainsi posée. Il aborde aussi l administration de la justice par le biais de l émotion morale en rappelant que les mécanismes de vérification de l identité de ceux qui font affaire avec la coopérative du blé sont tellement singuliers que «[c] est pour remédier à cet inconvénient que vous-même, monsieur le gouverneur, avez pris un arrêté en date du 27 mai 1937, suivant lequel une commission doit être instituée pour vérifier l identité des déposants 229.» C) Composantes d une éthique de la responsabilité 1- Constitution d un fait moral déterminé (moment 1 de l éthique de la responsabilité) Nous pouvons, dès ce premier article concernant Michel Hodent, circonscrire le premier moment de la démarche éthique, soit la constitution d un fait moral spécifique. Mais avant d en préciser le contenu, il importe de mentionner la portée humaniste du travail d enquête de Camus et, conséquemment, son empreinte sur l éthique qu il développa à partir de là. Car cette affaire, pour individuelle qu elle fût, se trouvait être d abord hautement politique. Et Albert Camus aurait pu donner un tout autre ton à la dénonciation et faire plutôt valoir les exigences d une révision de l administration du blé en Algérie. Or, il prend explicitement parti pour la défense de la dignité humaine. a) L administration de l agriculture en Algérie De fait, le problème que connût Hodent relevait d une administration viciée de l agriculture en Algérie. Et ce problème, loin d être nouveau, était déjà dénoncé par Louis-Joseph Proudhon. Ce dernier, dans ses carnets de 1846, faisait état de la division du pays en concessions, de la vente des propriétés à des prix avantageux pour la métropole, de la constitution d une féodalité et d une corruption selon lui évidente : «Et personne ne dit rien! La presse ne gronde pas. Elle ne sait rien. 229 Ibid. p

145 Recueillir les renseignements, et faire de ceci un numéro. [ ]. Enquête universelle sur les vols habituels à chaque industrie, profession, métier : sur les prévarications, corruptions, pots-de-vin; tous les faits habituels et accidentels 230.» Bien sûr, environ quatre-vingt-dix ans séparent l indignation de Proudhon de l affaire Hodent. Toutefois, dans le cadre d un colloque consacré à l agriculture en Algérie, Corinne Desmulie, spécialiste des problèmes agricoles algériens, souligne que, vers 1936, deux secteurs de l industrie agricole fonctionnent alors en parallèle : le premier, traditionnel et archaïque, est dirigé par les fellahs algériens. Le second, qui existe depuis 1920, est occupé majoritairement par des colons européens, avec la participation de quelques agriculteurs musulmans. Cette division se trouve être la conséquence du partage du territoire dont parlait Proudhon. Et pour nombre de fellahs, la situation est difficile. D autant plus que, sous-jacent à la vie agricole, se trouve le phénomène du financement. Or, mentionne Corinne Desmulie : ( ) cette agriculture coloniale est rendue particulièrement fragile par le coût de ses productions, par sa dépendance à l égard du marché métropolitain et par le très fort taux d endettement des colons. La crise des années 1930 fait éclater ces fragilités et, au-delà des difficultés conjoncturelles, met en évidence ces faiblesses structurelles 231. Pendant la Crise, poursuit madame Desmulie, la vente des terres a connu de tels écarts de prix qu il a fallu tenter de combler le manque à gagner. Si, en 1930, l hectare de terre atteint 2280 F, il descend jusqu à environ 1421 F en 1934, ce qui représente un déficit de 37,6% en moins de quatre ans : «Pour beaucoup, en effet, ces terres ont été achetées au- dessus des revenus qu on pouvait en attendre : ainsi, en 1930, un hectare de terre à blé des Hauts Plateaux du Constantinois est-il vendu 3500F, ce qui implique, pour être rentable, que le prix du blé s élève au-dessus de 230 Pierre-Joseph Proudhon. «Carnet III», Carnets, Dijon, Les Presses du réel, 2004, p Corinne Desmulie. «L agriculture en Algérie dans les années 30», p.1, 1962 l exode, [En ligne], (Page consultée le 15 janvier 2016). 130

146 100F le quintal, niveau au-dessous duquel il descend à partir de » À compter de 1935, selon l historien Pierre Berthault, il se prépare en Algérie une liquidation d ensemble de l agriculture coloniale risquant alors de paralyser toute la vie économique du pays. C est ainsi que le préfet de Constantine produisit à la fin de l été 1935 une série de rapports sur l endettement des colons modestes, proposant de suspendre les poursuites exercées contre eux par les divers créanciers 233. Ces quelques données illustrent la complexité de l administration de l agriculture et la condition déplorable des petits agriculteurs qui pouvaient donc chercher des solutions hors les cadres légaux de l achat du blé. En refusant de se prêter au jeu, on peut comprendre que Michel Hodent nuisait à la recherche de solutions ponctuelles pour les agriculteurs en difficulté. En même temps, il fit les frais d une stratégie politique en cours depuis le début du colonialisme. Selon certains spécialistes de l agriculture algérienne, la France devait réformer le cadre agraire pour exporter les produits dont elle avait besoin. Faisant fi du climat diversifié selon les régions, de la sècheresse des sols, de la division des terres et du nomadisme, la France aurait bousculé les pratiques ancestrales sans pouvoir créer une structure solide pour l émergence d une paysannerie capable de prendre en main le développement agricole. Omar Bessaoud, spécialiste en études agronomiques méditerranéennes, considère que, malgré l apport de technologies modernes destinées à l amélioration du savoir-faire agricole, «[t]out l arsenal juridique et politico-militaire du système colonial français, ( ), a visé fondamentalement à atteindre un seul objectif : la destruction de la propriété collective et de l organisation tribale. Sa mise en œuvre a abouti à la création d un immense prolétariat et/ou semi-prolétariat agricole algérien ( ) 234.» Dans les faits, Michel Hodent s est retrouvé victime d un contexte dans lequel les petits paysans tentaient de survivre, alors que les nouveaux propriétaires (les colons français) se récriaient de l endettement qui risquait de les priver de leurs terres et des produits de 232 Ibid. p Ibid. p O. Bessaoud. «L Algérie agricole : de la construction du territoire à l impossible émergence de la paysannerie», Revue algérienne d anthropologie et de sciences sociales, No.7, 1999, [En ligne], [ Page consultée le 21 janvier 2016). 131

147 leur travail. L administration coloniale se devait d intervenir pour calmer le jeu. Ainsi, lorsque les propriétaires se regroupèrent avec les maires des différents districts sous la bannière du Front paysan afin de revendiquer une aide contre l endettement, l administration craignit que ce mouvement n entraîne dans son sillage les contribuables indigènes qui auraient alors voulu se soustraire aux impératifs de la loi 235. On tempéra la crise en relevant les prix et en consolidant les dettes des colons français. Cependant, la structure agricole demeura faible. b) L homme au-dessus des enjeux politiques Les tensions, les manœuvres politiques et les confrontations manifestées au temps où Hodent travaillait pour la société agricole ont probablement joué un rôle important dans sa mise en accusation. Travailleur coincé entre toutes les parties en cause, il ne pouvait guère espérer d aide dans le milieu même. Pour Camus et la rédaction d Alger républicain, se saisir de cette affaire n était pas sans risque non plus, étant donné les enjeux stratégiques qui dépassaient l intérêt des individus en cause. C est pourquoi la constitution d un fait moral à partir des problèmes d une seule personne rend compte d un souci pour le respect de valeurs humaines qui devrait l emporter sur des considérations politiques ou économiques. Le fait moral reposera donc d abord sur la reconnaissance de l injustice commise envers un travailleur dont rien ne laisse supposer qu il ait failli aux exigences de sa tâche. Mais l injustice se double d une préoccupation qui n est pas sans saveur sociale : qu arrive-t-il, demande Camus, lorsqu un homme qui a souffert d injustice se met à réfléchir sur l iniquité de son sort? Le jeune journaliste est formel : «[ ] il n y a pas de petites injustices ni de petites réparations. Il y a l injustice et ses mille visages. Et son pouvoir est tel que l homme juste soumis à un traitement injuste devient injuste lui-même. C est cela qu il faut craindre, monsieur le gouverneur 236.» 235 C. Desmulie. Op.cit., p A. Camus. Op.cit., p

148 Cette crainte que manifeste Camus ouvre une troisième dimension dans la constitution du fait moral. Si elle est d ordre social, c est surtout parce qu elle met en péril l avenir même de l humain au sein de son monde. Qu est-ce que la société offre comme visage à ceux qui y évoluent? Veut-on alors exacerber l image de la misère entremêlée à l absurdité, ou veut-on contribuer à renforcer l espoir d un monde davantage humain? Ces trois aspects de la structuration du fait moral se schématisent ainsi : Figure 2 : Fait moral associé aux articles sur Michel Hodent 2- Recherche des racines ayant donné lieu au problème moral questionné par Camus (moment 2 de l éthique de la responsabilité) Sur quoi l injustice envers Michel Hodent se fonde-t-elle? De quel manquement à la morale constitutive d une société certains se sont-ils rendus coupables? Dans le deuxième article traitant de l affaire Hodent, Camus rappelle les faits à la lumière de la justice telle qu elle semble fonctionner alors en Algérie. Et sa démonstration pose le socle sur lequel il justifiera le manquement à la morale la plus élémentaire. Il apparaît ainsi que les administrateurs de la justice n ont pas bien fait leur travail. Tout d abord, même si Hodent s était trompé sur les quantités de blé et les sommes attribuées, il en aurait été excusé par le fait que des réfactions étaient parfois nécessaires pour enlever les impuretés contenues dans le blé. Il n y aurait donc pas eu 133

149 de faute. Ensuite, étant donné que des membres de la famille d un fellah pouvaient se présenter avec une certaine quantité de blé, en toucher un montant et ne pas remettre la somme au propriétaire, pourquoi faudrait-il que ce soit l agent technique qui soit tenu responsable de cette perte? Enfin, bien qu il soit sorti de prison après quatre mois de réclusion et qu aucune accusation ne tienne véritablement, la justice maintient l accusation contre Hodent. Que cache cette persévérance dans la persécution? a) Les abus de pouvoir C est dans le troisième article (AR3) que Camus expose la nature des racines de ce problème moral. Il faut comprendre ici que l intérêt de Camus n est pas seulement de rendre compte de ce qui s est passé pour Hodent, mais de révéler comment fonctionne le jeu administratif dans l Algérie d alors. C est en ce sens qu on peut parler de la contestation d une morale ambiante, c est-à-dire d une façon d administrer qui repose sur une conception de l acceptabilité de cette pratique. Selon Camus, l administration de la justice, dans certaines régions du pays à tout le moins, relève de ce qu il nomme un incroyable arbitraire 237. Il s agit donc d abus de pouvoir incarnés par des hommes qui usent démesurément des privilèges de leurs fonctions et qui trahissent ainsi la justice elle-même et les individus innocents 238. En ce qui concerne l affaire Michel Hodent, les abus de pouvoir auraient été au nombre de cinq : o Son collaborateur (M. Mas) ne peut se porter garant de l honnêteté de Hodent puisqu il sera alors accusé de solidarité envers un prévenu. Camus qualifie cette décision d abus, la faisant reposer sur un raisonnement ahurissant. o Les trois témoins pouvant témoigner de l innocence de Hodent n ont jamais été convoqués, tandis que le juge avait accepté de recevoir les plaintes de 700 fellahs. 237 A. Camus. Op.cit., p Ibid. p

150 o Suite à un inventaire disculpant Hodent, le juge maintînt l accusation en prétextant qu il avait su camoufler les preuves. o Alors qu il aurait été impossible que M. Mas trafique les bordereaux de réception du blé, il ne fut point libéré. o Après avoir saisi un troupeau de moutons appartenant à Hodent, on ne lui remit pas le nombre exact d animaux en prétextant un problème de mortalité. b) Morale et administration coloniale Ces cas d abus de pouvoir témoignent d une pratique que Camus inscrit à l intérieur de décisions individuelles. Il identifie clairement les personnes impliquées, leurs tâches, leurs décisions. Mais la morale qu il révoque demeure somme toute en filigrane des véritables structures politiques. De fait, ce sont ces dernières qui rendent possibles, dans l administration des affaires quotidiennes, tout manquement au respect de la justice. Se posent alors pour nous deux problèmes qui pourraient remettre en question la valeur de la morale camusienne et dont nous traiterons dès maintenant afin de poursuivre l analyse des articles. Ces problèmes sont les suivants : tout d abord, Camus ignore (volontairement ou non) les abus réels sous-jacents à l administration coloniale comme politique et, dans ce cas, comment peut-on justifier son interprétation de l action individuelle des exécutants de cette même politique? Ensuite, dans la mesure où seraient prouvés les abus de pouvoir issus d un système plus global que relevant de la seule initiative de certaines personnes, quelle valeur accorder à une éthique de la responsabilité? i) Abus de pouvoir et colonialisme Dès l analyse de la première série d articles choisis, nous devons aborder le problème algérien selon la représentation que s en fit Camus comparativement à celle que font valoir ses détracteurs ou aux analyses historiques qui révèlent des faits sur 135

151 l administration coloniale dans les pays du Maghreb 239. Dans une thèse de doctorat consacrée aux abus de pouvoir en Algérie ( ), l historien Didier Guignard s est intéressé non seulement aux causes des abus mais aussi aux différents traitements dont ils firent l objet. Dans son introduction, il souligne ceci : Si les formes de l abus sont variées- violence contre les personnes, corruption, clientélisme, fraude électorale- elles répondent communément à des besoins de conquête, de jouissance ou de conservation du pouvoir. La nature de la déviance dépend de la tentation produite dans un environnement administratif, social et économique particulier ; de la capacité politique et culturelle à s indigner, découvrir et sanctionner les abus. L échelle coloniale est donc insuffisante pour nos observations. Les «facilitateurs» ne sont pas forcément les mêmes partout en Algérie, à tout moment ; ils englobent aussi la métropole 240. Selon Guignard, s il faut analyser la dénonciation des abus à partir des personnes visées, il ne faut pas négliger le fait qu elles agissent selon ce qu autorise le droit colonial. Également, soutient-il, lorsqu il est question de politique coloniale, les pratiques administratives se comprennent différemment selon qu elles répondent à une volonté d intégration, d adaptation ou d anticipation 241. Guignard relate un cas intéressant qui ressemble à ce que dénonce Camus dans l administration irrégulière de la justice. L évènement s est produit en 1900 : Les faiblesses des magistrats instructeurs tiennent donc à plusieurs facteurs : la dépendance vis-à-vis du parquet général, les insuffisances budgétaires, les défauts d attributions, la résignation qu un séjour prolongé dans la colonie facilite bien souvent. Tous ces facteurs ne sont pas propres à la colonie. L épuration républicaine des juges ( ) et l influence politique pour les nominations (le concours instauré en 1906 est retiré dès 1908) conditionnent aussi 239 Bien que nous aurons à approfondir ce regard camusien sur le colonialisme lorsqu il sera question des articles consacrés à son pays natal dans les années cinquante, et malgré le préambule présenté avant d aborder l analyse des articles, il faut absolument justifier ici pourquoi le travail de Camus comme journaliste portait vraiment en lui les prémices d une morale de la responsabilité. 240 Didier Guignard. L'abus de pouvoir dans l'algérie coloniale ( ) : Visibilité et singularité. Nouvelle édition [en ligne]. Nanterre : Presses universitaires de Paris Ouest, 2010 (généré le 25 avril 2016), p.13. Disponible sur Internet : < ISBN : Ibid. p

152 le recrutement et la manière d instruire en métropole. Cependant, l amalgame entre facteurs communs et singuliers produit très tôt une «drôle de justice» en Algérie. Un matin d octobre 1900, M. Séguin, receveur des contributions diverses de la commune mixte de Taher, convoque les contribuables indigènes au marché de Chekfa, à une vingtaine de kilomètres à l est de Djidjelli. Trois d entre eux déclarent ne pas pouvoir payer et sont retenus à ses côtés, le fonctionnaire les laissant mariner à l heure du déjeuner. À son retour, il s offusque de l inattention de l un d eux, Salah ben Rabah Boulacel, l injurie puis le roue de coups de pied. La victime, blessée à la tête, la rate perforée, décède peu après. Le maire de Chekfa télégraphie au juge de paix de Taher mais, toujours libre de ses mouvements, le percepteur a le temps d avertir l administrateur, «son ami». Chargé de la surveillance du marché, le maréchal des logis de gendarmerie fait les premières constatations. Dans la soirée, ces quatre officiers de police judiciaire se concertent, en présence du coupable et d un médecin de colonisation : «Il se forma un mouvement d opinion, l on considéra le crime comme un accident. M. le juge de paix inculpa Séguin d homicide par imprudence ; le médecin de colonisation refusa alors de procéder à l autopsie.» Le juge de paix en informe tout de même le procureur de Bougie par télégramme, qui requiert le juge d instruction de la ville et un médecin de Djidjelli pour pratiquer l autopsie. La liaison maritime entre les deux villes n est assurée qu une fois par semaine mais demeure préférable aux 100 km de route en construction. Une fois à Djidjelli, il reste 20 km à parcourir sur une route «complètement muletière, montagneuse, boisée, coupée de nombreux ruisseaux, torrents l hiver». C est pourquoi le juge d instruction et le médecin ne parviennent au village que deux jours et demi après les faits. Le magistrat s étonne que le receveur ait été laissé en liberté, autorisé même à reprendre ses activités ; il le fait arrêter. L instruction sérieuse peut-elle enfin commencer? En fait, regrette encore le procureur général, «si l expert n avait pas [ ] mis l organe atteint en morceaux, mon substitut de Bougie aurait requis une nouvelle expertise». Ce qui est remarquable ici, c est la concomitance des facteurs facilitant l abus : le régime fiscal de la colonie, la menace du «code indigène» au moment de la perception, l isolement et les dysfonctionnements judiciaires. Ils génèrent ensemble un système original qui dépasse le cas exposé. En 1901, la cour d assises de Constantine peut alors acquitter le receveur, malgré la concordance des témoignages, en s appuyant logiquement sur les faiblesses de l instruction Ibid. p

153 Didier Guignard fait également part de situations d abus commis dans le cadre des activités coloniales ailleurs qu en Algérie, lesquelles étaient suffisamment connues pour faire état de précédents dans la compréhension de l administration des affaires coloniales. Par exemple, il rappelle l accusation de corruption portée contre l ancien gouverneur général de l Inde, Warren Hastings, à la fin du XVIIIe siècle. Cependant, cette accusation ne visait pas tant la réparation de la faute commise que l occasion de faire valoir une mainmise plus grande de la métropole anglaise sur l administration des affaires en Inde 243. Puis, à mesure que le colonialisme étend ses racines, les occasions d abus de pouvoir se manifestent plus ouvertement. Ces abus ne sont jamais des évènements hors-contexte des enjeux politico-économiques se déployant sur la scène européenne, voire internationale. Guignard écrit que l industrie naissante de la presse, particulièrement en France, mettait à jour nombre de scandales dont la perception et l interprétation variaient selon les acteurs intéressés à ce qu ils gagnent en importance ou à ce qu ils s éteignent : «Parmi les sujets de fierté ou d indignation nationales, couverts par la presse, figure la nouvelle phase d expansion européenne en Afrique et en Asie après Ainsi les «scandales algériens» des années 1890 interagissent en France avec ceux du Panama ( ) et de l affaire Dreyfus ( ) [ ] 244.» Ces situations ne pouvaient toutes être connues à l époque puisque les analyses sur la question des abus de pouvoir liés à l impérialisme sont plutôt récentes. Guignard le mentionne mais il ajoute que déjà, vers 1883, en France, des voix se sont élevées, dont celle de Victor Guichard, pour mettre en garde contre la colonisation à outrance en Algérie et pour respecter les principes issus de la Révolution de 1789 ayant donné forme à la Déclaration des droits de l homme et du citoyen 245. Guichard dénonçait un éventuel emprunt d État de 50 millions F, destiné à créer 300 nouveaux villages européens en Algérie, lesquels ne pourraient naître que du retrait de 300,000 hectares de terres aux indigènes. Si ce projet n est pas retenu, il n en demeure pas moins qu après 1870, l administration civile française sera étendue au territoire 243 Ibid. p Ibid. p Ibid. p

154 algérien, dérobant aux indigènes des parts importantes des terres ancestrales, comme nous l avons déjà mentionné. Cette façon de concevoir le pouvoir d ingérence au nom de la colonisation fait en sorte que, sur le plan administratif, les règles du jeu se définissent en conséquence : C est encore un Parlement à majorité républicaine qui : confie aux administrateurs de commune mixte des pouvoirs disciplinaires (1881) pour sanctionner des infractions spéciales à l indigénat; étend la législation municipale métropolitaine aux communes de plein exercice (1884), assortie de restrictions spéciales pour l électorat et l éligibilité des indigènes; supprime le droit d usage sur plus de deux millions d hectares de forêts domaniales (1885), des espaces souvent mal délimités qui restent essentiels au pacage des troupeaux, au ramassage du bois et même aux cultures. [ ]. L Algérie est une pièce essentielle de cet empire en formation. [ ]. [Elle est] un modèle dans la manière de dominer les indigènes et d exploiter leurs ressources, ou un contre-modèle décrié par les libéraux, partisans d une autre forme d impérialisme 246. Il est difficile de croire qu Albert Camus ne connaissait pas ces données. À cet égard, le professeur de littérature Edward W. Saïd prétend même que Camus «[a] laissé échapper les réalités impériales qui s offraient si clairement à son attention 247.» Bien que sa critique s appuie surtout sur son œuvre littéraire, nous pouvons en extraire des fragments nourrissant la compréhension du regard que jetait déjà Camus sur la colonie algérienne au moment où il commence son travail de journaliste. Saïd considère que même s il a grandi en Algérie en tant que jeune Français, «[Camus] a toujours été environné de signes de la lutte franco-algérienne 248.» De fait, lors du lancement d Alger républicain, le 6 octobre 1938, il est intéressant de noter que les trois messages adressés aux lecteurs ne laissent aucun doute quant aux visées poursuivies par le journal. Dans un premier temps, l équipe éditoriale (Pia, Camus) pose comme non équivoque la volonté de lutter pour faire de tous les Algériens, incluant les indigènes, des citoyens égaux aux Français. Le deuxième message, écrit par le 246 Ibid. p E. W. Saïd. «Albert Camus ou l inconscient colonial», Le Monde diplomatique [En ligne], Novembre 2000, p.8, (Page consultée le 7 février 2016). 248 Idem. 139

155 commerçant Abbas Turqui et les instituteurs Mohammed Lechani et Kaddour Makaci, s adresse aux musulmans et invite à l homogénéité des cultures sur les fondements de la France : «Vous pouvez compter sur nous comme nous comptons beaucoup plus sur vous pour le triomphe de la cause commune : LA CAUSE FRANÇAISE 249.» Enfin, le message du syndicaliste Roger Ménicucci adressé aux travailleurs fait appel aux actions et réalisations de la Confédération générale du travail afin que les travailleurs algériens s éduquent et luttent pour les idées démocratiques issues de la France. Ces trois messages font ressortir un parti-pris et ne cachent donc pas le désir de vaincre les luttes internes menées contre la métropole : Les vrais républicains se doivent de lire et de répandre ce journal qui est le leur, et où nous comptons lutter contre les privilèges exorbitants de certaines «familles» dont le nombre dépasse malheureusement deux cents; contre un antisémitisme made in Germany; contre le conservatisme social qui entend maintenir nos amis indigènes sur un plan d infériorité. Pour Alger républicain, il ne saurait y avoir deux sortes de Français, mais une seule et qui englobe également le Parisien, indigène de Paris, le Marseillais, indigène de Marseille, et l Arabe, indigène d Algérie 250. On comprend bien ici le problème soulevé par Edward W. Saïd : même en nommant l Arabe, Camus ne reconnaît pas le monde arabe, sa culture, sa langue et donc ses droits. Bien qu il reconnaisse à l auteur de L Étranger une sensibilité à l universel et la volonté de dénoncer les malheurs locaux liés au colonialisme, Saïd déplore malgré tout que «[les] Arabes de La Peste et de L Étranger apparaissent, [ ], comme des êtres sans nom, utilisés en tant qu arrière-plan pour la pompeuse métaphysique européenne explorée par Camus qui a nié l existence d une nation algérienne 251.» Dans le cadre de conversations avec l historien Tariq Ali, Edward Saïd souligna que les écrits de Camus sont empreints de «[ ] redoutables débordements à caractère colonial [ ] 252.» 249 A. Camus. Œuvres complètes, Tome 1, p Idem. p Fred Poché. Edward W. Saïd, l humaniste radical, Paris, Éditions du Cerf, 2013, p Edward Saïd. Tariq Ali, Conversations, traduit par Sylvette Gleize, Paris, Éditions Galaade, 2014, Adobe digital editions, p

156 c) Validation de l éthique de la responsabilité : confrontation avec les positions d Edward Saïd et Achille Mbembe S il ne fait aucun doute que la pensée de Camus sur le monde arabe doit être questionnée, nous ne croyons pas qu elle met en échec son éthique de la responsabilité. En fait, c est la dimension politique qui fait défaut dans l analyse camusienne et non son souci de l autre, Arabe ou Français. Pour le démontrer, nous ferons brièvement appel à Saïd lui-même ainsi qu au philosophe et historien camerounais Achille Mbembe, tous deux penseurs humanistes et tous deux soucieux d une déconstruction harmonieuse du colonialisme et d un renversement de l impérialisme 253. Selon Edward W. Saïd, sortir du colonialisme implique bien sûr de se réapproprier sa terre, mais de le faire en conjuguant géographie et culture. Selon le penseur, il n y a décolonisation que dans la résistance culturelle, et cette dernière suppose trois moments qui invitent à une réflexion ouverte sur le rapport identité/universalité 254 : o Intégrer l histoire de la communauté concernée en favorisant notamment la défense de la langue nationale. Pour ce faire, le recours aux contes populaires mais aussi aux journaux, romans et pièces de théâtre s avère indispensable. o Refuser l impérialisme au nom d un regard plus englobant de toutes les cultures de l histoire humaine. Il s agit donc de redonner force à des récits oubliés ou réprimés. o Tirer leçon de la domination occidentale qui a fait croire aux différents peuples que leur identité se limitait à l usage d une catégorie. Par exemple, être Noir / Blanc; Oriental / Occidental. Il faut plutôt dépasser 253 Nous retiendrons quelques idées de ces penseurs afin de justifier la présence chez Camus d une éthique de la responsabilité mais nous savons pertinemment que les œuvres réciproques de Saïd et de Mbembe obligent elles-mêmes à des études pointues. 254 F. Poché. p

157 l ethnocentrisme pour penser le groupe culturel au sein d une humanité respectueuse des différences. Edward W. Saïd a ainsi construit sa pensée postcoloniale sur la dénonciation d une logique impérialiste qui a expliqué le monde à partir de sa représentation de ce monde et qui avait en main les pouvoirs nécessaires à l imposition de cette idéologie. Reprenons chacun des moments mis en relief par Saïd, en précisant que ce dernier ne traite pas uniquement de la question algérienne mais du problème général de la colonisation. La langue nationale Certes, une culture se protège d abord par la défense de la langue. Saïd écrit dans L orientalisme : «L acquisition d une langue étrangère est donc un élément d un assaut subtil contre des populations, tout comme l étude d une région étrangère devient un programme de mainmise par divination 255.» Le problème de la langue représente sûrement l un des obstacles à la présence d une relation dialogale entre Camus et ceux qu on appelait alors les indigènes. Dans l un des articles consacrés à l affaire Hodent (AR9), il ne fait aucun doute que Camus reconnaît implicitement l utilité de connaître la langue arabe : M. Djilali Ben Beirhera 256 offre, par surcroît, de témoigner sur ce qu il a entendu dans le cabinet du juge pendant l audition des témoins. Parlant le français et l arabe, il affirme en particulier que l interprète Rabah, de la justice de Tréziel, a été amené par le juge de paix à déformer les dépositions des témoins et à les rendre plus corrosives pour l Office du blé 257. Pour autant, Albert Camus n a pas appris l arabe et son travail de journaliste ne l amena pas davantage à le faire. Si nous tentons de questionner l éthique de la responsabilité à la lumière d une absence de prise en charge de la langue de tout un 255 E.W.Saïd. L orientalisme- L Orient créé par l Occident, traduit par Catherine Malamoud, Paris, Seuil, 2005, p Djilali Ben Beirhera travaillait avec Hodent et Mas en tant que manœuvre. Il fut l un des Arabes emprisonnés pour complicité dans cette affaire. 257 A. Camus. Œuvres complètes, tome 1, p

158 peuple, pouvons-nous alors remettre en question le souci réel de Camus pour une justice envers les Algériens? La question de la langue n est pas simple en Algérie et pas seulement à cause de la colonisation. Dans l un de ses textes consacrés à l arabisation dans l Algérie actuelle, l anthropologue Gilbert Grandguillaume explique que la question de la langue est essentiellement politique puisqu elle touche à deux référents qui s opposent totalement : certains veulent que le français soit la langue de l apprentissage à l école afin de favoriser l ouverture sur l Occident et, à l opposé, se trouvent les défenseurs de la langue arabe dans le but de renforcer l identité musulmane. Ces deux grands pôles se heurtent aussi à la réalité langagière, soit celle des différents dialectes parlés à travers le pays. C est donc dire que la question de la langue occupe une place centrale dans les revendications sociopolitiques avec une acuité qui n existait pas avant l indépendance de l Algérie 258. De ce fait, nous comprenons qu Albert Camus n était pas sollicité par la défense d une langue qui ne revendiquait alors pas sa préséance. Puisque l éthique de la responsabilité à laquelle nous faisons référence implique le souci de réfléchir aux conséquences des valeurs et des actions qui les actualisent, nous croyons que le fait de ne pas avoir remis en question la primauté du français dans une colonie française ne modifie en rien le souci réel de Camus pour tous les individus, quelle que soit leur langue maternelle. Développer un regard englobant envers toutes les cultures, tout en défendant la sienne Ici encore, Saïd soulève une question fondamentale qui est au cœur, en ce 21 e siècle, des préoccupations d un très grand nombre de pays. À son époque, Camus ne l a pas formulée. Pour lui, la culture est le propre de la France et la France est le modèle qu il défendra toujours, même après avoir quitté l Algérie, comme devant 258 Gilbert Grandguillaume. «Pour une histoire critique et citoyenne», La France et l Algérie : leçons d histoire, Lyon, Université Claude-Bernard-Lyon 1, INRP, Université de Lyon, 2007, p

159 influencer toute l Europe. Ainsi, nous ne croyons pas que Camus ait nié la possibilité de défendre une culture algérienne, mais il n a certainement pas pensé qu il puisse être possible de le faire. Il nous faut ici insister davantage. Il n existait pas de culture algérienne en tant que telle avant l indépendance et, tout comme c est le cas avec la langue, il n y a pas encore aujourd hui de culture homogène en Algérie. Mais il faut souligner le travail d un Français, au tout début du 20 e siècle, qui chercha à dénoncer les abus envers les Arabes et à proposer une alliance franco-arabe en remontant aux valeurs défendues par François 1 er et Soliman le magnifique au 16 e siècle. Il s agit de Eugène Yung ( ), qui devint spécialiste de l islam et du monde arabe, choisissant pour ce faire de mettre fin à sa carrière dans le monde politique. Intellectuel engagé, il publia plusieurs livres sur l histoire et la culture des Arabes (inscrivant les titres également dans cette langue), leur donnant la parole dans ses livres parce que les journaux français refusaient de le faire. Yung a notamment révélé le problème de l expropriation des terres, le déni de l islam de la part des colonisateurs et l imposition d une langue étrangère 259. Le travail de Yung s inscrit dans ce second moment revendiqué par Edward W. Said. Mais peu de Français ont pu en prendre connaissance à l époque puisque Yung dut rapidement publier à compte d auteur. Aujourd hui, les spécialistes attribuent à l ethnologue Michel Leiris (1950) les premières analyses importantes du colonialisme. Avant que Camus ne quitte l Algérie (vers 1940), il y avait donc peu de données accessibles sur les difficultés engendrées par le colonialisme. Peut-être parce que la littérature, davantage que les autres disciplines, l a continuellement stimulé tout au long de son parcours scolaire, Albert Camus s est peu intéressé aux critiques politiques ou historiques susceptibles de remettre en question les principes de la colonisation 260. De plus, le monde culturel qui façonnera son 259 Sadek Sellam. «Eugène Yung- Un grand connaisseur de l islam et du monde arabe», Oumma.com- Un regard musulman sur l actualité, [En ligne], (Page consultée le 3 juillet 2016). 260 Les manuels scolaires concernant l histoire, tant dans l enseignement primaire que secondaire, valorisaient la France et son rôle en Algérie. Olivier Todd rappelle que Camus a notamment appris l histoire à partir du manuel d Albert Malet, dans lequel l Algérie était présentée comme un 144

160 imaginaire est bel et bien français. Dès l école primaire, il vibre aux écrits des écrivains français. Comme le rapporte Daniel Rondeau : «Un jour [que l instituteur Louis Germain] leur lit une page des Croix de bois, de Roland Dorgelès, il est bouleversé de voir des larmes sur les joues du petit Camus [ ] 261.» Rondeau mentionne aussi que les premiers auteurs qui ont intéressé le jeune Camus furent Michelet, Zevaco, Verne et Dumas 262. La littérature éveilla ainsi l écolier à l existence d un horizon que sa condition familiale modeste lui avait jusqu alors caché. Lorsqu il fréquenta le lycée, l enseignement de Jean Grenier le conforta dans la certitude que la littérature est essentielle à la compréhension du monde. Virgil Tanase, dans la biographie consacrée à Camus, souligne le rôle de Grenier auprès de ses élèves pour leur faire comprendre à quel point un écrivain jouit d un grand pouvoir auprès de ses contemporains, particulièrement depuis Zola, puisqu il peut, si telle est son orientation intellectuelle, dénoncer les injustices et les conflits. Camus aimait lire, il fréquentait la bibliothèque municipale depuis le primaire mais, au lycée, il découvre que les livres peuvent servir à défendre les opprimés 263. D autres raisons peuvent aussi expliquer pourquoi Camus s est tourné davantage vers les valeurs de la France, ne cherchant pas vraiment à comprendre la réalité sociohistorique des Arabes. L historien Yann Scioldo-Zürcher considère que «[t]els qu ils étaient établis du temps de la présence française en Algérie, les rapports sociaux et politiques entre Français et Algériens étaient construits à partir d une lecture historique parcellaire et anecdotique, censée légitimer l entreprise coloniale 264.» Cependant, il faut nuancer le rapport Camus / culture algérienne et ce, pour deux raisons qui nous ramèneront à la justification d une éthique de la responsabilité. Tout d abord, et comme c est bien connu, la famille d Albert Camus magnifique empire colonial (avec le Maroc et la Tunisie), conquis grâce aux luttes menées sous Napoléon III, malgré la résistance fanatique des Indigènes, Arabes nomades, Berbères et Kabyles (Olivier Todd. Albert Camus- Une vie, Paris, Gallimard, Folio, 1996, p.53). 261 Daniel Rondeau. Camus ou les promesses de la vie, Paris, Mengès, Coll. Destins, 2010, p Ibid. p Virgil Tanase. Op.cit., p Yann Scioldo-Zürcher. «Existe-t-il une vision pied-noir des rapports franco-algériens?», La France et l Algérie : leçons d histoire, sous la direction de Michelle Zancarini-Fournel, Lyon, 2007, p

161 n appartenait pas à la classe supérieure. De ce fait, le sentiment de supériorité qui habitera certains Français établis en Algérie, avec ce que cela pouvait supposer, dans bien des cas, de mépris envers les Arabes, n a pas été transmis au jeune Camus. Yann Scioldo-Zürcher rapporte que nombre de Français établis en Algérie, qui avaient travaillé dur pour défricher une terre qui n était pas faite pour les cultures maintenant prévues par la métropole, ont développé une antipathie pour les Algériens, les accusant de n avoir pas su entretenir leurs terres. Certains revendiquèrent leur supériorité au nom d une religion chrétienne supérieure à l islam (tenu responsable de la misère en Algérie) et même au nom d une civilisation bâtie par les Romains, euxmêmes délogés par les Arabes 265. Ce rappel de la présence romaine en Algérie nous permet d aborder la seconde raison pour laquelle nous croyons qu il faut nuancer le rapport entre la pensée de Camus et le respect d une culture algérienne. Lorsque Camus fut nommé responsable de la Maison de la culture à Alger (1937), il oppose clairement culture méditerranéenne à nationalisme méditerranéen. Le nationalisme, pour le jeune Camus, est essentiellement politique, fondé sur des stratégies visant à s approprier le territoire d autrui. Il s insurge, par exemple, contre les intellectuels européens qui ont pris la part de l Italie dans l affaire d Éthiopie en signant «[ ] un manifeste dégradant qui exultait l œuvre civilisatrice de l Italie dans l Éthiopie barbare 266.» Remontant à la conquête romaine, Camus accuse les Romains de n avoir pas su développer un monde ouvert à la culture mais d avoir imposé une rigidité en usant du génie guerrier. La Maison de la culture qu il représente alors, il la veut ouverte sur la réalité des pays méditerranéens, c est-à-dire sur l authenticité des gens qui y vivent, sur le rire, le génie artistique et le sens de la vie. Et c est dans la phrase suivante que se condense son appréciation de l Algérie et de tous ses habitants, révélant ainsi un aspect primordial de ce qui sera plus tard son éthique de la responsabilité 265 Ibid. p A. Camus. Œuvres complètes, tome 1, p

162 (insoumission), soit la mise en perspective d une vérité cachée ou oubliée et qu il importe de mettre en perspective : Bassin international traversé par tous les courants, la Méditerranée est de tous les pays le seul peut-être qui rejoigne les grandes pensées orientales. Car elle n est pas classique et ordonnée, elle est diffuse et turbulente, comme ces quartiers arabes ou ces ports de Gènes et de Tunisie. Ce goût triomphant de la vie, ce sens de l écrasement et de l ennui, les places désertes à midi en Espagne, la sieste, voilà la vraie Méditerranée et c est de l Orient qu elle se rapproche. Non de l Occident latin. L Afrique du Nord est un des seuls pays où l Orient et l Occident cohabitent. Et à ce confluent il n y a pas de différence entre la façon dont vit un Espagnol ou un Italien des quais d Alger, et les Arabes qui les entourent. Ce qu il y a de plus essentiel dans le génie méditerranéen jaillit peut-être de cette rencontre unique dans l histoire et la géographie née entre l Orient et l Occident. (À cet égard on ne peut que renvoyer à Audisio 267.) Cette culture, cette vérité méditerranéenne existe et elle se manifeste sur tous les points : 1 er Unité linguistique- facilité d apprendre une langue latine lorsqu on en sait une autre-; 2 e Unité d originecollectivisme prodigieux du Moyen Âge- ordre des chevaliers, ordre des religieux, féodalités, etc. La Méditerranée, sur tous ces points, nous donne ici l image d une civilisation vivante et bariolée, concrète, transformant les doctrines à son image- et recevant les idées sans changer sa propre nature 268. Expurgé de sa naïveté politique, ce passage de son discours fait voir comment Camus concevait l humain au sein d un espace qui, par sa beauté et sa géographie, rassemblait naturellement des êtres voués à la bonne entente et au partage. Si nous revenons à l idée qu il formula dans l extrait proposé précédemment (p.27), le terme indigène se comprend à la lumière d une universalité possible, là où se rencontre l abus de certains sur l ensemble des êtres humains. Dans le discours sur le rôle de la Maison de la culture, l insoumission se pose déjà dans le miroir que nous tend un jeune voyageur inquiet de la marche de l histoire mais certain qu elle peut s orienter autrement : 267 Gabriel Audisio, poète et historien marseillais, a valorisé la Méditerranée comme le lieu de tous les échanges, de toutes les rencontres culturelles. 268 A. Camus. Op.cit., p

163 Pour ceux qui ont vécu à la fois en Allemagne et en Italie, c est un fait évident que le fascisme n a pas le même visage dans les deux pays. On le sent partout en Allemagne, sur les visages, dans les rues des villes. Dresde, ville militaire, étouffe sous un ennemi invisible. Ce qu on sent d abord en Italie, c est le pays. Ce qu on voit dans un Allemand au premier abord, c est l hitlérien qui vous dit bonjour en disant : «Heil Hitler!» Dans un Italien, c est l homme affable et gai. Ici encore, la doctrine semble avoir reculé devant le pays et c est un miracle de la Méditerranée de permettre à des hommes qui pensent humainement de vivre sans oppression dans un pays à la loi inhumaine 269. Camus avait donc un souci des cultures méditerranéennes, reconnaissait leurs richesses et leurs droits, mais les englobait au sein d une Méditerranée à construire au nom de ce qu il appelait la civilisation méditerranéenne dont la base commune serait le français, la culture issue de la métropole et un amour du soleil et de la liberté, cette fois partagé par tous les habitants des pays méditerranéens. Refuser l identité limitée à l usage d une catégorie Ce troisième et dernier moment proposé par Edward Saïd met l accent sur l éternelle classification des êtres humains. L humanité, qui semble se découper en autant de figures qu il existe de catégories pour la désigner, perd en humanisme dès l instant où couleur de peau, sexe, religion, langue ou mode de vie viennent ordonner les rapports à l autre. À ce propos, la sociologue Colette Guillaumin a défendu l idée que, loin d être seulement un geste politique infériorisant un groupe humain, la classification par catégories parvient même à «naturaliser» la nouvelle classification, de telle manière que tous les humains en arrivent à croire que les hiérarchisations reflètent objectivement l ordre des choses. La position de Saïd rejoint celle de Guillaumin lorsqu il explique que les pays européens ont rationalisé l espace géographique en le nommant Orient, ouvrant ainsi des perspectives à l imaginaire des scientifiques, des écrivains et des intellectuels qui ont, le plus souvent, endossé l esprit impérialiste comme s il allait de soi de formuler des hypothèses ou 269 Ibid. p

164 d interpréter les comportements des habitants de l Orient au nom d un savoir supérieur propre aux Occidentaux : La géographie était, pour l essentiel, le matériau de soutènement de la connaissance sur l Orient. Toutes les caractéristiques latentes et constantes de l Orient reposaient sur sa géographie, y étaient enracinées. Ainsi, d une part, l Orient géographique nourrissait ses habitants, garantissait leurs caractères propres et définissait leur spécificité; de l autre, l Orient géographique sollicitait l attention de l Occident, alors que, par un de ces paradoxes qui révèle si fréquemment le savoir organisé, l Est était l Est et l Ouest était l Ouest. [ ]. [L ] appétit géographique pouvait aussi assumer la neutralité morale d une incitation épistémologique à découvrir, à fixer, à mettre à nu, comme lorsque, dans le Cœur des ténèbres, Marlow avoue qu il a une passion pour les cartes 270. [ ] Soixantedix ans avant la parution du roman de Conrad, Lamartine n avait pas été troublé par le fait que ce qui était une tache blanche sur une carte était peuplé d indigènes; il n y avait pas eu non plus la moindre réserve dans l esprit d un Helvéto-Prussien, Emer de Vattel, quand il invita, en 1758, les États européens à prendre possession des territoires habités seulement par des tribus nomades 271. Les catégories qui isolent les communautés et les cultures cartographient tout aussi bien les territoires convoités que l imaginaire de tous. Dès l instant où les écrivains renvoient par leurs histoires le reflet d un imaginaire commandé de l extérieur, ils laissent des empreintes à partir desquelles il sera difficile de se déprendre, justement parce que la majorité des gens qui les lisent ne connaissent pas réellement les espaces et les gens dont ils parlent. Comme le mentionne l anthropologue Michèle Petit : Les lieux du texte animent le corps, et ses déplacements, son mouvement, étayent la construction du psychisme, ou sa reconstruction. Souvenons-nous de ces gamins qui composent un espace autour d eux, dessinant une rivière, installant des teepees, après avoir entendu un poème indien. Pensons plus largement à ces mises en scène auxquelles procèdent souvent des enfants après avoir lu ou entendu lire une histoire. Elles n appellent pas un territoire spécifique, une cour de récréation où ils se défouleraient avant de revenir aux choses sérieuses. Bien au-delà, c est la possibilité de rendre le monde habitable qui est en jeu Roman de Joseph Conrad, paru en E. W. Saïd. Op.cit., p Michèle Petit. L art de lire- ou comment résister à l adversité, Paris, Belin, 2016, p

165 Alors que la lecture (ou le récit oral) a le pouvoir d ouvrir des horizons, le problème de la catégorisation politico-culturelle réside dans l imposition implicite du sens à donner aux individus et à leur configuration sociale. Achille Mbembe s intéresse lui aussi à la question de la catégorisation et du pouvoir du texte sur le détournement de l imaginaire individuel aux fins de l impérialisme. Historien né au Cameroun, c est le terme nègre qu il questionne ici: Il est communément admis que, d origine ibérique, ce terme ne fait son apparition dans un texte écrit de langue française qu au début du XVIe siècle. Ce n est pourtant qu au XVIIIe siècle, c est-à-dire au zénith de la traite des esclaves, qu il entre définitivement dans l usage courant. Sur un plan phénoménologique, ce terme désigne au premier abord non quelque réalité signifiante, mais un gisement ou mieux, une gangue de sottises et de fantasmes que l Occident (et d autres parties du monde) a tissés, et dont il a revêtu les gens d origine africaine bien avant qu ils ne soient pris dans les rets du capitalisme émergent des XVe et XVIe siècles. Être humain vivace et aux formes bizarres, rôti par la radiation du feu céleste, doté d une pétulance excessive, pris sous l empire de la joie et déserté par l intelligence, le Nègre est avant tout un corps- gigantesque et fantastique- un membre, des organes, une couleur, une odeur, chair et viande, une somme inouïe de sensations. S il est mouvement, celui-ci ne peut être qu un mouvement de contraction sur place, reptation et spasme (Hégel, La raison dans l Histoire) le frémissement de l oiseau, le bruit des sabots de la bête. Et si force il est, il ne pourrait s agir que de la force brute du corps, excessive, convulsive et spasmodique, réfractaire à l esprit; onde, rage et nervosité tout à la fois, et dont le propre est de susciter dégoût, peur et effroi 273. S appuyant sur la pensée de Franz Fanon, Mbembe réitère l idée selon laquelle les Européens n auraient pas conçu une stratégie de domination à l étranger uniquement pour y asseoir leur pouvoir mais aussi pour s assurer du maintien de l ordre chez eux également. Achille Mbembe avance ceci en faisant un lien entre les problèmes que rencontrent les nations au XXIe siècle et la façon dont l Europe a auparavant administré ses colonies, particulièrement l Algérie : 273 Achille Mbembe. Critique de la raison nègre, Paris, La Découverte / Poche, 2015, p

166 Bien qu externalisée dans les colonies en particulier, cette violence demeure latente en métropole. Une partie du travail des démocraties est d émousser au maximum la conscience de cette présence latente; de rendre presque impossible toute véritable interrogation sur ses fondements, ses dessous, et les mythologies sans lesquelles l ordre qui assure leur reproduction soudain vacille. La grande peur des démocraties est que cette violence latente à l intérieur et externalisée dans les colonies et autres tiers lieux remonte soudain à la surface, puis menace l idée que l ordre politique s était fait de lui-même ( ) et était plus ou moins parvenu à faire passer pour le sens commun 274. Mbembe, tout comme Saïd, dénonce une stratégie qui passa par l acculturation dans un but politique total, celui de s approprier des territoires étrangers, de nier les droits des habitants des colonies et d agir également sur les consciences de leurs propres citoyens afin de mieux contrôler leur pensée et leurs actions. Cette hypothèse nous permet de clore notre questionnement sur la prise en charge de tous les humains de la part de Camus. Nous formulerons ici deux idées liées à ce que défendent Saïd et Mbembe. Tout d abord, revenons à la littérature et à la défense des idées européennes par les écrivains. Outre les reportages qu il faisait pour Alger Républicain, Camus proposait dans ce même journal la critique de nouveautés en littérature ou en philosophie. Au cours de l année , il fit donc la recension d un certain nombre d ouvrages dont certains traitaient du monde arabe. Ainsi, sa critique du livre de René Janon, Les salopards, dont il dit d entrée de jeu qu il s agit d un roman âpre et sain, est ainsi justifiée : C était pourtant là un thème difficile. La pénétration française au Maroc n est pas sujet dont nous puissions toujours tirer gloire. Mais aussi bien ce n est pas l intention de Janon. [ ]. Entre les Chleuhs 275, guerriers magnifiques et irréductibles, et les officiers français du poste avancé de Talaât-N Zizo, René Janon ne choisit pas. Et qu il les peigne avec la même sympathie, qu il mette surtout l éloge des Chleuhs dans la bouche de son principal personnage, le capitaine Aymard, voilà qui console et fait oublier bien des bassesses et des platitudes répandues sur le même sujet. Ce n est pas un problème politique qui se pose ici, mais une passion de l aventure, 274 Achille Mbembe. Politiques de l inimitié, Paris, La Découverte, 2016, p Terme du vocabulaire colonial français, dérivé d un emprunt à l arabe marocain, désignant les Berbères du Maroc occidental. 151

167 des gestes d homme et surtout la présence constante de la mort. Devant le danger, tous les hommes sont égaux quand leurs courages se valent 276. Si sa critique des Fables bônoises d Edmond Brua nous ramène au problème du vocabulaire choisi et d une certaine idée de la suprématie de la littérature française, il n en demeure pas moins que s y trouvent la reconnaissance de l autre et de son droit à être représenté à partir de ce qu il est, même en usant d humour : On peut être sûr que la saveur singulière de ces apologues ironiques n appartient qu à Brua et, à travers lui, au peuple vigoureux des Bagur, des Sauveur, et des Salvador qui aiment, trichent, insultent, fanfaronnent et se baignent sur les lieux mêmes où saint Augustin méditait sur la tragédie des âmes 277. Comme la caricature nous délivre l esprit d un visage, ces héros sentencieux nous donnent un résumé attachant du peuple algérois lui-même. [ ]. À ce peuple neuf dont personne encore n a tenté la psychologie (sinon peut-être Montherlant dans ses Images d Alger), il faut une langue neuve et une littérature neuve. Il a forgé la première pour son usage personnel. Il attend qu on lui donne la seconde. Et s il me paraît que ces fables dépassent les limites du pittoresque et du folklore c est qu à tout prendre, elles restituent une des plus vieilles et des plus jeunes traditions de la poésie populaire : celle grâce à quoi la poésie était chose qu on récitait et qui courait parmi le peuple qui l avait inspirée 278. Camus présente aussi des œuvres nord-africaines, faisant ici encore ressortir la dimension humaine des propos. Mentionnons notamment sa critique d un livre de Abd-Errahman Ben-el-Haffaf, Introduction à l étude de l islam. S il se réjouit que l auteur clarifie la doctrine islamique, Camus ne manque de souligner que les vertus prônées par le Prophète sont en fait des vertus d homme, «( ) c est-à-dire des vertus 276 A. Camus. Op.cit., p Jean Brua, fils d Edmond Brua, dit avoir souffert dans son enfance de la drôlerie qu on attribuait aux fables de son père alors que ce dernier composait aussi de très beaux poèmes, notamment sur la nostalgie de l enfance. Cependant, il attribue à Camus un regard neuf qu il porta sur les fables bônoises, après avoir su que ce dernier y retrouvait avec sensibilité une partie de sa vie en Algérie. Pour entendre Edmond Brua lire la fable Les Turcs et le savant, on peut consulter cette page : A. Camus. Œuvres complètes, tome I, p

168 qui font les grands peuples 279.» Ainsi, dans l ensemble des critiques de livres qui traitent du monde arabe, on constate que Camus ne fait jamais preuve de mépris ou de condescendance envers les Arabes. La valorisation de la culture française ne cache aucunement son appartenance à la société algérienne. En ce qui concerne le problème démocratique soulevé par Achille Mbembe, nous nous y intéressons maintenant, bien que nous aurons à y revenir lorsque nous analyserons les articles d après-guerre, parce que Camus a critiqué de façon semblable la conception française de la démocratie. Il le fit en 1944, donc quelques années après avoir quitté l Algérie, mais les propos qu il tint en septembre de cette année-là nous assurent que son souci de l autre était réel et universel. L article s intitule «La démocratie à faire» (C11) et Camus y dénonce l administration gouvernementale en cette période de fin de Seconde Guerre. Bien qu il soit question de la politique française pendant la guerre, le concept de démocratie auquel consent Camus s oppose totalement à la description qu en donne Mbembe lorsqu il l attribue aux décideurs européens. Ce que le Camerounais dénonce comme pratique douteuse de la part d un gouvernement impérialiste, le Franco-algérien le dénoncera aussi de la part d un gouvernement, le même, incapable d avoir résisté à l envahisseur allemand : Nous sommes perplexes sur ces hommes anciens dont la politique, pour finir, n a pas été si brillante qu il faille aujourd hui marquer notre solidarité avec elle. ( ). Certes, nous concevons qu à l intérieur comme à l extérieur, il nous faille donner quelques apaisements. La France, pour elle-même comme pour ses amis, a besoin d être mise en ordre. Mais il faut s entendre sur cet ordre. Un ordre qui ne marquerait qu un retour à des personnes et à un régime qui n ont pas pu résister au choc d une guerre, [ ], un ordre qui consacrerait les puissances d argent, les combinaisons de couloirs et les ambitions personnelles, cet ordre-là ne serait qu un désordre puisqu il consoliderait l injustice. L ordre, c est le peuple qui consent. [ ]. La démocratie, la vraie, nous avons à la faire. Et nous la ferons dans l ordre, le vrai, celui d un peuple unanime et résolu à survivre, où chacun recevra la place qui lui est due et où, par 279 Ibid. p

169 conséquent, ces hommes anciens, qui n inspirent plus qu indifférence ou mépris, pourront toujours s employer à la rédaction de Mémoires destinés à n être jamais lus 280. Ce désir de voir s édifier un monde plus juste, fait à la mesure des volontés individuelles et du respect des droits de tous, déterminait donc le jugement que Camus portait sur une organisation passéiste des structures politiques qui ne menaient alors qu au chaos. 3- Réintégration du fait moral dans un réseau de catégories du possible (moment 3 de l éthique de la responsabilité) Ce détour qui nous a permis de justifier la présence chez Camus d un souci universel de l autre dès ses premiers écrits en Algérie nous permet d aborder ce troisième moment de l éthique de la responsabilité par lequel l éthicien peut légitimement prétendre à l atteinte d une vérité qui assurerait un mieux-être individuel et collectif et ce, malgré les aléas d une réalité dont les mécanismes sont difficiles à saisir ou à changer. Puisque le troisième moment réintègre d abord le fait moral, rappelons qu il s agit, dans l article qui nous occupe, d une injustice reposant sur le mensonge et qui nourrit le sentiment de haine chez celui qui en est victime. Comment donc réparer l injustice commise et neutraliser le sentiment de haine dans le cas de l affaire Hodent? Pour que les réponses proposées rendent compte d une éthique de la responsabilité dans l interprétation de ce problème, elles doivent résulter d une délibération de la part de l éthicien afin de proposer d autres façons de concevoir la justice. À partir des quinze jours qui précèdent la tenue du procès de Michel Hodent, Camus propose à ses lecteurs l exigence d une réflexion sur la justice qui dépasse le problème rencontré par Hodent, tout en y demeurant intimement liée. Les informations qu il donne régulièrement sur la cause se déploient au sein d une remise en question sans équivoque de la façon dont les autorités administrent la justice. 280 A. Camus. Œuvres complètes, tome II, p

170 Camus questionne les faits, les soupèse en fonction des informations nouvelles qu il révèle petit à petit. Ainsi, dans l article du 5 mars 1939 (AR5 281 ), Camus réintègre le fait moral dans un questionnement sur les issues possibles au procès. Il informe d abord les lecteurs de ce que l administration de la justice possède comme alternative pour éviter de mettre à nu l ensemble des erreurs commises envers Hodent. Puis, à partir de cela, Camus élabore les seules catégories du possible qui pourraient satisfaire la résolution du fait moral que nous avons précédemment présenté. L alternative est la suivante : l instruction pourrait ne prononcer qu une condamnation de principe sans désavouer les hommes de loi qui ont failli à leur tâche. Il s agirait alors de sauver les apparences. Cette décision peut-elle être satisfaisante? Cette possibilité intrinsèque à l administration de la justice, Camus la refuse en rappelant l enjeu propre à ce fait moral : un principe ne rachète pas l humiliation subie (on comprend donc que cette nouvelle fourberie nourrirait davantage le sentiment de haine chez la victime) et ce nouveau mensonge entretiendrait l injustice, alors que c est la justice qu il faut sauver. Camus oriente ensuite les lecteurs vers les catégories du possible dont il faut tenir compte si on souhaite faire triompher la justice pour elle-même : o Si les hommes de loi sont honnêtes (ce que commande leur profession), alors ils doivent agir selon les normes de l honnêteté et réparer la faute envers Hodent sans aucun marchandage. o Il faut convenir que Michel Hodent et ses avocats ont raison de demander le renvoi de la cause à la Cour d assises puisque le tribunal correctionnel a déjà démontré son incompétence dans cette affaire. Il faut ainsi espérer un jugement clair puisqu il y a eu trop de détournements. Si Hodent est coupable, il doit être condamné; dans le cas contraire, il doit être acquitté. Des jugements clairs, voilà ce qu on doit attendre de ceux qui administrent la justice. 281 A. Camus. Œuvres complètes, tome I, p

171 o Bien que Michel Hodent soit la principale victime, il faut aussi tenir compte de l opposition entre les sociétés indigènes de prévoyance et les opposants à cette nouvelle administration agricole en Algérie : «À l heure où le gouvernement général s apprête à exalter à la foire d Alger l œuvre prodigieuse des sociétés indigènes de prévoyance, il serait étonnant que les artisans de cette réussite, les agents techniques, [ ], restent sans défense contre les gros colons [ ] 282.» L article qui précède l ouverture du procès (AR11) reprend entièrement le problème de la nouvelle administration agricole. Cette fois, le journaliste renvoie les gros colons et caïds du côté de l injustice et du mensonge, tandis que tous ceux qui ont cru en l innocence de Hodent défendraient la justice et la vérité. De quel côté se trouveront maintenant les juges de Tiaret? Ici, le journaliste transcende le cas Hodent pour ramener l affaire à la dualité entre la justice et l injustice : «D un côté, les hommes qui ont voulu et veulent accomplir le devoir qu ils se sont tracé ou qu ils ont accepté, et de l autre une élite de colons, de caïds et d administrateurs qui ont décidé de les en empêcher à partir du moment où l accomplissement de ce devoir supposait la diminution de leurs bénéfices 283.» 4- Présentation sociale des différentes options que l éthicien entend proposer pour modifier les conduites humaines (moment 4 de l éthique de la responsabilité) Michel Hodent et les autres inculpés seront innocentés le 22 mars Ce sera l occasion pour Camus de faire valoir l importance des principes qui, selon lui, étaient en jeu dans cette affaire. Ces principes concernent tout aussi bien la justice elle-même que l attitude des individus envers leurs semblables. Dans l article du 23 mars 1939 (AR14), c est donc à une réflexion sur la conduite humaine que Camus convie ses lecteurs : 282 Ibid. p Ibid. p

172 o Certaines causes ne devraient jamais être en danger. Camus fait ici référence à la vérité qui s est trouvée remise en question alors qu aucune preuve de malhonnêteté n avait pu être apportée pendant de longs mois. o Tout individu injustement accusé mérite d être soutenu par ses pairs. Camus souligne que les collègues de Hodent avaient décidé de se constituer prisonniers si ce dernier n était pas acquitté. Cette décision, Camus la ramène à un objectif social à valeur éthique : la victoire de Hodent, c est la victoire de tous les travailleurs susceptibles d être victimes d une injustice quelconque. La solidarité entre travailleurs doit être valorisée. o Tant qu un homme peut s assurer de la reconnaissance sociale de sa dignité, il peut panser les souffrances nées d une injustice à son endroit. Camus met ici en perspective la force de la dignité, son rapport à la vérité et à la paix du cœur 284. Entre le 10 janvier et le 23 mars 1939, le journaliste Albert Camus a donc pris position dans une affaire qui semblait perdue d avance, s est adressé aux mêmes personnes auxquelles Michel Hodent s était adressé sans succès, a élaboré une stratégie de révélation des données en y intégrant les nouvelles informations qui se sont ajoutées avant la tenue du procès. Ces activités relèvent bien du travail journalistique. Là où ce travail se démarque, c est que le journaliste en fait une affaire éthique en examinant les différents comportements et en les catégorisant selon qu ils sont acceptables ou non lorsqu ils mettent en jeu la vie réelle des individus. Des réseaux de valeurs se dessinèrent au cours des semaines qu il consacra à cette affaire et ces valeurs furent soumises aux lecteurs pour qu ils questionnent eux aussi leurs conduites et leurs idées, une fois informés des faits et des enjeux. C est en cela que l affaire Hodent devient l affaire de tout être humain : Ce matin, la neige recouvre encore toute la région de Tiaret, mais le ciel se découvre et tout le long de la route qui mène de Trézel à 284 Ibid. p

173 Tiaret, on peut voir d interminables étendues de terre à blé, sans un arbre, sans une maison et sans un homme. On comprend alors que sur cette terre sans âme, l intérêt seul peut attacher les hommes à cette lutte qui se livre autour de l unique culture de la région. Cette bataille du blé, l affaire Hodent en est un épisode. Comment la haine et l âpreté ne s en seraient-elles pas emparées? Misère en Kabylie A) Le contexte Les onze articles qui rendent compte de la misère en Kabylie s inscrivent dans une série de longs reportages commandés par Alger républicain sur des thèmes précis. Camus se rendit en Kabylie à la fin du mois de mai Les articles furent publiés (les deux premiers en dernière page du journal et la plupart des autres à la une) entre les 5 et 15 juin. L idée même du reportage et le contenu qu en livra Camus causèrent un inconfort chez certains Algériens, mais aussi chez les défenseurs de la présence française dans le pays. C est pourquoi le journal La dépêche algérienne commanda elle aussi un reportage sur la région de la Kabylie à l écrivain Roger Frison-Roche, lequel fit valoir la beauté des paysages et les bons côtés de l administration française en ces lieux. Mais ce n était pas là le constat de Camus qui envoya, en avant-première du premier article, un avis sur son bouleversement face au sort des Kabyles 286. Au cours des dernières années, certains Algériens ont comparé entre eux les reportages sur la Kabylie publiés entre 1937 et Reconnaissant le travail de Camus pour décrire et dénoncer les conditions de vie des Kabyles, les éditions Zirem ont publié son reportage en 2005 afin de le faire découvrir aux Algériens. La comparaison avec les autres reportages tient principalement dans l humanisme dont a fait preuve le jeune journaliste alors que les autres auteurs ont camouflé la réalité sous la description des paysages, de la chaleur ou de la valeur de 285 Ibid. p Notes d Agnès Spiquel et de Philippe Vanney parues dans le tome IV des Œuvres complètes d Albert Camus, p

174 la politique française, comme le rapporte Yasmine Chérifi dans La dépêche de Kabylie : Dans les années 30, les quotidiens d information algérois écrivaient des articles sur l Algérie qui ne se fondaient que sur le pittoresque et sur le tourisme. ( ). Pourtant il était difficile d ignorer les problèmes sociaux, économiques et politiques du pays. En mars 1937, la Dépêche algérienne parlait de la grande pitié du sud pour décrire la misère de la région qui va de Bordj Bou Arréridj jusqu à la frontière tunisienne. Mais la misère de cette région se limitait, selon ce journal, à la grande chaleur. ( ). En décembre 1938, l Echo d Alger publie un article intitulé Fragments pour un diaporama de la Haute Kabylie. Illustré par les croquis de Charles Brouty, ce reportage de René Janon décrit la beauté du paysage kabyle et s intéresse surtout aux mœurs de la région. L auteur insiste sur quelques spécificités de ce coin du pays : l importance de l émigration en France, l extension de l usure ou encore l indigence des équipements sanitaires. Mais René Janon estime que les difficultés de la Kabylie ne viennent pas du colonialisme. Dans l édition du 14 décembre 1938, il écrit : Cette race de vrais paysans qu est la race du Kabyle, individualiste, éperdument attaché à son sol, jaloux du bien de ses voisins, quels qu ils soient, économe, mais acheteur de terre à n importe quel prix -fût-elle inrentable - pour la seule fierté de posséder une chose à soi, indestructiblement et qui se transmette avec son nom à sa postérité, à travers tous les orages, toutes les invasions, toutes les révolutions, tous les cataclysmes, pourvu qu ils ne soient pas géologiques. René Janon qui s était adressé aux organismes officiels de l administration termine son article par des propos propagandistes insinuant que les Kabyles étaient loyalistes envers la France 287. La Kabylie est située dans le Nord de l Algérie, à l est d Alger. Cette région montagneuse est habitée par ceux qui se désignent comme hommes libres (Omazighen) mais que les envahisseurs romains avaient nommés Berbères (Barbarus). Les Kabyles résistent depuis des siècles à toute forme de domination et connaissent aujourd hui des tensions importantes avec le gouvernement algérien. Géographie, climat (région la plus pluvieuse d Algérie) et tensions politiques contribuent depuis longtemps à la fragilité de l économie en Kabylie. Cependant, 287 Yasmine Chérifi. «Misère de la Kabylie : les inoubliables reportages», La Dépêche de Kabylie, [En ligne], 27 janvier 2007, (Page consultée le 10 juillet 2016). 159

175 avant l occupation militaire française (1850), «[l ]équilibre global de cette économie reposait sur une sorte de division du travail et un flux d échanges entre la montagne et la plaine, le piémont et les villes environnantes. En période de paix, ces rapports étaient relativement fructueux et profitaient à l économie kabyle 288.» Le développement de l agriculture et de l industrie coloniales nécessita un nombre important de travailleurs kabyles, ce qui déséquilibra les pratiques endogènes de cette région. B) Présence du témoin prophète Si le premier reportage de Camus fut publié le 5 juin, Alger républicain annonça à deux reprises avant cette date la venue des articles mais aussi la gravité de ce que le lecteur y apprendrait. Le 27 mai parut un extrait d une lettre envoyée par Camus à la rédaction : «Ici la misère est effroyable. Si ce n était pas ridicule, il faudrait le crier tous les jours dans le journal. Je ne suis pas suspect de sentimentalité. Mais aucun homme de sensibilité moyenne ne peut voir ce que j ai vu sans être bouleversé 289.» Puis, le 4 juin, le journal annonce que dès le lendemain un émouvant reportage d Albert Camus sur la Kabylie sera publié. D entrée de jeu, Camus insiste sur l émotion. Il faudrait crier cette misère (qu il n identifie pas encore) que tout homme ne peut que ressentir lorsqu il en connaît la nature. Il y a bien là une orientation suggérée par le témoin prophète, celle de rendre compte d un état de fait (ici la misère est effroyable, je l ai vue) et de l inscrire dans un horizon moral (personne ne peut y être indifférent - il faut en parler pour que tous en prennent connaissance). Jouer sur l émotion (fût-elle authentiquement ressentie) s avère une option subjective et absolue (Weber) dans la mesure où non seulement Camus s expose lui-même comme être sensible mais aussi parce qu il sera l un des 288 Saïd Doumane. «Kabylie : Économie ancienne ou traditionnelle», Encyclopédie berbère, [En ligne], http ://encyclopedieberbere.revue.org/1419 (Page consultée le 10 juillet 2016). 289 Extrait rapporté dans les notes d Agnès Spiquel et de Philippe Vanney dans le tome IV des Œuvres complètes d Albert Camus, p

176 premiers à révéler cette misère du peuple kabyle. Également, il ne faut pas négliger, nous semble-t-il, le fait que ce reportage suivit de peu la résolution de l affaire Hodent dans laquelle Camus et Alger républicain avaient certainement joué un rôle essentiel. Pour le jeune journaliste, il pouvait y avoir un certain risque à dénoncer encore une fois des pratiques gouvernementales douteuses. La richesse des articles et, comme nous le verrons, l alignement éthique que proposa Camus pour remédier aux problèmes socioéconomiques en Kabylie démontrent que le jeune Camus a choisi son camp, soit celui de la vérité et de la nécessité de la dire. C) Composantes d une éthique de la responsabilité 1- Constitution d un fait moral déterminé (moment 1 de l éthique de la responsabilité) Pour déterminer le fait moral présent dans l ensemble du reportage, il faut faire appel à deux articles. Le premier d abord à paraître dans le journal, dans lequel Camus expose les raisons de son désarroi face à ce qu il constate en Kabylie (AR15), et la conclusion de son reportage, dans laquelle il fait état de ses recommandations aux décideurs politiques (AR25). a) «La Grèce en haillons» 290 La misère du peuple kabyle, selon Camus, c est la famine. La faim a non seulement pour conséquences la dégradation du corps et la maladie, mais elle ferme aussi l être humain à la prise de conscience des évènements qui font du monde ce qu il est. C est pourquoi la famine fait naître l indignation chez quiconque en est témoin : Je ne peux pas oublier la réception que me firent, à Maillot, treize enfants kabyles, qui nous demandaient à manger, leurs mains décharnées tendues à travers des haillons. [ ]. Et comment l oublierais-je puisque je me sentais une mauvaise conscience que je n aurais pas dû être le seul à avoir. Mais il fallait pour cela avoir vu 290 A. Camus. Œuvres complètes, tome I, p

177 dans les villages les plus reculés de la montagne ces nuées d enfants pataugeant dans la boue des égouts, ces écoliers dont les instituteurs me disaient qu ils s évanouissaient de faim pendant les classes, ces vieilles femmes exténuées faisant des kilomètres pour aller chercher quelques litres de blé donnés par charité dans des centres éloignés, et ces mendiants enfin montrant leurs côtes défoncées à travers les trous de leurs vêtements. Ces spectacles ne s oublient que lorsqu on veut les oublier 291. Camus justifie ainsi que le but de son reportage sera de faire état de l indignation ressentie et de partager ce qui doit l être, soit la mauvaise conscience. À qui s adresse-t-il? Aux Français d Algérie. Ceux qui ont le pouvoir de décider ou, à tout le moins, d informer. La mauvaise conscience qui doit alors habiter les Français de la colonie se fonde sur l absence de réponses probantes aux questions suivantes : o Qu avons-nous fait pour elle? 292 o Qu avons-nous fait pour que ce pays reprenne son vrai visage? o Qu avons-nous fait, nous tous qui écrivons, qui parlons ou qui légiférons et qui, rentrés chez nous, oublions la misère des autres? 293 Examinons de plus près la seconde question. Quel est ce visage maintenant déformé par la misère? Le titre de l article prend tout son sens à la lumière de cette question, laquelle porte dans sa critique sous-jacente le fait moral que nous énoncerons plus loin. Ainsi, le visage antérieur à cette misère, c est la grandeur du peuple kabyle : fierté (leur indépendance), justice (l une des constitutions les plus démocratiques connues jusqu alors 294 ) et liberté (refus de l emprisonnement de l un des leurs suite à une faute commise). Liées à ses paysages magnifiques, ces vertus servent à la 291 Ibid. p Les questions sont tirées telles quelles de l article mais nous ne mettons pas les guillemets afin de ne pas encombrer le texte. Dans la première question, elle réfère à la misère des Kabyles. 293 Ibid. p Pendant des siècles, les villages et villes de la Kabylie ont fonctionné avec un système politique de démocratie directe. Les habitants de chaque village ou ville se réunissaient en assemblée générale (Tajmat), laquelle avait pouvoir sur toutes les affaires humaines du village concerné. Si certains problèmes touchaient aussi d autres villages, les assemblées se coordonnaient (gabila) et leurs représentants prenaient des décisions en fonction des principes d une confédération. Voir 162

178 comparaison que Camus établit entre la Kabylie et la Grèce. Si la misère triomphe à la fin des années trente, c est qu il y a surpopulation, des salaires insultants, un habitat misérable, un manque d eau et de communications, un état sanitaire déficient, une assistance et un enseignement insuffisants 295. Or, il est possible de changer les choses, écrit Camus, en autant que les décideurs reconnaissent qu il y a des erreurs à réparer et des expériences à entreprendre. b) «Conclusion» 296 C est ce qui fera l objet de la conclusion du reportage qui contient à la fois une critique politique et un substrat humaniste, dans la mesure où Camus questionne l attitude de la France colonisatrice (sans remettre en question la présence française en Algérie), en demandant que soit respectée la dignité des hommes et des peuples 297. Camus rappelle que, pour certains, il est dangereux de prendre le parti des Algériens au cas où ces derniers tenteraient de s opposer à la France. Quiconque prend ce risque est alors étiqueté de mauvais Français. C est ici que se joue la constitution du fait moral. Que signifie être bon ou mauvais Français? demande Camus. L angle politique ne permet pas de répondre à cette question puisque «[t]ant de gens, et des plus différents, se targuent de ce titre, et parmi eux tant d esprits médiocres ou intéressés, qu il est permis de s y tromper 298.» La question serait plutôt la suivante : Quelle France veut-on? Camus affirme qu elle a besoin d être défendue par des actes de justice et que, si l on ne peut savoir ce qu est un homme bon, on peut savoir ce qu est un homme juste. Ce dernier doit se poser la bonne question, à savoir ce qui a été fait pour que la Kabylie reprenne son vrai visage. 295 A. Camus. Op.cit., p A. Camus. Œuvres complètes, tome IV, p Camus écrit toutefois : «Car, si la conquête coloniale pouvait jamais trouver une excuse, c est dans la mesure où elle aide les peuples conquis à garder leur personnalité.» (Œuvres complètes, tome IV, p.336). Nous commenterons plus loin cette critique du colonialisme, lorsqu il sera question des articles touchant l éventuelle indépendance de l Algérie. 298 A. Camus, Œuvres complètes, tome IV, p

179 Le fait moral peut maintenant s énoncer, à la lumière des deux articles : le peuple kabyle subit la misère, ce qui représente la plus grande injustice qui soit pour des êtres humains, et la responsabilité en incombe aux décideurs politiques du système colonial. C est le cas parce que la France a privé les Kabyles de leur grandeur en se détournant de leurs problèmes réels et en les traitant en hommes conquis et donc, sans droits. Selon Camus, la France est alors confrontée à un devoir de réparation envers les Kabyles. Nous pouvons schématiser le fait moral de la façon suivante : Figure 3 : Fait moral associé au reportage sur la Kabylie 2- Recherche des racines ayant donné lieu au problème moral questionné par Camus (moment 2 de l éthique de la responsabilité) Le reportage en Kabylie doit donc servir à informer les lecteurs d Alger républicain mais aussi à rappeler aux dirigeants la nature du double drame vécu par les Kabyles. La misère devient un épiphénomène que la seule crise économique alors en cours (et qui est présentée par la France comme la raison des problèmes en Kabylie) ne peut expliquer. De ce fait, Camus pousse plus loin l exigence de la prise de conscience : il faut connaître l identité kabyle pour dépasser les crises contextuelles et redonner au peuple ses outils de fonctionnement ancestraux. Camus exercera avec ce reportage sa responsabilité telle que définie par Weber en faisant voir, dans ce cas, quelles conséquences inacceptables surgissent dès lors qu on 164

180 conquiert un peuple sans assumer en retour une prise en charge efficace des rouages administratifs. Nous avons précédemment identifié les raisons de la misère en Kabylie selon Camus. Nous expliquerons maintenant le problème de la surpopulation à l intérieur du deuxième moment de son éthique de la responsabilité puisqu il rejoint les racines du problème moral. a) Le dénuement La thèse défendue par Camus dans l ensemble du reportage est présentée dans le premier article descriptif de la situation en Kabylie (AR17). Elle représente pour nous la source première du problème moral : la Kabylie est surpeuplée et elle consomme davantage qu elle ne produit 299. Le problème du surpeuplement, indépendamment de ce qu il signifie au cœur du reportage sur la Kabylie, mérite d être discuté plus avant. i) Que signifie surpeuplement? Il faut savoir qu au moment où Camus dénonce le surpeuplement en Kabylie, il existe peu d études dans le monde sur les conséquences socioéconomiques propres à la démographie. En 1948, dans la revue de géographie Les études rhodaniennes, Abel Chatelain réclamait une plus grande convergence entre les différentes sciences humaines afin que les problèmes liés au surpeuplement soient étudiés : «Ce que Marc Bloch disait des problèmes du peuplement ancien n est-il pas vrai aussi des problèmes actuels de population : ils sont si obscurs que seul un jeu de feux croisés semble capable d y apporter un peu de lumière? 300» Jusqu à la Deuxième Guerre mondiale 301, le problème qui se posait aux experts en sciences humaines était de savoir comment mesurer les risques d une évolution démographique sans commune mesure avec les siècles passés. Le géographe Albert Demangeon a proposé à la fin des années trente un certain nombre d indices permettant de justifier l existence réelle 299 A. Camus. Œuvres complètes, tome IV, p Albert Chatelain. «Les sciences humaines et les problèmes de population», Les études rhodaniennes, 1948, Vol.23, No.4, [En ligne ], p.233, (Page consultée le 19 juillet 2016). 301 Après la Seconde Guerre, les problèmes démographiques dus à la perte de millions d habitants soulèveront de nouvelles problématiques et méthodologies pour analyser la densité de la population. 165

181 d un problème de surpeuplement au vingtième siècle. Selon Demangeon, bien que la densité d individus au kilomètre carré soit la première variable à considérer, il faut éviter de la lier immédiatement à un problème de surpeuplement puisque les conditions de vie des individus peuvent être tout à fait acceptables (ce qui est le cas de nombre de grandes villes européennes, par exemple). L optimum de population dépend ainsi de chaque pays. C est pourquoi Demangeon propose plutôt d examiner la densité humaine à la lumière de l unité de surface cultivable, en retenant toutefois que, pour certains pays, la culture du sol n est pas l unique source de subsistance : En ce qui concerne les pays agricoles, on peut calculer la densité agricole, c est-è-dire le nombre d habitants vivant de l agriculture par unité de surface cultivable. [Le] terme de terre cultivée englobe des qualités de sol d inégale valeur, des procédés de culture plus ou moins intensifs, des conditions de climat plus ou moins favorables à la production; souvent aussi on comprend, sous le terme d «agriculture», les occupations accessoires auxquelles se livrent les paysans. Il faudrait alors calculer la valeur nette de la production agricole par personne occupée dans l agriculture. Confrontée avec le niveau de vie, cette valeur permettrait dans doute de définir, pour un pays donné, les conditions de l optimum d une population 302. Selon Demangeon, un autre indice de surpeuplement se trouve dans l état du niveau de vie. Mais, selon lui, «[l]e niveau de vie ne peut se comprendre si l on se borne à des mesures quantitatives de production et de consommation; il faut l éclairer par l analyse de l état de civilisation et même de la psychologie nationale ( ) 303.» Les critères suivants doivent ainsi faire l objet de l analyse : la nature de la consommation des denrées alimentaires en kg et par tête, la qualité et la variété des denrées disponibles, le budget des familles et l espoir, présent ou non, d une vie meilleure. Selon le géographe, si le peuple partage l idée qu une vie meilleure serait possible, le surpeuplement devient un problème réel puisque les conditions de vie au quotidien ne sont pas acceptées. 302 Albert Demangeon. «La question du surpeuplement, Annales de géographie, [En ligne], 1938, Vol.47, No.266, p.119, (Page consultée le 19 juillet 2016). 303 Ibid. p

182 ii) Retour à la thèse défendue par Camus et au problème du surpeuplement Les propos d Albert Demangeon trouvent leur écho dans la thèse défendue par Camus et dans les informations qu il donna pendant une dizaine de jours pour l étayer. Le dénuement auquel il réfère porte sur les conditions économiques désastreuses de la région pour une population qui compte, en certains lieux montagneux, deux cent quarante-sept habitants au kilomètre carré. Si nous appliquons les critères d analyse de Demangeon, il faut d abord s interroger sur la qualité de la terre kabyle, sur le climat et sur les activités connexes liées au travail de la terre. Camus met immédiatement en perspective, pour soutenir sa thèse, l inadéquation entre ce que consomment les Kabyles comme aliments et ce qu ils produisent sur leurs terres : «( ) le peuple kabyle consomme surtout des céréales ( ) sous forme de galette ou de couscous. Or le sol kabyle ne produit pas de céréales. La production céréalière de la région atteint à peu près le huitième de sa consommation. Ce grain, si nécessaire à la vie, il faudrait l acheter 304.» Pour l acheter, il faut en avoir les moyens. Il faudrait donc une production agricole complémentaire. Mais, la Kabylie produit des figues et des olives. Camus souligne que les figues servent à peine à la consommation locale; quant aux olives, le climat fait en sorte que la production varie d une année à l autre, ce qui rend impossible la prévision qui permettrait d équilibrer la vente de la denrée et l achat de céréales. Camus soulève donc le problème initial du surpeuplement, tel que défendu par Demangeon. Le sol kabyle n offre aucunement les ressources nécessaires au bien-être minimal de sa population. Évidemment, puisque la France aménageait déjà l agriculture algérienne en fonction des besoins de la métropole, l état de pauvreté du sol en Kabylie était connu des autorités. C est pourquoi la suite de l article de Camus pose d autres jalons pour mesurer les problèmes liés au surpeuplement et surtout la responsabilité de la France dans cette affaire. Camus ne remonte pas aux premiers temps de l occupation française. Il cible plutôt les politiques nouvelles et soumet donc à l œil du lecteur les choix qui n ont pas été faits pour la Kabylie. Nous apprenons que si l Office du blé a revalorisé le 304 A. Camus. Œuvres complètes, tome IV, p

183 prix de cette céréale, une telle mesure n a pas été appliquée aux figues et aux olives. Conséquemment, puisque la France connaissait la pauvreté du sol kabyle et la consommation de céréales par le peuple, Camus énonce implicitement une première cause de la misère : en augmentant le prix des céréales sans modifier le prix des produits arboricoles, la France a nui aux Kabyles qui ne peuvent produire autre chose sur leur sol ingrat mais qui doivent consommer des céréales. b) Salaires et émigration Une deuxième cause est soulignée par le journaliste, toujours en lien entre les habitudes ancestrales des Kabyles et les politiques françaises. Les Kabyles avaient l habitude, pour pallier au problème arboricole, d émigrer pour travailler. L émigration en question se faisait vers les communes algériennes, les autres pays du bassin méditerranéen ou vers la France. Camus rappelle que ce travail permettait au peuple kabyle de vaincre la pauvreté initiale du pays. Or, avec la crise économique et la modification des politiques coloniales, «( ) on a refoulé l ouvrier kabyle. On a mis des barrières à l émigration et, en 1935, une série d arrêtés vint compliquer de telle sorte les formalités d entrée en France que le Kabyle s est senti de plus en plus enfermé dans sa montagne 305.» Des formalités sérieuses : 165 F en frais de rapatriement, obstacles administratifs, obligation de verser les impôts arriérés pour tous ceux portant le même nom que le travailleur voulant rentrer chez lui. Avec cette seconde cause, Camus touche à l un des facteurs majeurs du problème de surpeuplement soulevés par Demangeon : tout ce qui se rattache à la psychologie nationale. Dans le cas de la Kabylie, comment le peuple voit-il cette atteinte à ses pratiques habituelles, à sa capacité de maintenir le pays dans un état acceptable de bien-être collectif? Camus donne quelques chiffres pour indiquer comment ce travail à l extérieur permettait souvent de balancer l économie déficitaire de la région : «( ) on peut évaluer le nombre des Kabyles exilés à quarante ou cinquante mille, qu en période de prospérité, en un mois, le seul arrondissement de 305 Ibid. p

184 Tizi-Ouzou a payé en mandats la somme énorme de quarante millions de francs, la commune de Fort-National près d un million par jour 306.» De fait, si la terre ne pouvait faire vivre tous les membres d une famille, les plus jeunes pouvaient travailler à l extérieur et contribuer à l économie locale et au bien-être de leur communauté. L historien Émile Témime, dans un article consacré à l émigration kabyle, rend compte de l importance du travail de la population kabyle en Algérie, en Tunisie puis à Marseille : Les mouvements de population d une certaine importance se déroulent à l intérieur du Maghreb, la Kabylie étant, déjà, le centre de l émigration «la plus nombreuse et la plus persistante» pour des raisons aisément compréhensibles. C est une zone montagneuse, de peuplement relativement dense, qui n est évidemment pas autosuffisante (ce qui explique le développement ancien du colportage), réserve naturelle de forces de travail, aussi bien vers les exploitations minières de Tunisie et d Algérie que vers les villes commerçantes, notamment vers Alger. ( ). Dès le XIVe siècle, la Kabylie fournit à la Mitidja une partie non négligeable de ses travailleurs agricoles. Le système colonial a accéléré ce mouvement à la fois en permettant une croissance démographique incontestable et en procédant à des expropriations, qui touchent lourdement la Kabylie au lendemain de l insurrection de La dépossession de la terre accentue la paupérisation des zones montagnardes et crée les conditions d une prolétarisation excessive, source elle-même de la grande migration. S il n y a pas eu, avant 1900, de mouvement important en direction de la France, c est évidemment parce que le système colonial ne l a pas permis. Rappelons simplement que le «code de l indigénat» soumet tout déplacement à autorisation, et que les colons, dans leur ensemble, se montrent peu favorables au départ d une main-d œuvre à bon marché ; ils vont constamment faire pression sur les autorités pour que soit interdite toute liberté de circulation des travailleurs «indigènes», a fortiori tout établissement durable et libre de ces sujets français de l autre côté de la Méditerranée. Sans doute a-t-on parfois envisagé en France le recours à une main-d œuvre kabyle, qui paraissait plus adaptable que toute autre main-d œuvre «coloniale». Sayad cite opportunément le texte de Masqueray, écrit en 1884, rédigé en ces termes : «En cas d excès des forces vives, des milliers d ouvriers kabyles et Chaouia iraient offrir leurs bras en France à la place des Italiens et des Espagnols».C est précisément 306 Idem. 169

185 ce qui va se passer à Marseille en Pour le patronat marseillais, il ne s agit plus en effet d une opération ponctuelle, mais d une véritable substitution de main-d œuvre ( ) 307. La réussite de l opération incite d ailleurs d autres régions et d autres entreprises à solliciter l embauche de travailleurs kabyles. Et le gouvernement général de l Algérie peut légitimement s inquiéter d un mouvement qui s accélère assez rapidement. A Marseille, il y aurait déjà plus de deux mille ouvriers kabyles en En 1914, dans certaines entreprises, ils forment la moitié du personnel ouvrier. Et les raffineries de Saint-Louis prévoient le recrutement de 460 Kabyles, alors que l effectif habituel de l entreprise ne dépasse pas de beaucoup les 600 personnes! 308 c) La charité Camus énonce une troisième cause au problème de l injustice commise envers les Kabyles. Cette fois, il remet en question les remèdes apportés à la population, connus sous le nom de chantiers de charité. Principalement, il s agit de distribuer du blé aux plus nécessiteux et de donner du travail dans certaines communes contre un salaire payé moitié en grains et moitié en argent. Selon Camus, les autorités se contentent de faire la charité en distribuant des grains aux familles les plus pauvres tous les deux ou trois mois. Cette critique du programme d aide aux Kabyles met en évidence les deux éléments du fait moral présenté ci-haut. En effet, les administrateurs démontrent ainsi qu ils méconnaissent l état lamentable de la situation puisque le fait de «[d]istribuer douze litres de grains tous les deux ou trois mois à des familles de quatre ou cinq enfants, c est très exactement cracher dans l eau pour faire des ronds. On dépense des millions chaque année et ces millions restent improductifs 309.» Également, cette charité ne comble en rien l exigence de justice revendiquée par Camus. Organisée dans un circuit, l aide alimentaire passe par différents services dont les rouages ne sont pas toujours limpides : 307 Les travailleurs italiens exigent de meilleures conditions de travail et déclenchent des grèves massives en Emile Témime. «Des Kabyles à Marseille- migration précoce et durable», Confluences Méditerranée, [En ligne], 2001/ 4, No.39, p , (Page consultée le 22 juillet 2016). 309 A. Camus. Op.cit., p

186 Il faut bien dire de plus que le choix des bénéficiaires de ces distributions est laissé le plus souvent à l arbitraire du caïd ou de conseillers municipaux qui ne sont pas forcément indépendants. On affirme à Tizi-Ouzou que les dernières élections au Conseil général ont été faites avec le grain des distributions. Ce n est pas mon affaire de savoir si cela est vrai. Mais le fait que cela puisse être dit condamne déjà la méthode. Et je sais, en tout cas, qu aux Issers on a refusé du grain à ceux des indigents qui avaient voté pour le Parti populaire algérien 310. Quant aux travaux d utilité publique dans les communes, Camus soulève des inconvénients qui sont, dans la pratique, des occasions d injustice : ceux qui ne peuvent travailler parce qu ils sont infirmes ne peuvent bénéficier du programme d aide. Mais là où l injustice est la plus terrible pour Camus, c est dans le fait que les autorités exigent des travailleurs indigents qu ils paient un impôt : Si les chantiers de charité sont faits pour aider à vivre des gens qui meurent de faim, ils trouvent une justification, dérisoire sans doute, mais réelle. Mais s ils ont pour effet de faire travailler en continuant à les laisser crever de faim des gens qui jusque-là crevaient de faim sans travailler, ils constituent une exploitation intolérable du malheur 311. La présentation des faits (racines du problème moral) suit une progression dans la logique de dénonciation tout en ouvrant clairement la perspective éthique. Il ne s agit pas seulement d une méconnaissance des traditions kabyles de la part de l administration mais d un mépris du sens même de la misère humaine lorsque les conditions sociales dépassent la volonté individuelle et collective. C est en cela que nous rencontrons les prémices de l insoumission : Camus dénonce les composantes d un programme social qui peut aveugler quiconque ne regarde qu en surface les évènements. Mais derrière tout cela se profile le mensonge et ce dernier, lorsque démasqué, doit rappeler à tous l importance de s interroger sur les conséquences de ne pas le dénoncer. Plutôt que de charité, on peut supposer que Camus défendrait l exigence de solidarité envers les Kabyles. Car ce qu il y a de douteux à faire la charité, c est qu on oublie l universalité de la nature humaine tout en entretenant des 310 Ibid. p Ibid. p

187 préjugés qui arrangent ceux qui les adoptent. C est pourquoi Camus soutient que la justice commande aussi de dénoncer les idées reçues sur la Kabylie et ses habitants : Il est méprisable de dire que le peuple s adapte à tout. ( ). Il est méprisable de dire que ce peuple n a pas les mêmes besoins que nous. S il n en avait pas eu, il y a beau temps que nous les lui aurions créés. Il est curieux de voir comment les qualités d un peuple peuvent servir à justifier l abaissement où on le tient et comment la sobriété proverbiale du paysan kabyle peut légitimer la faim qui le ronge. Non, ce n est pas ainsi qu il faut voir les choses. ( ). Car les idées toutes faites et les préjugés deviennent odieux quand on les applique à un monde où les hommes meurent de froid et où les enfants sont réduits à la nourriture des bêtes sans en avoir l instinct qui les empêcherait de périr. La vérité, c est que nous côtoyons tous les jours un peuple qui vit avec trois siècles de retard, et nous sommes les seuls à être insensibles à ce prodigieux décalage 312. Le troisième article se terminant sur cette note, le lecteur peut s attendre à ce que Camus propose des moyens efficaces mais respectueux des coutumes kabyles. Les cinq articles suivants s inscrivent en effet dans le troisième moment de l éthique de la responsabilité puisque Camus continue de donner des informations sur la réalité sociale (les autres raisons de la misère) mais les projette dans un avenir qui pourrait être mieux structuré en faisant valoir les forces du peuple kabyle. 3- Réintégration du fait moral dans un réseau de catégories du possible (moment 3 de l éthique de la responsabilité) Une constante d ordre éthique lie entre eux les articles parus entre les 8 et 12 juin (AR18 à AR22) : si les facteurs structurant la dignité humaine se trouvent fragmentés, un groupe social ne peut échapper à la récurrence de la misère. Ces cinq facteurs présentés par Camus sont les suivants : les salaires, l habitat, l assistance, l enseignement et les pratiques économiques. 312 Ibid. p

188 a) Les salaires Le salaire versé à un homme n est pas en soi garant de justice. Il importe de le mettre en rapport avec le nombre d heures travaillées, la somme versée et le pouvoir d achat conséquent. S il s avère que, non seulement le salaire ne permet pas de combler les besoins de base de la famille mais surtout que le nombre d heures travaillées dépasse largement ce qui est légalement accepté, on parle alors d esclavage. C est la conclusion à laquelle parvient Camus après avoir constaté, en prenant connaissance des fiches de travail des ouvriers précise-t-il, que le salaire moyen alloué à un Kabyle en 1939 est de six à dix francs pour une journée de dix à douze heures de travail. En faisant appel aux chiffres, Camus inscrit un certain nombre de constats sur fond de famine et de chômage, qu il questionne ensuite d un point de vue éthique : o Avec le salaire insultant qu on lui consent, le travailleur kabyle ne peut nourrir convenablement sa famille. Même en travaillant presque tout le mois, il n y parviendrait pas davantage (150 francs). o Les colons, mais aussi les propriétaires kabyles, exploitent le travail des femmes et des enfants. Prenant la peine d inscrire le salaire versé pour sarclage en italique, Camus s indigne du manque d équité (6 francs pour un homme / 3 francs cinquante pour une femme). Les familles se trouvent elles aussi exploitées (on comprend que la famine ambiante imposera aux parents de faire travailler les enfants des journées entières). Par exemple, «[p]our la cueillette des olives, on a aussi institué un salaire familial de huit francs au quintal d olives récoltées. Une famille de quatre personnes récolte en moyenne deux quintaux dans une journée. Elle gagne donc quatre francs par personne 313.» Si les heures de travail sont en elles-mêmes injustifiables, il y a pire puisque personne ne tient compte du déplacement quotidien du travailleur. Devant souvent parcourir plus de 10 km à l aller et au retour, le travailleur kabyle, non seulement ne mange pas à sa faim mais ne dort pas suffisamment. C est ce portrait d un être humain réduit à 313 Ibid. p

189 rien par les autorités et les employeurs, c est cette existence pitoyable qui ne débouche que sur la misère que le journaliste présente à ses lecteurs. Alors, malgré le chômage, y a-t-il possibilité de traiter avec justice ces travailleurs? Camus suggère de questionner la concurrence que le chômage rend possible chez les employeurs. Rappelant qu une journée normale de prestations est de dix-sept francs, il fait voir à quel point l offre salariale aux Kabyles se situe en-deçà de la légalité. L enjeu moral, pour les salaires, est donc de vaincre cette tendance à exploiter les plus misérables auxquels on demande toutefois de travailler tout autant, sinon plus, que les autres salariés. L exploitation d un être humain et son acceptation de la part de la majorité, pour être combattues, doivent se défaire des préjugés. C est sur ce souci philosophique que se termine l article sur les salaires, dans la présentation implicite d une catégorie du possible. Pour justifier une idée il faut connaître et dépasser la perception immédiate. Ainsi, pour renverser l idée de la nonchalance kabyle, à laquelle plusieurs adhèrent selon Camus, il faut savoir deux choses. Tout d abord, aucun employeur ne tolère ni ne paie la paresse. Ensuite, s il est vrai que certains ouvriers, dans les champs, sont incapables de lever une pioche, c est qu ils ont faim et sont épuisés 314. Selon Camus, il ne peut maintenant y avoir d autre issue que de résorber le chômage et de contrôler les salaires. C est la première catégorie des possibles qu il faut envisager et elle repose sur une modification de l attitude des Algériens, des colons et des employeurs kabyles envers ce peuple. C est en cela qu il s agit d une proposition éthique avant d être économique. b) L habitat Cet article, paru le 9 juin, décrit avec précision l habitation des kabyles, les problèmes d égouts, d eau et de routes. Un lien fondamental s établit entre l article précédent sur les salaires et celui-ci puisque la misère que décrit maintenant Camus pourrait être attribuée à ce préjugé défavorable envers les Kabyles dont nous avons 314 Ibid. p

190 fait état précédemment. À la lumière de l ensemble du reportage, il nous semble que cet article consacré à l habitat représente le nœud de l enjeu éthique touchant la misère kabyle telle que vue et dévoilée par Camus. Tout d abord, ce que décrit le journaliste est tellement effroyable que quiconque considérait à l époque les Kabyles comme responsables de leur sort pouvait se gausser d avoir raison. Également, même en suivant Camus dans son raisonnement depuis le début du reportage, la misère prend ici de telles formes que les lecteurs pourraient juger qu aucune solution réelle ne peut être apportée à court ou à moyen termes. Ces deux possibilités doivent être regardées de plus près puisqu elles atténueraient la portée du troisième moment dans la mesure où il s agit ici de mettre la vérité au centre de la délibération et de susciter une prise de conscience qui accréditera un nouveau modèle d humanité. C est pourquoi l intérêt du lecteur doit demeurer tout en se déployant dans un horizon à la fois épistémologique (questionner l état réel de la vie en Kabylie) et éthique. Un autre problème se pose toutefois à notre démonstration et concerne encore une fois la critique adressée à Camus à propos de son aveuglement colonial 315. Le reportage sur la Kabylie a fait couler beaucoup d encre, tout aussi bien pour des raisons d admiration que de condamnation. Dans ce dernier cas, les raisons sont attribuées non seulement à l absence de défense de l identité algérienne, mais aussi à la dominance de la plume littéraire (effet de style, émotivité) sur la vérité journalistique. Si nous avons justifié l humanisme et l universalité du propos dans le cadre de l affaire Hodent, il faut tout de même interroger l image de la misère reflétée par l habitat kabyle à la lumière du second élément de critique. Pour ce faire, nous présenterons d abord les principaux traits de l habitat tels que décrits dans l article. Nous ferons ensuite état de la critique de l écrivain kabyle Mouloud Feraoun envers le reportage ainsi que celle du professeur de littérature Bousse Allouche qui a consacré son mémoire de maîtrise au reportage de Camus sur la Kabylie. Nous 315 Les critiques envers le reportage sur la Kabylie concernent l ensemble des articles mais nous choisissons d en traiter ici parce que l article sur l habitat pose, en effet, un certain nombre de problèmes qu il nous faut résoudre avant de poursuivre notre démonstration. Il fait aussi partie de l un des quatre articles qu il n inséra pas dans Actuelles III, faisant valoir un manque d espace. 175

191 réfuterons certains facteurs de cette double critique en confrontant le reportage de Camus à celui de François Charvériat qui, vers la fin du dix-neuvième siècle, a rendu compte de son séjour en Kabylie. Nous pourrons par la suite revenir au troisième moment de l éthique de la responsabilité et justifier la présence d une délibération fondée sur la vérité dans l article sur l habitat. i) L habitat kabyle tel que décrit par Albert Camus Camus commence son article en distinguant l abstraction de l expérience concrète, jugeant que cela est nécessaire si l on veut tendre vers la vérité : «Il est difficile de se faire une idée des conditions dans lesquelles vivent les Kabyles si l on n a pas visité leurs villages 316.» Il décrit d abord l intérieur d un gourbi et nous reproduisons cette description parce que nous aurons à y revenir à deux reprises par la suite : [Le gourbi] se compose d une pièce unique séparée en deux parties inégales par un petit mur de 40 centimètres environ. Dans la plus petite de ces parties vivent les bêtes et dans l autre les humains. Audessus de l endroit réservé aux bêtes, des claies de branchages forment une sorte de grenier dans lequel l habitant place ses provisions, quand il en a. Ainsi, le Kabyle peut, d un seul coup d œil, parcourir toutes ses richesses 317. Camus associe par la suite cette exiguïté au manque de confort, de même qu au manque de salubrité : «Dans la terre battue du sol, ( ), une rigole était creusée, par laquelle s écoulaient l urine des bêtes et les eaux grasses de la maison 318.» Il est ensuite question des égouts dont il dénonce le fait que dans chaque village ils soient tous à ciel ouvert : «Les rigoles de chaque maison se déversent dans un ruisseau unique qui longe la rue ou, au contraire, la parcourt dans son milieu. Ce qui fait que toutes les rues sont des égouts. Elles charrient une boue noirâtre et violacée où marinent des poules mortes et des crapauds au ventre énorme 319.» Mais le problème 316 A. Camus. Œuvres complètes, tome I, p Ibid. p Idem. 319 Ibid. p

192 le plus grave, soutient-il, est celui de l approvisionnement en eau. Les Kabyles, principalement les femmes, doivent parcourir plusieurs kilomètres par jour pour ramener de l eau au village. Problème d autant plus criant qu il se double d un manque de routes appropriées. La plupart des villages sont isolés les uns des autres et des plus grands centres. Ainsi, obligés de vivre dans un habitat qui met en danger leur santé, les Kabyles, selon Camus, sont également privés des communications nécessaires à tout être humain. Le journaliste fait ainsi état d une misère pyramidale qui offre aux lecteurs le portrait d une existence extrêmement difficile, réduite aux conditions les plus sordides que peut affronter un être humain : manque de nourriture et d eau, hygiène déficitaire, manque de lumière (gourbi sans fenêtre) et limitation des communications avec autrui. ii) Les points de vue respectifs de Mouloud Feraoun et de Bousse Allouche Mouloud Feraoun ( ) qui avait commencé à écrire sur la Kabylie au printemps 1939 a vraiment donné forme à son roman suite à la lecture du reportage de Camus, en réaction au contenu des articles sur la région qu il habitait. Le roman Le fils du pauvre se veut une réponse à Camus par la réfutation de l ensemble des propos du journaliste 320. Dans ce roman, il rapatrie les principaux éléments du reportage pour les inscrire dans une normalité kabyle, à la fois historique et sociopolitique. Il ne s agit pas ici de faire l analyse du roman mais de comparer certaines descriptions afin de vérifier si la perception de Camus s inscrit bien dans l éthique de la responsabilité, même si elle s avérait circonscrite dans les limites de ce qui se comprend dans une visite de quelques jours. Tout d abord, Feraoun se moque de l émerveillement de Camus devant la beauté des paysages, dépoétise le regard et décrit son peuple sans concession aucune : 320 Mouloud Feraoun sera plus tard et pour une brève période ami avec Camus. Nous aurons à revenir à sa critique du point de vue de Camus sur la figure de l Arabe et sur la question de l indépendance algérienne lorsque nous aborderons les romans de Camus dans le troisième chapitre. 177

193 Le touriste qui ose pénétrer au cœur de la Kabylie admire par conviction ou par devoir des sites qu il trouve merveilleux, des paysages qui lui semblent pleins de poésie et éprouve toujours une indulgente sympathie pour les mœurs des habitants. ( ). Il n y a aucune raison pour qu on ne voie pas en Kabylie ce qu on voit également un peu partout. ( ). Nous, Kabyles, nous comprenons qu on loue notre pays. Nous aimons même qu on nous cache sa vulgarité sous des qualificatifs flatteurs. Cependant nous imaginons très bien l impression insignifiante que laisse sur le visiteur le plus complaisant la vue de nos pauvres villages 321. Feraoun décrit ainsi ces villages selon les habitations, routes et ressources qui les structurent. La critique du compte-rendu de Camus se fait cinglante lorsqu il aborde la question des rues non pavées : En bonne logique, comment exiger qu une rue faisant partie d un chemin soit traitée autrement que ce chemin? Pourquoi faut-il la paver si ce chemin ne l est pas? Ils sont tous deux poussiéreux en été; elle est plus boueuse en hiver car elle est plus fréquentée. Pour la même raison, d ailleurs, elle est continuellement plus sale. C est la seule différence. ( ). Qu on imagine à un certain endroit deux ruelles opposées qui partent du même point l une à gauche, l autre à droite. À cet endroit privilégié la rue est large. Est-ce par un hasard mystérieux ou une décision dont l opportunité échappe à l heure actuelle? Nos aïeux n ont pas construit aux quatre angles du carrefour : vous êtes sur la grand-place du village, la «place aux musiciens» notre djema. Elle est unique et le quartier d en haut l envie au quartier d en bas 322. Fils de Kabylie, Feraoun fait clairement voir que quiconque n est pas né en Kabylie et qui surtout n y vit pas, ne peut saisir dans la spatialité du lieu la volonté de tout un peuple 323. Ce faisant, l auteur sème un doute sur la misère révélée par Camus : ce ne sont plus des chemins non carrossables que nous voyons, mais des chemins largement empruntés par les habitants des différents villages, ce qui explique leur saleté. Il n y a 321 Mouloud Feraoun. Le fils du pauvre, Paris, Seuil, Coll. Points, 1954, p Ibid. p Il reprendra d ailleurs cette idée dans Jours de Kabylie, un ensemble de récits publiés à titre posthume en Feraoun raconte comment un Kabyle qui revient chez lui après de longs mois passés à l extérieur peut d abord être surpris par certains changements apportés au mode vie ou aux objets du village (un banc public, par exemple), mais il finit toujours par retrouver l essence des choses parce qu il les a expérimentées avec les membres de sa communauté. 178

194 pas d isolement ici mais une communication sociale bien vivante. La mention de la place aux musiciens donne d ailleurs un tout autre aperçu de certains villages kabyles. De fait, Feraoun souscrit à l existence de la pauvreté en Kabylie. Mais il la nuance et la confronte à l idée que peuvent s en faire les Français. Par exemple, dans le cas de l habitation, il en offre deux descriptions selon qu elle appartient aux plus riches ou aux plus pauvres. Puisque Camus n a décrit que cette dernière, commençons par elle : [L habitation du pauvre] se réduit à une seule pièce. Il partage la petite cour avec des voisins aussi gueux que lui, et la djema avec tout le monde. Le fellah n a guère l habitude de passer ses heures de repos dans sa masure au milieu des femmes et de la marmaille. La djema est un refuge sûr, toujours disponible et gratuit. Le café maure ne tente que les jeunes et les paresseux 324. Quant à l habitation des plus riches, Feraoun la décrit plus longuement et ce n est pas sans raison : Son habitation peut avoir deux pièces en vis-à-vis ( ). Toutes les bâtisses sont construites en blocs de schiste liés avec du mortier d argile. ( ). Le parquet bien damé est recouvert d une couche de chaux polie, luisante et jaunâtre, qui donne une impression de propreté et d élégance rustique, du moins lorsque la couche est nouvelle. ( ). Le haut des murs, ( ), est enduit d argile blanchâtre que l on se procure au prix de mille peines. ( ). Chacune des grandes pièces comprend une partie basse, dallée, qui sert d étable, d écurie, de bûcher. ( ). Au-dessus du foyer, deux poutres parallèles joignent les deux autres murs. Ces poutres supportent différentes choses : en hiver des claies remplies de glands que la fumée du kanoun 325 permettra de conserver, du bois vert qui pourra sécher tranquillement à deux mètres au-dessus du feu, la fête du mouton de l aïd 326 dont la graisse prendra l âcreté du hareng fumé. ( ). La cour est généralement exiguë. Quelque fois, au-dessus du portail d entrée, se dresse une sorte de pigeonnier auquel on accède de la cour par un escalier sans prétention ou une échelle grossière. ( ). Voilà donc l énumération exacte des signes extérieurs de la richesse. ( ). Jamais de luxe, car tout le monde sait que l homme 324 Ibid. p Poterie creuse utilisée comme brasero. 326 Fête religieuse. 179

195 riche est avare. Avare pour garder jalousement son bien et pour l augmenter au besoin; ( ) 327. Dans cette description, plusieurs éléments nuancent les données présentées par Camus. Les odeurs dans le gourbi, sur lesquelles ce dernier s apitoie, épousent simplement ici un mode de vie traditionnel. Feraoun fait même intervenir le lien avec le religieux pour justifier l âcreté liée à la cuisson de la viande. Ce faisant, il semble reconduire Camus et les Français aux limites du territoire kabyle : comment comprendre un peuple si le lien avec le religieux est transgressé au profit d un regard condescendant sur les conséquences domestiques de la pratique? Également, cette description en deux temps du gourbi, selon l état de richesse du propriétaire, pose tout aussi bien un problème moral à tous ceux qui auraient la prétention d y voir un signe d injustice : la richesse en Kabylie est une donnée relative et les habitants n y rêvent même pas car ils savent tous «[c]ombien de riches se sont appauvris promptement avant d être ruinés par Saïd l usurier, que tout le monde respecte, craint et déteste. Il aura son tour, bien sûr, il mourra dans la mendicité. La loi est sans exception. C est une loi divine 328.» De quelle misère parle-t-on alors lorsqu on s intéresse à la Kabylie? La question soulevée par Feraoun fut reprise notamment par Bousse Allouche qui, dans son mémoire intitulé Le colonialisme de bonne volonté à l épreuve dans «Misère de la Kabylie» : Mouloud Feraoun corrige Albert Camus, développe une critique absolue des propos et même de la démarche de Camus. Allouche interprète les visées du reportage en fonction du contexte politique de l époque. Ainsi, soutient-il, les pratiques coloniales en Algérie étaient pires qu au Maroc ou en Tunisie puisque la France souhaitait peupler le pays de citoyens français plutôt qu arabes. De ce fait, la misère n était pas propre au peuple kabyle mais à tout le peuple arabe en Algérie. Également, à l aube de la Deuxième Guerre mondiale, les revendications des Algériens n intéressaient pas les dirigeants français : «[L]a société coloniale, avide 327 Ibid. p M. Feraoun. p

196 de privilèges et soucieuse de son confort, tournait le dos aux revendications de justice et de liberté des indigènes. ( ). [L]es Autochtones, ( ), étaient privés de droits politiques, car astreints au régime d exception du Code de l indigénat, ( ) 329.» C est ainsi qu Allouche défend la thèse voulant que Camus ait puisé «dans les abstractions du discours républicain sa rhétorique humaniste afin de défendre les intérêts stratégiques occidentaux sur la rive Sud de la Méditerranée 330.» Il n y aurait pas, selon Allouche, d humanisme authentique chez Camus, d autant que quiconque défend le colonialisme fait preuve de mauvaise foi en s apitoyant sur les problèmes réels que rencontrent les colonisés : [Le] discours même de Camus renferme des traces d'un discours de colonisateur qui entrent en porte à faux avec le contenu du discours humaniste, telles que le rapport sujet/objet, le processus de simplification du colonisé, l'usage de stéréotypes, la rhétorique de l élision (absence d'énonciation des causes et des agents), l'emploi des pronoms indéterminés, l'usage de la forme passive et, plus important, le silence absolu sur la structure sous-jaçante (sic) à la misère de la Kabylie 331. Allouche remet aussi en question la ligne éditoriale d Alger républicain. Selon lui, le journal était la voix de la conscience coloniale, même si on y revendiquait la fraternité envers tous les Algériens : Le journal préconisait une approche coloniale assimilationniste qui œuvrait à renforcer l amitié entre colonisateurs et colonisés au sein d une Algérie multiculturelle évoluant sous la houlette de l étendard impérial de la France éternelle. Voici en quelques mots comment se définissait idéologiquement l employeur d Albert Camus 332. D ailleurs, demande par la suite Allouche, comment peut-on penser que le reportage journalistique a quelque valeur que ce soit lorsqu on sait qu une même réalité peut 329 Bousse Allouche. Le colonialisme de bonne volonté à l épreuve dans «Misère de la Kabylie :» Mouloud Feraoun corrige Albert Camus, Thesis submitted to the School of Graduate Studies in Partial Fulfilment of the Requirements for the Degree of Master of Arts, McMaster University, 2010, [En ligne], p.27, (Page consultée le 25 juillet 2016). 330 Ibid. p Ibid. p Ibid. p

197 être murie et rendue dans un roman? Ici, Allouche entend comparer le reportage de Camus au roman Le fils du pauvre de Feraoun. Il dévalorise totalement le travail journalistique (pas uniquement celui de Camus), faisant valoir que le travail se fait rapidement (par exemple, Camus n a passé qu une dizaine de jours en Kabylie), que le style doit susciter l intérêt immédiat du lecteur (absence de profondeur du contenu) et que tout repose sur l interprétation d une personne. De fait, Allouche s en prend à l idée de témoin telle que nous la défendons dans cette thèse. Un journaliste, selon lui, ne peut être un témoin crédible : Le journaliste présente au lecteur ce qu il a vu, ou ce qu il voudrait que le lecteur voie. Il sollicite d emblée la confiance du lecteur. L essai est construit sur un «je» qui cherche à convaincre. Les personnages d un essai existent seulement pour étayer le point de vue du journaliste. Ce sont les considérations ayant trait à la subjectivité foncière du journaliste qui font que l'essai médiatique est souvent taxé d'instrument de manipulation de l'opinion publique, d'outil d'influence des «faiseurs d'opinions.» A l'inverse, le romancier reproduit le réel de façon plus gratuite et désintéressée. La capacité du romancier en tant qu'«artiste du mot» de saisir l'essence même des choses par la grâce de sa plume ne lui permet pas d'aller au-delà du regard furtif du journaliste. Le journaliste enquête; il échafaude une structure argumentative; il manipule le verbe dans un dessein prémédité de persuader son auditoire du bien-fondé de ce dont il parle. Pour faire sensation, le journaliste n hésitera pas à grossir les évènements de son choix si nécessaire, et à verser dans l'exagération, dans le passionnel. ( ). Rares sont les journalistes dont on peut dire qu'ils ont une «écriture» et leurs écrits une portée esthétique, encore moins une pluralité d'appréciations susceptibles de provoquer une divergence de vues, d'ouvrir la voie à une contradiction d'opinions. Ce qu'aucun journaliste ne souhaite 333. Ce point de vue n est pas totalement opposé à celui de certains commentateurs de l œuvre camusienne, quoique pour des raisons tout à fait différentes puisque ces derniers ne jugent pas le journalisme mais amoindrissent le journalisme camusien au sein de son œuvre. Quoi qu il en soit, la critique de Bousse Allouche sur le journalisme en général exige que nous la regardions de plus près. A-t-il raison de dénier toute valeur au journalisme? Plusieurs spécialistes de l histoire algérienne 333 Ibid. p

198 soutiennent pourtant que la presse aurait joué un rôle fondamental dans l éducation du peuple algérien avant la lutte concrète pour l indépendance 334. Philipp Zessin s est intéressé à l histoire de la presse coloniale. Il s inspire notamment du travail de l historien algérien Ali Mérad qui a questionné le mouvement indépendantiste dans son pays à la lumière du travail journalistique en période coloniale. Mérad en est arrivé à cette conclusion : L évolution de l Algérie d après 1945 ne peut s expliquer sans de nécessaires références à l intense activité journalistique (et politique) des intellectuels musulmans entre 1919 et [...] L ampleur du journalisme musulman en Algérie au cours des années 20 ne sera ni dépassée ni égalée après la Seconde Guerre mondiale. [...] [Cette période vit la] formation d une opinion publique musulmane 335. Le travail des journalistes fut non seulement d énoncer des idées et d en débattre, mais aussi de lutter contre les directives coloniales qui limitaient, voire interdisaient leur publication. Il existait un courant indigénophile qui, depuis les années 1880, incitait les Algériens à défendre un point de vue anticolonial au sein même de la presse. Non pour susciter l insurrection mais pour défendre leurs intérêts grâce au développement d une conscience politique : En Algérie, les journalistes exerçaient d abord leur activité par engagement politique. La politisation du journalisme compensait alors l absence de représentation parlementaire et, jusque dans les années 1930, de partis politiques. Puis, avec l avènement du mouvement nationaliste, la presse fut, après son rôle initial de catalyseur des débats, rapidement subordonnée aux partis politiques émergents Puisque le propos de notre thèse n est pas d analyser le journalisme en tant que tel ou même le journalisme en Algérie, nous ferons simplement appel à quelques données qui nous permettront de rejeter la critique de Bousse Allouche. 335 Philipp Zessin. «Presse et journalistes indigènes en Algérie coloniale (années 1890-années 1950)», Le Mouvement social, [En ligne], 3/2011, No.236, p.35-46, (Page consultée le 25 juillet 2016). 336 Ibid. Segment

199 Si les prises de position variaient entre les journalistes, de même qu un journal à l autre, un fort sentiment d appartenance identitaire s est développé, une identité particulièrement marquée par l islam. Selon la sociologue Laure Blévis, cette identité s est créée en réaction à la colonisation puisque «[l]a politique française renvoyait particulièrement les colonisés d Algérie à leur islamité. Leur exclusion d une pleine et entière citoyenneté resta ainsi constamment indexée sur leur statut personnel musulman 337.» C est pourquoi il y eut peu de contacts entre la presse algérienne et la presse française en Algérie, particulièrement après la Première Guerre mondiale. Mais selon Philipp Zessin, «( ) Alger républicain constitua une exception notable. Dès sa fondation par Pascal Pia et Paul Schmitt en 1938, ce journal incarna le projet explicite de réunir Européens et musulmans par-delà la frontière coloniale, non seulement parmi ses lecteurs mais aussi dans sa rédaction. Dès le début, quelques collaborateurs musulmans furent engagés, au service de l idéal d un journalisme transcommunautaire à tous les niveaux. Le journal se voulait en quelque sorte un laboratoire de fusion des journalismes, animé du souci utopique d aboutir à un espace de discours public unifié 338.» L analyse de Philipp Zessin permet d opposer à celle de Bousse Allouche l idée de l importance du journalisme pour éveiller la conscience des individus. Mais aussi, elle nous fait voir que les journaux n adoptent pas nécessairement une position rigide pour assumer ce travail de conscientisation. Chez les Arabes, la position des indigénophiles visait à intégrer les droits des colonisés au sein des politiques françaises. Les indépendantistes peuvent critiquer cette position, mais il n en demeure pas moins que les journalistes qui ont œuvré au sein de journaux indigénophiles ont voulu informer les Arabes et protéger leurs droits. Le souci éthique doit être analysé indépendamment des idées politiques, mais ces dernières ne constituent jamais un bloc homogène et pur qui pourrait se prétendre indépendant des débats issus de différents horizons. En ce sens, peut-on exiger d un pied-noir qu il incarne historiquement le statut kabyle? Peut-on condamner la volonté d un journaliste pied- 337 Idem. 338 Ibid. Segment

200 noir de chercher plus de justice dans le pays qui l a vu naître sans pour autant qu il se déleste de tout son bagage identitaire? Ce que Feraoun et Allouche reprochent à Albert Camus, c est de ne pas être Kabyle ou à tout le moins Arabe. Cela seul donnerait le droit de parler de la misère puisque tous deux avouent qu elle existe (Feraoun) ou a existé (Allouche). Comment doit-on alors y faire face? L accepter ou tenter de l amoindrir? L accepte-t-on parce que celui qui la dénonce n est pas l un des nôtres? Pourtant, la misère, le dénuement, Camus les a connus tout au long de son enfance. Dans son roman inachevé Le premier homme, la pauvreté et ses conséquences sur la pensée des travailleurs sont abordées pour ce qu elles étaient, à savoir la peur, la honte, l épuisement, l incertitude du lendemain, la rivalité entre tous : Personne chez eux n avait de congés, les hommes travaillaient sans répit tout au long de l année. Seul l accident de travail, quand ils étaient employés par des entreprises qui les avaient assurés contre ce genre de risques, leur donnait du loisir, et leurs vacances passaient par l hôpital ou le médecin. ( ). Le chômage, qui n était assuré par rien, était le mal le plus redouté. Cela expliquait que ces ouvriers, ( ), qui toujours dans la vie quotidienne étaient les plus tolérants des hommes, fussent toujours xénophobes dans les questions du travail, accusant successivement les Italiens, les Espagnols, les Juifs, les Arabes et finalement la terre entière de leur voler leur travailattitude déconcertante certainement pour les intellectuels qui font la théorie du prolétariat, et pourtant fort humaine et bien excusable. Ce n était pas la domination du monde ou des privilèges d argent ou de loisir que ces nationalistes inattendus disputaient aux autres nationalités, mais le privilège de la servitude 339. La pauvreté des lieux (ville, rue, maison), chez Camus, ne peut être assimilée aux traditions d un peuple et si elle se tolère, c est parce que d autres choix de vie ne semblent pas possibles. Mais elle demeure inacceptable dans la mesure où elle rapetisse l existence de ceux qui la subissent. Il ne s agit pas d abord d un constat politique mais d un bouleversement existentiel qui oblige à prendre parti, à en parler pour en dénoncer l abjection. Ce qu il a dit de la Kabylie, il le pensait aussi de son quartier. Le premier homme, son dernier écrit, en parle longuement, mais aussi l un de 339 A. Camus. Œuvres complètes, tome IV, p

201 ses premiers textes, L envers et l endroit (1935) pour la réédition duquel, en 1958, il écrivit ceci en préface : La pauvreté, d abord, n a jamais été un malheur pour moi : la lumière y répandait ses richesses. Même mes révoltes en ont été éclairées. Elles furent presque toujours, je crois pouvoir le dire sans tricher, des révoltes pour tous, et pour que la vie de tous soit élevée dans la lumière. ( ). La misère m empêcha de croire que tout est bien sous le soleil et dans l histoire; le soleil m apprit que l histoire n est pas tout 340. Cette sensibilité à la misère, elle n est pas feinte chez Camus. Elle est d abord comprise parce que vécue. Ce qui débouche alors sur un souci de l autre dont les conditions de vie sont semblables aux siennes ou même pires. Cela tient parfois dans des détails mais ceux-là, lorsqu ils s inscrivent au quotidien dans le parcours de toute une vie, pèsent aussi plus lourdement sur l existence de ceux qui les subissent. Comparons, pour illustrer cette idée, deux extraits dans lesquels il est question de lumière naturelle insuffisante dans les résidences. Le premier extrait est tiré de L envers et l endroit, le second du reportage sur la Kabylie : Les soirs d été, les ouvriers se mettent au balcon. Chez lui, il n y avait qu une toute petite fenêtre. On descendait alors des chaises sur le devant de la maison et l on goûtait le soir. ( ). Il y avait derrière l enfant un couloir puant et sa petite chaise, crevée, s enfonçait un peu sous lui. Mais les yeux levés, il buvait à même la nuit pure 341. Cette pièce où vivent en moyenne 5 personnes et 2 ou 3 bêtes n a pas de fenêtre. Sa fenêtre et son air lui viennent de la porte. ( ). Et dans cette lumière rare, ces odeurs animales et cette fumée qui prenait à la gorge, jamais le visage de la misère ne m avait paru plus désespérant 342. Le regard que pose le journaliste sur l habitat kabyle en 1939 ne s est pas dépris de ce sentiment de faillite humaine lorsque manque le rapport aux plus belles choses de la vie, celles qui appartiennent à la nature. Ce n est donc pas l habitat lui-même qui est jugé mais ce qu il prive de grâce chez ceux qui n ont d autre choix que de la subir. 340 A. Camus. Œuvres complètes, tome I, p Ibid. p Ibid. p

202 Tout autre est le point de vue de François Charvériat qui jugea les Kabyles sous l angle dépréciateur du touriste ayant foi en la colonisation. iii) Le carnet de notes de François Charvériat François Charvériat ( ) était professeur de droit à Alger. Au cours des années 1887 à 1889, il fit onze séjours en Kabylie afin de mieux comprendre les mœurs de ce peuple et, comme l écrivent les éditeurs en préambule du livre imprimé en 1889, afin de démontrer pourquoi la France devrait commencer là sa conversion morale du peuple algérien. Intéressé principalement par l histoire et les mœurs politiques, l auteur fait preuve d une grande condescendance, voire même d un certain mépris envers les Kabyles même si, dans la conclusion de son voyage, il écrit ceci : La population de ce curieux pays est encore plus curieuse que le pays lui-même. C'est une race antique, constituée des débris de peuples disparus. Vaincue après une résistance héroïque, mais non soumise, elle conserve toujours l'espoir d'une revanche, et se défend encore avec une obstination sourde, mais indomptable. Sa religion, ses coutumes, sa langue, elle s'en sert comme d'un rempart pour arrêter, au seuil de la famille, l'invasion étrangère. Les efforts que l'on fait pour l'assimiler semblent même accroître l'opiniâtreté de sa résistance. Le Kabyle n'est pas seulement passionné pour l'indépendance. À cet amour de la liberté, qui est la marque des vrais caractères, il joint des qualités propres aux grandes nations. Il se montre sobre, travailleur et industrieux. Il sait arracher sa subsistance à un sol ingrat et, en cas de nécessité, aller au loin gagner sa vie, comme l'auvergnat et le Savoyard; il a presque toutes les vertus du paysan français 343. Près de cinquante ans séparent le reportage de Camus de celui de Charvériat. Ce dernier visita la Kabylie quelques années après l insurrection survenue en Il 343 François Charvériat. À travers la Kabylie et les questions kabyles, [En ligne], Paris, Plon, Nourrit et &, 1889, p.127, (Page consultée le 27 juillet 2016). 344 Le 14 février 1871 prit forme la révolte des tribus Ouled Aidoun et Ouled Harnache en Kabylie orientale, entre Djidjelli et Mila. Pendant sept mois, les Kabyles luttèrent contre la France coloniale parce qu ils refusaient de céder leurs terres, de payer de lourds impôts et de voir leur identité mise en péril. L écrivain et scénariste Hosni Kitouni écrit ceci : «Par sa radicalité et sa brutalité, la répression 187

203 le souligne dès les premières pages en constatant que les Kabyles semblent s être calmés et s occupent maintenant au pacifique travail de la terre. Il juge tout à fait adéquat le maintien de forces dissuasives en certains lieux de la Kabylie : Les défenses de Fort-National ont été complétées, après 1871, par la construction de deux fortins en face des deux seules portes qui donnent accès à l intérieur. De plus, une citadelle, avec enceinte particulière et réduit central, a été établie au point culminant de la place. Située à une altitude de 960 mètres, elle domine au loin tous les environs. Chaque village à portée de canon a été repéré, de sorte que l artillerie, ne perdant aucun coup, détruirait, en quelques heures, les maisons de 60,000 Kabyles. ( ). Ces mesures militaires ont jusqu à présent dissuadé les indigènes de renouveler l expérience de Le souvenir du châtiment exemplaire qui leur fut alors infligé contribue, au surplus, à les maintenir dans le calme 345. Ce voyage qu il fit avec son épouse et un ami lui fait constater l état de pauvreté des Kabyles qu il récupère comme un laisser-aller propre au monde arabe. Traversant les villages en diligence, Charvériat s amuse de la pauvreté des enfants, non seulement dans son compte-rendu mais d abord dans son attitude envers eux : Près du premier village à côté duquel nous allons passer, notre voiture est assaillie par une bande d'enfants, plus pouilleux les uns que les autres. A peine vêtus, qui d'une chemise en loques, qui d'un fragment de burnous, qui d'une simple chechia, ( ). Trouvant que les sourdis (les sous) n'arrivent pas assez vite, ils se mettent à chanter, en battant la mesure à tour de bras ( ) Nous jetons quelques sous aux enfants qui nous suivent. Tous se précipitent sur chaque pièce de monnaie, comme une nuée de moineaux sur une miette de pain. C'est un tas qui grouille dans la poussière et piaille avec fureur. ( ). Nous avons beau jeter la monnaie dans les ronces ou dans les cactus, sur le talus presque à pic qui soutient la route ou accomplira intégralement le programme établi dès 1863 par les Warnier et Lucet : régler définitivement la question de la propriété du sol et donner le pouvoir total et sans partage au parti colonial. À ce titre, 1871 peut être considérée comme l année inaugurale du régime de l indigénat. Ce système politique, économique mais aussi idéologique, va codifier la relation entre Européens et Algériens dans une optique coloniale d un type nouveau se fondant essentiellement sur le préjugé de race et de religion. Si un évènement pouvait être considéré comme fondateur dans l histoire de l Algérie moderne, après celui de la prise d Alger, ce fut bien celui-là : il représentait le moment où triompha l option de l Algérie française telle que voulue, pensée et mise en œuvre par une minorité d Européens qui se considéraient comme les descendants d une race supérieure et les «missionnaires de la civilisation» en Algérie.» (Honi Kitouni. La Kabylie orientale dans l histoire, Paris, L Harmattan, Histoire et perspectives méditerranéennes, 2013, p.189). 345 F. Charvériat. p

204 la domine, ils s'élancent avec la même ardeur, et toujours l'un d'eux parvient à mettre la main sur l'objet de sa convoitise 346. L habillement des Kabyles les plus pauvres l amène à formuler un jugement des plus méprisants : L ensemble produit, à trente pas, une illusion des plus artistiques. Mais de plus près, la réalité soumet l impression esthétique à une rude épreuve. Ces hardes, ( ), ne sont que d affreux haillons. Les chemises se composent de maints morceaux, plus ou moins cousus ensemble. ( ). Certains vêtements sont même si bien percés de trous qu ils semblent faits moins avec des pièces d étoffe qu avec de vieux débris de filets. Au demeurant, cette idée de s habiller avec des trous est des plus ingénieuses quand, comme le Kabyle, on fait commerce de vermine. Les trous favorisent les échanges, en laissant libre l entrée et la sortie 347. Le rapport au corps est aussi décrit dans la nécessité de dompter le Kabyle, de le priver de sa dignité : [L]e père La Verte est le meilleur des amis. Plein d égards pour ses chevaux, il ne leur dispense qu avec parcimonie les coups de fouet réservés aux indigènes qui ne se rangent pas assez vite sur son passage. Cette équitable distribution accuse chez lui la plus grande sagesse, car, tandis que les indigènes risquent de le retarder ou même de le faire verser, ses chevaux, à condition de ne pas s opposer à leur coutume de suivre le chemin, savent tout seuls, en cas de besoin, éviter le précipice et arriver à destination 348. Lorsqu il se prononce sur la densité de la population en certains lieux, ce n est pas pour parler de moyens de subsistance insuffisants mais pour regretter que le projet de colonisation n aille pas plus rapidement : Aïn-el-Hammam est bâti à plus de 1100 mètres d altitude, sur le versant Sud d un mamelon qui le domine d une centaine de mètres. ( ). Le village, entièrement français, est éloigné de toute agglomération indigène. ( ). Ses quarante et quelques habitants ne comprennent, en dehors des cabaretiers, que des fonctionnaires. Il n y a aucun colon. ( ). Pour coloniser, il faut un territoire libre 346 Ibid. p Ibid. p Ibid. p

205 d habitants. Or, les hectares de la commune sont occupés par indigènes, ce qui fait une population de 240 habitants au kilomètre carré, c est-à-dire près de trois fois et demie plus dense qu en France, où elle n est, en moyenne, que de 71 habitants par kilomètre carré. À moins d expulser en bloc plusieurs tribus kabyles, il est impossible d introduire le moindre colon 349. Les notes de voyage de Charvériat ne sont en rien semblables aux descriptions faites par Camus. Il n y a pas ici d interrogation sur le vrai visage de la Kabylie puisque ce visage apparaît aux yeux du voyageur comme répugnant. Selon Stéphanie Soubrier, doctorante en histoire, François Charvériat décrivait le corps des indigènes guerriers comme des corps à toute épreuve mais habités d une sauvagerie qui trahissait leur incivilité 350. Rien de tel dans les propos de Camus. À la lumière des jugements de Charvériat, on constate que le journaliste d Alger républicain ne cherche pas à défendre la colonisation contre la présence et le bien-être des Kabyles. C est ainsi qu il inscrit comme possibles deux expériences à tenter pour améliorer l habitat : location de logements décents et à prix raisonnable, ce qui existe alors à Bordj- Ménaïel, et mise en valeur d une source qui pourrait desservir quatre douars 351. Mais plus encore, c est l insistance avec laquelle Camus revient sur les conséquences d une absence de routes décentes. C est tout le contenu de l article du 10 juin (AR20), dans lequel il établit une équation entre l absence de routes et les problèmes de santé fort sérieux que subissent les Kabyles. c) L assistance Selon Camus, s il est si important que des routes soient créées, c est que se pose le problème criant des maladies qui déciment la population. Les problèmes touchant l assistance concernent la proximité et le nombre de médecins disponibles sur le territoire kabyle. Camus rapporte que la Kabylie dispose d un médecin pour 349 Ibid. p Stéphanie Soubrier. «Corps guerrier ou corps soldat? Les tirailleurs indigènes dans l empire colonial français sous la IIIe République ( )», Page 19, Paris, Centre d histoire du XIXe siècle, Université Paris-Sorbonne, No. 2, Printemps 2014, [ En ligne ], p.37, Groupements d habitations permanentes ou temporaires. 190

206 habitants. Comme les routes ne sont pas suffisantes et se trouvent impraticables en plusieurs endroits, les malades ne peuvent se rendre chez le médecin qui, lui-même, ne peut aller vers les malades. On comprend bien l importance de la défense des routes dans l article précédent. Avec chiffres à l appui, le journaliste fait voir que les distances à parcourir sont tellement longues qu une infirmière peut faire jusqu à 38 km à dos de mulet pour visiter un malade 352. Dans certaines communes isolées (villages dans les montagnes), personne n a vu de médecin depuis plus de trois ans. Or, rappelle Camus, avec les problèmes de la faim, de l eau impropre à la consommation et du climat (période de chaleurs), les autorités doivent comprendre que des épidémies se développent et tuent les enfants comme les adultes. Avec les révélations sur le nombre de morts par année, selon les âges et selon les communes, Camus réintègre donc le fait moral (moment 1 de l éthique de la responsabilité) dans ce troisième moment qui exige délibération. Jusqu à maintenant, ses articles énonçaient sa perception de la misère kabyle. Il l interprète maintenant en faisant voir comment il serait possible d aider les gens si la volonté politique se manifestait. Puisqu il y a des médecins et des infirmières débordés par les cas de maladies, puisque le nombre de décès déclarés est extrêmement élevé, puisque ces statistiques existent en fait, il est impossible que les autorités ignorent la gravité de la situation. Ce rappel s inscrit donc dans une éthique de la responsabilité, tourné vers l énumération d attitudes possibles mais non équivalentes pour le respect de l être humain : abandonner les Kabyles à leur sort (chômage, salaires trop bas, absence de politique équitable comme dans le cas de l augmentation du prix du blé, sources d eau potable largement insuffisantes et absence de routes permettant à ces gens d aller chercher ou de recevoir l aide sanitaire) ou bien investir les sommes nécessaires là où elle permettront aux Kabyles de restructurer leur milieu de vie. 352 A. Camus. Œuvres complètes, tome I, p

207 d) L enseignement En intégrant les lacunes de l enseignement dans l identification de la misère en Kabylie, Camus pousse plus loin encore la réintégration du fait moral dans un horizon de possibles. À première vue, les problèmes criants qu il a dévoilés rendent illusoire un questionnement sur l enseignement dans l état actuel des choses. Mais, de fait, Camus progresse dans la mise en perspective du fait moral. En effet, nous avons déterminé que le problème moral (la France doit prendre acte de l état de misère en Kabylie et réparer ses torts) reposait non seulement sur la famine mais aussi, et d abord, sur l indifférence de l administration face aux coutumes kabyles. Or, soutient Camus, l une des coutumes de ce peuple est la soif d apprendre. Et la preuve en est le besoin que les gens expriment d avoir des écoles tant pour les garçons que pour les filles. Cependant, soutient-il, alors que l administration coloniale avait annoncé en 1914 la construction de soixante-deux classes et de vingt-deux écoles par an en Algérie, aucune suite n a été donnée à ce projet, même si le budget a bien été alloué et dépensé. L administration doit donc prendre acte qu à cause du manque de respect de cet engagement formel, «( ), un dixième seulement des enfants kabyles en âge de fréquenter l école peuvent bénéficier de cet enseignement 353.» Le jeune journaliste exprime aussi dans cet article sa vision d une Algérie unie. Bien sûr, la prédominance de la culture française l emporte dans sa vision de l Algérie nouvelle, mais le fondement éthique est explicite puisqu il se dit convaincu que les Kabyles veulent intégrer à leur identité la dimension française, mais que les autorités coloniales n ont pas encore fait ce qu il fallait pour que cela se réalise. Et s il utilise le terme «assimilation», c est dans le contexte d une rencontre entre les Arabes et les Français sur un sol commun. Cette rencontre ne peut se faire que par la transmission des savoirs dès le jeune âge, dans des classes où les enfants étudient ensemble, sans distinction ethnique Il importe de souligner la pensée avant-gardiste de Camus à cette époque dans la défense de valeurs d égalité entre les personnes. Nous ferons appel à des exemples 353 A. Camus. Œuvres complètes, tome IV, p

208 récents pour illustrer notre point de vue. Lorsque Camus considère que «[l]es Kabyles auront plus d écoles le jour ( ) où, sur les bancs d une même école, deux peuples faits pour se comprendre commenceront à se connaître 354», il énonce un point de vue structurant sur une humanité susceptible d advenir. La volonté des individus est là, soutient-il en rappelant que les Kabyles lui ont confié vouloir apprendre avec les Français. Mais le pouvoir politique tarde à s harmoniser avec cette volonté. En février 2015, à Pretoria, en Afrique du sud, le problème de la ségrégation au sein de l école primaire a été dénoncé par des parents qui ont rendu publique la décision de la Curro Foundation School de séparer les enfants blancs des enfants noirs sous prétexte qu ils pouvaient ainsi apprendre dans leur langue et en fonction de leur culture. Le ministre régional de l éducation, Panyaza Lesufi, a dénoncé cette décision en soutenant que les Noirs d Afrique du sud n ont pas l intention de se retrouver dans cet état d infériorité dont ils sont sortis au cours des dernières années, rappelant ainsi qu avant 1994 (fin de l apartheid), il n y avait pas de mixité ethnique dans les classes 355. La ségrégation ethnique dans les classes est dénoncée ailleurs dans le monde, dont en France, notamment par le sociologue Georges Felouzis. Ce dernier, depuis 2004, s intéresse à la marginalisation de certaines ethnies au cœur du processus académique. Il est convaincu que c est à l école que se joue la réussite ou non de l harmonisation des rapports sociaux entre les différentes ethnies : On ne peut pas parler de xénophobie ou de racisme. Mais on observe en effet de la ségrégation au collège et certaines origines en sont plus victimes que d'autres: c'est plus net pour les personnes originaires du Maghreb, d'afrique noire ou de Turquie. Peut-on parler de discrimination? Oui et non. Oui car cela crée une situation sociale qui produit une identification de l'individu sur une base ethnique qu'il soit allochtone ou autochtone. Dans les collèges, on observe que ça incite à produire des identités centrées sur l'ethnicisation. Ça peut produire une lecture de la société en termes de relations raciales Ibid. p Agence France-Presse, «Afrique du sud- Le racisme toujours présent», Le Devoir, [En ligne] 4 février 2015, (Page consultée le 4 août 2016). 356 François Jarraud. «- Georges Felouzis : Pour casser les ghettos, il faut rendre plus attractifs les établissements», Entretien avec Georges Felouzis, Le Café pédagogique, [en ligne], Rubrique Le mensuel, 2004, 193

209 Ces deux exemples traduisent bien l importance du rôle de l école dans la construction identitaire des personnes et, conséquemment, des sociétés. La séparation entre ethnies ne peut se justifier uniquement par la visée du respect de la culture d un groupe puisqu au final, le groupe est partie prenante de la société. Si la séparation mène à l exclusion, il y a nécessairement un enjeu éthique considérable. Si nous rapprochons ces exemples de l article de Camus sur l enseignement en Kabylie, il apparaît que le journaliste soulève un enjeu moral qui doit être examiné par le biais de la responsabilité dans la conduite de la politique coloniale : si la France, après avoir colonisé l Algérie, ne s assure pas d intégrer tous les enfants à l école, sans aucune distinction d origine et de culture, alors elle aura failli à son devoir de faire avancer l ensemble de la société. Dans les sociétés du XXIe siècle, le même type d enjeu moral commande à de nouvelles orientations politiques. Camus a aussi mentionné l importance de l éducation pour les jeunes filles kabyles. Ici encore, il faut reconnaître la dimension éthique de ce propos. Dans son article, Camus fait état à deux reprises de la nécessité que les filles puissent s instruire. Il rapporte que certains hommes lui ont confié qu ils souhaitent que cela se réalise pour le mieux-vivre ensemble. Il est intéressant de noter que Camus spécifie que ce sont certains hommes qui attribuent à l enseignement le pouvoir de changer les relations entre les sexes, car il était probablement vrai que tous les hommes ne le concevaient pas ainsi. C est-à-dire que le problème de l enseignement chez les filles n était pas la priorité des Kabyles et cela a perduré pendant plusieurs décennies, bien après le reportage de Camus. La scolarisation des filles en Kabylie a ceci de particulier qu elle a été assujettie à la fois aux traditions patriarcales puis musulmanes, et à une occultation du questionnement sur sa nécessité parce que les Kabyles et les Algériens se livrent une lutte politique depuis quelques années. Pour la majorité des hommes, en 1939 tout comme pour nombre d hommes kabyles rlesghettosilfautrendreplusatractifslesetablissements (Page consultée le 4 août 2016). 194

210 aujourd hui, il faut donc comprendre que l éducation des jeunes filles était un problème secondaire. La réalisatrice Nadia Zouaoui, Kabyle d origine, a questionné la réalité féminine en Kabylie dans un documentaire intitulé Le voyage de Nadia (2006) 357. Il y est question de l enfermement des femmes non seulement dans les villages mais aussi dans les maisons. La soumission aux hommes (le père, le frère puis éventuellement le mari) fait en sorte que les femmes ne peuvent choisir ni de s éduquer, ni de s émanciper. Bien sûr, dans les plus grandes villes, les filles peuvent davantage s instruire. Mais, comme le rapportent des anthropologues ayant étudié cette question en 2014, pour que les jeunes filles kabyles puissent sortir du modèle social que leurs mères reproduisent encore, il faut qu elles aient accès à l éducation. Non seulement pour l acquisition de savoirs, mais aussi parce que la revendication de droits passe obligatoirement par une intégration au réseau social auquel l école donne accès 358 Ainsi, lire en 1939 que rien n est «( ) plus émouvant ( ) que la lucidité avec laquelle certains Kabyles prennent conscience du fossé que l enseignement unilatéral creuse entre leurs femmes et eux ( ) 359», c est se confronter à l exigence d une prise de conscience sur la nécessité de l égalité entre les femmes et les hommes et sur la responsabilité qui revient à l État de donner aux filles les mêmes conditions d accès au savoir et à l intégration sociale. e) Les pratiques économiques Camus identifie encore l évolution de la femme kabyle comme nécessité sociale dans l article du lendemain (AR22), mais il spécifie que ce problème nécessiterait de plus amples recherches, tout comme l émigration et l inégalité des pourcentages sur les revenus communaux entre les Kabyles et les colons venus d Europe. Faute de temps, Camus identifie deux problèmes pressants à résoudre pour 357 Carmen Garcia et Nadia Zouaoui. Le voyage de Nadia, Canada, ONF, 2006, 1h12min, couleur, DVD. 358 Mohand Akli Hadibi (sous la direction de). Cahiers du Crasc, No.31, 2014, [En ligne], (Page consultée le 2 août 2016). 359 A. Camus. Op.cit., p

211 que les Kabyles puissent sortir le plus rapidement possible de la misère, soit la crise de l artisanat et le taux d usure. Avec l artisanat, Camus touche au problème du savoir-faire confronté à la production industrielle qui oblige les artisans à travailler pour peu ou à ne pouvoir suivre le rythme pour répondre à la demande des revendeurs. Ici encore, au-delà du prix de revient, c est à la dignité du travailleur que s intéresse le journaliste. C est pourquoi il considère que l administration gouvernementale doit regarder de près la possibilité de définir les normes de qualité des produits artisanaux, de telle façon que le travail artistique serait protégé et les artisans respectés plutôt qu exploités lors de l échange économique. Ce n est pas sans raison que Camus a mentionné au début de l article l importance de réfléchir plus longuement à la réalité de la femme kabyle. L artisanat kabyle est largement lié au travail féminin. C est que l artisanat berbère procède de la mythologie et répond d abord et avant tout aux codes sociaux et éthiques de la communauté. Les revendications pour la reconnaissance de l artisanat kabyle continuent de se faire entendre aujourd hui. C est ainsi qu est né le projet Codesol (2015), qui vise à créer des passerelles entre la tradition et la modernité, dans le respect des codes esthétiques ancestraux, de telle façon que l art kabyle sera reconnu et que ses artisans pourront vivre de leur travail et aussi de leur culture 360. Si les femmes sont davantage touchées par ce projet, c est qu elles sont déjà au fait du travail artisanal et qu elles pourraient ainsi mieux gagner leur vie puisqu elles sont encore trop peu nombreuses à faire des études plus avancées. La reconnaissance de la valeur du travail et du produit, le lien entre la dignité humaine, la liberté d exercer un travail aimé et la possibilité de bien vivre, c est tout cela qui était présent dans la première partie de l article du 12 juin Le taux usurier est vivement dénoncé par Camus dans la seconde partie de l article. Revenant d abord sur le problème de revente du quintal d olives, le journaliste fait le lien entre manque à gagner et demande de prêt à des usuriers qui les consentent à des taux d intérêt variant entre 50 et 110%. Mais il n y a pas que cela dans le problème de l usure; Camus s indigne que certains Kabyles en soient réduits à

212 perdre leurs terrains qui valent largement la somme initiale empruntée, tout cela parce que le taux d intérêt est exorbitant. La dimension éthique qui habite cette dénonciation n est pas d abord dans le taux réel qui est, sans conteste, tout à fait inacceptable. C est plutôt dans ce souci de désigner ouvertement une pratique comme un fléau social que les Kabyles euxmêmes ne remettaient pas nécessairement en question. Ici, Camus n est pas témoin prophète uniquement pour ses lecteurs et pour l administration coloniale, mais l est aussi pour les Kabyles. En effet, dans un article consacré aux pratiques économiques en Kabylie, La revue des deux mondes spécifiait en 1865 que le prêt avec intérêts était non seulement légal en Kabylie mais considéré comme normal. Des taux d intérêt variant entre 33 et 60% n étaient aucunement remis en question puisque les contrats se faisaient par consentement mutuel 361. Bien que ce ne soit pas le lieu ici de développer ce sujet, il est tout de même intéressant de mentionner que cet accord de principe repose aussi sur la politique du don en Kabylie. Comme le rapporte François Athani dans sa thèse de doctorat portant sur le don selon l interprétation du sociologue René Maunier, la taoussa (tawsa) est une fête kabyle au cours de laquelle l initiateur de la cérémonie reçoit des dons à charge de retour, sans savoir à l avance à quel moment il devra remettre certains de ces dons. C est donc dire qu il peut avoir à vendre des biens pour respecter les termes de l échange 362. C est peut-être pourquoi Mouloud Feraoun, dans Jours de Kabylie, caricature quelque peu la présence de l usurier à la djemaâ : [C]omme on n était jamais sûr de se passer de ses services, on ne lui montrait pas trop qu on le détestait et on faisait mine de s intéresser à ce qu il disait. C était d ailleurs un malin qui connaissait bien les gens et devinait leurs secrètes pensées. Quand ses débiteurs jouaient avec lui sur les damiers creusés dans les dalles, ils perdaient 361 N. Bibesco. «Les Kabyles du Djurdjura», Revue des deux mondes, [En ligne], tome cinquantesixième, 1 er mars 1865, p.583, Cne9p5D1cC&lpg=PA583&dg=taux+usuraire+en+kabylie&source=bl&ots=XhF4i0gMYn&sig=t9fS8 (Page consultée le 6 août 2016). 362 François Athani. Le don- Histoire du concept, évolution des pratiques, thèse de doctorat présentée à l Université Paris X, 2008, p.135, en ligne], 197

213 régulièrement par politesse et lui triomphait ironiquement en ayant l air de dire : «oui, tu fais bien de perdre» 363. Pour Camus, le prêt usurier doit disparaître parce qu il souscrit au maintien de la misère en Kabylie. Il informe ses lecteurs du rôle joué par les fonds communs des sociétés de prévoyance et les Caisses de prêts, lesquelles ont été créées pour garantir des prêts à des taux plus acceptables que ceux des usuriers. Cependant, souligne Camus, deux problèmes majeurs ternissent le bon fonctionnement de ces organismes : il y a encore trop d intérêts privés en cause et les banques privées sont parfois financées à même les fonds communs, ce qui autorise les banquiers à choisir leur clientèle (les payeurs les plus solvables) et à fixer les taux. Les petits prêts visant à aider les Kabyles sans les mettre en danger de tout perdre occupent alors une moindre part dans le roulement économique. L administration coloniale se doit donc d être attentive aux rouages économiques qu elle met en place si elle veut protéger les individus de la misère et de l injustice. f) Présentation sociale des différentes options que l éthicien entend proposer pour modifier les conduites humaines (moment 4 de l éthique de la responsabilité) Dès le premier article du reportage sur la Kabylie, Albert Camus avait annoncé qu il aurait des recommandations à faire, une fois la misère expliquée et ses causes discutées. Les trois derniers articles se veulent ainsi porteurs d un message parce que, selon le journaliste, décrire n est suffisant que s il y a prescription de tâche pour modifier l ordre des choses. Le quatrième moment de l éthique de la responsabilité, en ce qui concerne la misère en Kabylie, se précise dans le questionnement suivant : en tenant compte des habiletés des Kabyles à organiser leur propre milieu social, comment l administration coloniale pourrait-elle leur offrir un meilleur support politique, économique et social pour leur permettre de sortir de la misère tout en respectant l identité de la région et de ses habitants? 363 Mouloud Feraoun. Jours de Kabylie, Paris, Seuil, Points, 1968, p

214 Dans l article «L avenir politique» (AR23), Camus souligne qu il faut s appuyer sur les meilleures expériences réalisées en Kabylie pour leur donner de l extension le plus rapidement possible, vu l urgence de la situation. C est à la démocratie que Camus fait d abord appel. Pour lui, il importe que les Kabyles prennent en main les rênes du pouvoir décisionnel afin de ne pas être à la merci du seul pouvoir colonial ou encore du caïdat. En effet, il ne fait aucun doute pour Camus que les Kabyles n obtiendront pas l autonomie politique nécessaire à leur épanouissement s ils continuent à dépendre de ce double appareil administratif. Le caïdat était l ancienne forme de représentation locale, à laquelle s est juxtaposée la représentation coloniale. L historien Tahar Ouachi estime que la rémunération d un caïd par les Français, suivant ce qui avait déjà été institué par les Turcs, équivalait à un dixième des amendes et impôts prélevés 364. Le caïd était également nommé selon ses habiletés à faire preuve d autorité, d autant qu à la fonction s ajoutait le rôle de policier. Selon Ouachi, le fait que les caïds étaient nommés par le pouvoir colonial et non élus par le peuple mettait les individus en colère, surtout parce qu ils savaient que l un des mandats du caïd était de rapporter aux autorités françaises tout ce qu il pouvait apprendre de la vie de chacun. On comprend ainsi pourquoi Camus revendique pour les Kabyles le droit d élire ceux qui les représentent. Ce souci pour la démocratie commence donc à se préciser chez le jeune journaliste et sera partie prenante de tout son travail dans les années à venir. Il semble bien que l idée de la démocratie s annonce d abord et déjà chez lui comme un décloisonnement des structures au sein même du quotidien. Si la rigidité sociopolitique envahit le travail et la vie de tous les jours, il reste peu d espace pour trouver les repères nécessaires à la prise en charge de son espace. Alors comment sortir de la misère, comment trouver des solutions à même le bagage de savoirs partagés entre tous si nous est refusée l opportunité de les expérimenter? Camus 364 Tahar Ouachi. «La mise en place de l administration civile en Algérie et la pérennité du caïdat», Bulletin de l Institut d histoire du temps présent, No.87, 2007, [En ligne], (Page consultée le 8 août 2016]. 199

215 donne l exemple du douar des Oumalous, près de Fort-National, qui fonctionne en douar-commune avec une mairie peu éloignée des villages qu elle dessert, et surtout avec des responsables élus par les Kabyles. Cela fonctionne, écrit Camus, et il importe que l administration coloniale en tire une leçon puisque les Kabyles se sentent confortables avec cette structure administrative alors que c est la «( ) première fois [qu ils] ont affaire à des élus qu ils peuvent contrôler, qui leur sont abordables et avec qui ils discutent et ne subissent pas 365.» L État doit aussi être partie prenante des grands travaux d infrastructure permettant de remettre les gens au travail et de les payer décemment. Construire des routes et des aqueducs rendra la Kabylie plus habitable et la France, en donnant des salaires dignes et justes, récupèrera son investissement puisque les Kabyles sont connus pour consommer. Ici encore, des expériences démontrent clairement le bienfondé de cette décision administrative mais elles demeurent isolées. Le questionnement éthique de Camus se veut donc également axé sur la logique, ce qu il appelle à quelques reprises le bon sens (AR24). Enfin, ces travaux ne pouvant donner du travail à tous les Kabyles, Camus réitère l importance d alléger l émigration temporaire vers l Algérie, là où ils pourront aider au développement agricole grâce à leurs expériences de paysannat. Quant au développement en sol kabyle de la production en olives et en figues, il importe de les aider à créer des coopératives qui permettront de mieux gérer la production et son écoulement, mais aussi de financer à des taux acceptables les agriculteurs qui en auraient besoin. Au final, le reportage sur la misère en Kabylie se trouve d abord être un compte-rendu des attentes des Kabyles selon leur volonté de développer leurs villages et communes selon leurs expériences ancestrales, leurs forces et leur culture. Au moment où paraît ce reportage, la France est en train de modifier plusieurs aspects politiques, économiques et juridiques de l Algérie. La dimension éthique des revendications de Camus se trouve d autant plus importante qu elle cible ce qui est 365 A. Camus. Op.cit., p

216 véritablement en jeu, soit le type d alliance qui se créera entre la France, l administration ancestrale et les individus Sous les éclairages de la guerre A) Le contexte La publication de Soir républicain 366 ne dura que quelques mois, pour des raisons de censure et de manque de papier (en raison du contexte politique). Pascal Pia et Albert Camus y traitèrent particulièrement de la guerre, cherchant à témoigner pour l avenir de ce qu il y avait d inacceptable à y consentir. Le 17 septembre 1939, le journal lance le débat en faisant valoir non seulement l inutilité du sacrifice offert par les combattants de mais aussi la rencontre de la fatalité pour cette nouvelle génération qui croyait qu un monde meilleur était encore possible : Beaucoup d entre nous n avaient pas bien compris les hommes de Nous sommes plus près d eux maintenant, car nous savons qu on peut faire une guerre sans y consentir. Nous savons qu à une certaine extrémité du désespoir, l indifférence surgit et avec elle le sens et le goût de la fatalité. ( ). [Les hommes de 1914] pouvaient croire qu ils faisaient cette guerre pour qu elle soit la dernière. Jamais plus, cet espoir ne sera le nôtre. Les hommes de 1914 pouvaient espérer dans une réaction des peuples. Tant d efforts pour la paix, tant d espoirs mis sur l homme, tant d années de luttes ont abouti à cet effondrement et à ce nouveau carnage 367. Depuis les premiers articles et reportages pour Alger républicain, le rapport qu entretient Camus avec le journalisme a changé 368. La formation rapide de Soir républicain, l entêtement à écrire malgré les difficultés rencontrées, la tentative de sauver la publication après le départ de Pia, tout cela révèle une appropriation de l écriture sur une base régulière dans la volonté d informer et surtout de faire réfléchir. La série d articles composant la rubrique «Sous les éclairages de guerre» 366 Soir républicain pris le relais d Alger républicain qui dut fermer principalement pour des raisons de censure récurrente. Cette fois, il est mis sur pied par Pia et Camus. 367 A. Camus. Œuvres complètes, tome I, p Rappelons que Camus a souvent décrit son travail de journaliste comme gagne-pain. 201

217 s étendra sur près de deux mois. Pia et Camus ne suffiront pas à la tâche de donner toutes les informations qu ils voudraient recenser pour le bénéfice du lecteur. Les évènements vont vite, les esprits s échauffent, les camps se positionnent. Toutefois, Camus pourra poser clairement ses valeurs et continuer de faire évoluer une éthique de la responsabilité dans laquelle le principe d insoumission deviendra de plus en plus prégnant. B) Présence du témoin prophète La Deuxième Guerre mondiale représente dans le cheminement intellectuel de Camus le noyau même de toute son œuvre. Les idées qu il se faisait sur la vie, la liberté, le travail de création et l indépendance individuelle nécessaire à l appréciation de l existence se trouveront piégées dans l arbitraire propre à toute guerre et dans le désespoir humain qui l accompagne. C est de cela que le journaliste témoignera pendant les années à venir, même (et peut-être surtout) lorsque la guerre sera terminée. L absurdité frappera l imaginaire de Camus et, de conceptuelle qu elle fut peut-être davantage jusqu alors, elle se posera comme l éclairage nécessaire au travail du journaliste. C est bien de cette absurdité que Camus veut témoigner dans les articles consacrés à la guerre dans Soir républicain. Outre la conviction qu il est absurde que la guerre de n ait rien appris aux hommes sur le sens de la vie, il est d abord et avant tout absurde que la guerre mette fin «[aux] images fragiles et précieuses d un passé où la vie gardait son sens : joie des corps dans les jeux du soleil et de l eau, printemps tardif dans des éclatements de fleurs, fraternité des hommes dans un espoir insensé. Cela seul était valable. Cela seul est encore valable mais n est plus possible 369.» La présence de la guerre, c est la mise entre parenthèses du droit de chaque être humain de trouver dans la liberté de certains moments privilégiés (joie des corps dans les jeux du soleil, par exemple) le souffle qu il faut pour continuer à vivre. À première vue, c est là un pauvre argument comparé aux stratégies politiques et aux justifications que les États ont toujours données à la mise en œuvre de conflits guerriers. Pourtant, 369 Idem. 202

218 si nous revenons à la grille d analyse de Raymond Boudon, il y a dans cette image que présente Camus à ses lecteurs la validation du principe normatif de la vérité 370. C est sur lui que repose, au final, le désir de Camus de continuer à écrire presque tous les jours sur un thème contre lequel, dans l immédiateté des faits, il ne peut absolument rien. Alors il reste à témoigner de ce qui se perd pour l humanité dans une guerre 371. Le journalisme se pratiquera maintenant dans tout ce que le souci du prophète implique (Weber) : lier et délier, fonder et contester. En quelques semaines, Camus va donner à ses lecteurs un très grand nombre d informations qu il analysera, mettra en contexte, comparera, critiquera, dans un sentiment d urgence tel qu on sent dans l ensemble du propos le désir de convaincre les individus qu il est encore temps d arrêter. C) Composantes d une éthique de la responsabilité 1- Constitution d un fait moral déterminé (moment 1 de l éthique de la responsabilité) Camus ne croyait pas qu un seul pays puisse être tenu responsable du déclenchement d une guerre, quelle que soit l idéologie en présence. C est ainsi qu un peu plus d un mois après le déclenchement de la guerre, il offre à ses lecteurs l opportunité de réfléchir aux causes réelles (valeur de vérité) du conflit 372. Il soutient d abord (SR2) que la thèse du militant pacifiste Léon Emery 373, selon qui le déclenchement de la guerre en septembre 1939 reposait sur le principe de l honneur 370 Nous avons expliqué ce principe à la page 92 de notre thèse. 371 C est peut-être davantage aujourd hui, avec la présence grandissante du terrorisme à l échelle mondiale, que nous pouvons comprendre la valeur réelle du principe auquel adhère Camus lorsqu il oppose le plaisir simple de vivre (à travers les difficultés du quotidien) à l horreur de la guerre. Les victimes des groupes terroristes sont décrites comme innocentes, privées maintenant du droit à vivre tranquillement leur vie. Ce n était pas le même sentiment qui animait les individus face aux soldats : ceux-là faisaient leur devoir, ils n étaient pas morts inutilement. Nous reviendrons sur cette idée lorsqu il sera question des articles concernant le conflit entre l Algérie et la France. 372 Cette recherche de vérité vaudra à Camus d être soupçonné de pactiser avec l Allemagne nazie. 373 Léon Émery ( ) fut collaborationniste, croyant que l Allemagne devait gagner la guerre pour réprimer l impérialisme soviétique en Europe. 203

219 plutôt que sur les seules discordes économiques ou commerciales, est insuffisante 374. Camus ne rejette pas cette possibilité de l honneur en cause mais, demande-t-il, est-ce suffisant pour justifier l entrée en guerre d autres États? Si le principe de l honneur est le facteur décisif, ne convient-il pas de questionner les éléments qui le soutiennent, qu ils soient historiques, idéologiques, économiques, politiques, géographiques, moraux, ethniques ou culturels 375? Autrement dit, pour que l Allemagne réussisse à déclencher les hostilités en Europe, avec le principe d honneur comme faire-valoir, que faut-il comprendre de la toile de fond qui, depuis quelques années, lui permettait d étendre son jeu? La responsabilité à laquelle le journaliste convie son lecteur est la suivante : plutôt que de croire les raisons officielles qui justifient un fait, ici la guerre, il importe de chercher à démêler l écheveau complexe de la réalité sociale. C est donc à l idéologie politique du national-socialisme hitlérien qu il faut s intéresser. Camus rappelle la critique du juriste gaulliste René Capitant ( ) qui commença en 1935 à faire connaître son point de vue dans les revues spécialisées après avoir étudié minutieusement Mein Kampf. Cette critique est tenue pour essentielle par nombre d experts, dont le juriste Olivier Beaud : De ce point de vue, [la démarche de René Capitant] diffère totalement de son contemporain, Franz Neumann, qui considère l idéologie nazie comme une doctrine purement opportuniste sur laquelle on ne peut fonder aucune analyse sérieuse du régime. À l inverse de cette démarche marxiste qui propose de relativiser l idéologie nazie au profit de l analyse des rapports sociaux, [Capitant] juge importants de tels textes et leur confère une certaine cohérence doctrinale. Il souligne d ailleurs l intérêt que le régime lui-même prête à sa propre idéologie : «le national socialisme prétend être une doctrine, et il attend de lui-même sa plus grande force d expansion et de rayonnement». Dès 1935, Capitant, témoin attentif des premiers succès d Hitler avertit tous les penseurs 374 L Allemagne déclare la guerre à la Pologne le 1 er septembre après le refus de la Pologne de céder la ville de Dantzig qui fut déclarée ville libre après la Première Guerre mondiale (Traité de Versailles), régie par la Société des Nations afin que les conflits entre la Pologne et l Allemagne ne se répètent plus. Dantzig est aussi un corridor maritime donnant sur la mer Baltique. 375 Cahiers Albert Camus 3, Fragments d un combat , tome 2, édition établie, annotée et présentée par Jacqueline Lévi-Valensi et André Abbou, tome 2, Paris, Gallimard, 1978, p

220 marqués par la philosophie matérialiste qu ils ne devraient pas balayer d un revers de la main toute cette «mystique» nazie. C est pourquoi il cherche à dégager la logique profonde de cette doctrine. Il s est aperçu en effet «qu une analyse de l État ne saurait suffire à rendre compte du nouveau régime. Il faut d abord prendre pleinement conscience d une authentique révolution intellectuelle, puis étudier l impact de cette révolution sur l organisation de la société par l intermédiaire du pouvoir politique» 376. Ce que nous apprend Capitant, souligne Camus, c est que la réalisation concrète de la doctrine du national-socialisme a été le seul leitmotiv de Hitler : Naturellement on ne saurait regarder comme des abandons de la doctrine certaines promesses faites dans des discours ou des traités au cours des années pour endormir des méfiances ( ), et démenties ensuite par la pratique de la politique hitlérienne. Elles n étaient que des ruses opportunes- abandonnées dès qu elles cessaient d être utiles- pour l exécution du plan conforme à la doctrine et qu elles ont permis à Hitler jusqu à 1939 de réaliser pleinement 377. Au moment où l Allemagne déclare la guerre à la Pologne, il y a près de six ans que les États européens connaissent la doctrine hitlérienne. C est cet état de fait qui sera la principale composante du fait moral propre à la série d articles «Sous les éclairages de guerre» : Or, cette doctrine hitlérienne, ( ), me paraît nettement rejetée, condamnée, comme reposant sur une fausse vision de la réalité et sur des postulats et des buts d action inhumains. Tant par elle-même, que par le régime qu elle inflige au peuple allemand, elle me semble être une des formes les plus abominables du mal 378 dans la pensée politique et dans la vie politique Olivier Beaud. «René Capitant et sa critique de l'idéologie nazie ( )», Revue Française d'histoire des Idées Politiques 2/2001 (N 14), p , paragraphe 6, [En ligne], (Page consultée le 12 août 2016). 377 Cahiers Albert Camus, op.cit., p Emmanuel Lévinas, qui a développé une éthique de la responsabilité suite à la Deuxième Guerre mondiale, avait fait paraître en 1934 un texte sur l idéologie allemande de l époque (Quelques réflexions sur la philosophie de l hitlérisme). Lévinas mettait l Europe en garde contre la politique primaire défendue par Hitler, entérinée, peut-être à leur insu, par les bourgeois allemands qui fermaient les yeux sur l irrégularité morale de la doctrine pour jouir d un confort matériel qui jusqu alors était réservé à l aristocratie. 379 Cahiers Albert Camus, p

221 Cet extrait porte en filigrane le principe de l insoumission constituant l éthique camusienne. En effet, en rappelant (ou en informant) au lecteur que la classe politique européenne était bien au fait des visées de l Allemagne nazie, le journaliste cherche à responsabiliser le citoyen : o Le citoyen doit connaître la réalité pour ne pas être captif d un mensonge ou d une indifférence d ordre politique. o Le citoyen doit pouvoir évaluer les conséquences du mensonge, d autant qu elles le concernent au plus haut point, touchant son droit à la vie. Il y a donc plus que la doctrine hitlérienne à comprendre : ce qu il faut moralement examiner, c est l action réelle des dirigeants (particulièrement ceux de la France et de l Angleterre) pendant les années d avancement du national-socialisme et ce qu ils doivent justifier en 1939 lorsqu ils consentent à la guerre contre l Allemagne 380. Le fait moral s énonce donc ainsi : parce que la doctrine nazie était 380 Il importe de souligner ici que le fait moral que nous jugeons implicite à la série d articles que Camus consacra à l entrée en guerre de la France et de l Angleterre contre l Allemagne relève à la fois des contenus de ces articles et de la position de Camus à cette époque sur l immoralité de la guerre. Le problème de l immoralité peut aussi se poser lorsqu il est question de ceux et celles qui refusent la guerre, quelles qu en soient les raisons justificatrices. Un tel refus ne relève-t-il pas alors d une naïveté dont la faillibilité serait rendue visible par les conséquences réelles sur la vie des individus qui seraient envahis, voire détruits par un pays ennemi? La position initiale de Camus sur le sens de la guerre peut donc être questionnée. Mais il faut aussi tenir compte d une idéologie politique de l entre-deux-guerres qui a mené au mouvement pacifiste, tant en France qu en Allemagne. Face aux horreurs générées par la Première Guerre, des intellectuels et militants des deux pays ont choisi de défendre la paix comme seule valeur susceptible d unir les nations et de permettre l évolution des individus. Si le pacifisme a connu différentes interprétations, certains l ont conçu comme un absolutisme, niant ainsi le droit-à-être de la guerre. Chez les intellectuels français, nombreux furent ceux qui se réclamèrent d une position pacifiste sans réserve, même lorsque les pacifistes allemands durent renoncer à leur idéal : «Avec l arrivée d Adolf Hitler au pouvoir [1933], le pacifisme allemand est contraint au silence ou à l exil. Dans son livre Mein Kampf, Hitler a exprimé en toute clarté ce qu il pense du pacifisme et des pacifistes à l aide d arguments socio-darwinistes.» (Gilbert Merlio, «Le pacifisme en Allemagne et en France entre les deux guerres mondiales», Cahiers Irice, 2-11/2, No.8, [En ligne], segment 47, (Page consultée le 28 décembre 2016). En France, les partis politiques, particulièrement ceux de gauche, tendent vers le pacifisme tout au long des années trente. Quant aux intellectuels français, «[ils] sont, dans leur grande majorité, obsédés par la paix, ce qui les conduit à l aveuglement. ( ). Après l Anschluß, le philosophe Alain avait lancé un appel invitant à rester soi-même (c est-à-dire à ne rien faire), message contresigné par André Breton, Félicien Challaye, Victor Margueritte et Léon Werth.» (Ibid, segment 40). Nous ne prétendons pas que la répugnance de Camus envers le phénomène de la guerre s inscrit totalement dans cet horizon herméneutique puisque sa pensée est déjà empreinte de considérations philosophiques sur le problème de la mort et de l absurdité à laquelle elle renvoie. Cependant, il connaît les romans de 206

222 connue et ne ressemblait en rien aux valeurs dont se réclamaient la France et l Angleterre (SR3), il est inadmissible que ces deux pays aient choisi d entrer en guerre contre l Allemagne. Nous pouvons le schématiser ainsi : Figure 4 : Fait moral associé aux articles sur le déclenchement de la Deuxième Guerre mondiale 2- Recherche des racines ayant donné lieu à la morale maintenant questionnée par l éthicien (moment 2 de l éthique de la responsabilité) Pourquoi la France et l Angleterre ont-elles suivi l Allemagne dans cette nouvelle guerre en faisant notamment valoir que le peuple allemand devait être délivré du national-socialisme? Comment ces deux pays peuvent-ils proclamer l importance de la paix en août et entrer en guerre le mois suivant? Ce sont les questions qui préoccupent Camus au cours de l automne Il justifie cette recherche de réponses et convie ses lecteurs à faire de même dans un article du 6 novembre (SR4), en opposant les forces d asservissement politique à l indépendance de l homme capable d esprit critique. L homme indépendant, écrit-il, fait preuve de vertu et se positionne contre toute tentative de le mener à la mort contre son gré : ces intellectuels qui prêchent le pacifisme (rappelons-nous ici qu il fut déjà sensible au roman de Dorgelès dès son jeune âge), tout comme il est au fait de l idéologie pacifiste. 207

223 L indépendance est d ailleurs une vertu difficile à maintenir. Il y a contre elle l intérêt, l ambition, le mensonge et la paresse. Cette coalition est redoutable. On peut la voir à l œuvre aujourd hui sur l Europe entière. ( ). Les forces d asservissement ont tellement conscience du pouvoir infini de l indépendance que l affirmation raisonnée de celles-ci agit sur elle comme un chiffon rouge déployé devant un taureau. ( ). Elles menacent ou elles frappent. ( ). Une seule chose tue [l esprit d indépendance], et ce sont les balles ou le couperet. Les forces d asservissement en arrivent quelquefois là 381. a) Incompréhension de l essence de la doctrine hitlérienne La raison fondamentale énoncée par Camus pour expliquer le déclenchement de la guerre se trouve non pas dans la doctrine hitlérienne elle-même (puisqu elle était connue depuis quelques années 382 ), ni dans le mal propagé au sein de la communauté allemande (puisque les États français et britannique ont soutenu ne pas vouloir faire plus de tort au peuple allemand). C est ici que Camus sépare le mensonge de la vérité. Les propos tenus officiellement cachaient déjà des intentions moins pures qui se présenteront d elles-mêmes lors du déclenchement des hostilités et dans les mois suivants. Ainsi, la guerre aurait été déclenchée parce que la doctrine hitlérienne doit se comprendre dans «( ) sa réalisation dans l ordre international, effectuée, ou préparée et commencée, subie et redoutée ( ) 383.» C est en fonction de cette axiologie que le rôle premier de l Allemagne prend sa justification. Non pas à cause d un préjugé défavorable à son endroit mais par la compréhension de l avancée des pions face à l indifférence ou la peur des autres États. C est de n avoir pas répondu devant leur peuple respectif du danger pourtant connu que représentait l idéologie nazie pour tous les citoyens que sont jugées responsables la France et l Angleterre. C est d avoir signé des traités dont il était manifeste qu on ouvrait ainsi la porte au 381 A. Camus. Fragments d un combat, p Notons que l extrême droite française, par l entremise des Éditions latines, faisait circuler, depuis 1934, des extraits de Mein Kampf en guise d avertissement à la France. En 1938, Hitler autorisa la publication de son livre chez Fayard, avec certaines modifications sur les rapports franco-allemands. Cf : (Page consultée le 14 août 2016). 383 Ibid. p

224 gouvernement allemand pour envahir l Europe 384. D avoir fait appel aux analyses de René Capitant donne du poids aux raisons que le journaliste formule au tout début de la guerre et qui deviendront évidentes au fil du temps. Ainsi, les propos de Capitant laissent peu de doute sur ce qui menace l Europe, comme le rapporte Olivier Beaud : Très concrètement, le nationalisme allemand signifie l asservissement de l individu, son encadrement, et, plus globalement, la transformation de l Allemagne en une immense caserne. L un des traits de cet État totalitaire est précisément l embrigadement de la population prise au piège dans une sorte de mobilisation permanente du pays. Le socialisme, que revendiquent les nazis, n est en réalité autre chose qu un socialisme de caserne qui transforme chaque citoyen en soldat et la population dans son ensemble en une immense armée. C est un socialisme essentiellement militaire. Ce qui pour nous, n est qu un paradoxe, la caserne parfaite réalisation de l idéal communiste, devient en Allemagne, la devise du régime. Le socialisme, tel que nous l entendons, s écrie le Dr Goebbels, est le meilleur héritage de la Prusse. C est un socialisme soldatique. Socialisme prussien, le mot revient constamment dans la bouche des chefs hitlériens. Cette notation effectuée dès 1935 par Capitant est sans cesse «concrétisée» dans ses articles sur le droit public hitlérien. Dans son article sur «l État national-socialiste», il cite l éloge fait par le Dr Dietrich du dressage de caserne (den Kasernenhofdrill), le dressage militaire étant considéré comme le modèle de l éducation qu il faut étendre à toutes les formations annexes du parti (éducation de la jeunesse). Il montre comment c est cet esprit de discipline, cette reconnaissance et cette soumission absolue aux chefs que le national-socialisme a donnés à l Allemagne. Et pour mieux illustrer cette thèse générale, il cite et traduit le serment des membres du parti d obéir à Hitler, serment écrit-il où nous voyons une abdication de la liberté, mais que le national-socialisme exalte comme le triomphe de la volonté et de la personnalité. Ainsi, cette idéologie nationale-socialiste renverse toutes les valeurs : la liberté et la volonté, jadis l apanage de l individu, sont transférées à la collectivité tout entière, au peuple Le Pacte germano-soviétique de non-agression, par exemple, le dernier en date (août 1939) avant l attaque de la Pologne, qui permit à l Allemagne de ne pas craindre l URSS puisqu une clause secrète prévoyait le partage de la Pologne entre les deux pays en cas d invasion. 385 O. Beaud. Op.cit., segment

225 b) Détournement du mandat de la Société des nations Mais ce peuple, au service de la Nation, marquerait la fin de la démocratie et l espoir d un monde meilleur. Camus s interroge, à ce sujet, sur le rôle que devait jouer la Société des Nations 386. Son inefficacité devient une deuxième raison au problème du mensonge entourant le déclenchement de la guerre. Selon Camus, ce n est pas parce qu elle n en a pas les moyens, mais bien parce que ses représentants sont les seuls membres de gouvernements dont les tendances belliqueuses rendaient nécessaire la création de la S.D.N à la fin de la Première Guerre mondiale (SR9). Or, si le but est de garantir la paix, demande Camus, qui peut bien avoir intérêt à ce que toutes les mesures soient prises à cet effet? Le peuple, bien sûr, lequel n a aucun droit de regard sur le fonctionnement de la S.D.N. Si vraiment, lors de sa création, les États avaient voulu la paix une fois pour toutes, c est au peuple qu on aurait transmis les rênes du pouvoir de cette société dont le principe initial n a pas à être remis en cause. c) L idée de la croisade Dans la série d articles consacrés au déclenchement de la guerre, Camus choisit à deux reprises l intitulé «croisade»; dans un premier temps, le terme est appliqué à la doctrine national-socialiste de Hitler (SR4) et, dans un deuxième temps, au déclenchement des hostilités entre l URSS et la Finlande (SR8). L idée de croisade est identifiée comme l une des causes de la guerre lorsqu elle se présente sous les traits d une utopie criminelle et meurtrière. Criminelle d abord, parce que l idée de croisade est un mensonge éhonté. Meurtrière ensuite, par voie de conséquence. 386 La S.D.N fut fondée en 1920 dans le but d assurer la paix mondiale tout en garantissant l égalité des Nations et l indépendance des États. Deux limites importantes l empêchèrent de jouer le rôle que son principe constitutif déterminait pourtant : un vote doit être unanime et elle ne disposait d aucun pouvoir militaire international pour déjouer les forces ennemies. L Allemagne, l URSS et le Japon quittèrent la S.D.N en Il est intéressant de noter que parmi les grands échecs de la S.D.N se comptent, en série à partir de 1935, plusieurs interventions de l Allemagne : le réarmement du pays et le rétablissement du service militaire ; la remilitarisation de la Rhénanie ; le rattachement de l Autriche à l Allemagne nazie ; l annexion de la région des Sudètes ; l instauration du protectorat allemand en Bohème-Moravie puis l invasion de la Pologne avant le déclenchement de la guerre. Cf : (page consultée le 14 août 2016). 210

226 Selon Camus, les doctrines politiques ne peuvent être considérées comme des articles d exportation, c est-à-dire qu elles ne peuvent être récupérées par des États extérieurs pour être modifiées ou anéanties. La logique sous-jacente à ce jugement est la suivante : si les méthodes de raisonnement d un État sont à ce point lacunaires qu il en vient à nier l importance de la démocratie et des principes humanitaires, comment les États extérieurs pourraient-ils parvenir à le convaincre de la fausseté de ses jugements? Pour Camus, toute prise de conscience part de soi et ne saurait être imposée, même avec les meilleures intentions possibles. Un État ne pourra guérir ses plaies que par un travail interne de réflexion. C est donc mentir que de laisser entendre que la guerre peut jouer ce rôle. Camus n envisage pas autrement la guerre que comme une somme de procédés liant horreur et anéantissement, d autant plus que ses résultats sont toujours incertains 387. Incertains pour le rétablissement de la paix, incertains quant au nombre de victimes qui paieront le prix de ce mensonge. Le mensonge vient aussi de la manipulation de l opinion publique. Camus invite ses lecteurs à user de prudence dans l examen des événements, dans la justification que les États proposent pour que l escalade guerrière suive son cours. Sans nommer le terme dans cet article (SR8), il s agit bien chez Camus du rejet de toute forme de propagande. Camus se demande si les agences allemandes ne fabriquent pas de l information au sujet du déclenchement des hostilités entre la Finlande et la Russie en novembre Il ajoute que tout mensonge repose tout de même sur des faits et lorsqu à ces derniers se greffent les rancœurs du passé, l idée de croisade semble s imposer comme nécessaire. La troisième racine du problème de la guerre réside donc dans cette incapacité chez les dirigeants de taire une fois pour toutes les bavures passées, les injures subies et de reprendre les hostilités en fonction de ces échecs. Que reste-t-il des possibilités pour un avenir meilleur, demande Camus, si le passé, dans son imperfection humaniste, guide les actions présentes? 387 A. Camus. «La doctrine du national-socialisme- croisade?», Fragments d un combat, p

227 Il est intéressant de noter que la critique de la propagande que fait Camus en l associant à l utopie ouvre la voie à la critique qu il fera du rôle de la presse dans les années suivantes. Également, bien qu en 1939 il soit encore enclin à idéaliser la volonté politique de pays tels que la France ou la Grande-Bretagne et projeter sa critique de la propagande vers l Allemagne, il n en demeure pas moins qu il identifie l une des causes majeures de l aliénation des consciences. La propagande sera analysée sous toutes ses coutures après la Deuxième Guerre mondiale et, bien qu elle ne cesse de s imposer depuis à un rythme que permettent les communications de masse, son rapport au mensonge est clairement établi. Albert Camus, en s indignant que ce type de mensonge puisse faire accepter l idée de la guerre chez la majorité des Européens, pose donc un jalon pertinent dans l exigence réflexive qui se donne à chacun. 3- Réintégration du fait moral dans un réseau de catégories du possible (moment 3 de l éthique de la responsabilité) C est dans l article intitulé «Comment aller vers un ordre nouveau» (SR6) que Camus se fait davantage critique envers les gouvernements français et britannique. C est également l article de cette série qui véhicule le plus d indicateurs éthiques. Quant au paradigme de l insoumission, il prend maintenant une forme que les articles écrits depuis ses débuts dans le journalisme n avaient pas encore connue. Le fait moral auquel Camus s attache est donc que la France et l Angleterre doivent justifier les raisons de leur entrée en guerre contre l Allemagne et y mettre fin le plus tôt possible. L éthique de la responsabilité exige la promotion de la vérité dans les affaires humaines. En période de guerre, soutient le journaliste, le premier élément sur lequel il faut être clair, cohérent et honnête, c est la définition que l on donne à la paix et les mesures nécessaires à son maintien. La paix, selon Camus, n est pas un terme utile en diplomatie, elle est une valeur première pour les peuples et la maintenir est un devoir absolu pour les dirigeants. Mais comment ces derniers peuvent-ils la 212

228 garantir sans entrer en guerre? Car le problème que Camus identifie est bien celui de l attitude des dirigeants qu il nomme maintenant des dictateurs belliqueux : «( ) la volonté de paix qui anime indiscutablement nos peuples sert elle-même à les soutenir et les exciter dans la lutte contre l ennemi 388.» Cette conception de la paix ne peut donc aucunement amener les dirigeants à mettre fin aux hostilités. Faut-il alors s interroger sur le sens réel de la guerre et cesser d y voir le moyen ultime de parvenir à la paix? Camus délibère donc ainsi au sujet du rapport entre la paix et la guerre : si la plupart des individus veulent la paix, c est peut-être avant tout pour repousser hors des frontières de l acceptable toute ouverture à la guerre. La paix, à la limite, peut devenir un état de fait ennuyeux qui ne fera pas oublier les difficultés de la vie quotidienne. Mais cet ennui n est en rien comparable aux horreurs véhiculées par la guerre. La guerre asservit l être humain et pave son chemin de vilenies telles, «[qu ] elle est l anéantissement ou la dégradation de toutes les richesses et valeurs humaines : physiques, matérielles, intellectuelles, morales 389.» L insoumission éthique commande alors de refuser cette interprétation biaisée que font de la paix les dirigeants de tous les pays. Parce que leur discours est faux, qu ils jouent sur le sens des concepts, que d autres solutions sont possibles pour réprimer l agression d un pays ennemi et surtout parce que la guerre fait des millions de victimes il faut dire ceci à chacun des chefs d État : «Méprise la vie commode et même la vie tout court, pour toi, si tu le veux! Mais si tu as quelque action sur le sort des peuples, ne leur impose pas ton renoncement : aie souci de leurs vies, de leur bien-être. Ne fais pas l héroïsme par procuration en les envoyant à la bataille 390.» Si les gens veulent la paix, poursuit Camus, c est qu elle a un caractère durable qui rend possible le travail de civilisation. C est là une idée propre à l éthique de la responsabilité qu il convient de mettre en perspective. Comment peut-on atteindre un ordre humain supérieur, basé sur la liberté, la conscience, la justice et le respect s il faut toujours recommencer des batailles au nom de ceux qui nous ont devancés dans 388 A. Camus. Fragments d un combat, p Idem. 390 Idem. p

229 la chronologie historique? Comment donner un sens à l existence de chacun s il faut servir les intérêts de dirigeants qui placent l idéal patriotique au-dessus du respect de la vie individuelle? Dans les termes mêmes de la guerre se pose inévitablement un questionnement philosophique quant à l inadéquation entre la possibilité d imposer ses volontés à des millions d individus et l obligation pour ces millions de s y soumettre. On ne peut rêver d une humanité meilleure, plus accomplie, en ayant toujours la guerre comme idée et réalité-repoussoir. Dans l une de ses pièces de théâtre traitant de l aliénation, l écrivain roumain Matéi Visniec écrit ceci qui va tout à fait dans le sens de la dénonciation de Camus dans cet article de Soir républicain : Le fils : fais attention lorsque tu creuses, père. Dans cette forêt, il y a plusieurs couches de morts c est des couches fragiles, père, ça risque de s écrouler à tout moment. ( ). On est une bonne trentaine de nationalités dans les entrailles de cette forêt, ( ). Juste en dessous de moi et de mes copains, qui sommes les plus récents, il y a plusieurs types qui ont été fusillés par Tito en 1952, pour déviation Voilà, parce qu ils avaient dévié de la ligne, mais lorsqu on leur demande la question «quelle ligne?» ils ne savent répondre C était peut-être la ligne de mire Un peu plus en bas, il y a une couche de partisans tués par les Allemands enchevêtrée avec une couche de Fritz tués par les partisans. Il y a ensuite quelques parachutistes anglais et quelques Italiens égarés lors de l invasion de la Slovénie en Et puis, plus en bas, il y a les gars de la Première Guerre mondiale 391. À quoi oppose-t-on des êtres humains lorsqu on fait la guerre? Au nom de quoi prend-on ces millions de vies? La délibération de Camus dans cet article pousse le lecteur à un questionnement d une importance majeure : veut-on punir Hitler des fautes réelles qu il a commises? Implicitement, Camus demande ici comment la vie d un seul individu vaudrait autant que des millions d autres doivent payer de la leur sa sortie du jeu politique? Également, puisqu il est reconnu que la situation actuelle est due aux erreurs de l ensemble des pays européens, est-il juste que des individus à qui rien n a été demandé ou dévoilé doivent payer de leur vie les erreurs économiques, diplomatiques, militaires de ceux qui les gouvernent? Brise-t-on ces 391 Matéi Visniec. Le mot progrès dans la bouche de ma mère sonnait terriblement faux, Paris, Editions Lansman, 2008, p

230 existences au nom de rancunes, de craintes, d ambitions, de conflits d honneurs dont ne savent rien ceux qui se battront? 392 En temps de guerre, comment concrétiser les catégories d une paix possible? Camus énonce un certain nombre de propositions qui permettraient d arrêter l escalade, d ouvrir à une trêve et à une réflexion sérieuse sur l importance de la paix : o Il faut renouveler sans cesse les propositions de paix, soutient Camus. Les dirigeants doivent travailler ardemment à en défendre les principes et les exigences. Cependant, cette prise de parole pour la paix se doit d être ouverte, dans l espace public et sans compromis avec l honnêteté. La paix, si elle s obtient après un combat cruel, n est pas la paix mais une victoire sur l adversaire. De plus, tout État qui sort victorieux d un conflit risque d entretenir un désir de vengeance et tendre vers un impérialisme qui ouvrira à d autres conflits. C est pourquoi Camus croit que la France et l Angleterre doivent sérieusement envisager une sortie de cette guerre en se positionnant fermement pour l instauration d une paix durable. o C est pourquoi il faut rompre avec le passé, orienter autrement l histoire de l humanité à partir de ces buts que disent poursuivre la France et l Angleterre en attaquant l Allemagne. Parler d un ordre nouveau, comme le font ces deux pays en 1939, n a de sens que si les dirigeants veulent vraiment s y engager. o Des institutions vouées à construire cet ordre nouveau «( ) devraient être à la fois les instruments, les résultats et les signes de la libération des peuples et de l internationalisme effectif qui succéderait désormais ( ), aux jeux monstrueux des États et des intérêts particuliers 393.» o Les États qui s engageront à construire un ordre nouveau devront faire preuve de qualités morales peu rencontrées jusqu à maintenant, avance 392 A. Camus. Op cit., p Op.cit. p

231 Camus. Cela signifie pour lui un changement des intelligences et des cœurs, des attitudes fondées notamment sur l empathie, le respect de la justice, de la liberté des individus et de la vérité. Ce qu il identifie comme étant une révolution spirituelle ne peut se faire que dans un espace dévolu à la paix. Ainsi, renoncer à la guerre pour se mettre au travail de la construction d un ordre nouveau s inscrit comme un possible accessible aux chefs d États. o Ces derniers doivent admettre qu une guerre détruit tant d espoirs et mine tant de volontés que le projet d édifier un ordre nouveau serait nécessairement reporté. Là se trouve le cercle vicieux puisque s il n y a pas une réflexion sérieuse et un travail ardu pour changer les mentalités, lorsque les occasions de guerres se présenteront à nouveau, le même processus de destruction trouvera sa voie. o D ailleurs, la guerre, dans sa singulière organisation, nécessite des entorses aux règles fondamentales de la démocratie. C est ce dont il est question dans l article «Individus dangereux» (SR7), alors que le journaliste met ses lecteurs en garde contre les nombreux décrets qui s énoncent en temps de guerre et qui désavouent les principes de la démocratie, mettant aussi en péril les fondements juridiques de la liberté. Il s attaque particulièrement ici au décret du 18 novembre En substance, ce décret qui relevait de la loi du 19 mars 1939 accordant des pouvoirs spéciaux au gouvernement étendait ces pouvoirs aux actions prises contre les individus dangereux pour la défense nationale. Le décret comportait 5 articles dont le premier stipulait que «[les] individus dangereux pour la défense nationale ou pour la sécurité publique peuvent, sur décision du préfet, être éloignés par l'autorité militaire des lieux où ils résident, et, en cas de nécessité, être astreints à résider dans un centre 216

232 désigné par décision du Ministre de la Défense Nationale et de la Guerre et du Ministre de l'intérieur 394. Qu est-ce qu un décret et quelle place tient-il dans le fonctionnement constitutionnel de l État français? Il s agit «[d ]un acte réglementaire ou individuel pris par le président de la République ou le Premier ministre dans l exercice de leurs fonctions respectives. ( ). [Les décrets] constituent des actes administratifs unilatéraux 395.» La Constitution est le cadre garantissant le fonctionnement de l État. Ses principes normatifs font en sorte que les lois sont votées. Par la suite, selon les contextes réels de la vie politique, les lois peuvent être précisées par des décrets, lesquels sont éventuellement liés à des arrêtés et à des circulaires. Pendant la Deuxième Guerre, il était davantage question de décrets-lois, c est-à-dire d extensions exceptionnelles du pouvoir réglementaire dans le domaine législatif 396. Il y eut tellement de décrets-lois dans les dernières années de la IIIe République ( ) qu une loi de 1946 (IVe République) en interdit le recours. En remettant en question le nombre de décrets-lois depuis le début de la guerre, Camus avait donc identifié un problème de fonctionnement au sein de la Constitution française. La loi est-elle légale, demande-t-il, lorsque ce ne sont plus les représentants du peuple qui prennent les décisions et que ce qui était mesure exceptionnelle (décretloi) devient une procédure constitutionnelle normale 397? Mais le problème du décretloi sur les individus dangereux porte surtout sur son contenu 398. En fait, de quoi est-il 394 Bulletin officiel du Ministère de l intérieur, inscription 472, novembre 1939, (Page consultée le 15 août 2016). 395 Service.Public.fr. site officiel de l administration française, [En ligne], (Page consultée le 15 août 2016). 396 Encyclopædia Universalis, [En ligne], (Page consultée le 15 août 2016). 397 A. Camus. Œuvres complètes, tome I, p L État français avait justifié le décret-loi de novembre 1939 en faisant ressortir le danger que représentaient les communistes à l intérieur du pays. Camus s en étonna puisque de nombreux décrets liés à la lutte contre les communistes avaient déjà été institués. Les relations entre le PCF et l armée française connaissaient, depuis la Révolution russe de 1917, des tensions dont l intensité variait. Selon l historien Nicolas Texier, l hostilité s accrut du fait que le jeune Parti communiste français orchestra 217

233 question dans ce décret-loi? Camus considère que rien de substantiel ne s y trouve mais ce vide ouvre à plusieurs menaces. Ainsi, sans rien préciser de ce que serait un droit ou un devoir, le décret-loi sur les individus dangereux laisse planer les termes volonté, intention ou menace. Mais rien ne dit à quoi ils s appliquent, s inquiète le journaliste. De ce fait, «( ) la loi repose sur une base plus psychologique qu effective. Le décret n est qu un cadre où l exécutif peut s exercer en toute sécurité. Loin d être la loi souveraine qui commande le juge comme le jugé, il est soumis à la volonté de l exécutif, il le sert et le protège 399.» Le danger est le suivant, outre le fait que la démocratie, dans son fonctionnement, se trouve mise entre parenthèses : la loi devient un levier d action entre les mains de celui qui fait la loi et l applique. Dans l article, Camus s inquiète donc du traitement réservé à la liberté juridique. Si nous vérifions comment cette idée rejoint le fait moral en cause ici, il apparaît que le recours aux décrets n ouvre aucunement la porte à une sortie de la guerre. De plus, remettre en cause la légitimité de la liberté juridique en temps de guerre se trouve un acte éloigné d une justification des raisons de cette entrée en guerre. Alors que la France devrait, selon Camus, faire valoir en quoi la guerre permet de trouver la paix (ce qui, selon lui, ne peut recevoir aucune réponse acceptable), voilà que le décret sur les individus dangereux vient mobiliser l attention de tous sur la justification de cette entrée en guerre. Le danger devient immanent et cette menace rend incontestable la nécessité de l escalade. une campagne antimilitariste dans le but d affirmer le droit à la protection pour la nouvelle URSS. Partisan de l Internationale communiste, le PCF forma ses cadres, au début des années trente, en s appuyant sur le manuel L insurrection armée et sur la revue Le combattant rouge. Taxier relie ainsi la crainte du «péril rouge» à la dénomination d ennemi intérieur en France. La Deuxième Guerre sera l occasion de multiplier les décrets afin de s assurer d une mainmise sur les actions des communistes et de leurs représentants au sein du gouvernement. Le Parti sera dissous en septembre 1939 et le journal L Humanité interdit de publication. Cf : Nicolas Taxier, «L ennemi intérieur: l armée et le parti communiste français de la Libération aux débuts de la guerre froide», Revue historique des armées, No.269, 2012, p.46-62, [en ligne], (Page consultée le 16 août 2016). 399 A. Camus, op.cit., p

234 Lorsqu on prend connaissance de la circulaire relative au décret-loi sur les individus dangereux 400, signée par le ministre de l Intérieur Albert Sarraut le 14 décembre 1939 (circulaire numéro 12), il est écrit que le décret-loi du 18 novembre met entre les mains des préfets un pouvoir exceptionnel (une arme redoutable) que les conjonctures tout aussi exceptionnelles que rencontre la patrie rendent nécessaires. Le ministre écrit aussi que : [c]e décret, par la généralité même de ses termes, ouvre à l autorité civile un pouvoir d une importance telle que j estime devoir, dans les présentes instructions, en préciser très exactement l objet et en mesurer l étendue, afin de vous guider étroitement dans l usage que vous en ferez. La défense nationale et la sécurité publique, dans l épreuve décisive que la guerre impose au Pays, peuvent être menacées par des actes individuels ou collectifs qui s attaquent à l ordre matériel dans la cité ou à l ordre moral dans les consciences 401. Cet extrait confirme donc l idée énoncée par Camus, à savoir que la généralité des termes menace la démocratie et justifie la spirale des actions menées par les États pour entretenir la guerre. On voit, en effet, dans la recommandation du ministre, que la guerre est présentée comme responsable de ce qui se passe dans le pays. La guerre revêt la symbolique d un être capable de prendre des décisions et les dirigeants du pays ne font alors que répondre à ses exhortations. Tout aussi bien, Camus a identifié la valeur morale réprouvée par l application du décret-loi en question, soit la liberté juridique : La présence, dans certaines villes, au cœur de la vie sociale, d une lie de gens sans aveu, repris de justice, ou vagabonds spéciaux, appelle une besogne d épuration que la police nationale a déjà 400 Une circulaire (qui vient après l arrêté, comme nous l avons précédemment mentionné), est une instruction de service. Elle n a pas de caractère obligatoire mais donne le ton de la loi ou décret-loi à ceux qui seront chargés de l appliquer. La circulaire est écrite par une autorité supérieure. Les informations sur la définition et le contenu de la circulaire sont tirées du blog de Jacky Tronel, attaché de recherche à la Fondation Maison de sciences de l homme à Paris. Le blog se nomme Histoire pénitentiaire et Justice militaire. Cf : (Page consultée le 18 août 2016). 401 Texte de la circulaire transcrit par Jacky Tronel. p.3, (Page consultée le 18 août 2016). 219

235 fermement conduite mais à laquelle il vous appartient de continuer [à apporter] votre vigilant concours. D autre part, certaines propagandes, poursuivies dans divers milieux, qui tous ne sont pas des masses laborieuses, s emploient à affaiblir le potentiel matériel et moral de la Patrie, en favorisant la corrosion des thèmes défaitistes que l ennemi extérieur s évertue chaque jour à propager pour fomenter au sein du Pays la dissension civile qui préparera les voies à l offensive militaire sur le front. ( ), l alarmiste des cénacles ou des salons qui jette sur ses auditoires les paroles de mensonge ou les prophéties de panique sont, au même titre, les ennemis de la patrie, et le devoir que vous trace le décret du 18 novembre est de les déceler en les éloignant, sans délai, des lieux où ils poursuivent une activité d autant plus nocive qu elle parvient à se mieux soustraire à l étreinte de la loi 402. Le décret loi contre les individus dangereux semble donc concerner d autres personnes que les communistes, tout comme Camus le soulignait dans son article. La critique éthique qu il fait de ce décret se trouve ainsi basée sur l exigence de justice à laquelle la France ne semble pas souscrire. C est pourquoi le journaliste accentue sa position éthique en faisant ressortir l importance de l insoumission face à des décisions gouvernementales qui bafouent la démocratie et la paix : si la liberté juridique se trouve pour l instant menacée, il reste entre les mains de chaque individu le pouvoir de réfléchir et de rendre à la conscience morale les prérogatives qui s imposent. Il termine son article en écrivant ceci : Mais remarquons seulement que cet état de choses, s il opprime l individu, le rend en même temps à lui-même. En face d une liberté juridique tous les jours menacée, la liberté de l individu se dresse un peu plus tous les jours. C est elle qu à tout prix il faut maintenir et avec elle la vérité de l homme Présentation sociale des différentes options que l éthicien entend proposer pour modifier les conduites humaines (moment 4 de l éthique de la responsabilité) 402 Idem. 403 A. Camus. Op.cit., p

236 La confusion des valeurs, le détournement du sens des mots de la part des dirigeants français, l imposition des décrets-lois et l acceptation de cette procédure par le peuple, voilà ce sur quoi Camus veut attirer l attention dans les derniers articles qui seront publiés dans Soir républicain. Est-il encore possible de changer quoi que ce soit à ce nouvel «ordre» des choses? Face à cette conviction générale que la guerre est un mal nécessaire, quelles idées et valeurs peuvent encore se réclamer de l indépendance individuelle à penser et de la liberté de choisir? Dans l article «Lettre à un jeune anglais» (SR11), largement censuré, c est avec ironie que le journaliste dénonce la politique intérieure de la France. Il oppose catégoriquement le droit individuel de penser, de critiquer et d agir en fonction de ses idées à la politique autoritaire de la France. Il fait voir comment l individu qui voudrait s opposer à la guerre ou questionner les décisions s y rapportant se retrouve seul, sans espace public pour se faire entendre ou pour puiser des informations. Ainsi, Camus souligne l aliénation de la presse aux diktats gouvernementaux. À quoi donc la pensée française a-t-elle abdiqué? 404 Op.cit. p.783. o La liberté individuelle, nous l avons mentionné précédemment, se trouve largement meurtrie depuis le début de la guerre. Mais les dirigeants se sont approprié la notion de liberté pour en conserver l attrait tout en la détournant de ses racines constitutionnelles. La liberté devient donc liberté intérieure, mais elle ne conserve rien de l esprit de la liberté individuelle : [La question de la liberté] a été résolue au contentement de tous par ceux qui ont pris en charge nos destinées. Le problème était pourtant délicat puisqu il s agissait de concilier une théorie selon laquelle nous défendons notre liberté dans cette guerre et des réalités qui exigent une adaptation de cette liberté aux nécessités d une guerre. ( ). [N]otre liberté, ( ), reste entière. Il a suffi pour cela que nous consentions spontanément à quelques obligations inévitables 404. Ayant accepté les contraintes apportées par l État, les Français se sont piégés et la possibilité de s objecter à une telle politique d autorité devient peu à peu 221

237 inexistante. Camus fait voir ici qu il ne suffit pas que la liberté soit enchâssée dans la constitution, il faut aussi se donner les outils pour la défendre et lutter contre toute tentative d en amoindrir le sens et la portée. o La façon de réaliser la paix est aussi le lieu d une opposition entre le gouvernement (et ce qu il donne comme raisons) et l individu capable de penser par lui-même aux développements graduels du conflit armé. Comme nous l avons mentionné en présentant quelques extraits de la circulaire de décembre 1939, le gouvernement s opposait à tout discours visant le rétablissement immédiat de la paix. Or, soutient Camus dans l article intitulé «Recherche du possible» (SR12), il y a d autres options que de croire aux vertus d une offensive sanglante et déshonorante. Remettant en question les termes de défaitistes et de capitulards que le gouvernement réservait à ceux qui dénonçaient la poursuite de la guerre, Camus fait valoir que des individus sont capables de penser et de vouloir la paix entre les peuples, fondée sur l égalité et l entraide. Et que ceux qui en doutent n ont qu à s informer de ce qui se dit au même moment en Angleterre, alors que des gens de tous les milieux (gouvernement, syndicats, journalistes, penseurs) valorisent une sortie de la guerre par la mise en place d une politique de plébiscite et de fédéralisme au sein de l Europe. Pour Camus, c est là le meilleur choix éthique et politique qui s offre puisqu elle mettrait fin à l hégémonie d une puissance ou d une dictature en «( ) [transférant] dans le domaine international les principes à la fois individualistes et solidaristes dont le régime politique et administratif de la France se réclame ( ) 405.» 405 A. Camus. Fragments d un combat, p

238 2.3.4 Lettres à un ami allemand A) Le contexte 406 L aventure connue avec Alger républicain puis avec Le Soir républicain se termine en janvier 1940 mais tout n est pas réglé entre les administrateurs de ces journaux et le duo formé de Pascal Pia et d Albert Camus. À l approche de la guerre, l administration avait souhaité un engagement clair pour Alger républicain contre le fascisme et ce, dans un esprit guerrier. Pia et Camus, tournés vers le pacifisme, n avaient pas accepté de répondre à cette commande. D où la censure répétitive au cours des derniers mois de parution, dès que les articles prônaient la paix sans conteste. Dans une lettre à Jean Grenier, suite à la fermeture de Soir républicain, Camus écrit qu il a travaillé en fonction des idées qu il croyait vraies : la liberté de penser contre la censure et la défense de la guerre sans haine 407. Un conflit opposa les administrateurs de ces journaux à Camus et à Pia qui n avaient pas été payés entièrement au cours des derniers mois. Pascal Pia étant maintenant installé en France, ce sera Camus qui tentera de récupérer les impayés, sans succès. Camus en donne les raisons dans une lettre à Pia : Je suis parti d Alger après avoir perdu mon procès en prud hommes. Le coup a été vache, mais régulier. A.R. 408 a plaidé la force majeure : démission imposée par le G.G. 409 en raison des articles «insensés» de M. Camus, articles de nature à nuire à la cause nationale. Les conseillers prud hommes en ont pâli. D où : ni préavis, ni moindre congé, ni indemnité. On m a accordé le reliquat de décembre et dix jours en janvier. Le tour était joué Alors que nous avons présenté des éléments contextuels pour la présentation de chacun des trois blocs d articles précédents, nous ferons une seule présentation pour les Lettres à un ami allemand et pour les articles de Combat écrits avant la fin de la Deuxième Guerre. La même remarque s applique au point concernant la présence du témoin prophète. 407 Propos rapportés par Yves Marc Ajchenbaum in Albert Camus, Pascal Pia. Correspondance , Paris, Fayard/Gallimard, 2000, p.xv. 408 Alger républicain. 409 Gouverneur général. 410 A. Camus, P.Pia. Op.cit, p

239 Cela n empêche pas Camus de souhaiter continuer le travail journalistique. Il mentionne dans cette même lettre qu il avait un projet de revue, mais les circonstances feront en sorte qu elle ne verra pas le jour. Toutefois, lorsqu il arrive à Paris 411 (à compter de mars 1940), il commence à travailler pour Paris-Soir et suit le journal dans ses déplacements à Clermont-Ferrand puis à Lyon à cause de l occupation nazie. L évolution de la guerre, la présence allemande en France, les informations sur les traitements infligés aux individus lorsque la haine s empare de certains esprits, tout cela va modifier le point de vue de Camus sur les raisons d être du conflit et surtout sur la façon d y faire face. La Deuxième Guerre mondiale est un sujet d une telle complexité qu il nous faut ici choisir quelques éléments susceptibles d expliquer les choix de Camus à compter de 1940 et l orientation journalistique qui en découlera. Ainsi, la position pacifiste que Camus avait défendue au sein d Alger républicain et de Soir républicain, se nuancera au cours des mois qui suivront, à la lumière de sa réflexion sur la politique française mais aussi sur celle de l Allemagne nazie. Comme pour beaucoup d autres intellectuels, ce sera l invasion de la France par les troupes allemandes en mai 1940 et sa prochaine capitulation qui aiguillonneront autrement la pensée de Camus. L Allemagne attaqua la Hollande et la Belgique le 10 mai. Tel que prévu par les stratèges allemands, la France et l Angleterre mobilisèrent leurs troupes vers les pays assaillis, de telle façon qu une brèche s ouvrit pour l Allemagne dans la région des Ardennes, lui permettant de passer en France, tout d abord par Sedan, là où s était arrêtée la construction de la Ligne Maginot. Le 14 juin, l armée allemande déclare Paris «ville ouverte», après que le gouvernement français eût pris la fuite à Tours (11 juin) puis à Bordeaux (14 juin) 412. Deux jours plus tard, Paul Reynaud, le chef du gouvernement, donne sa démission au président de la République, Albert Lebrun. Ce dernier nomme le maréchal Pétain chef du gouvernement. Philippe Pétain signe l armistice avec l Allemagne le 22 juin et avec l Italie le Camus fera plusieurs allers-retours entre l Algérie et la France entre 1939 et Le 10 juin 1940, l Italie, dirigée par Mussolini, déclare la guerre à la France. 224

240 Le 17 juin, Pétain s est adressé aux Français en tant que nouveau président du conseil. Nous reproduisons son discours ici, car nous aurons à y revenir sous peu pour expliquer les nuances qui apparaîtront dans la conception pacifiste d Albert Camus : Français, À l'appel de Monsieur le président de la République, j'assume à partir d'aujourd'hui la direction de la France. Sûr de l'affection de notre admirable armée qui lutte, avec un héroïsme digne de ses longues traditions militaires, contre un ennemi supérieur en nombre et en armes. Sûr que par sa magnifique résistance elle a rempli nos devoirs vis à vis de nos alliés. Sûr de l'esprit des Anciens Combattants que j'ai eu la fierté de commander. Sûr de la confiance du peuple tout entier, je fais à la France le don de ma personne pour atténuer son malheur. En ces heures douloureuses, je pense aux malheureux réfugiés qui, dans un dénuement extrême, sillonnent nos routes. Je leur exprime ma compassion et ma sollicitude. C'est le cœur serré que je vous dis aujourd'hui qu'il faut cesser le combat. Je me suis adressé cette nuit à l'adversaire pour lui demander s'il est prêt à rechercher avec nous, entre soldats, après la lutte et dans l'honneur, les moyens de mettre un terme aux hostilités. Que tous les Français se groupent autour du gouvernement que je préside pendant ces dures épreuves et fassent taire leur angoisse pour n'écouter que leur foi dans le destin de la Patrie 413. C est donc en fonction de ce que l Allemagne consentait à la France maintenant occupée aux trois cinquièmes de son territoire que le maréchal Pétain constitua son gouvernement dans la ville de Vichy. Il se retrouva principal commandant du pays, dans la zone libre, puisque la IIIe République se trouvait abolie pour faire place à l État français 414. Jacques Benoist-Méchin 415, qui fit partie de ce nouveau gouvernement et qui accepta la situation collaborationniste que cela impliquait, souligne que l armistice fut dur pour la France mais que l Allemagne aurait pu priver 413 «Discours du 17 juin 1940 du maréchal Pétain- Allocution présentée à la radio française le 17 juin 1940», Fondation Charles-de-Gaulle, charles-de-gaulle.org, [en ligne], gaulle.org/pages/l-homme/dossiers-thematiques/ la-seconde-guerre-mondiale/l-appel-du-18- juin/documents/discours-du-17-juin-1940-du-marechal-petain.php (Page consultée le 22 août 2016). 414 Le président Albert Lebrun fut invité à quitter ses fonctions le 11 juillet 1940, au lendemain du vote sur la création du nouveau régime politique. 415 Jacques Benoist-Méchin ( ), historien de formation, fut nommé chef du service diplomatique des prisonniers de guerre à Berlin en novembre 1940 puis, en février 1941, il se trouva associé aux décisions du gouvernement de Vichy en tant que secrétaire général adjoint à la présidence du Conseil. 225

241 davantage le pays de certains leviers qui donnèrent de l espoir aux membres du gouvernement de regagner ce qui avait été perdu. Selon Benoist-Méchin, cette obligation de collaborer avec l Allemagne représentait peut-être une chance de redonner à la France ce qu elle avait perdu depuis la formation de la IIIe République (1870), à savoir le désintéressement, le goût du combat, le talent d organisation et le sens du réel 416. Ce qui intéressait les membres du gouvernement de Vichy était principalement de remodeler la France intérieure : Fallait-il être très perspicace pour deviner que ce que la défaite nous apportait de positif était là : la possibilité, mieux encore l obligation, de procéder à un redressement intérieur complet? De même que la disparition du Parlement et l instauration d un régime nouveau avaient été, le 10 juillet 1940, la conséquence logique de la défaite, de même la révolution nationale devenait le corollaire de l armistice, sur le plan intérieur. Grâce à ce don inespéré que semblait nous apporter l excès même de notre malheur, nous allions enfin pouvoir mettre un terme à l une des raisons les plus profondes et les plus insidieuses de notre déchéance : la dualité qui existait depuis trois quarts de siècle et plus particulièrement depuis 1918 entre notre politique intérieure et extérieure 417. Mais ce point de vue ne recevait pas tous les accords à l époque, pas plus qu aujourd hui lorsque les historiens se penchent sur le gouvernement de Vichy. Nicolas Beaupré, spécialiste de la question, critique les choix du gouvernement Pétain 418, attribuant à ce dernier la responsabilité du sabordage de la République et l imposition d un régime dictatorial. Les valeurs morales fortes dont se réclamait Benoist-Méchin sont décrites par Beaupré comme réactionnaires et fascistes. Là où les deux historiens se rejoignent, c est sur la détermination pleinement assumée du nouveau gouvernement de miser sur la conjoncture de l été Le bien-fondé de cette détermination ne fait pas consensus. Pour Benoist-Méchin, «( ) choisir, c était rompre délibérément avec le passé, et montrer que la France était résolue à «416 Jacques Benoist-Méchin. De la défaite au désastre, tome 1, Paris, Albin Michel, 1984, p Idem. p Nicolas Beaupré présente ainsi les choix du gouvernement de Vichy suite à la signature de l armistice : remplacer la République par un nouveau régime, le mettre en œuvre par la violence et collaborer avec Hitler en tant que nouveau maître de l Europe. 419 Nicolas Beaupré. Les Français dans la guerre , Paris, Éditions Bélin, 2015, p

242 s intégrer à l Europe», c est-à-dire à aligner ses institutions sur celles des États totalitaires et à s associer à la lutte de l Axe contre les adversaires anglo-saxons 420.» Pour Nicolas Beaupré, ces choix ouvrirent notamment la voie à l exclusion de «( ) tous ceux qui étaient considérés comme des éléments foncièrement exogènes à la nation, particulièrement les étrangers et les Juifs 421.» Également, la position arrêtée du gouvernement permit la création d une police mise au service de l idéal pétainiste et des exigences de l occupant 422. L occupant, précise l historien Yves Durand, visait l atteinte de buts très concrets que le type de gouvernement maintenant en place en France rendait possibles. Il mentionne ainsi que le régime de Vichy offrit une sorte de tampon entre les occupants et les occupés, permettant aux premiers de mieux faire accepter au peuple français leurs exigences. Également, Hitler aurait bénéficié de la collaboration du gouvernement pour exploiter les ressources du pays : «[Il] ne s agit pas de ruiner ni même de désindustrialiser la France, mais de l utiliser d abord dans l économie de guerre du Reich puis de l intégrer, à terme, dans une économie continentale dominée par les grandes concentrations économiques allemandes comme l IG Farben 423.» Si l été 1940 a vu en France la fin de la III e République et le début de la collaboration avec l occupant allemand, il a aussi été le moment où plusieurs Français ont décidé d entrer dans la Résistance. Plusieurs causes ont motivé ce mouvement, dont la première fut, pour certains, l effondrement de la République espagnole en En juin 1940, des courants réfractaires à l occupation, à la collaboration et à l armistice rallièrent la France libre, motivés notamment par l effort de Charles de 420 J. Benoist-Méchin. Op.cit., p N. Beaupré. op.cit., p Op.cit. p Yves Durand. La France dans la Deuxième Guerre mondiale , Paris, Armand Colin, Coll. Cursus, Adobe digital editions, 2011, p.74. IG Farben était une société de production chimique qui soutint le gouvernement nazi et à qui il fut promis un rôle de premier plan dans le projet d un ordre économique nouveau. La compagnie prospéra pendant la Deuxième Guerre grâce au travail des prisonniers de guerre. Dans certaines usines, le taux de travail forcé atteignit plus de 34%. 424 Plusieurs Français, dont les intellectuels Simone Weil, Arthur Koestler et André Malraux, crurent que leur pays aurait pu appuyer l Espagne lors de la guerre civile et porter secours aux espagnols réfugiés ou blessés. C est aussi la position du médecin et futur résistant Jacques Baumel qui était étudiant à Marseille à l époque et qui eut à soigner des réfugiés. Il situe le moment initial de son entrée dans la Résistance, comme idéologie d abord, à cette époque où il dit avoir eu honte de son pays. 227

243 Gaulle pour maintenir le pays dans la guerre 425. Charles de Gaulle était soussecrétaire d État au ministère de la Défense nationale et de la guerre depuis peu lorsque Pétain prit le pouvoir. Si, depuis l Occupation, il avait mandat de convaincre l Angleterre d engager davantage de forces militaires, il se retrouva esseulé à Londres suite à la formation du nouveau gouvernement. Il réagit quelques heures après le discours de Pétain le 17 juin en faisant lui aussi un appel aux Français par le biais de la radio (Radio Londres-BBC). De Gaulle insistait alors sur l importance de moyens militaires adéquats et sur l alliance nécessaire avec l Angleterre et les États-Unis pour la poursuite de la guerre. Il précisait que : [c]ette guerre n est pas limitée au territoire malheureux de notre pays. Cette guerre n est pas tranchée par la bataille de France. Cette guerre est une guerre mondiale. ( ). Foudroyés aujourd hui par la force mécanique, nous pourrons vaincre dans l avenir par une force mécanique supérieure. Le destin du monde est là 426. Mais la résistance s organisa lentement pour plusieurs raisons majeures, dont cellesci : la Résistance était un mouvement clandestin, il était difficile de rejoindre les citoyens français. De plus, un très grand nombre de Français se trouvaient sur les routes, fuyant la zone occupée. Mais en zone libre, comme le mentionne Jacques Baumel, la vie continuait et l exaltation d avoir échappé à l occupation gagnait les esprits : «On voulait vivre, comme on peut vouloir vivre après un choc terrible, un traumatisme si grand que toute pensée critique a été frappée de tétanie 427.» Quoi qu il en soit, différentes organisations finirent par se lier, sous l impulsion de Henri Frenay, et la Résistance s organisa de façon plus structurée à compter de la fin de 1941 et dans les mois qui suivirent. 425 N. Beaupré. Op.cit., p Charles de Gaulle. «Appel du 18 juin du général de Gaulle : texte et circonstances», Fondation Charles de Gaulle, charles-de-gaulle.org, [En ligne], (Page consultée le 22 août 2016). 427 Jacques Baumel. Résister- Histoire secrète des années d Occupation, Paris, Albin Michel, 1999, p

244 La Résistance était l affaire de femmes et d hommes soucieux de rétablir l ordre et la liberté en Europe et capables de prendre des risques pour mener à bien la lutte contre l ennemi allemand. Ils avaient besoin d un support pour transmettre informations et messages. Ce support, ce fut l écriture, par le biais de revues, journaux, tracts. L aventure commença lentement puisqu il était difficile d accéder au matériel nécessaire à l impression de journaux. Henri Frenay et Berty Albrecht 428 sont considérés comme les précurseurs de la diffusion d informations à des fins de résistance. Le Bulletin, d abord paru en dix-huit exemplaires, permit de faire connaître la situation politique et économique en Alsace-Lorraine 429. D autres parutions circuleront bientôt à travers la France. Comme le rapporte Yves Marc Ajchenbaum, plus de 1100 périodiques clandestins seront publiés de 1939 à Frenay et Albrecht transformeront leur bulletin en journal à mesure que s organisera la résistance. Paraîtra ainsi Les petites ailes de France. Berty Albrecht rencontra par la suite un imprimeur qui accepta de travailler pour la résistance et c est ainsi que naquirent Résistance pour la zone nord et Vérités pour la zone sud, titres différents pour un même bulletin qui débouchera sur la création du journal Combat en Combat fut le journal clandestin le plus diffusé sous l Occupation. Pascal Pia fut recruté par Claude Bourdet 430 pour y travailler au cours de l année 1943 et Pia demanda à Camus de le rejoindre à l automne de la même année. Le duo prend rapidement les commandes du journal, d autant que plusieurs membres de l équipe sont arrêtés ou tués pendant cette période. Dans les mois qui précèdent la Libération, Camus et Pia ont en tête de continuer à travailler pour Combat, déterminés à en faire un journal national, une fois la clandestinité levée : «Entre mai et août 1944, Pia et Camus vont affiner leur projet : Combat devra être un journal indépendant 428 Henri Frenay ( ) travaillait pour le service du renseignement militaire à Vichy, avant de demander un congé d armistice à cause d une perte de confiance dans le Haut-commandement. Berty Albrecht ( ) était surintendante aux usines Fulmen de Clichy en Elle rejoignit la résistance et, à la fin de 1940, elle devint responsable de la fabrication du Bulletin écrit par Frenay sur une base bi-hebdomadaire. 429 Yves Marc Ajchenbaum. Combat , Paris, Folio histoire, 2013, p Claude Bourdet ( ) fut l un des fondateurs de Combat et il y œuvra comme membre directeur. 229

245 financièrement, mais également libre de toute attache avec un quelconque mouvement de résistance ou avec un des partis politiques qui ressurgissent dans le paysage français 431.» Selon Jacques Baumel, grand admirateur de Pia, le travail que ce dernier réalisa avec Camus au sein de Combat permit de donner un caractère particulier au journal, visible dans l attention apportée aux idées, à la très grande exigence morale et à la rigueur de la démarche intellectuelle 432. Si Camus est entré dans la Résistance, c est que l armistice et le pétainisme qui l a suivi lui ont fait perdre confiance en la France. Dans une lettre à son épouse Francine, il écrit qu il ne voit plus autour de lui que lâcheté et sénilité. Il se dit convaincu que rien de bon pour les individus ne surgira de cette collaboration avec l ennemi et qu après la guerre, les mêmes intérêts continueront de s alimenter au système, indifférents au désastre dans lequel ils auront plongé les citoyens 433. Également, Camus constate que l Allemagne nazie progresse dans ses visées impérialistes en soumettant les pays non seulement par la force militaire mais aussi par le mensonge éhonté caché derrière la signature d accords. Ainsi, dans le cas de l armistice, comme Pétain l avait mentionné dans son appel au peuple français, il y avait eu discussion avec l Allemagne pour trouver des solutions qui mettraient fin aux hostilités. Or, l Allemagne n avait alors aucunement l intention de cesser le conflit. Camus entra dans la Résistance pour lutter contre un ennemi qui se riait de l injustice, du mensonge, du totalitarisme pour imposer ses vues de conquérant. B) Présence du témoin prophète Si la participer à la Résistance en sol français fut pour le journaliste algérois un tremplin exceptionnel vers des expériences humaines d une grande complexité, il n y entra pas sans apporter avec lui un regard déjà expérimenté, lucide sur les relations humaines. C est pourquoi, malgré qu il poursuivît son travail d écrivain et d essayiste 431 Yves Marc Ajchenbaum. Préface in Albert Camus, Pascal Pia, Correspondance , op.cit., p.xxi. 432 Jacques Baumel. Résister, p Olivier Todd. Op.cit., p

246 entre 1940 et 1943, malgré que la tuberculose lui coûtât de nombreux mois de travail, lorsque Camus entra dans la Résistance, il avait des choses à dire, il avait des idées à faire valoir et des valeurs à proposer. Les Lettres à un ami allemand, de même que les articles pour Combat sont empreints de cette certitude d avoir un message à délivrer, fondé sur une expertise morale de ce qui est acceptable et de ce qui ne l est pas dans le jeu des relations humaines. Il se pose comme celui qui n a pas cessé de scruter les événements, et qui est donc en mesure de juger des attitudes des uns et des autres en fonction d une exigence morale qui vise la droiture de la pensée et du cœur. Camus racontera ce qu il a vu ou appris des horreurs de la guerre, dans ce qu elle a de terriblement banal mais de profondément abject : la mort réelle des individus, la torture et la souffrance subies dans leur corps sous l impact de la haine bassement humaine, entretenue par la propagande. La Résistance sera le lieu de la confirmation de ce qu il sait déjà mais qu il continuera de dénoncer avec vigueur, soit qu il est inconcevable que dans une vie déjà suffisamment absurde, des hommes réduisent à rien le droit à la vie. En ce sens, plus qu une analyse militaire qui repose toujours sur des données contextuelles, le regard du témoin-prophète qu est Camus dans cette guerre se fait intemporel, et la façon dont il raconte les atrocités que la guerre produit amène le lecteur à humaniser lui aussi son regard. C) Composantes d une éthique de la responsabilité 1- Constitution d un fait moral déterminé (moment 1 de l éthique de la responsabilité) Les quatre lettres à un ami allemand posent explicitement le problème du rapport que l individu entretient avec son pays, d abord à partir de l idée qu il s en fait puis, conséquemment, avec les actions qu il est prêt à accomplir pour justifier cette idée. Aimer son pays n est pas une fin en soi, soutient Camus dans les Lettres à un ami allemand. Encore faut-il savoir ce qu on aime de lui et comment on rend compte de cet amour. 231

247 La question est fondamentale. Nous savons déjà que Camus attribue à la décision personnelle de faire ou non la guerre un rôle décisif dans la poursuite de l escalade guerrière menée initialement par les États. La guerre est d une gravité telle qu elle exige la responsabilisation de chacun. C est pour cela aussi, selon Camus, que personne ne peut parler de l amour pour son pays sans rendre compte de la définition de l homme et de la place qu il doit occuper au sein de son pays. Entériner une décision de l État ou la subir sans poser de questions, c est manquer à son devoir d être un homme et aussi d être un citoyen. C est ainsi que le fait moral qui se dégage de l ensemble des quatre lettres se trouve énoncé dans la deuxième lettre (CL1) lorsque Camus pose explicitement la question de la nature, de l identité de l homme. L homme est une évidence, écrit-il. L évidence est d abord un statut, elle témoigne du droit à être humain. Elle se donne dans la quête de sens. C est pourquoi elle ouvre sur une seconde dimension, celle d une force. La force humaine, la force de l évidence est de reconnaître et de se défaire de tous ceux qui cherchent à l opprimer, tant les tyrans que les dieux. Car cette oppression marquerait alors une limite inacceptable entre le destin de l homme qui cherche à s accomplir dans son évidence et le pays dans lequel se poursuit cette quête. Camus réunit donc sous la catégorie de l évidence ce qu il nomme le destin de l homme et celui du pays qu il habite 434. Le fait moral s énonce ainsi : puisque l idée que l on se fait d un pays repose sur celle que l on se fait de l être humain, il importe de définir des valeurs fortes pour modeler un pays à leur ressemblance. Le schéma qui le représente est le suivant : 434 A. Camus. Œuvres complètes, tome II, p

248 Figure 5 : Fait moral associé aux quatre lettres à un ami allemand 2- Recherche des racines ayant donné lieu à la morale maintenant questionnée par l éthicien (moment 2 de l éthique de la responsabilité) Si Camus pose comme fait moral le problème de l adéquation entre les valeurs et le destin d un pays, c est qu il considère que l Allemagne nazie n a pas su rendre compte de cette adéquation. L idéologie promulguée par Hitler a inversé l ordre du questionnement : plutôt que de mettre l homme au cœur de la réflexion, c est la nation qui a été pensée comme souveraine, exigeant alors des Allemands qu ils dirigent leurs actions vers ses exigences de développement. En premier lieu, il faut aborder le problème de la grandeur d un pays. C est particulièrement de cela dont il est question dans la première lettre (RL1). Ce problème s est posé en Europe avec beaucoup d acuité pendant l entre-deux-guerres. Pour les Européens, pour les jeunes notamment, comme nous l avons souligné à quelques reprises précédemment, plus rien ne semblait avoir de sens en ce premier tiers de vingtième siècle. Dès lors, comment canaliser la perte de repères et l angoisse qui s ensuit? Si la nation propose de lutter pour retrouver quelque sens que ce soit, ne faut-il pas tout entreprendre en son nom? Selon Camus, il est impossible de croire en la grandeur d un pays s il n y a pas justification des principes qui soutiennent cette 233

249 idée. Également, ces principes ne peuvent se soustraire à l exigence de positionner l être humain avant le pays. Aucune idée de grandeur ne peut tolérer que des êtres humains y soient subordonnés. La racine première du fait moral dont il est ici question se trouve donc dans le rejet de l humain par les Allemands du lieu central qu il doit occuper lorsqu il s agit de décider des orientations d une nation. Dans un deuxième temps, Camus examine les raisons qui motivent à faire la guerre. Lorsque l idée de grandeur de la nation l emporte sur l idée de grandeur de l homme au sein de la nation, il est facile, selon Camus, d obéir aux ordres et de se croire dans la vérité, dans le droit à faire ce qu il faut pour que le pays justifie sa raison d être. Mais lorsque le questionnement sur les valeurs a dévoilé l inutilité pour tous et partout de choisir la guerre, d entretenir la haine, de hisser l idée de la nation au-dessus du destin déjà tragique de l homme, alors lutter pour défendre son pays devient un acte d héroïsme dont les assaillants ne peuvent saisir la portée. N est-il pas davantage héroïque de se battre et de risquer de perdre la vie, de se sacrifier donc, au nom d un idéal qui se veut un accroissement éventuel de civilisation plutôt qu un accroissement d impérialisme et de mépris de tous les autres qui ne sont pas de notre nation? Car ce que la Première Guerre a appris à ceux qui souhaitaient s en instruire, soutient Camus, c est qu il est facile de succomber à l attrait de la barbarie et de renoncer à la quête de vérité. C est ce qui constitue la troisième cause du fait moral : dès lors qu au cœur d une nation, des êtres humains s interrogent sur ce qui est en cause dans une guerre, l amour de l humanité dans l homme (Camus écrit la passion de l homme, la passion de l amitié) sera déterminant quant à la façon de s engager dans la guerre. Conséquemment, le positionnement du pays sera différent. Et les retombées le seront aussi. 234

250 3- Réintégration du fait moral (moment 1) dans un réseau de catégories du possible (moment 3 de l éthique de la responsabilité) Puisque la guerre est toujours, selon Camus, le point d arrivée d une absence de questionnement sur les valeurs que chacun doit porter et défendre, comment faire en sorte que ce questionnement triomphe et, si la guerre survient tout de même, comment démontrer la supériorité d un questionnement digne de l intelligence humaine? Les Lettres à un ami allemand se veulent d abord une réponse à cette dernière question. Camus y justifie la défaite française que l Occupation et l armistice ont rendue évidente. Mais de quelle nature est cette défaite? Que faut-il penser de la France après 1940? Et aussi, pourquoi l acte de résistance s en trouve-t-il justifié? C est bien parce que les Français étaient plus avancés que les Allemands dans ce processus de questionnement moral qu ils ont dû s avouer vaincus devant l ennemi. C est ce que soutient Camus lorsqu il écrit ce qui suit : «( ) dix siècles d histoire nous ont appris l art et les bienfaits du naturel. Pour nous présenter devant vous, nous avons dû revenir de loin. Et c est pourquoi nous sommes en retard sur toute l Europe, précipitée au mensonge dès qu il le fallait, pendant que nous nous mêlions de chercher la vérité 435.» De quelle vérité est-il question ici? De celle de savoir s il était moralement justifié de recommencer une guerre, de renoncer au pacifisme et à cette conviction que la guerre mutile l homme sans espoir de retour. Par cette idée, Camus fait valoir la qualité du questionnement des Français sur le sens de la guerre, au cours de la même période (l entre-deux-guerres) où il est assuré que les Allemands n ont fait que se conditionner à reprendre les hostilités après les horreurs de Le nous auquel il réfère est sans équivoque : la nation française portait maintenant en elle la conviction que la paix dépasse en intelligence et en sens moral toute forme propre à l état de guerre. Toutefois, dans un monde où la barbarie l emporte encore sur les convictions morales, se ranger derrière celles-ci oblige à regarder avec lucidité les risques encourus et les pertes réelles : 435 Ibid. p

251 Il nous a fallu un long détour, nous avons beaucoup de retard. C est le détour que le scrupule de vérité fait faire à l intelligence, le scrupule d amitié au cœur. C est le détour qui a sauvegardé la justice, mis la vérité du côté de ceux qui s interrogeaient. Et sans doute, nous l avons payé très cher. Nous l avons payé en humiliations et en silences, en amertumes, en prisons, en matins d exécutions, en abandons, en séparations, en faims quotidiennes, en enfants décharnés, et plus que tout en pénitences forcées 436. Cette idée, dont il est aisé de comprendre qu elle s adresse davantage à l ami français qu à l ami allemand, rend justice à l éthique de la responsabilité telle qu elle se développe peu à peu chez Camus. En effet, dans le contexte d occupation du territoire par l ennemi vainqueur, Camus rappelle aux Français qu il y a toujours une justification à la défaite et que les justifications ne se valent pas toutes. De ce fait, plutôt que de se sentir humiliés, les Français doivent comprendre que l horizon de la guerre, pour leur pays, n était aucunement porteur de sens en 1939, ceci parce que le questionnement sur la supériorité des valeurs de justice, de vérité et d amour de l autre homme avait bel et bien était fait. Bien qu occupée, la France demeure donc morale aux yeux de Camus. Et dans son bon droit, puisque la défense des valeurs propres est un but noble en soi. Mais l ennemi progresse et sa promesse de chercher des solutions (traité d armistice de 1940 avec la France) est sans suite. Dans ces conditions, comment envisager de respecter l adéquation entre le respect de l humanité en l homme et la dignité d un pays? À quoi sert-il de favoriser la morale si tant de peines en sont le prix à payer? Cette dernière question est extrêmement importante. Elle s adresse autant à ceux qui seraient prêts à entrer dans la barbarie que réprouve Camus qu aux individus qui feraient valoir qu il vaut mieux se plier aux ordres de l ennemi que de lutter contre l inadmissible. En 1943, au moment où il écrit ce texte, Camus ne sait pas encore à quel point son travail de journaliste et d écrivain de la période d aprèsguerre se trouvera lié à ce qu il énonce dans cette première lettre à l ami allemand. En attendant, la responsabilité commande de justifier la résistance. Ce qui la rend juste, 436 Idem. 236

252 cette résistance, c est la conviction que trop d hommes ont payé de leur vie ce que toute réflexion sur la justice aurait déclaré illégitime : Voilà pourquoi nous avons accepté maintenant l épée, après nous être assurés que l esprit était avec nous. Il nous a fallu pour cela voir mourir et risquer de mourir, il nous a fallu la promenade d un ouvrier français marchant à la guillotine, dans les couloirs de sa prison, et exhortant ses camarades, de porte en porte, à montrer leur courage 437. La responsabilité qui s inscrit dans l acte de résister, et donc de refuser le jeu de l armistice consenti par l État, est celle de savoir ce que nous combattons et au nom de quoi nous le faisons, soutient Camus dans sa deuxième lettre. Les raisons ne changent pas, leur pérennité étant assurée par le sérieux de la réflexion qui les a énoncées. Il s agit des valeurs de vérité, de justice, d honneur, de courage, d amitié, de quête de sens malgré le chaos. Pour Camus, il importe alors de combattre tous ceux qui font passer un idéal abstrait avant la réalité humaine. Car ceux-là sont dangereux, efficaces dans la poursuite haineuse qu ils mènent contre tous ces autres qui ne sont pas eux. Il donne, à la fin de la deuxième lettre, l exemple d un jeune homme d environ seize ans qui réussit à s enfuir d un camion qui le menait à la mort, mais qui fut rattrapé grâce à la dénonciation du prêtre qui était là pour faire accepter la mort à venir comme une évidence malgré l absurdité et l injustice de la situation. Un pays peut-il accepter que ses enfants soient la proie d une telle injustice? Dans l horizon des possibles, il est moralement justifié de refuser cet état de fait. C est pourquoi Camus relie l épée à l éveil de la colère. Cette colère est le fait d un peuple qui sait que ses valeurs sont authentiques lorsqu il s agit de refuser la guerre. Mais si celle-ci survient, si l État se trouve incapable d imposer à l ennemi la puissance inhérente à ces valeurs, alors c est la guerre civile (lutte obstinée et collective) qu il faut mener. 437 Ibid. p

253 Résister sans tomber dans le piège de la barbarie exige aussi d avoir comme horizon de mettre fin le plus tôt possible au combat. La responsabilité se donne tout entière dans cette obligation de justifier le pourquoi de l acte. Mais toutes les justifications ne se valent pas. Ainsi, dans la troisième lettre (L1), Camus fait la différence entre une action entamée pour défendre un idéal noble et une action visant à ne défendre que des intérêts personnels. La première rassemble les individus et participe de l humanisation de notre monde, la seconde renie l humanité au profit de l hégémonie. Cette idée camusienne de présenter deux pôles exclusifs dans la façon de gérer les rapports humains au sein du politique ne représente aucunement un faux dilemme. L humanité, aux yeux de Camus, n est pas un concept mais un ensemble d êtres participant du même monde dans un moment donné. Un pays n a de sens qu en fonction d une reconnaissance, chez le voisin, d objectifs semblables, dans le respect des cultures. Il suffit d un pays pour mettre en péril l ensemble d un territoire et Camus blâme l Allemagne nazie de s être approprié l idée d une Europe pleine de ses ressources mais inhabitée de ses citoyens. Toutefois, les citoyens existent bel et bien. Pour se réaliser, l idée doit alors triompher des hommes : Vous dites Europe, mais vous pensez terre à soldats, grenier à blé, industries domestiques, intelligence dirigée. ( ). [L]orsque vous vous laissez entraîner par vos propres mensonges, vous ne pouvez vous empêcher de penser à une cohorte de nations dociles menées par une Allemagne de seigneurs, vers un avenir fabuleux et ensanglanté. ( ). Mais [l Europe] est pour nous cette terre de l esprit où depuis vingt siècles se poursuit la plus étonnante aventure de l esprit humain. Elle est cette arène privilégiée où la lutte de l homme d Occident contre le monde, contre les dieux, contre luimême, atteint aujourd hui son moment le plus bouleversé. Vous le voyez, il n y a pas de commune mesure 438. Bien au-delà du message qui semble s adresser à l Allemagne nazie, ces mots révèlent le devenir sans concession d une responsabilité qui s exerce alors déjà dans la Résistance. Il faut savoir contre qui et contre quoi se poursuit la lutte pour que cette dernière soit moralement justifiée et pour qu une victoire éventuelle contre l ennemi 438 Ibid. p

254 représente surtout le triomphe de la marche de l humanité, jamais achevée, vers un monde toujours meilleur. Pour Camus, c est ce que les Européens auront à comprendre. Pour déjouer les pièges de la pensée guerrière, il ne suffit pas d opposer des hommes contre d autres hommes. Il faut faire intervenir une troisième donnée, celle de l idée qui se situe hors de l humanité. Dans ses Carnets de 1943, Camus écrit ceci : «L absurde, c est l homme tragique devant un miroir (Caligula). Il n est donc pas seul. Il y a le germe d une satisfaction ou d une complaisance. Maintenant, il faut supprimer le miroir 439.» 4- Présentation sociale des différentes options que l éthicien entend proposer pour modifier les conduites humaines (moment 4 de l éthique de la responsabilité) Si les trois premières lettres ont permis à Camus de faire le point sur l opposition idéologique entre l Allemagne nazie et la France, la quatrième (IN1), écrite en juillet 1944, est l occasion de préciser les devoirs qui attendent les Français maintenant que le pays a été libéré. Cette lettre fait suite aux propos tenus en faveur de la construction d une Europe plus humaniste (L1). Concrètement, et afin d éviter tout désir de vengeance, que signifie la Libération? Comment se responsabiliser pour mener à bien la fin des hostilités? C est d abord la liberté qu il faut valoriser. Cet objectif devrait permettre de mieux traverser la période difficile qui suit les tourments d un conflit aussi grave que le fut la Deuxième Guerre. Cette idée de liberté prend tout son sens moral du fait qu elle n est pas seulement une conséquence propre à la Libération ou à la fin éventuelle des hostilités. Elle est le produit d une réflexion menée au cours de ces années et d une prise de conscience de ce qui fait la valeur de la vie humaine, malgré toute l absurdité qui la recouvre. Dans la première lettre (RL1), Camus avait déjà signifié que les Allemands et les Français de l entre-deux-guerres partageaient ce sentiment que le monde est privé de sens. Mais, la pensée qui persévère à chercher de 439 Ibid. p

255 l humanité dans ce chaos peut trouver des raisons de ne pas désespérer d un monde meilleur : «On ne peut pas supprimer absolument les jugements de valeur. Cela nie l absurde 440», écrivait Camus dans ses carnets en L absurde dont se il se réclame n est pas la négation de tout, sinon comment se préserver de conduites totalement irrationnelles? L être humain doit connaître la différence entre désespérer de tout et désespérer d un destin révoltant 441. Dans le premier cas, l injustice en vient à se nier elle-même puisque rien ne peut arrêter quiconque ne croit plus en rien, sinon au pouvoir. Tandis que celui qui continue de défendre la justice contre tout ce qui tend à l affaiblir lutte aussi contre le désaveu de l importance de l homme, de la pertinence et de l exclusivité de sa quête de sens. C est ici que Camus lie justice et vérité. Il faut savoir choisir la justice puisqu elle signifie la vérité de l humain en ce monde. Et contre le destin révoltant, Camus propose de chercher le bonheur. Il se trouve dans les choses simples, pas dans l esprit de conquête. La perspective du bonheur assure que la conduite humaine sera juste. Pour ces femmes et ces hommes qui sortiront de cinq ans de souffrance et de désespérance, de peur et de colère, le défi sera maintenant de ne pas chercher à vaincre les Allemands dans leur âme mais dans leur puissance : «Voici notre force qui est de penser comme vous sur la profondeur du monde, de ne rien refuser du drame qui est le nôtre, mais en même temps d avoir sauvé l idée de l homme au bout de ce désastre de l intelligence et d en tirer l infatigable courage des renaissances 442.» À guerre totale, résistance totale 443 A) Composantes d une éthique de la responsabilité 440 Ibid. p Ibid. p A. Camus. p Il s agit du titre exact de l article publié dans Combat clandestin, mais nous ne le mettons pas entre guillemets afin de conserver l unité de la présentation des titres des articles analysés tout au long du chapitre. Ce sera aussi le cas pour certains articles qui suivront et qui font l objet d une analyse individuelle. 240

256 1- Constitution d un fait moral déterminé (moment 1 de l éthique de la responsabilité) Que signifie être concerné? Voilà la question fondamentale que pose Camus dans cet article, «À guerre totale, résistance totale», qui fut vraisemblablement l un de ses premiers pour Combat clandestin et qu il écrivit à peu près au même moment que la première «Lettre à un ami allemand», soit au printemps La question porte entièrement sur la conduite morale des individus, et si elle surgit dans ce contexte très précis de l Occupation, elle sous-tend un jugement sur les relations humaines qui ne souffre d aucune excuse lorsqu il s agit d évaluer l influence que nous avons tous les uns sur les autres. Ainsi, rien ne saurait justifier que les Français ne se tiennent pas tous ensemble contre l ennemi nazi afin de lutter contre lui, et ce, sans douter de la légitimité de leur conduite. Le fait moral s énonce ainsi : «( ) [t]ous les Français aujourd hui sont liés par l ennemi dans de tels liens que le geste de l un crée l élan de tous les autres et que la distraction ou l indifférence d un seul fait la mort de dix autres 444.» Le schéma suivant rend compte des idées qui soutiennent ce fait moral : Figure 6 : Fait moral associé à l article «À guerre totale, résistance totale» 444 A. Camus. Œuvres complètes, tome I, p

257 2- Recherche des racines ayant donné lieu au problème moral questionné par Camus (moment 2 de l éthique de la responsabilité) En écrivant cet article, Camus porte un jugement inconditionnel sur l obligation de lutter tous ensemble, non pas seulement pour vaincre l ennemi, ce qui serait alors une stratégie davantage politique que morale. Quelque chose de plus important se joue dans le comportement des individus au sein d un conflit. Camus s adressera encore aux dirigeants dans les semaines et les mois qui suivront, mais ici, c est à l humanité en l homme qu il s adresse et il tente de faire voir à quel point la fraternité humaine peut soit voler en éclats, soit devenir un leitmotiv de tous les instants pour supporter le poids d un conflit tout en tentant de le contrer. Ce que la guerre lui a d abord fait voir, c est le comportement des dirigeants tournés vers leurs intérêts, contre le peuple. Ce que lui révèle l Occupation, c est le comportement des individus, d un très grand nombre d entre eux à tout le moins, tournés vers leurs intérêts, contre leurs semblables. Et dans les deux cas, ce qu il entend d abord mettre en lumière, c est l opposition radicale entre le mensonge et la vérité. Le mensonge, écrit-il, témoigne des intentions de ceux qui le professent. L occupant, par le biais des ordres des hauts dirigeants, par les actions de la milice qui les exécutent et par la propagande qui vise à s infiltrer dans tous les esprits, parvient à diviser les Français de telle façon que ceux qui tentent de résister à l ennemi voient leur motivation salie par ce dernier aux yeux de ceux que les résistants tentent de protéger. C est pourquoi Camus soutient que la vérité doit être connue de ceux-là qui croient davantage en la parole de l occupant qu en celle des résistants : «Il n y a pas deux France, l une qui combat et l autre qui juge le combat. ( ). La vérité est qu aujourd hui l Allemagne n a pas seulement déclenché une offensive contre les meilleurs et les plus fiers de nos compatriotes, elle continue aussi la guerre totale contre la totalité de la France, totalement offerte à ses coups 445.» C est donc dire que le mensonge doit se comprendre au-delà du fait qu il nie quelque chose. L implication réelle concerne d abord les gens envers qui on juge utile de 445 Ibid. p

258 mentir, et si le mensonge cherche à diviser, c est que les liens, s ils étaient maintenus, rendraient plus difficile l action de celui qui ment. Ignorer cette finalité au cœur du mensonge c est laisser l occupant semer la confusion chez l ensemble des Français, ce qui mène à de graves conséquences, et c est pourquoi tous doivent se sentir concernés. Ces conséquences touchent à l arrestation des individus qui veulent protéger leur pays et ses occupants, à la destruction de leurs biens et à la mort. C est aussi ce que les Français doivent savoir. Camus donne quelques exemples et démontre que les Allemands, eux, ne cherchent pas à savoir qui lutte dans la résistance et qui se positionne autrement dans ce conflit et ce contexte d occupation. Il mentionne ainsi que «[l]e 4 février à Grole, dans l Ain, les Allemands n ayant pas trouvé les réfractaires qu ils recherchaient, ont fusillé le maire et deux notables 446.» Il s avère donc impossible de nier les liens qui rendent compte de l image que renvoie un peuple à celui qui cherche à le dominer. La solidarité peut seule vaincre le désir de l ennemi de poursuivre un but qui, du début jusqu à la fin, exclut totalement ces gens à qui l on demande de collaborer. Se choisir solidaire et agir en tant que tel sont les seules avenues possibles pour ne pas trahir ses semblables. Ce choix permettra l élan vers un combat juste alors que refuser la solidarité trace la voie à la mort injuste de ceux qui avaient pourtant fait le bon choix moral. 3- Réintégration du fait moral (moment 1) dans un réseau de catégories du possible (moment 3 de l éthique de la responsabilité) Choisir la solidarité entre Français, plutôt que la collaboration avec l ennemi ou même l indifférence, voilà donc ce qui permet d orienter le fait moral vers une solution acceptable. Si, à première vue, il est confortable, reconnaît Camus, de se détacher de la lutte, d attendre patiemment la fin d une guerre laissée entre les mains de l ennemi, il viendra toujours un moment où les évènements feront comprendre aux 446 Ibid. p

259 personnes indifférentes qu elles ont eu tort. Les cas sont nombreux, depuis 1940, qui laissent voir que personne n échappe aux règlements de compte : Ne dites pas : «Cela ne me concerne pas; je suis chez moi avec ma famille; j écoute tous les soirs la radio et je lis mon journal.» Car on viendra vous chercher sous le prétexte qu un autre homme, à l autre bout de la France, n a pas voulu partir. On prendra votre fils que cela non plus ne concerne pas et on mobilisera votre femme qui croyait jusqu ici qu il s agissait d une affaire d hommes 447. Choisir de favoriser la force des liens, c est aussi choisir la paix du cœur parce que c est là trancher entre vérité et mensonge. Par exemple, se responsabiliser devant l ennemi, c est refuser le S.T.O. (service de travail obligatoire) et le faire au nom d une résistance qui est la même que celle qui commande d appuyer les maquis. Ce lien que Camus établit entre la division des Français et le S.T.O. est fort opportun puisque, selon le témoignage de Jacques Benoist-Méchin, fondateur du service de la main-d œuvre française en Allemagne, ce projet visait à rapprocher l ouvrier français de l ouvrier allemand notamment en lui faisant voir le monde «( ) autrement que sous l angle de la lutte des classes et [qu il s évade] ainsi de l alternative trop étroite : capitalisme ou communisme, dans laquelle les chefs syndicalistes cherchaient à les emprisonner 448.» Benoist-Méchin, qui regrette que le contrat d origine signé entre les deux pays, dans lequel le travail des Français se faisait sur une base volontaire, ait été remplacé par un contrat rendant le travail obligatoire, rend compte d un rapport du ministère français de l Information (15 juin 1943) qui explique pourquoi les ouvriers français se sont peu à peu rendus désagréables dans l acquittement de leurs tâches : le travail promis n est pas celui qu ils doivent faire, la destination s avère différente de celle qui avait été assignée au départ, les contrats sont renouvelés sans qu il y ait de congés, les impôts sont de l ordre de 30% Idem. 448 J. Benoist-Méchin. De la défaite au désastre. Tome 2. L espoir trahi, Paris, Albin Michel, 1985, p Ibid. p

260 Lorsque Camus considère qu accepter le S.T.O. c est accepter que, pour les Allemands, la France ne soit qu un réservoir de main-d œuvre que la haine entre Français rend possible, il est très près de la vérité et son appel, dans l article À guerre totale résistance totale, cherche justement à éviter que les Français se rendent compte trop tard de l irréversibilité de leurs décisions. 4- Présentation sociale des différentes options que l éthicien entend proposer pour modifier les conduites humaines (moment 4 de l éthique de la responsabilité) C est donc vers la résistance qu il faut se tourner, seule alternative possible face à l ingérence allemande. Une fois reconnu le caractère désolant du mensonge, une fois révélés les cas de meurtres injustifiés de la part des Allemands, une fois démontré que la guerre est totale parce que la haine de l'ennemi l est tout autant, il ne reste alors qu à justifier moralement les actions visant à refuser la soumission. C est ainsi que Camus termine son article en proposant à tous les Français de joindre les rangs de ceux qui sabotent, font la grève ou manifestent contre l occupant. L éthicien fait ici valoir son point de vue en rappelant l unicité du problème : un seul combat est mené et une seule force de résistance peut y faire face. Ici, c est le paradigme de l insoumission qui se trouve prépondérant : Dites-vous seulement que nous y apporterons tous ensemble cette grande force des opprimés qu est la solidarité dans la souffrance. C est cette force qui à son tour tuera le mensonge et notre espoir commun est qu elle gardera alors assez d élan pour animer une nouvelle vérité et une nouvelle France Pendant trois heures ils ont fusillé des Français A) Composantes d une éthique de la responsabilité 450 A. Camus. Op.cit., p

261 1- Constitution d un fait moral déterminé (moment 1 de l éthique de la responsabilité) Cet article intitulé «Pendant trois heures ils ont fusillé des Français» (CC2) s inscrit en ligne directe avec les préoccupations énoncées par Camus dans l article précédent (CC1). Il lui permet de répéter, à quelques jours d intervalle, à quel point les Allemands représentent une menace réelle pour tous les Français, quelle que soit la position de ces derniers sur la guerre et sur l Occupation. Mais, en même temps, ce qui s est passé en cette nuit du 1 er au 2 avril 1944, pourrait tant et si bien justifier les Français à ne pas prendre position, quitte à feindre l indifférence, que ce nouvel article de Camus se doit d être extrêmement convaincant. Dans cet article, Camus rend compte de la tuerie de 86 personnes, de tous âges mais de sexe masculin, dans la commune d Ascq (Pas-de-Calais). Le massacre a eu lieu à la suite d un acte de sabotage sur la voie ferrée qui visait un train de marchandises. Les cheminots-résistants de la région (groupe d Ascq) procédaient ainsi à un sabotage ciblé parce que la région Nord-Pas de Calais était l une des régions les plus bombardées. Lors de ce sabotage, ce que les résistants ignoraient, c est qu entre deux trains de marchandises serait intercalé un train de jeunes soldats allemands dont plusieurs avaient moins de vingt ans. Il n y eut pas de blessés parmi les SS, mais les Allemands réagirent de la façon suivante : Sur les ordres du chef de convoi, le lieutenant Walter Hauck qui applique les ordres de représailles collectives donnés par le commandant de la division, quatre commandos sillonnent les rues de part et d autre du passage à niveau, défoncent les portes, emmènent, dans un premier temps, des hommes et des femmes de tout âge. Beaucoup sont roués de coups, dix hommes sont abattus dans le bourg dont le curé et le vicaire qui tentaient de s interposer. Soixante-dix hommes de quinze à soixante-quinze ans sont amenés, par pelotons successifs, le long de la voie ferrée, abattus à la mitrailleuse et achevés d une balle dans la tête. Le massacre s arrête à 1h 15 le matin du 2 avril, ( ), grâce à l intervention de la Feldgendarmerie de Lille, prévenue grâce aux appels au secours répétés du facteur enregistrant de la gare d Ascq. 45 hommes du dernier peloton échappent de justesse au massacre. Le bilan est terrible : 86 morts, 11 blessés dont certains impotents, 75 veuves et 246

262 127 orphelins. Ce massacre, malgré la censure allemande, va être connu dans toute la région. Les funérailles, le 5 avril, attirent une foule considérable et les appels à la cessation du travail sont suivis dans de nombreuses entreprises 451. Rappelant les faits, Camus soutient qu ils représentent le pire acte commis par les Allemands contre les Français. Il n y a pas que la lâcheté et la manifestation de la haine dans cette tuerie : pour Camus, il importe que tous les Français réfléchissent à ceci : en moins de trois heures, quatre-vingt-six personnes ont été tuées. Ce qu il y a d horrible dans la mort occupe presque entièrement cet article. Et c est au nom du refus de cette provocation de l horreur métaphysique que Camus établit ici son fait moral. Plus que jamais, depuis le début de l Occupation, il revient aux Français de faire preuve de solidarité et de lutter contre l ennemi en continuant de servir la Résistance tout en demandant maintenant que les quatre-vingt-six victimes et leurs familles soient vengées. Le fait moral se schématise ainsi : Figure 7 : Fait moral associé à l article «Pendant trois heures ils ont fusillé des Français» 451 Jacqueline Duhem. «Le massacre d Ascq», Cercle d étude de la déportation et de la Shoah- Amicale d Auschwitz, 10 mars 2011, [en ligne], (Page consultée le 27 août 2016). 247

263 2- Recherche des racines ayant donné lieu au problème moral questionné par Camus (moment 2 de l éthique de la responsabilité) Les faits expliquent, bien sûr, que l on puisse faire valoir l importance du mouvement de résistance et l exigence d une certaine vengeance. Mais dans un tel contexte, la ligne à ne pas franchir est peut-être celle de la témérité et de la passion. C est pourquoi il importe de bien circonscrire les racines du problème afin que toute la dimension morale de l appel camusien à la résistance et à la vengeance soit clairement établie. Pour ce faire, il importe d analyser les valeurs en cause lors d une guerre et, plus particulièrement, lorsque cette guerre oblige le peuple à vivre sous occupation. Camus s adresse au peuple, il faut d abord dégager un certain nombre de valeurs épousées par ce dernier à compter de Mais Camus est aussi un intellectuel et les choix faits par les penseurs et écrivains français après 1940 doivent aussi être évalués en fonction de l idéologie qu ils avaient choisi de représenter. Dans son livre consacré à Combat, Yves Marc Ajchenbaum rappelle qu au printemps 1944, si elle se disait antiallemande, la population française ne soutenait pas totalement la Résistance et une minorité seulement s engageait dans la clandestinité 452. Préoccupés par le ravitaillement et les bombardements, les Français vivaient au quotidien et, s ils se tournaient vers l avenir, c était dans l espoir que tout redevienne comme avant la guerre. Il faut tenir compte de l idéal national que le gouvernement de Vichy tentait de mettre en pratique. Les valeurs de la paysannerie, la place prépondérante de l homme au sein de la famille, l ordre et la discipline, tout cela s ajoutait aux problèmes propres à l organisation de la vie pendant la guerre. Pour beaucoup de gens, cette construction sociale malgré l occupation justifiait l espoir d un retour à une France forte qui oublierait rapidement les tracas et la défaite. Il y avait donc un mouvement social qui emportait l adhésion du peuple, en général. Nicolas Beaupré rappelle ainsi que dès la fin de l été 1940, l économie du pays se réorganisait en tenant compte des exigences de l occupant. Évidemment, ce 452 Yves Marc Ajchenbaum. Op.cit., p

264 n était pas à l avantage du peuple, mais le syndicalisme patronal se développa sous le gouvernement de Vichy, des organismes semi-publics assurèrent l articulation de l économique et du social, la politique familiale nataliste modifia le rapport des femmes au travail et l enseignement catholique fut rétabli par Pétain 453. Ce dernier, dont l image inspirait la force et la sécurité, transposa dans la devise «Travail, Famille, Patrie» les éléments forts de sa personnalité que les Français souhaitaient endosser pour mieux affronter la misère que génère la guerre. Les intellectuels, quant à eux, choisirent soit la Collaboration, soit la Résistance. L historienne Marie Puren soutient que le choix reposait sur la vision qu offrait la France (son gouvernement, ses stratégies politico-militaires, l attitude des soldats, la réaction des individus) à ce moment charnière que fut la défaite et les débuts de l Occupation. Par exemple, l écrivain Jean de La Hire 454 fut l un des premiers à écrire suite à la défaite de la France aux mains de l Allemagne en Et ce que dénonçait l écrivain concernait principalement le déshonneur dans lequel le gouvernement d alors (Paul Reynaud) avait plongé le pays et ses citoyens. L exode de milliers de Français avait alors été décrit par La Hire comme une situation chaotique que les soldats français étaient incapables de gérer, tirant sur les réfugiés comme s il s agissait d ennemis. Jean de La Hire, comme d autres écrivains déçus ou opportunistes, écrit Marie Puren, ont compris que les Français ont vécu un tel traumatisme qu ils préfèrent croire que leur avenir dépend maintenant d une alliance, voire d une fraternité, avec l Allemagne 455. Albert Camus, pour sa part, s est toujours positionné contre le régime de Vichy. Son dilemme, nous l avons déjà mentionné, s est présenté sous la représentation de 453 Nicolas Beaupré. Op.cit., p Jean de La Hire (l un des noms de plume d Adolphe d Espie, ), publia plus de 600 textes. L historienne Marie Puren s est intéressée à sa démarche politique pendant la Deuxième Guerre puisqu il fut l un des premiers intellectuels à appuyer les Allemands en 1940 et à s engager activement dans la Collaboration. Toutefois, l historienne interroge le sens réel de la démarche de certains intellectuels à travers le cas La Hire : certains auraient davantage obéi à des valeurs de sécurité et d avancement social en se rangeant derrière les pétainistes qu à un engagement d ordre idéologique. 455 Marie Puren. «Littérature et opportunisme sous l Occupation. L exemple de l écrivain et éditeur français Jean de La Hire ( )», Mémoire de livres / Studies in book culture, Vol.3, No.1, Automne 2011, [en ligne], (Page consultée le 27 août 2016). 249

265 l axe pacifisme-engagement. Dans les deux cas, la même figure pesait de tout son poids, celle de l individu qui risque de perdre la vie dans un conflit armé. Vers la fin de 1943, dans ses carnets, la balance penchait clairement du côté de l engagement au sein de la guerre : On ne peut pas être capable d engagement sur tous les plans. Du moins peut-on choisir de vivre sur le plan où l engagement est possible. Vivre ce qu on a d honorable et cela seulement. Dans certains cas cela peut conduire à se détourner des êtres même (et surtout) pour un cœur qui a la passion des êtres. En tout cas cela fait du déchirement. Mais qu est-ce que cela prouve? Cela prouve que celui qui aborde sérieusement le problème moral doit finir dans les extrêmes. Qu on soit pour (Pascal) ou contre (Nietzsche), il suffit qu on le soit sérieusement et l on voit que le problème moral n est que sang, folie et cris 456. Et le massacre du 1 er avril 1944 représente exactement ce qu il craignait de voir arriver, outre la mort que tous peuvent constater : l obligation de devoir aller jusqu à accepter la vengeance lorsque plus rien ne peut arrêter la destruction de l intelligence, de la paix, de la vie. 3- Réintégration du fait moral (moment 1) dans un réseau de catégories du possible (moment 3 de l éthique de la responsabilité) Ne pas se détourner de l exigence de résister à l ennemi, une résistance non passive qui signifie prendre des risques pour sa propre vie, voilà donc ce qui fait l objet de la responsabilité à laquelle Camus convie ses lecteurs et tous les Français. Si le troisième moment de l éthique de la responsabilité commande la prescription d un monde meilleur, il inclut celle de porter le regard sur les conséquences d actions inhumaines dans le monde réel. C est uniquement là que se trouve la raison même d une volonté à changer l ordre des choses. Il n y a pas d autre intérêt, dans cette idéologie que porte la plume de Camus, que celui de défendre l être humain contre lui-même lorsque la haine alimente ses décisions et ses actions. Être responsable, 456 A. Camus. Œuvres complètes, tome II, p

266 c est refuser de se détourner du sort de compatriotes qui n ont rien fait de plus ou de moins que soi et que le hasard a choisis pour justifier la haine : Et la tuerie a duré trois heures, un peu plus de deux minutes pour chacun d entre eux. Trois heures, le temps que certains ont passé ce jour-là à dîner et à converser paisiblement avec des amis, le temps d une représentation cinématographique où d autres riaient au même moment au spectacle d aventures imaginaires. Pendant trois heures, minute après minute, sans un arrêt, sans une pause, dans un seul village de France, les détonations se sont succédé et les corps se sont tordus par terre 457. Plus que jamais, l incohérence des rapports humains, l injustice inscrite au cœur des destins, trouvent à se dire dans cet article qui décrit à la fois une réalité effroyable et un idéal difficile à réaliser. Obsédé par cette inadéquation, Camus lui-même avait cessé de se rendre aux représentations de la pièce Le malentendu 458 pour agir au sein de la résistance et servir la cause grâce à Combat. Le journalisme lui offre cette opportunité de penser la situation de l homme dans un contexte qui la fragilise concrètement et aussi intellectuellement. L idée de l homme c est aussi celle de ce que chacun est appelé à faire pour ses semblables et en vertu de quoi il s engage ou non. Rappelons ici ce que Camus avait écrit en 1939 pour Le soir républicain (SR3) : «L indépendance est d ailleurs une vertu difficile à maintenir. Il y a contre elle l intérêt, l ambition, le mensonge et la paresse. Cette coalition est redoutable 459.» En avril 1944, appelant les Français à choisir la collaboration, c est donc à l indépendance individuelle qu il les convie. 4- Présentation sociale des différentes options que l éthicien entend proposer pour modifier les conduites humaines (moment 4 de l éthique de la responsabilité) La dimension morale à l œuvre dans cet article est clairement basée sur l insoumission. Tout d abord, Camus répète encore ici que chacun doit être attentif 457 A. Camus. Œuvres complètes, tome I, p Yves Marc Ajchenbaum. Op.cit., p A. Camus. Op.cit., p

267 aux mensonges, aux non-dits qui en révèlent pourtant tellement sur les intentions de ceux qui y recourent : Mais la France est solidaire, il n y a qu une seule colère, qu un seul martyre. Et quand M. de Brinon 460 écrit aux autorités allemandes non pour se plaindre du massacre de tant de Français, mais pour gémir qu on entrave ainsi son propre travail de policier mondain, il est responsable de ce martyre et justiciable de cette colère 461. Chacun est responsable de ses actes et appuyer la collaboration, c est choisir de se détourner du sort des Français. Si la guerre oppose des hommes à des hommes, l insoumission d ordre éthique oppose elle aussi des individus à d autres individus. Mais l intention est différente : la guerre se fait au nom d un idéal impérialiste tandis que l insoumission dont il est ici question se trouve légitimée au nom d un idéal humaniste. Camus ne s improvise pas justicier en 1944 parce qu il constate jusqu où peut aller la trahison humaine. Dès le début de la guerre, en 1939 donc, il avait écrit une lettre à un désespéré dans ses carnets. Ces propos sont d une grande richesse pour comprendre quel rôle moral il attribue à quiconque décide d agir pour défendre l idée d une humanité meilleure. Ainsi, le désespoir face à la guerre peut mener à un tel sentiment de dégoût qu il serait tentant de se détourner des évènements et attendre passivement que la fin arrive. Mais, souligne Camus, le désespoir est un sentiment et non un état. Il faut donc choisir l action, d autant que cette dernière rend possible l influence sur les autres : Ne poussez personne. Il faut être ménager du sang et de la liberté des autres. Mais vous pouvez persuader dix, vingt, trente hommes que cette guerre n était et n est pas fatale, que des moyens de l arrêter peuvent être tentés qui ne l ont pas été encore, qu il faut le dire, l écrire quand on peut, le crier quand il faudra. Ces dix ou trente hommes à leur tour le diront à dix autres qui le répéteront Fernand de Brinon ( ) fut le fondateur di Comité France-Allemagne entre les deux guerres mondiales. Il sera délégué général du gouvernement de Vichy et un membre actif au sein de la Collaboration. Il sera condamné à mort en A. Camus. Op.cit., p A. Camus. Œuvres complètes, tome II, p

268 En 1944, il n est plus question de se demander comment arrêter la guerre avant qu elle ne fasse trop de dégâts. Cependant, cette idée que la volonté d agir contre elle peut effectivement devenir contagieuse, Camus la réintègre au cœur du combat de la résistance. L insoumission conserve en 1944 la portée éthique qu elle comportait en Il y a même quelque chose de plus assumé dans cette insoumission lorsque Camus demande aux Français de refuser la collaboration et de choisir la résistance. Le risque est plus grand, les peines et les pertes sont maintenant flagrantes et rien ne garantit le succès de toutes ces entreprises clandestines visant à vaincre l ennemi. De fait, ce que l insoumission commande, c est de refuser de se rendre sans lutter aux idées des autres lorsque ces autres nient les valeurs de la dignité et de la vie chez leurs semblables. La lettre à un désespéré se terminait ainsi : «Ce sont des individus qui nous font mourir aujourd hui. Pourquoi des individus ne parviendraient-ils pas à donner la paix au monde? ( ). Comprenez donc qu on fait la guerre autant avec l enthousiasme de ceux qui la veulent qu avec le désespoir de ceux qui la renient de toute leur âme 463.» Le désespoir, c est de constater en 1944 que les collaborateurs préfèrent accepter le massacre des leurs plutôt que de vaincre leur peur devant l ennemi. C est pourquoi les Français doivent unir leurs forces, se responsabiliser devant la traîtrise et, par des actions ciblées, rendre possibles la vengeance et le refus de continuer à faire comme si la guerre n avait pas pris sa place dans l histoire La libération de Paris Sous ce titre, nous réunissons ici les articles parus entre le 21 et le 30 août 1944 (C1 à C7) et qui s inscrivent donc dans ce moment fébrile qui, le 19 août, ouvre les portes d une étape décisive qui devait mener à la fin de la Deuxième Guerre. Les articles de Camus dans Combat sont sérieux, empreints de valeurs morales dont le ton semble aux antipodes de la liesse générale. Chez Camus, ces articles marquent une coupure certaine entre deux formes de journalisme : avant la Libération et depuis ses 463 Idem. 253

269 premiers reportages à Alger, Camus a été témoin et le journalisme lui a permis de raconter tout en structurant peu à peu une pensée éthique; au moment de la Libération, Camus est un journaliste autonome, mature, bien au fait de la façon dont doit se faire le journalisme, mais il est aussi porteur d un regard sur la condition humaine qui se refuse à accepter encore les compromis, l attentisme, l indifférence et la paresse intellectuelle. A) Composantes d une éthique de la responsabilité 1- Constitution d un fait moral déterminé (moment 1 de l éthique de la responsabilité) Le 21 août 1944, à la une de Combat, paraît le titre «le combat continue». Le journal lui-même, bien sûr, continuera de paraître. Mais surtout, ce que Camus entend signifier par ce titre, c est que le plus difficile reste à faire. Non pas en termes de privations et de pertes de vies humaines, mais en termes de conscientisation et d efforts mis à la construction d une France plus juste. La France n est pas encore libérée de l occupation allemande que Camus recommande de se méfier du sentiment de liberté, légitime après cinquante mois de luttes et de sacrifices mais qui demeure un ressenti passif qui ne peut avoir aucune incidence sur la reconstruction du pays. La liberté, si elle se rapproche d un tel sentiment d euphorie, c est qu elle a une valeur. Les Français le savent bien puisqu ils en ont été privés pendant si longtemps. De quelle nature est cette valeur? Voilà la question qui occupe ce premier éditorial de Combat. Cette question mène à la compréhension du fait moral qui se dessine sous la plume de Camus en cette période charnière de l histoire de la France et de l Europe. Tout d abord, pourquoi Camus fait-il de la liberté un concept à questionner en ces premiers jours de libération plutôt que de se contenter de la célébrer? C est que la liberté, si elle ne représente qu un sentiment, s avère illusoire puisqu elle peut se perdre facilement et surtout, parce qu elle doit se mériter. La liberté de l homme n est pas dans ce qu on lui permet de faire ou d être mais dans ce qu il conquiert et dont il 254

270 connaît alors la fragilité et la valeur. Paris est libérée mais la France ne l est pas encore totalement. Et lorsque la France le sera, et aussi lorsque la guerre sera terminée, quel sens devra-t-on accorder à la notion de libération, demande Camus. Ne faut-il pas aussi se libérer du pouvoir de l argent qui a terni l administration du pays avant 1939 et qui a pris ses aises au sein du gouvernement de Vichy depuis 1940? La liberté en août 1944, c est le droit de sortir de la honte subie depuis 1940 et Camus écrit explicitement que les résistants la ressentent avec plus d acuité, sachant ce qu il en coûta d efforts et de sacrifices pour continuer à défendre le pays. Cela a nécessairement fait voir l importance de la lutte commune et cela doit demeurer dans les cœurs et les esprits de ceux qui reconstruiront maintenant la France. C est ce qui donne le ton à l article qui parut également le 21 août à l intérieur du journal et qui marqua du sceau de l engagement éthique et politique le journal Combat d après la Libération (C2) 464. Camus y explique pourquoi il importe de tamiser le sentiment de joie : «Le dessein des hommes de Combat est de dire aussi haut et aussi net que possible ce que cinq années d entêtement et de vérité leur ont appris sur les grandeurs et les faiblesses de la France 465.» Les Français, écrit Camus, ont appris en quatre ans, à passer de la foi à la compréhension du sens politique. Il dépend maintenant d eux de donner une orientation à ce qu ils ont durement appris sur eux-mêmes et sur les institutions chargées de représenter le peuple. C est ainsi que s énonce le fait moral que les articles du mois d août s emploieront à justifier : les Français doivent passer de la résistance à la révolution s ils veulent mettre au-dessus de tout l intelligence, le courage et la vérité du cœur humain. Sa représentation se donne ainsi : 464 Le titre «De la résistance à la révolution» fut repris d un article de Léo Hamon paru dans Les cahiers libres (Yves Marc Ajchenbaum, op.cit., p.130). Léo Hamon (Léo Goldenberg) fut membre de la Résistance et contribua à certains actes de sabotage dont la destruction de fichiers concernant le recrutement pour le Service de travail obligatoire. 465 A. Camus. Op.cit., p

271 Figure 8 : Fait moral associé aux articles sur la libération de Paris 2- Recherche des racines ayant donné lieu à la morale maintenant questionnée par l éthicien (moment 2 de l éthique de la responsabilité) Nous avons déjà fait mention de l appel à la résistance livré par Camus à compter de S il rappelle maintenant que les résistants connaissent à la fois la force de la lutte commune et la responsabilité du gouvernement de Vichy dans la façon dont l occupant a soumis les Français à ses volontés, il sait aussi que bon nombre de Français ont choisi de croire le gouvernement et de se détourner des exigences auxquelles croyaient les résistants. C est donc dire que le fait moral qu il énonce en août 1944 tient pour implicite cette défection des Français à la prise en charge de leur destin au cours de ces années. C est là la première racine du fait moral. Passer de la résistance à la révolution n est pas une évidence en soi pour plusieurs, c est pourquoi il importe de comprendre pour quel motif la lutte doit continuer et quel sens elle doit maintenant prendre. C est ainsi que se comprend la suspicion envers un sentiment de liberté qui risque de masquer l importance de travailler tous ensemble à reconstruire la France. Si le sentiment repose uniquement sur le contentement devant la délivrance, il peut vite s émousser. Mais lorsque le sentiment repose sur l obtention d un gain, lui-même lié à la certitude d avoir fait ce qu il fallait, alors le sentiment peut s incarner dans un 256

272 esprit et peut mobiliser ce dernier à le conserver pour ce qu il valorise au sein de l existence humaine. La liberté, en août 1944, c est le visage de la grandeur retrouvée mais qui a le besoin pressant d une constitution politique qui lui garantira son maintien aux côtés d une justice authentique 466. Cela constitue un deuxième fondement du fait moral dont il est ici question. Si l entrée dans la résistance s était décidée à partir du réflexe de l honneur humilié, l entrée dans la révolution se fonde sur ce que Camus appelle la science supérieure des actions politiques. En ce 21 août, il écrit que la révolution qu il sait nécessaire ne peut encore être définie avec exactitude. Cependant, il dit savoir ce qui la rend conséquente à la résistance. Il faut ainsi savoir défendre son honneur contre ceux qui ont trahi le peuple. Ceux-là ont fait preuve de médiocrité, tout comme ils ont servi les puissances d argent. Ici, Camus n entend pas seulement la question de la défense des intérêts personnels mais surtout ce que cela a représenté, entre 1940 et 1944, pour les ouvriers français. Comme nous l avons mentionné au point 6.1.2, le gouvernement de Vichy donnait l impression qu il tenait les rênes du pouvoir en créant notamment des comités de travail qui permettaient aux ouvriers français de continuer à gagner leur vie malgré la situation. Mais tout le démantèlement du réseau syndical faisait en sorte que les ouvriers n avaient pratiquement plus de droits. C est donc aussi cela qui doit conditionner la révolution et c est pourquoi Camus écrit que les résistants «[veulent] réaliser sans délai une vraie démocratie populaire et ouvrière [car] dans cette alliance, la démocratie apportera les principes de la liberté et le peuple la foi et le courage sans lesquels la liberté n est rien 467.» Il s agit là d une troisième raison soutenant le fait moral. Nous proposons une quatrième et dernière racine, que Camus ne pouvait identifier explicitement en ces premiers jours de la libération de Paris, mais dont nous pouvons aujourd hui reconnaître l existence et concevoir qu Albert Camus s était saisi de cette 466 Ibid. p Ibid. p

273 réalité. Nous faisons ici référence aux comportements divers qui se sont manifestés aux premières heures de la libération et qui se sont confirmés au cours des semaines, des mois et même des années qui suivirent. L historien Christian Chevandier s est intéressé aux différentes productions françaises réalisées à partir de 1944 et visant à contrer l image défaitiste que les Français avaient d eux-mêmes et de leur pays. Qu il s agisse de littérature adulte ou enfantine, de cinéma, de reportages dans les revues et journaux ou de témoignages de gens impliqués dans les affaires de la guerre, Chevandier explique que tout cela servit à faire acte de mémoire et donc à permettre aux Français de mieux comprendre ce qui s était passé. Cependant, souligne l historien, ces productions n étaient pas entièrement objectives dans la mesure où se trouvaient valorisés des groupes ou des individus alors que certaines actions étaient tues. Par exemple, en littérature enfantine, la libération de Paris fut racontée de la part des gaullistes par la mise en perspective du travail du général Leclerc, lequel était aux commandes des forces blindées qui foncèrent sur Paris en août Pour les communistes, il importait plutôt de faire connaître aux enfants le rôle du colonel Rol- Tanguy, membre dirigeant de la Résistance, ou encore du colonel Fabien, résistant et auteur du premier attentat contre un militaire allemand. En ce qui concerne les récits, Chevandier rappelle à quel point ceux qui ont choisi d écrire leurs mémoires faisaient le plus souvent partie des états-majors 468. Bien que nous aurons l occasion de revenir sur l analyse de Chevandier 469, nous pouvons clore ce point sur les racines menant à la structuration du fait moral en supposant que Camus avait prévu les pièges dans lesquels l exaltation fait tomber les individus. Si l espace est trop grand entre le moment où s achève une étape et le moment où s opère la reconstruction d une société, il y a de forts risques à ce que certains continuent à tirer profit d une situation et à ce que d autres, la majorité, retournent à leurs affaires sans savoir comment démêler le vrai du faux, sans questionner la pertinence du courage et son rapport à la liberté. 468 Christian Chevandier. La libération de Paris, Paris, Hatier, 2013, 125p. 469 L historien s est intéressé à l un des éditoriaux de Camus, dans lequel le journaliste s indigna, un an après la libération de Paris, des propos tenus pour l occasion par Charles de Gaulle. 258

274 3- Réintégration du fait moral (moment 1) dans un réseau de catégories du possible (moment 3 de l éthique de la responsabilité) La révolution que revendique Camus se fonde exclusivement sur la nécessité de servir l intelligence, le courage et la vérité. Elle relève d une responsabilité éthique et non d une idéologie politique. Conséquemment, elle rejette la violence. Cependant, la révolution se fait nécessairement contre des individus qui ont manqué à leur devoir en tant que représentants d institutions politiques. C est le gouvernement de Vichy qui doit d abord faire l objet d une critique sévère. «Le temps de la justice» 470 (C3) vise à rappeler aux Français comment décidèrent d agir les dirigeants sous l Occupation, qu il s agisse de Laval ou de Pétain. Parmi les catégories du possible, figure donc celle de l exigence de mémoire pour se trouver au plus près de la vérité. On comprend ici le lien entre regarder objectivement les faits et décider, en toute conscience, de choisir la révolution pour construire une société plus juste. Ce n est pas parce que le gouvernement de Vichy disparaît suite à l Insurrection 471 puis à la Libération que ce qu il a permis est oublié. Des hommes sont morts parce que le gouvernement a choisi de s engager aux côtés des Allemands, soutient Camus. Ce choix mobilise à son tour celui de ceux qui mettent la vie des hommes au-dessus de tout. L article du 23 août, «Ils ne passeront pas» (C4), est un hommage au peuple français dont il importe de connaître l essence pour mieux le lier à l exigence éthique de la responsabilité politique. Albert Camus est l un de ces théoriciens pour qui la notion de peuple est attachée à la grandeur humaine. Souvent, parler du peuple se fait sous l étiquette du misérabilisme, de la petitesse d êtres qu il est possible de manipuler parce qu ils sont moins éduqués, moins riches, davantage naïfs ou indifférents à l administration de la nation. Qu est-ce qu un peuple pour Camus? Sa réponse se fonde sur la justification de l insurrection en ce mois d août 1944 : «C est 470 Puisque nous avons déjà analysé cet article dans le premier chapitre, nous nous contenterons de rappeler l essentiel du propos. 471 La Libération de Paris fut précédée de l Insurrection de la ville, à compter du 19 août

275 ce qui dans une nation ne veut jamais s agenouiller. Une nation vaut ce que vaut son peuple 472.» Le peuple a décidé que l honneur valait encore des sacrifices et qu il était temps que l ennemi batte en retraite. Le titre de l article confirme la nécessité d en finir avec la guerre en agissant de concert pour encercler l occupant : «L ennemi terré dans la ville ne doit pas en sortir. L ennemi en retraite qui veut entrer dans la ville ne doit pas y pénétrer. Ils ne passeront pas 473.» La responsabilité incombe à tous, rappelle encore une fois Camus. Toutes les occasions ratées de participer ensemble à un idéal commun et juste font reculer le moment de la victoire ou celui de l atteinte d une société meilleure. Reconnaître au peuple des vertus et des droits, comme le fait Camus, c est lui dire la vérité en face pour que ce peuple soit véritablement une force sociale soucieuse des intérêts fondamentalement humains. Ainsi, ce ne sont pas tous les Français qui participent activement à l insurrection. Malgré les promesses que recèle déjà la défaite de l ennemi, il y a des gens qui demeurent indifférents. C est pourquoi l éthicien entend faire valoir l importance de la force et de l authenticité : Un peuple qui veut vivre n attend pas qu on lui apporte sa liberté. Il la prend. Et par là, il s aide en même temps qu il aide ceux qui veulent l aider. Chaque Allemand qui ne sortira pas de Paris, c est une balle en moins pour les soldats alliés et nos camarades français de l Est. Notre avenir, notre révolution, sont tout entiers dans ce présent, pleins des cris de la colère et des fureurs de la liberté 474. Clairement, Camus exprime l idée qu aucun homme ne peut se mettre hors de l histoire et que, dès lors que certains croient pouvoir faire un tel choix, le peuple tout entier doit en payer le prix. Nous sommes confrontés ici à cette insoumission qu il fait sienne et qu il nous tend en miroir : jusqu à quel point mentons-nous lorsque nous refusons d endosser les impératifs d une cause dont les valeurs sont celles de la dignité, de la justice et de la liberté? La responsabilité exige de comprendre qu il se joue quelque chose de sérieux auprès de nous. Comment justifier d être un homme si on fuit cette responsabilité? Camus fait voir ici qu il est toujours temps d embarquer, 472 A. Camus. Op.cit., p Idem. 474 Idem. 260

276 qu il y a toujours un moment où la prise de conscience débouchera sur la défense de ce que nous sommes, de ce que nous valons. Il termine son article en misant sur cet éveil de tous pour tous : «Le 21 août 1944, dans les rues de Paris, a commencé un combat qui pour nous tous et pour la France se terminera par la liberté ou par la mort 475.» Ce rappel des mots de la Révolution de 1789 vise donc à sensibiliser chez les Français du XXe siècle la fibre de la fraternité puisque la Deuxième Guerre a bien fait voir ce qu il en coûte aux individus, au peuple et à la nation de s en détourner. 4- Présentation sociale des différentes options que l éthicien entend proposer pour modifier les conduites humaines (moment 4 de l éthique de la responsabilité) L éthicien, lorsqu il énonce les choix possibles d une société meilleure, ne fait aucune promesse. Il donne à voir ce qu il en est des choix déjà faits et propose des avenues possibles pour améliorer le sort des hommes. Il en est ainsi du constat que pose Camus dans l article du 24 août 1944, «Le sang de la liberté». Dans le chaos qu entraîne une guerre, il vient un temps où même les plus justes des hommes doivent accepter de tuer pour faire triompher la paix. Camus distingue, dans cet article, entre le fait d accepter sans amertume une situation et refuser de défendre jusqu au bout les valeurs qui définissent un peuple. Ainsi, bien qu il soit horrible de tuer, qu arrivera-t-il si les Français attendent le bon vouloir de l occupant de mettre fin à cette guerre? La réponse de Camus tend à la fois à justifier l action des insurgés et à illustrer ce qui est véritablement en jeu en cette fin août : «Il faut, ( ), que cela devienne bien clair : personne ne peut penser qu une liberté, conquise dans ces convulsions, aura le visage tranquille et domestiqué que certains se plaisent à lui rêver 476.» Cette défense qui se veut ultime fait bel et bien partie de la révolution à laquelle aspire Camus. Il faut terminer un combat pour espérer faire table rase de la menace et aussi de la corruption. En fait, l authenticité d un esprit éclairé se révèle dans cette mobilisation concrète, avec des armes puisque l ennemi déploie les siennes 475 Ibid. p Ibid. p

277 mais avec la conviction de le faire «[n]on pour le pouvoir, mais pour la justice, non pour la politique, mais pour la morale, non pour la domination de leur pays, mais pour sa grandeur 477.» Le journaliste éthicien justifie donc le recours aux armes dans le but de libérer Paris et éventuellement la France. S il s avère que certains s en trouvent choqués, il leur rappelle que deux raisons fondamentales expliquent que les Français en soient rendus à agir ainsi et, ce faisant, interpelle chacun pour que ces raisons, qui sont des erreurs, ne se reproduisent plus. Tout d abord, à quoi sert-il de garder le silence lorsque nous ne sommes pas d accord avec les décisions de nos dirigeants? On ne peut pas aimer son pays, avance Camus, tout en méprisant ceux qui le dirigent. Écrivant cela, Camus parle aussi en son nom. L amour de la France, il ne fait aucun doute qu il en a été animé dès sa jeunesse, comme nous avons eu l occasion de le mentionner dans l analyse des premiers articles écrits en Algérie. Mais il n a pas toujours approuvé les décisions gouvernementales. Son travail de journaliste lui en appris beaucoup, en Algérie d abord puis au cours de l Occupation, sur l inadéquation trop souvent présente entre les promesses et l intention de ne pas les tenir qui s y cache. Le journalisme lui a appris jusqu à maintenant que les hommes sont seuls face à eux-mêmes et seuls face au pouvoir. Mais il faut vivre et il faut le faire au sein d une communauté. Savoir sur qui agir peut donc prémunir chacun des répercussions que le pouvoir ne cherche même pas à excuser. C est ainsi que se présente la seconde raison justifiant la continuité de la violence : cette solitude doit être vaincue par le rassemblement des hommes, pour défendre ce qui leur appartient et qui n a de prix que celui qu ils leur accordent eux-mêmes. C est ainsi que de violente, l action se mue en espoir. Se justifier à soi et à la face du monde que l action violente a sa raison d être, c est le propre de «[c]eux qui n ont jamais désespéré d eux-mêmes ni de leur pays ( ) 478.» Paris libérée, l ennemi vaincu, voilà la récompense de ceux qui ont souhaité poursuivre un combat dont la fin est encore à 477 Idem. 478 Ibid. p

278 venir (C6) mais qui ont appris, et qui ne l oublieront pas, que «[r]ien n est donné aux hommes et [que] le peu qu ils peuvent conquérir se paye de morts injustes. Mais la grandeur de l homme n est pas là. Elle est dans sa décision d être plus fort que sa condition. ( ). Et c est la paix de notre cœur ( ) de pouvoir dire ( ) : Nous avons fait ce qu il fallait. 479.» Mais toutes les formes de violence ne se valent pas. Camus, qui la dénonce depuis des années et qui lui accorde une légitimité dans le seul contexte où elle vise à en finir avec la guerre, a l occasion de revenir sur l horreur d une violence gratuite. Dans «Le temps du mépris» (C7), l éthicien prend la parole pour éveiller la conscience de ceux qui agissent contre leurs semblables et de ceux qui s en moquent. Il y est question de ces trente-quatre résistants torturés, assassinés puis abandonnés dans un fossé à Vincennes à la fin du mois d août Cet acte barbare, perpétré ici par les S.S., bien qu il ne surprenne pas Camus 480, le révolte toujours autant. S il est possible qu un acte soit commis, faut-il pour autant qu il le soit, demande-t-il. Cette question est d une très grande importance dans l optique d une éthique de la responsabilité. Ce que Camus demande, quel que soit le contexte dans lequel nous nous retrouvons, c est d avoir assez de clairvoyance pour comprendre la nature de nos choix. Tout est possible alors même que tout ne se justifie pas d un point de vue moral. Aucune guerre ne peut justifier la torture, comme si ce n était pas assez que d être autorisé à prendre la vie de quelqu un. En quoi torturer l ennemi le convaincra-t-il qu il avait tort? Camus est formel sur cette question : «Mille fusils braqués sur lui n empêcheront pas un homme de croire en lui-même à la justice d une cause 481.» Tenter de faire parler un homme sous la torture peut être relativement facile mais la vérité qui en sortira ne rend que plus ignoble le fait qu on l ait obligé à trahir et à mourir «[dans la] haine des autres et [le] mépris d eux-mêmes 482.» Ce qui est arrivé 479 Ibid. p «Ce n est pas la première fois que ces insupportables images nous sont proposées», écrit-il dans «Le temps du mépris». 481 Ibid. p Idem. 263

279 à ces hommes donne ainsi l occasion à Camus de rappeler qu une société juste exige des comportements irréprochables dans le privé comme dans le public. Il faudra toujours se rappeler que «( ) ceux qui ont fait cela savaient céder leur place dans le métro, tout comme Himmler, qui a fait de la torture une science et un métier, rentrait pourtant chez lui par la porte de derrière, la nuit, pour ne pas réveiller son canari favori 483.» Morale et politique L éditorial du 4 septembre 1944 (C8) vient préciser la notion de révolution à laquelle entend souscrire Camus et dont nous avons précédemment fait état en soulignant qu elle devrait se faire sans recours à la violence et dans le but de servir l intelligence, le courage et la vérité. Cette révolution, c est le remplacement de la politique par la morale, c est-à-dire le remplacement à la tête de l État de ceux qui ont plongé la France dans la honte et dans la souffrance par ceux qui se sont engagés pour leur pays au sein de la Résistance. B) Composantes d une éthique de la responsabilité 1- Constitution d un fait moral déterminé (moment 1 de l éthique de la responsabilité) Dans cet appel à la révolution éthique, il y a davantage, pour Camus, qu une exigence de comportement respectueux du peuple et des institutions de la part des dirigeants. Il faut y voir la certitude que ce n est qu un changement radical dans la façon de penser la politique qui permettra de reconstruire la France et l Europe. Camus le précise, cela n a encore jamais existé dans l Histoire (C9). Que doit-on alors viser cette révolution éthique? S appuyant d abord sur un article de Wladimir d Ormesson paru dans Le Figaro du 7 septembre , Camus critique l idée 483 Ibid. p Wladimir d Ormesson ( ) fut écrivain, journaliste et diplomate. 264

280 énoncée par ce dernier, voulant que la liberté individuelle soit encouragée et harmonisée à l organisation collective de la société, ceci sous la responsabilité du christianisme. Pour Camus, deux problèmes se posent alors. Le premier concerne le rôle attribué au christianisme, doctrine qui représente l injustice pour Camus, c est-àdire la valorisation et l acceptation du sacrifice de l innocent. Le deuxième problème se trouve dans l inadéquation jusqu alors réelle dans toute société entre la liberté et la justice. Il ne suffit pas, soutient l éditorialiste, de souscrire au bien-fondé de l harmonie entre justice sociale et liberté individuelle. Il faut plutôt se demander pourquoi ces deux termes semblent liés par un principe de contrariété, de telle façon que «[l]a liberté pour chacun, c est aussi la liberté du banquier ou de l ambitieux [et] voilà l injustice restaurée, [alors que la] justice pour tous, c est la soumission de la personnalité au bien collectif 485.» S agit-il là d un nœud gordien? C est certainement l identification d un problème récurrent au cœur du vivre-ensemble et c est parce qu il faut y mettre fin que s impose la révolution d ordre moral. Le fait moral qui se dégage de l éditorial du 8 septembre cherche ainsi à lier liberté individuelle et justice collective, mais il y a déjà dans l énoncé camusien une valeur consentie à chacun de ces termes et dont l autonomie et l indépendance ne doivent souffrir d aucun compromis, même dans l atteinte éventuelle de leur harmonie revendiquée. C est ici que s affirme la responsabilité de l éthicien : vouloir une société juste est un devoir, mais ne jamais oublier que la société est faite d individus en est également un. Regardons cette idée de plus près en énonçant le fait moral en cause : il importe de construire la justice dans le plus injuste des mondes et de sauver la liberté des âmes vouées à la servitude dès leur principe 486. Nous constatons dans ce devoir qui se veut révolutionnaire que deux entités se présentent nécessairement à la conscience morale, à savoir celle de l injustice définitivement inscrite dans le XXe siècle et celle de la servitude humaine, présente en l homme parce qu il est homme. Fragile réalité humaine, d autant plus fragilisée qu elle se 485 Ibid. p Ibid. p

281 retrouve dans un monde politique indifférent à la souffrance, à la pauvreté de la condition humaine. Le schéma suivant illustre les composantes de ce fait moral : Figure 9 : Fait moral associé aux éditoriaux sur le rapport entre morale et politique 2- Recherche des racines ayant donné lieu à la morale maintenant questionnée par l éthicien (moment 2 de l éthique de la responsabilité) Si ce fait moral s appuie sur les antécédents des dernières décennies, Camus le nourrit également des évènements multiples et complexes qui se déploient au cours de ces derniers mois de guerre, période cruciale qui voit se juxtaposer des désirs de vengeance, des appels au calme, des propositions de reconstruction de la France lorsque se terminera la guerre. Voilà donc un contexte privilégié pour un éthicien de la responsabilité. Il faut calmer le jeu de la violence qui s est déjà ouvert sur les règlements de compte et il faut trouver sa voie dans ce parcours intellectuel et politique sur lequel se multiplient les idées d une sortie de crise. Mais, peut-être surtout, faut-il, en tant que journaliste éthicien, savoir analyser l actualité en fonction de ce qu elle signifie pour l organisation d un monde meilleur. La fin de la guerre oblige à regarder en permanence ailleurs qu en France ou en Allemagne puisqu il faut évaluer la position américaine, l avancée du communisme soviétique et l état réel de l Europe. 266

282 a) La position américaine Le 22 juillet 1944 furent signés aux Etats-Unis les Accords de Bretton Woods. Il ne s agit pas ici d entrer dans les détails de ces accords mais il importe de souligner que le plan qui fut soumis aux quarante-cinq délégations réunies fut un amalgame des propositions des économistes John Keynes (Angleterre) et Harry Dexter White (Etats- Unis). Visant à aider les pays européens à sortir de la crise socioéconomique de l après-guerre, ces accords permirent la création de deux organismes, la Banque mondiale et le Fonds monétaire international. Ces organismes visaient notamment à s assurer de l impartialité américaine dans la mise en œuvre du plan de redressement puisque la monnaie américaine fut la valeur-étalon, nommée le Gold-Exchange Standard, en fonction de laquelle les monnaies de tous les autres pays furent définies 487. Franklin D. Roosevelt était alors président des États-Unis. Pour Camus, Roosevelt représentait un grand individu plutôt qu un grand homme, ce qui signifie qu il incarnait davantage à ses yeux les valeurs de la civilisation que celles de l ambition personnelle (C23). Il faisait partie de ces hommes d État qui ont su agir pour la paix du monde tout en gardant une part appréciable de sérénité, de joie de vivre. C est l hommage que le journaliste rendit à Roosevelt en avril 1945, suite à la mort de ce dernier. L arrivée de Harry Truman au pouvoir amena Camus à formuler quelques inquiétudes au sujet des intentions et des capacités américaines à tenir parole sur l engagement économique envers l Europe puisque le respect des accords de Bretton Woods et la politique des tarifs douaniers «( ) sont graves de conséquences, pour l Amérique comme pour le monde 488.» Mais ce qui inquiète davantage Camus concerne les qualités diplomatiques de Truman, essentielles à la reconstruction de l Europe et surtout révélatrices de l engagement réel de ce nouveau joueur international envers la paix tant souhaitée par Camus. Peut-il penser à l échelle du monde et le faire avec désintéressement? Telle est la question qui termine l éditorial du 16 avril 1945 et qui rejoint le fait moral précédemment énoncé puisque 487 Seul le dollar américain permettait la conversion en or. L once d or a été fixée à 35 dollars américains. 488 Albert Camus. Camus à combat : Éditoriaux et articles d Albert Camus, , édition établie et commentée par Jacqueline Lévi-Valensi, Paris, Gallimard, 2002, p

283 le monde nouveau, fait de justice et de liberté, nécessite l apport d idées audacieuses et un comportement humain exemplaire 489. b) L Union soviétique et le communisme Le rôle des États-Unis est d autant plus important pour Camus que le communisme soviétique gagne des adeptes en Europe et que cela lui apparaît dangereux. Il s agit là d une question délicate pour la France et Camus la présente clairement dans son éditorial du 7 octobre 1944 (C10). Il rappelle d abord que les membres du premier congrès de Combat (tenu à Alger le 26 mars 1944) avaient pris position sur la politique anticommuniste de la France au cours des dernières années. Ils souhaitaient la réintégration de députés communistes au sein du nouveau gouvernement. Mais cette idée peut être interprétée de plusieurs façons. C est pourquoi Camus prit position en octobre pour le retour des communistes, faisant tout aussi bien valoir son opposition au réalisme politique dont se réclamaient les communistes. Cette position concerne directement le fait moral ci-haut mentionné pour les raisons suivantes : o Aucun malentendu ne doit subsister sur le sens réel des termes et des valeurs si l on entend reconstruire la France et l Europe sur de nouvelles bases. Dans ce cas, demander une réflexion sur les raisons ayant mené à l éviction de membres d un parti politique du centre du pouvoir ne signifie pas endosser l idéologie de ce parti mais exiger que la transparence anime la formation des gouvernements. C est donc en vertu des principes de justice et de liberté que Camus adhère à l idée du retour des communistes au sein du pouvoir politique. o Mais c est aussi au nom de ces principes qu il demande aux communistes de ne pas interpréter cette idée comme s il était en accord avec l ensemble de l idéologie communiste. S il partage avec eux l idéal de justice, le mépris de l argent et les idées collectivistes, Camus se dit en désaccord avec le réalisme politique comme méthode permettant de réaliser un ordre nouveau 490. o Camus ne justifie pas pourquoi il rejette le réalisme politique mais il valorise son idée de révolution au nom d une recherche nouvelle de vérité 489 Ibid. p Ibid. p

284 sans que soit imposée une seule façon de penser la France de l avenir. Toutefois, il mentionne que si cela est devenu nécessaire, c est parce que la France d avant la guerre portait en elle beaucoup de confusion. Pour que la justice et la liberté se fondent sur des bases solides, il importe donc de se donner de nouvelles méthodes d édification sociale. c) Reconstruire l Europe Justice et liberté ne peuvent cohabiter qu au sein d une société ordonnée. Mais encore faut-il savoir ce que signifie l ordre dont un pays, voire un continent, a besoin. Camus, dans l éditorial du 12 octobre 1944 (C11), traite de la définition adéquate qu il importe de donner à la notion d ordre afin qu il ne s agisse pas là d un terme utile aux dirigeants pour camoufler des actions assujettissant les êtres humains. Ainsi, la révolution à laquelle il croit pourrait très bien reposer sur le désordre qui fut nécessaire au cours de l insurrection du mois d août L ordre politique, comme c est le cas dans la vie privée, nécessite qu il y ait eu prise de conscience et désir de changer la situation sur des bases solides. Ces bases sont la justice et la liberté, défendues au nom de la vérité du cœur humain. En fait, l ordre social que doit garantir le gouvernement, c est celui qui assure la paix pour que «( ) chacun [ait] sa part de travail et de loisirs, [que] l ouvrier [puisse] œuvrer sans amertume et sans envie, [que] l artiste [puisse] créer sans être tourmenté par le malheur de l homme, [que] chaque être enfin [puisse] réfléchir, dans le silence du cœur à sa propre condition 491.» 3- Réintégration du fait moral (moment 1) dans un réseau de catégories du possible (moment 3 de l éthique de la responsabilité) L enjeu de l éthique de la responsabilité, dans la défense du fait moral dont il est ici question, est assurément de convaincre de la valeur d une justice et d une liberté fondée sur l insoumission, tout en démontrant qu il est possible d y croire malgré la gravité du contexte européen en 1944 et le nombre de joueurs impliqués dans une 491 Ibid. p

285 guerre qui s achève et dont la fin verra se positionner de nouveaux acteurs sur la scène internationale. C est dans l éditorial du 4 novembre 1944 (C13) que Camus énonce une position ferme qu il défendra jusqu à sa mort : aucune fin, aussi souhaitable soit-elle, ne justifie le recours à des moyens qui mettent en échec la justice et la liberté. Sur le plan philosophique, cette position de Camus est tout à fait logique, liée intrinsèquement à l idée selon laquelle le monde est reconnu comme étant injuste et la condition de l homme désespérée (état de servitude). Comment pourrait-on vouloir alors ajouter du mal-être, voire du malheur, à l existence humaine en ne jugeant pas adéquatement et par anticipation des moyens utilisés, même au nom de l amélioration de ses conditions de vie? Sur le plan éthique, nous retrouvons dans cette idée les fondements de la responsabilité : il importe de délibérer dans un souci de vérité. Plus la situation est grave et complexe, comme c est le cas en 1944, plus la délibération relève de l exigence. L Europe porte les blessures de deux guerres rapprochées, elle ne peut plus faire d erreur, de cela Camus est convaincu. Également, la carte du monde continue de se modifier, rien n est assuré de ce qui assoira le monde d aprèsguerre; le contexte est tout désigné pour choisir les valeurs représentatives d une quête de paix : Ce pays est pauvre et nous sommes pauvres avec lui. L Europe est misérable, sa misère est la nôtre. Sans richesses et sans héritage matériel, nous sommes peut-être entrés dans une liberté où nous pouvons nous livrer à cette folie qui s appelle la vérité. ( ). Mais notre idée, pour finir, est que le jour où des hommes voudront mettre au service du bien le même entêtement et la même énergie inlassable que d autres mettent au service du mal, ce jour-là les forces du bien pourront triompher ( ) 492. La première catégorie du possible que Camus met en perspective dans cette série d éditoriaux concerne la doctrine politique sur laquelle se fondera la France d aprèsguerre. Il se méfie de la tendance à vouloir forger de nouvelles idées alors qu il existe 492 Ibid. p

286 déjà des doctrines qui peuvent satisfaire les besoins actuels. Autrement dit, ce n est pas le temps de rêver d un plan idéologique mais de s assurer d avoir en main un plan pratique. Pour Camus, les idées ne valent que par ceux qui les concrétisent. Que valent les idées si elles laissent en plan les besoins des hommes, les sacrifices réels à faire pour garantir la paix et l engagement de ceux qui professent un idéal? Camus invite donc à se méfier des théories visant le progrès puisque ce terme n a de sens que si le sort de l être humain s améliore effectivement. Camus critique ici le socialisme marxiste tel que véhiculé avant l entrée en guerre. Les gens qui le défendaient alors et ceux qui continuent d y croire en 1944 portent-ils en eux l idéal socialiste dans ce que cette notion signifie? Camus est convaincu que la Résistance a appris à ceux qui s y sont engagés ce que veut dire être socialiste. Et ceux-là valorisent plutôt un socialisme libéral qui «( ) [se réclame] d une tradition collectiviste française qui a toujours laissé sa place à la liberté de la personne et qui n a rien emprunté au matérialisme philosophique 493.» Ce qui différencie ces deux formes de socialisme, c est que le socialisme libéral exige de ceux qui le défendent qu il n y ait pas contradiction entre la volonté idéologique et la volonté pratique. Il ne peut être question de défendre la condition de l homme de façon idéale mais ses intérêts personnels en pratique. La seconde catégorie du possible qui vient étayer le fait moral (construire la justice dans le plus injuste des mondes et sauver la liberté des âmes vouées à la servitude dès leur principe) exige de se pencher sur les valeurs défendues par le christianisme. Le 11 janvier 1945, dans un article qui se veut une critique d un papier de François Mauriac paru dans Le Figaro, Camus continue l échange sur un mode dissensuel, cette fois sur l épineuse question de l opposition entre charité et justice. Au-delà de la querelle entre ces deux intellectuels, nous pouvons comprendre que la position de Camus vise à différencier la justice chrétienne fondée sur la charité de la justice qu il revendique au sein de l humanité. Puisque nous avons traité de cette querelle dans le premier chapitre, nous aborderons maintenant cette distinction en 493 Ibid. p

287 fonction du fait moral que nous analysons. Si la question de la charité doit être de nouveau soulevée, ce n est pas seulement parce que François Mauriac revient à la charge en ce mois de janvier C est que l opposition entre charité et justice met exactement en perspective le projet de révolution morale auquel songe Camus. Le point de vue chrétien sur la charité semble mener à une interprétation manichéenne des intentions puis des actions posées envers autrui. Ne pas valoriser la charité signifie-t-il endosser la haine? demande Camus. Pour comprendre la réponse qu il donne à cette question, il est pertinent de retourner aux écrits bibliques dans lesquels il est question de l opposition entre charité et justice, entre charité et haine. L un de ceux qui a abordé ce problème est l apôtre Paul. Dans la Première lettre aux Corinthiens, il écrit ceci 494 : Je peux être prophète avoir l intelligence de tous les mystères tout connaître ma grande confiance peut bien déplacer des montagnes sans amour je ne suis rien. ( ). L amour st patience. L amour est bienveillance. L amour n est pas jalousie. Il ne se vante pas, ne se gonfle pas d importance, ne blesse pas, ne cherche pas son intérêt, ne tient aucun compte du mal sa joie n est pas l injustice, sa joie c est la vérité il couvre tout, il fait toute confiance, il espère tout, il supporte tout. ( ). Nous voyons tout pour l instant à travers un miroir, de façon énigmatique, mais alors ce sera dans un face-à-face. ( ). Aujourd hui, il y a la confiance, l espoir et l amour. Ils sont trois, mais de ces trois, le plus grand c est l amour 495. Souscrire à cette charité (amour), c est accepter qu il y ait des causes qui échappent à l intelligence humaine et pour lesquelles la quête de réponses est vaine. C est consentir au pardon puisque, quelle que soit la gravité des évènements, il faut continuer à vivre et à vivre ensemble. Pardonner sur la base de la confiance. 494 Nous utilisons l édition proposée par Bayard en La traduction propose le concept amour plutôt que celui de charité habituellement utilisé Corinthiens, 13,3-13,

288 Implicitement, Camus se demande si derrière ce pardon et cette charité qui en découle ne se cache pas un retrait de la conscience individuelle. C est en ce monde injuste que l homme a soif de justice, soutient Camus. Si cette justice concerne la vérité, il n y a rien qui témoigne alors dans sa quête d un rapport à la haine. La vérité relève des faits et non de l interprétation. Ainsi, pour que la France et l Europe se relèvent et se refondent sur des bases morales, il faut cesser d opposer charité et justice et comprendre que la charité n apportera jamais que des solutions ponctuelles aux problèmes permanents que rencontrent les hommes. Il aura à y revenir quelque deux mois plus tard afin de se positionner sur la laïcité au cœur de l enseignement en France. Avant de présenter le contenu de cet éditorial, précisons ce qu il en était du programme scolaire national en L état physique du pays, en cette fin de guerre, laissait les enfants et adolescents sans écoles susceptibles de bien les accueillir. André D. Robert, professeur en sciences de l éducation, rapporte qu en 1944, la France comptait près de 4900 classes primaires détruites, 6000 classes endommagées, 47 établissements secondaires inutilisables et 120 partiellement endommagés. Il y avait donc nécessité de reconstruire des écoles. Ce besoin s accompagnait d une réflexion sur les moyens et les méthodes pédagogiques susceptibles de favoriser la reconstruction du pays : Dès le 15 mars 1944, le Conseil national de la Résistance (CNR) avait énoncé son programme qui impliquait «la possibilité effective pour tous les enfants français de bénéficier de l instruction et d accéder à la culture la plus développée quelle que soit la situation de fortune de leurs parents, afin que les fonctions les plus hautes soient réellement accessibles à tous ceux qui auront les capacités requises pour les exercer et que soit ainsi promue une élite véritable, non de naissance mais de mérite, et constamment renouvelée par les apports populaires 496. La reconstruction des différents programmes scolaires passait par un retour formel à l école laïque 497. L intermède de l Occupation avait, en effet, ramené dans 496 André D. Robert. «La Quatrième République et les questions de l égalité et de la justice dans l enseignement du second degré : le changement sans la réforme», Revue française de pédagogie, En ligne], 159 avril-juin 2007, (Page consultée le 13 juillet 2016). 497 La laïcité dans l enseignement avait été reconnue en France dans les années 1880 (lois Ferry). 273

289 les rangs scolaires les enseignants religieux et la possibilité d un enseignement confessionnel (ce que le régime de Vichy appela l école libre). Lorsqu il fut temps de proposer un programme scolaire tourné vers la reconstruction sociale ( ), les défenseurs de l école laïque rencontrèrent des résistances importantes. C est làdessus que débute l éditorial du 27 mars Selon Camus, il est ridicule de remettre en question la laïcité dans les écoles et, bien que le projet du ministre René Capitant ait été retiré à cause de l opposition, le gouvernement doit prendre le relais. L éditorialiste de Combat en appelle à la liberté des consciences. Si la bataille que se livrent chrétiens et incroyants est ridicule, c est qu elle est hors-norme par rapport à ce que doit être la nature même de l enseignement. Puisque c est l État qui est responsable de l éducation, son devoir est de veiller à ce que les idées et valeurs transmises soient universelles. Des valeurs reconnues de tous, écrit Camus 498. La foi ne s enseigne pas, continue-t-il. Ceux qui croient l inverse doivent alors le faire à leur propre compte. Revenant sur la proclamation de l école laïque à la fin du dixneuvième siècle, Camus considère qu elle a contribué à assurer la paix religieuse en France. Il veut dire par cela que les querelles d ordre religieux ont cessé d avoir lieu parce que la neutralité en matière de foi était au cœur de la volonté politique, requérant de la part de l enseignant une objectivité nécessaire à la transmission du savoir. La liberté individuelle que les jeunes doivent conquérir passe par cette objectivité. Même dans le cas des jeunes catholiques, soutient Camus, il est indispensable qu ils affrontent d autres valeurs, d autres points de vue sur l existence et investissent leur foi au service de ce qu il nomme un monde en marche. Ce monde qui a besoin de justice a donc aussi besoin d individus capables de s ouvrir à la réalité de tous, par la liberté de conscience fondée sur des connaissances que tous sont en mesure de partager. La charité dont parlait François Mauriac se trouverait ainsi remise en 498 A. Camus. Œuvres complètes, tome II, p

290 question quant aux particularités qu elle crée dans le type de relations avec autrui puisque la justice réelle commande une connaissance du monde et non une foi divine. Justice et liberté, deux notions qui doivent guider la reconstruction de la France mais deux notions fragiles. Le 10 avril 1945, la guerre n est pas encore tout à fait terminée mais le comportement des Français inquiète Camus qui comprend mal comment on peut se désintéresser des évènements en cours. Cet éditorial, qui ouvre à la troisième catégorie des possibles, est très important pour comprendre la position éthique de Camus et le sens réel qu il donne à la liberté et à la justice. L éthicien qui valorise la responsabilité et qui en appelle à l insoumission, celui-là même qui a interpellé les Français en temps d occupation pour leur faire valoir l importance de l engagement au sein de la Résistance, s inquiète de l indifférence du peuple envers les succès rencontrés par la Russie contre l Allemagne. Cet éditorial (C17) concerne l évolution de l U.R.S. S. sur la scène européenne. Camus revient à la période d avant-guerre : «Pendant vingt-cinq ans, nos gouvernements, et la majorité des Français avec eux, ont refusé de voir et de comprendre que, sur d immenses territoires, une étonnante expérience était en train de se dérouler avec laquelle, qu on le veuille ou non, il faudrait compter un jour 499.» L éditorialiste rappelle que la France avait refusé d accepter la révolution de À quoi ce refus a-t-il mené, demande-t-il, sinon à ce que Lénine parvienne à s isoler des autres pays. Ce que l Europe de l ouest n a pas vu, soutient Camus, c est qu après 1918 l URSS a su développer une stratégie politico-militaire dont cette Deuxième Guerre montre la force. Et quiconque prend une place au sein de l échiquier politique la prend nécessairement à quelqu un d autre. Ce n est pas seulement un problème politique, c est aussi un problème moral dans la mesure où l influence d un pays sur les autres signifie aussi la transmission de valeurs particulières. La question est alors de savoir si, au sortir de la guerre, les Français voudront défendre hors de leurs frontières le modèle traditionnel qui a fait de la France l acteur qu elle a été. Pour ce 499 Ibid. p

291 faire, il faut admettre que le monde nouveau qui se dessine est mené par deux nouvelles puissances, les États-Unis et l URSS. Sans le dire explicitement, Camus évoque le danger de ne pas connaître la force des pays avec lesquels se jouent inévitablement des relations sociales : «Est-ce à dire qu il faille approuver automatiquement toute la politique de la Russie? Ce serait une autre sorte d aveuglement et il y a des principes à maintenir, dans l intérêt de tous, et que la Russie quelquefois fait mine de négliger 500.» 4- Présentation sociale des différentes options que l éthicien entend proposer pour modifier les conduites humaines (moment 4 de l éthique de la responsabilité) Si les individus doivent eux-mêmes faire preuve de volonté pour savoir comment fonctionne la politique, il est certain que la responsabilité des dirigeants pour bien mener les destinées de la nation et pour susciter chez le peuple le désir d y participer est incontournable. C est ainsi que nous pouvons faire un lien entre les catégories du possible présentées précédemment et les trois derniers éditoriaux recensés ici sous la rubrique «morale et politique» (C19-C21). Le 27 juin 1945, Camus critique Édouard Herriot qui, s adressant à la Fédération radicale-socialiste du Rhône, avait douté de la légitimité des Français à remettre en question les actions posées par les dirigeants avant la Deuxième Guerre en se basant sur la morale. Édouard Herriot fut maire de Lyon à compter de 1905, ministre pendant la Première Guerre mondiale, défenseur de l URSS sous Staline. En 1940, il se rallia au gouvernement de Vichy. Camus, en réagissant au jugement formulé par Herriot, entend faire la différence entre donner des leçons de morale et rejeter des façons de faire qui ont mené, soutient-il, à la catastrophe de Nous avons mentionné déjà la critique de Camus envers les dirigeants de la IIIe République. C est sur ce laisser-aller qu il leur attribue qu il fonde maintenant sa position contre les propos d Édouard Herriot : 500 Ibid. p

292 Il est possible que dans l entourage de M. Herriot, on préfère deux heures de marché noir à une semaine de travail. Mais nous pouvons lui assurer qu il est des millions de Français qui travaillent et qui se taisent. C est sur eux qu il faut juger la nation. C est pourquoi nous considérons qu il est aussi sot de dire que la France a plus besoin de réforme morale que de réforme politique. Elle a besoin des deux et justement pour empêcher qu une nation soit tout entière jugée sur les scandaleux profits de quelques misérables 501. Cette incompétence gouvernementale fait aussi l objet de l éditorial du 30 août 1945, cette fois au sujet de l épuration. Comment croire en la justice devant des peines aussi injustes infligées à des individus sans commune mesure avec ce qu ils ont réellement fait pendant la guerre. Se fondant sur un cas précis, celui de René Gérin, Camus entend démontrer que la politique doit faire preuve de discernement, de compétence dans l administration de la justice afin de respecter les individus et de mettre en place un système judiciaire susceptible de donner confiance au peuple. Le gouvernement se doit aussi de donner l exemple afin que la paix sociale ne soit pas remise en question à chaque procès inéquitable. René Gérin, pacifiste et antihitlérien, avait rejoint, à titre de journaliste, le journal L œuvre, dont les orientations changèrent après l armistice de 1940 sous la nouvelle présidence de Marcel Déat. La ligne éditoriale adopta alors les principes de la collaboration et de l antisémitisme. Déat se prononçait en même temps contre le gouvernement de Vichy, jugeant qu il ne s engageait pas assez dans la collaboration européenne. Au sein de L œuvre, René Gérin écrivit des chroniques littéraires. Il demeura pacifiste et n endossa pas les idées de Déat. En 1945, il fut condamné à huit ans de travaux forcés pour ses activités journalistiques sous l Occupation. Selon Camus, les administrateurs de la justice se doivent de respecter les proportions des activités jugées condamnables. Ainsi, on ne condamne pas un homme parce qu il a signé des chroniques littéraires. Mais également, fait valoir Camus, on ne peut condamner un homme parce que sa vision de l homme le mène au pacifisme plutôt qu à l engagement pour défendre son pays contre l ennemi ou l occupant. En 501 Ibid. p

293 fait, ce que Camus remet en question ici, c est l incapacité de formuler des idées claires sur la nature des fautes et des sanctions. Il faut dépasser l apparence, savoir questionner les faits et éviter la précipitation. Car la justice est l affaire de toute une nation et pas celle d une classe qui confondrait justice et vengeance. La justice doit mener à une société meilleure, alors que la vengeance ou l absence de jugement éclairé en ce domaine ne peuvent mener qu à l humiliation de l individu et au discrédit politique 502. La paix sociale est d autant plus nécessaire que l attention des Français doit se tourner vers une menace sans précédent, l utilisation éventuelle de la bombe atomique. Dans son éditorial du 8 août 1945, Camus se désole du peu d esprit critique aux États-Unis, en Angleterre et en France devant cette invention : «Nous nous résumerons en une phrase : la civilisation mécanique vient de parvenir à son dernier degré de sauvagerie. Il va falloir choisir, dans un avenir plus ou moins proche, entre le suicide collectif ou l utilisation intelligente des conquêtes scientifiques 503.» La critique est tout entière tournée vers la responsabilité éthique : celle du journalisme qui se doit de faire comprendre les enjeux plutôt que de célébrer les inventions de cette nature, celle de la politique qui doit user d un discernement sans précédent pour ne pas alourdir de façon irrémédiable, peut-être, le fardeau sanglant de l histoire de l humanité, celle des scientifiques qui se doivent de douter des conséquences de leurs inventions et aussi celle de tous les êtres humains qui doivent rechercher la paix entre eux parce qu ils n auront pas le contrôle sur l usage et la finalité des armes. Nous comprenons bien alors l inquiétude de Camus devant des politiciens tournés vers leurs intérêts, devant des citoyens avides de vengeance (épuration), alors qu avant même la fin de cette guerre les États-Unis viennent de larguer des armes atomiques sur Hiroshima le 6 août Toute l insoumission dont devraient faire preuve les citoyens est court-circuitée par les affaires courantes, la vue courte sur la 502 Ibid. p Ibid. p

294 marche du monde, l admiration devant les objets matériels, fussent-ils scientifiques, devant les coûts exorbitants des armes et surtout devant le mensonge des nations qui font croire que plus les armes sont puissantes, plus les peuples sont à l abri. Être responsable oblige «[à] quelques réflexions et [à] beaucoup de silence 504.» Si l usage de telles armes doit servir l humanité, ce serait alors, soutient Camus à la fin de l éditorial, parce qu elles font voir l importance d un gouvernement international qui empêchera les nations les plus grandes d imposer leurs doctrines ou leurs appétits à l ensemble du monde. Et ce gouvernement aurait la responsabilité de mettre la paix au-dessus de tout autre intérêt : «Ce n est plus une prière, mais un ordre qui doit monter des peuples vers les gouvernements, l ordre de choisir définitivement entre l enfer et la raison 505.» Crise en Algérie 506 Camus a réuni dans Actuelles III six des sept articles consacrés à la crise algérienne de Leur analyse nous ramène à la délicate interprétation que nous devons faire de la position de Camus sur la politique algérienne. Toutefois, la crise dont il est ici question se situe à la fin de la Deuxième Guerre mondiale et s y trouve intrinsèquement mêlée. L intérêt de comprendre le point de vue de Camus sur cette période se trouve donc dans les liens possibles avec l éthique de la responsabilité et aussi avec le point de vue qu il a défendu sur l Algérie en 1939 et celui qu il défendra dans les années cinquante, à l approche de la Guerre d indépendance. A) Le contexte Les Algériens ont pris part au combat au cours de la Deuxième Guerre aux côtés des Alliés. Cette expérience sera l occasion de réfléchir à leur propre destin et la 504 Ibid. p Idem. 506 Bien que ces articles soient parus dans Combat et que nous avions spécifié précédemment ne pas avoir besoin de situer le contexte et le rôle de témoin parce que les écrits concernaient la deuxième Guerre, nous expliquerons maintenant brièvement le contexte de cette crise algérienne parce qu elle relève d une dimension politique particulière et parce qu elle constitue une question sensible pour Albert Camus. 279

295 montée du nationalisme se fait sentir dès les premiers mois de 1945, dans l espoir de bénéficier du droit des peuples à disposer d eux-mêmes. La situation inquiète les Français. Depuis 1939, le Parti Populaire Algérien, dirigé par Messali Hadj, était interdit. Celui-ci refuse les offres de l Allemagne nazie qui cherchait à s allier les chefs nationalistes des pays colonisés. Selon l historien Alain Ruscio, ce refus ajouta à l autorité morale de Hadj 507. Le 23 avril 1945, il est arrêté et déporté à Brazzaville (Congo). Les nationalistes décidèrent d organiser deux manifestations pour demander sa libération et son retour au pays, l une devant avoir lieu le 1 er mai et la deuxième, le 8 mai. La première manifestation est réprimée par les autorités (Alger, Oran) et fait une centaine de morts. La deuxième manifestation se trouve liée aux évènements du 8 mai : l Allemagne nazie est vaincue par les Alliés et les manifestations de joie s organisent partout, dont en Algérie. Mais, parmi les manifestants, se trouvent les nationalistes qui portent le drapeau algérien. La police demande que le drapeau ne soit pas utilisé lors des manifestations. C est à Sétif que la manifestation se transformera en drame, lorsqu un jeune Algérien portant un drapeau est abattu par les policiers. 102 Européens perdront la vie dans l affrontement qui suivra. La riposte française ne se fait pas attendre et c est par le recours à l aviation et à la marine que les Algériens seront réprimés. Le nombre de morts ne fait pas l unanimité : la France évalue les pertes à personnes, tandis que les États-Unis les évaluent à plus de L enquête qui suivit ne s attarda qu aux morts européens et les responsables ne recevront aucune sanction. Pour plusieurs Algériens, ces évènements du premier semestre de 1945 marquent le début de la guerre pour l indépendance Alain Ruscio. «Messali Hadj, père oublié du nationalisme algérien», Le Monde diplomatique, Juin 2012, p.27, [En ligne], page consultée le 2 août Ces informations sont tirées des sites suivants : 1- Claire Arsenault. «Le 8 mai 1945, à Sétif, premier acte de la guerre d Algérie», RFI Afrique, 7 mai 2015, [en ligne], (page consultée le 2 août 2016). 2- Équipe de Perspective monde. «8 mai Massacre de Sétif, en Algérie», Perspective monde, Université de Sherbrooke, [en ligne], (page consultée le 2 août 2016). 280

296 B) Présence du témoin prophète Camus s est rendu en Algérie, probablement entre le 18 avril et le 7 mai 509, et il en rend compte dans le premier article, intitulé «Crise en Algérie» (C22). Il dit y avoir fait enquête afin de diminuer l ignorance qu a la France de l Afrique du Nord. Une enquête étalée sur trois semaines, dans un parcours de deux mille cinq cents kilomètres sur les côtes et à l intérieur de l Algérie. Le ton de cet article semble prendre appui sur l enquête de 1939 en Kabylie. On sent ici que Camus entend faire autorité, parce qu il connaît le pays, parce qu il y a agi en tant que journaliste et parce qu il a su où aller pour recueillir les informations qui permettront d éclairer la situation tendue de Les informations ne sont pas nouvelles, spécifie-t-il, mais il dit avoir pris la peine de les vérifier. De la part d un témoin prophète, cette affirmation est importante : depuis 1939 (enquête sur la Kabylie), des évènements majeurs ont modifié l ordre politique, et devant les difficultés rencontrées en Algérie, il importe de s assurer que tout a bien été pris en compte. Depuis 1939, Camus connaît également mieux la France pour l avoir habitée. Il peut donc agir comme celui qui apprend aux Français ce qu il en est de l Algérie, la plupart des Français n ayant jamais visité ce pays : Tous les Français ont appris à l école que l Algérie, rattachée au ministère de l Intérieur, est constituée par trois départements. Administrativement, cela est vrai. Mais, en vérité, ces trois départements sont vastes comme quarante départements français moyens, et peuplés comme douze. Le résultat est que l administration métropolitaine croit avoir fait beaucoup lorsqu elle expédie deux mille tonnes de céréales sur l Algérie. Mais, pour les huit millions d habitants de ce pays, cela représente exactement une journée de consommation. Le lendemain, il faut recommencer 510. Invitant à la prudence, le témoin prophète fait valoir la nécessité de s informer afin de juger objectivement et de prendre les décisions les plus éclairées. C est ce qui l amène à souligner que Wladimir d Ormesson (Le Figaro) a commis l erreur de 509 L information est donnée par Jacqueline Lévi-Valensi dans Camus à Combat, p A. Camus. Œuvres complètes, tome IV, p

297 donner de mauvaises informations sur la situation politique algérienne, ce qui a suscité la colère des musulmans. Ce rappel de l importance de l enquête recoupe également tout ce que Camus a appris au cours de l Occupation sur la délation, la vengeance et dont les conséquences désastreuses se sont avérées, par la suite, dans le processus d épuration. C) Composantes d une éthique de la responsabilité 1- Constitution d un fait moral déterminé (moment 1 de l éthique de la responsabilité) Camus n entend pas soutenir la cause indépendantiste en Algérie. Il le dit clairement dans le premier article en soulignant que la crise n a jamais été aussi grave, ce qui obligera la France à faire preuve de doigté dans le règlement du conflit et à penser la situation algérienne en fonction de la souffrance qu elle a elle-même connue au cours des dernières années sous l Occupation. Le regard de Camus sur l Algérie n a pas changé depuis les années où il y vivait et écrivait dans Alger républicain. Il continue de défendre la nécessité de mieux connaître les Arabes et le mode de vie que la colonisation leur a imposé. Il continue de défendre la dignité de ceux auprès de qui il a vécu près de trente ans. L Algérie semble représenter pour Camus cette terre qui témoigne de la grandeur morale de la France. Alors que l avancée de l URSS en Europe de l Est laisse craindre le recul politico-stratégique de la France et que les États-Unis sont en voie de conquérir une partie importante du monde, l Algérie peut encore, aux yeux de Camus, servir de modèle à l actualisation des idées françaises : «En Afrique du Nord comme en France, nous avons à inventer de nouvelles formules et à rajeunir nos méthodes si nous voulons que l avenir ait encore un sens pour nous 511.» C est ainsi que de l ensemble des articles consacrés en cette fin de guerre à la situation critique en Algérie se tisse le fait moral suivant : dans 511 Ibid., p

298 un souci de justice, il importe que la France comprenne les raisons de la misère socioéconomique algérienne et étende à l Algérie les mêmes principes démocratiques qu elle se réserve. Nous pouvons l illustrer de cette façon : Figure 10 : Fait moral associé à la crise algérienne 2- Recherche des racines ayant donné lieu à la morale maintenant questionnée par l éthicien (moment 2 de l éthique de la responsabilité) La connaissance particulière qu il a de son pays natal, ainsi que les enquêtes minutieuses dont il se réclame sur le terrain sont les premières racines de la position morale de Camus sur le rapport que doit entretenir la France avec l Algérie. En 1945, les racines suivantes doivent aussi être prises en compte. Tout d abord, dans son deuxième article, Camus revient sur la misère économique qui débouche sur la famine. Cette fois, il ne s agit pas seulement de la Kabylie mais du pays entier et de toutes les catégories d individus. Les conséquences de la guerre se font sentir en Algérie comme ailleurs et les bombardements ont détruit nombre de bâtiments, ce qui laisse exsangues les commerces et les hôtels. Pour Camus, il semble évident que c est la famine qui indispose le plus les Algériens et il importe que le gouvernement français pallie à cette injustice avant que de nouveaux massacres ne surviennent 283

299 encore en Algérie après Sétif. Mais il ne questionne pas la légitimité possible des revendications indépendantistes pour autant. Que cette pauvreté existe en Algérie, cela ne fait aucun doute. Des témoignages en ont abondamment rendu compte. Des scènes filmées, destinées notamment à la transmission des actualités à cette époque, rendent compte de la sécheresse des terres, de l obligation pour les fellahs (souvent payés 1 franc par jour pour cultiver la terre ancestrale appartenant maintenant à des colons français) de quitter la campagne pour la ville, là où il n y a pas de travail pour eux en Ainsi, lorsque Camus écrit que la politique française de distribution du blé vers l Algérie doit être une priorité et que, s il le faut, des bateaux du monde entier doivent être retenus à cette fin (C24), il touche là non seulement un point essentiel d une lutte réelle contre la famine, mais il formule un questionnement éthique que les travailleurs humanitaires des décennies suivantes auront à affronter en différentes régions du monde. Après la Deuxième Guerre mondiale, en effet, se créera différents organismes visant à pallier les manques alimentaires, hygiéniques et médicaux là où la guerre fait des ravages. Ainsi, depuis 1945, des organismes ont alerté la population mondiale sur les problèmes rencontrés notamment en Corée, au Congo, au Liban, en Palestine, à Cuba, en Éthiopie, en Hongrie ou au Cambodge. Aujourd hui, l organisme Médecins sans frontières lance des appels à l aide à la communauté internationale pour entrer en territoire syrien afin de soigner les milliers de blessés. Albert Camus, en tant que journaliste, avançait donc en cette période trouble un pion important sur l échiquier mondial : ne pas oublier que des gens meurent de faim et que les leçons que les hommes doivent immédiatement tirer de la guerre qui s achève concernent le souci qu ils doivent avoir de l autre. Une autre racine importante est ce qu il nomme le malaise politique (C25). Camus dit clairement que son but n est pas d énoncer un programme politique, mais de rappeler que les raisons économiques, pour urgentes qu elles soient, ne peuvent tout expliquer des problèmes rencontrés en Algérie. Cependant, Camus considère que les préjugés sont si forts et si tenaces envers les Arabes qu il est urgent de dresser un tableau présentant des données vérifiées et donc fidèles à la réalité. Le tableau qu il 284

300 propose se fonde sur l absence de cohérence de la politique française en Algérie. Alors qu elle avait annoncé, depuis la fin du dix-neuvième siècle, sa volonté d ouvrir graduellement la citoyenneté française à tous les Algériens, la France a plutôt mis sur pied une politique conquérante que les Arabes n acceptent pas, soutient Camus : La France devait dire clairement si elle considérait l Algérie comme une terre conquise dont les sujets, privés de tous droits et gratifiés de quelques devoirs supplémentaires, devaient vivre dans notre dépendance absolue, ou si elle attribuait à ses principes démocratiques une valeur assez universelle pour qu elle pût les étendre aux populations dont elle avait la charge 512. L éthique de la responsabilité ne commande pas seulement de choisir une option mais d aller jusqu au bout de cette exigence. Selon Camus, les préjugés envers les Arabes, combinés aux intérêts défendus par plusieurs représentants politiques de la IIIe République, ont mis en veilleuse la réalisation nécessaire de la démocratie en Algérie. Le journaliste revient sur le projet Blum-Violette, présenté en 1936 et dont il avait traité dans le cadre de son travail au sein de la Maison de la culture d Alger en Revenons brièvement sur ses propos d alors avant d en vérifier l interprétation qu il en fit en 1945 mais précisons d abord en quoi consistait le projet Blum-Viollette 513. En 1936, Maurice Viollette proposa une réforme graduelle du système politique en Algérie. L article premier de ce projet de réforme précisait quels seraient, parmi les Arabes, les premiers titulaires de la citoyenneté française, sans que soient modifiés leur statut ou leurs droits civils. Ainsi, les premiers visés étaient les indigènes algériens français anciens combattants et titulaires de la carte des combattants (article 1), les indigènes algériens français ayant quitté l armée avec le grade d officier (article 2), puis ceux ayant fait leur service militaire, ayant complété des certificats 512 Ibid. p Léon Blum, chef de la section française de l Internationale ouvrière (SFIO) forma une coalition avec le parti radical et le parti communiste afin de prendre le pouvoir en 1936 au nom d une gauche qui se réclame notamment d une plus grande protection à apporter aux ouvriers. En 1936, par le biais de cette coalition, le Front populaire dirigé par Blum, les socialistes entrent donc au pouvoir comme majorité dirigeante pour la première fois en France. Maurice Viollette, qui fut gouverneur général de l Algérie entre 1925 et 1927, était partisan d une démocratisation graduelle des droits pour les Algériens. Nommé ministre d État par Blum au sein du FP en 1936, il proposa alors son projet de réforme. 285

301 d études et ceux ayant œuvré au sein de l administration coloniale (articles 3 à 14) 514. Le jeune responsable de la Maison de la culture, en avril 1937, soutint ce projet et en mai, il publia dans Jeune Méditerranée (bulletin mensuel de la Maison de la culture) un Manifeste signé par 50 intellectuels en faveur du projet Viollette et dont l initiative revient à la direction de la Maison de la culture. Dans l article, Camus pose la culture comme le pivot de sa réflexion et stipule qu une culture sans respect de la dignité humaine et des exigences de la civilisation ne peut exister. Il revendique pour les musulmans le droit de s exprimer au même titre que les Français d Algérie et remet en cause le sens et la portée de l idéal français dont se réclament les opposants au projet Viollette. C est pourquoi les intellectuels ayant signé le Manifeste «[o]nt décidé d adresser un appel aux intellectuels de ce pays ( ) et se déclarer de toutes leurs forces et de toute leur conscience pour un projet qu ils regardent comme un minimum dans l œuvre de civilisation et d humanité qui doit être celle de la nouvelle France 515.» Selon André Abbou, commentateur de l œuvre camusienne, Camus a cru jusqu en 1939 que la France honorerait cette ouverture à la démocratie que nombre d Algériens espéraient. Selon Abbou, Camus en était d autant plus convaincu qu il était certain que la France verrait l importance, à l orée d un conflit avec l Allemagne, de reconnaître un statut politico-juridique aux Algériens qui allaient être appelés à combattre aux côtés de la France 516. Ainsi, lorsqu il se penche à nouveau en 1945 sur le projet sans suite de 1936, Camus rappelle l indignité qu il y a à donner de l espoir à des individus sans assumer jusqu au bout l effort et le courage politique nécessaires. Bien que le gouvernement français ait récidivé en mars 1944 avec une ordonnance reprenant l esprit du projet Viollette, Camus doute alors que les Arabes puissent réellement avoir confiance dans la volonté politique de la France à l appliquer en toutes lettres. Pourtant, soutient-il, le bien de cette ordonnance serait de supprimer l abus que représentait une administration de la justice différente pour les causes concernant les Arabes : 514 Cahiers Albert Camus 3, Fragments d un combat , tome 1, p A. Camus. Oeuvres complètes, tome I, p Ibid. p

302 Cette ordonnance, ( ), donnerait le droit de vote à près de quatre-vingt mille musulmans. Elle accorde aussi la suppression du statut juridique exceptionnel des Arabes, ( ). Des juridictions d exception plus sévères et plus expéditives maintenaient [l Arabe] dans une sujétion constante. L ordonnance a supprimé cet abus et cela est un grand bien 517. C est à partir de ce constat politique que se présente la troisième racine justifiant le fait moral énoncé ci-haut. Cette fois, il s agit d une double prise de conscience des Arabes, justifiée bien sûr, soutient Camus, mais qui peut faire grand tort à la France : ils savent maintenant qu ils ont raison de douter de la bonne volonté de la France à leur endroit et leur participation à la Deuxième Guerre leur a ouvert les yeux sur le sens d une revendication des droits pour les peuples. 3- Réintégration du fait moral (moment 1) dans un réseau de catégories du possible (moment 3 de l éthique de la responsabilité) Nous partirons de cette racine pour présenter la première catégorie du possible énoncée par Camus. Elle est d ailleurs la plus urgente dans cette «crise algérienne». En effet, si les Algériens sont en crise à compter de mai 45, c est parce qu il y avait déjà un combat social commencé préalablement sur la base d une conquête des droits. Cette conquête est sérieuse soutient Camus, et elle est légitime puisqu elle vise le respect de droits fondamentaux (exercice de la démocratie, salaires et pensions justes, disparitions des injustices sociales) que la France a méprisés ou caricaturés (C25). Comment alors la France peut-elle sortir de la crise sans perdre l Algérie? Camus prend position en faveur du mouvement dirigé par Ferhat Abbas, le parti politique appelé «Les amis du Manifeste» (26). Ferhat Abbas, pharmacien de formation a très tôt été actif au sein d organisations politiques et a dirigé le journal L entente qui donna son appui au projet Blum-Viollette en Cependant, Abbas perdit confiance en la France et, au début des années quarante, se tourna vers d autres 517 Ibid. p

303 avenues susceptibles de mener au respect des droits des Arabes. C est ainsi qu il se retrouva à la tête de la création du Manifeste du peuple algérien (remis aux autorités françaises le 10 février 1943). Sur son blogue nommé Textures du temps, l historienne Malika Rahal reproduit le manifeste tel qu il fut modifié en mars Il est ainsi écrit en préambule que les représentants de l Algérie musulmane entendent ne rien renier de la culture française et occidentale en laquelle ils croient mais qu ils s inquiètent de la course au pouvoir des élus français en sol algérien qui se sentent menacés devant l occupation anglo-américaine (novembre 1942) qui pourrait leur ravir le pouvoir. Cette inquiétude se fonde sur l ignorance ders intérêts de 8 millions et demi d indigènes dont il n est absolument pas question dans cette course au pouvoir. La réalité pour les Arabes est alors la suivante, lit-on dans le manifeste : Désormais, deux Algéries vont coexister et se juxtaposer : la colonie française, toute européenne, et l Algérie musulmane, celle des Arabo-Berbères. Elles se dénombrent aujourd hui, 113 ans après la capitulation d Alger, de la manière suivante : Colonie française : Européens (Français d origine ou étrangers naturalisés par le décret du 26 juin 1889) et Algériens israélites français par le décret Crémieux du 26 octobre Au total citoyens exerçant la pleine souveraineté en Algérie. Algérie musulmane : Arabo-berbères définis par le sénatus-consulte de 1865 «Indigènes musulmans sujets français» et maintenus à l état de vaincus et d assujettis. Ces indigènes sont pourtant soumis à toutes les obligations des Français, y compris le service militaire obligatoire 518. Pour Camus, les revendications de Ferhat Abbas sont sérieuses et justifiées, et ne remettent pas en question l héritage culturel de la France puisque Abbas revendique une nation algérienne liée à la France par un fédéralisme, que sa formation est toute entière française et que ses idées témoignent de l influence du philosophe Pascal, ce qui témoigne, à ses yeux, d une volonté de se former à partir des idées de la 518 Malika Rahal. Textures du temps, «10 février Le Manifeste du peuple algérien», [en ligne], 10 février 2015, (page consultée le 14 août 2016). Le terme Arabo-berbère est orthographié de façons différentes dans le texte. 288

304 philosophie européenne et d en défendre la valeur. Cet esprit à la fois indépendant, respectueux de la culture française et conscient de la réalité de son peuple doit donc inspirer les relations politiques à venir entre les deux pays. Rappelant que le général Catroux (gouverneur général de l Algérie en ) a accepté le dépôt du manifeste comme base de discussion, Camus explique que ce manifeste se fonde d abord et avant tout sur un principe dont doit tenir compte l administration française : la politique d assimilation n est plus pour les Arabes une réalité accessible. L histoire en est donc à ce carrefour historique qui oblige à ne plus commettre d erreur et de s allier les forces arabes les plus européennes pour que les nationalistes absolus, à qui Camus attribue les troubles de mai 45, ne réussissent pas à évincer totalement la France du territoire algérien. La situation critique en Algérie concerne également les Français qui y vivent. Ils doivent pouvoir le faire en sécurité, soutient Camus dans un article qu il ne reprendra pas dans Actuelles III 519. Cet article, intitulé «C est la justice qui sauvera l Algérie de la haine» (C27), nous permet de dégager une seconde catégorie du possible puisque Camus y expose son point de vue sur les échanges interhumains et interculturels nécessaires au véritable pacifisme. Il y est question de liberté et de justice pour tous et c est d abord aux Français que Camus s adresse. Ainsi, c est sur une critique des journaux français en Algérie que s ouvre cet article. L ex-journaliste d Alger républicain les connaît bien, même les nouveaux qui ont vu le jour depuis C est ce qui lui permet d affirmer que la plupart ont soutenu la politique de Vichy, ce qui explique qu il y a peu de véritables démocrates au sein de la population française algérienne. Les plus grands lecteurs de ces journaux sont les grands fonctionnaires du Gouvernement général, soutient Camus 520. Or, que peuvent ces 519 Selon Jacqueline Lévi-Valensi, Camus ne l a pas repris en 1958 parce qu il y mentionnait alors (1945) que le parti communiste ne faisait pas partie des agitateurs, contrairement à ce que soutenaient certains journaux. Or, à compter de 1954, le PC soutiendra l insurrection algérienne. Également, comme nous le verrons ci-après, Camus suggéra que les jeunes Français se rendent en Algérie pour enseigner. Or, en 1958, cela n était plus possible. Cf : Camus à Combat, p Jacqueline Lévi-Valensi. Camus à Combat, p

305 hommes, déjà réfractaires à l idée de justice que revendique Camus, devant les exigences d une politique nouvelle en Algérie? S il faut des hommes nouveaux et une nouvelle conception de l administration politique, c est que l Algérie a besoin de tout pour sortir de la misère. Tout d abord, une Algérie sans écoles nombreuses et sans éducateurs solidement formés ne peut prétendre à la démocratie. C est plus que possible d y parvenir, assure le journaliste, puisqu il se trouve déjà en France, en cette période de fin de guerre, des jeunes gens qui verraient comme une mission donnant un sens à leur vie le fait d aller travailler auprès d enfants musulmans qui ont véritablement besoin d eux. Cette humanité à laquelle songe Camus rend justice à la jeunesse française qui a vu son avenir menacé (et l a sûrement pensé sacrifié) et à ces enfants musulmans qui ne représentent pas une priorité dans le choix des actions politiques à l époque. Camus rapporte qu un million d enfants seraient alors sans école. Les films destinés aux actualités dont nous parlions précédemment montrent un nombre important d enfants algériens pour qui la rue est le milieu de vie, alors qu ils cherchent à travailler pour rapporter des sous à la maison (cirer des souliers, vendre quelques aliments au marché, s occuper des ordures, par exemple). Camus rappelle également ce qu il avait observé en Kabylie moins de dix ans auparavant et qui n a pu changer à cause de la guerre et des vices de l administration en place. Camus pose une question fondamentale à propos de l ordonnance de mars 1944 qui reprend les grandes lignes du projet Blum-Viollette et qu appuient maintenant en France le parti radical, le parti socialiste et le parti communiste. Que signifiera la règle voulant que la citoyenneté française soit accordée aux diplômés si l Algérie ne se donne pas les moyens nécessaires pour éduquer les jeunes et pour les mener à la certification? Quiconque revendique la justice réelle ne peut plus accepter ces mesures générales, ces promesses vides qui laissent les individus dans l indignité et qui ouvrent la voie à une contestation incontrôlable pour la France. Le même article propose une troisième catégorie du possible, cette fois d ordre moral. Elle demande d abord de faire le point sur la nature de l expansion politique 290

306 qui fut visée depuis le début du colonialisme en Algérie. Il faudra reconnaître, estime Camus, que le désir de conquête mena à des actions désordonnées et au mépris de la civilisation arabe. De ce fait, il faudra demander pardon aux Algériens de ne pas avoir cherché à les connaître et à leur donner l opportunité de participer à leur propre épanouissement politique. Ce pardon est d autant nécessaire à ce moment précis que la crise algérienne continue de faire des morts, tant Français qu Arabes. Le pardon appelle la justice, tandis que l indifférence ou le mépris mèneront au meurtre. Jacqueline Lévi-Valensi rappelle que peu de gens pensaient alors comme Camus. Les Français étaient nombreux à s indigner de la sauvagerie des Arabes et ces derniers dénonçaient la violence des actes de répression 521. Lorsque Camus prend ici encore appui sur Ferhat Abbas et sa brochure intitulée «J accuse l Europe», il convient que ce dernier a raison et que l Europe doit faire acte de contrition devant la barbarie dont elle a fait preuve en Algérie. L insoumission dont doivent faire preuve les Européens, s ils veulent reconstruire leur monde après 1945, ne sera porteuse de sens que s ils incluent dans leurs revendications tous les peuples qu ils ont soumis à leur volonté pendant la période de colonisation. À ce sujet, Camus participa à un débat d idées animé par Paul Guimard le 1 er juillet 1946, avec Ferhat Abbas, Kaddour Sator, Jean Amrouche, Paul-Émile Viard et Raoul Borra 522. Le débat portait sur l existence ou non d un problème algérien en Camus répéta d abord sa position sur l économie et l exigence de fonder une nouvelle politique puis il ajouta ceci : En ce qui concerne la personnalité algérienne, j avoue, bien que je me sois intéressé depuis longtemps à ces questions, que je ne me suis pas encore fait une opinion. ( ). Enfin, pour dire toute ma pensée, ce problème algérien, ( ), me paraît maintenant s inscrire dans un problème beaucoup plus général. Je veux dire que le malaise politique algérien, pour moi, vient de la paresse de la pensée politique de la Métropole. Nous sommes toujours de 20 ans en retard sur la situation politique réelle et ce n est pas spécial à la France, c est vrai pour toutes 521 Ibid. p François Quilici (Groupe paysan) devait y assister également, mais il ne s est pas présenté. Quillci avait durement critiqué la position de Camus sur l Algérie dans l hebdomadaire La Bataille. La rédaction de Combat avait alors réagi (25 mai 1945) en défendant la position de Camus et sa légitimité à parler du problème algérien. Sur la position de Combat, voir la note de Jacqueline Lévi-Valensi dans Camus à Combat, p

307 les nations, il semble que les situations politiques vont comme les avions, très vite, tandis que la pensée va avec la lenteur de sa maturité personnelle et n arrive pas à rejoindre la situation. C est ainsi que nous nous fixons par exemple sur le problème franco-allemand, comme nous nous fixons sur le problème franco-algérien, alors que le problème, tout le monde sait, est le problème russo-américain. Mais le problème russoaméricain, et là nous en revenons en Algérie, va être dépassé lui-même avant très peu, cela ne sera pas un choc d empires, nous assistons au choc de civilisations et nous voyons dans le monde entier les civilisations colonisées surgir peu à peu et se dresser contre les civilisations colonisatrices. Peut-être que la France avec son génie particulier, auquel je crois pour ma part, aurait avantage à placer le problème dans cette perspective et être la première nation blanche qui pose le problème réellement sur le plan où il doit être posé, c est-à-dire en essayant de devancer l histoire plutôt que d être continuellement à sa remorque 523. De ce point de vue portant sur le pardon, dans un premier temps, puis sur les peuples colonisés qui en viendront à se révolter, nous aimerions ici encore insister sur la clairvoyance du journaliste de Combat. Une clairvoyance qui met en relief le sens de l éthique de la responsabilité fondée sur l insoumission. Ainsi, à propos du pardon en politique, il s agit d une notion relativement nouvelle, mais qui relève de l ensemble des évènements sanglants du XXe siècle. Le pardon est à la fois une notion religieuse et politique. Religieuse, parce qu elle est liée à l enseignement humaniste de Jésus-Christ, tel que relaté dans les évangiles. Politique, depuis les travaux de Hannah Arendt sur la banalisation du mal, puis de Paul Ricœur sur le devoir de mémoire qui misent chacun à leur façon sur les écrits évangéliques pour rattacher le pardon aux drames de l Histoire. Paul Valadier, jésuite et philosophe, rappelle aussi que Jacques Derrida s est penché avec minutie sur la question du pardon politique, mettant en garde contre la stratégie de certains États de se servir de la notion de pardon comme d une fausse promesse ou contre la croyance que des 523 Fabrique de sens, «tribune de Paris, 01 juillet le problème algérien» [en ligne], (page consultée le 17 août 2016). On peut aussi entendre le débat en consultant la vidéo sur YouTube : 292

308 millions de morts peuvent s effacer par un simple pardon. C est d ailleurs ce que dénoncent les Amérindiens au Canada qui demandent de la part du gouvernement fédéral un pardon authentique qui rendra effective une politique de réconciliation. Toutefois, Valadier, prenant principalement appui sur les thèses de Arendt, souligne la force du pardon et la valeur d ouverture qu il contient : Mais l enseignement ou l exigence du pardon représente au sein des sociétés humaines une ressource d inventivité pour trouver des voies d avenir, là où tout semblait pourtant bouché. La multiplication des instances de réconciliation, dont la plus célèbre fut celle d Afrique du Sud à laquelle les noms de Nelson Mandela et de Desmond Tutu sont attachés, est un signe de cette influence symbolique de l idée de pardon. De telles instances ne se substituent pas à la justice malgré des lenteurs ou des lourdeurs qui sembleraient justifier des instances moins formelles. Elles ne prétendent pas non plus donner le pardon, tout au plus permettre entre parties adverses de trouver des voies d écoute mutuelle, de rapprochement pour substituer à la haine ou au mépris des possibilités nouvelles en vue de la vie commune. L exemple donné n est qu un cas dont les réalisations concrètes peuvent être contestées, et qui supposait incontestablement un contexte culturel, religieux et politique propre à l Afrique du Sud, non transposable ailleurs. On en conclura que l idée de pardon peut constituer au sein des sociétés humaines une sorte de «moteur de recherche» : grâce à lui, les hommes sont mis en demeure d inventer des chemins originaux pour sortir d un passé de mort et s ouvrir à une vie commune réconciliée 524. Phénomène nouveau en politique et en philosophie politique, tributaire du génocide juif, le pardon a toutefois été mentionné par Camus, grâce à son travail de journaliste, et la réaction de plusieurs de ses contemporains, à l époque, rend bien compte de la difficulté d en accepter même l idée. Et l idée d un pardon, non pas symbolique mais fondateur d une réconciliation véritable, demeure au centre des préoccupations des philosophes de la décolonisation, dont Achille Mbembe. Ce philosophe ne croit pas que le pardon soit possible entre groupes sociaux qui ne vivent que de rivalités et qui 524 Paul Valadier. «Quand le pardon s'affiche sur la scène politique. Les risques de l'institutionnaliser et de le banaliser», Revue Projet, [en ligne], 1 er avril 2004, (page consultée le 22 août 2016). 293

309 en ont besoin pour exister, qu il s agisse du pouvoir conquérant ou du pouvoir national. Tant que l esprit de conquête anime l esprit de l humain, rien ne saurait être pardonné du mal commis envers l autre : En cette période dépressive de la vie psychique des nations, le besoin d ennemi, ou encore la pulsion d ennemi, n est donc plus seulement un besoin social. Il est l équivalent d un besoin quasi anal d ontologie. Dans le contexte de rivalité mimétique exacerbée par la guerre contre la terreur, disposer- de préférence de façon spectaculaire- de son ennemi est devenu le passage obligé dans la constitution du sujet et son entrée dans l ordre symbolique de notre temps. Au demeurant, tout se passe comme si le déni d ennemis était vécu, en soi, comme une profonde blessure narcissique. Être privé d ennemi- ( ) - revient à être privé de la sorte de relation de haine qui autorise que l on puisse donner cours à toutes sortes de désirs autrement interdits 525. Nous ne pouvons que mettre ces propos actuels de M. Mbembe en lien avec la fin de l article d Albert Camus en mai 1945, qui s adressait aux individus plutôt qu aux dirigeants: Au terme de cette enquête, je demande seulement aux Français qui savent aujourd hui ce qu est la haine : «Voulez-vous sérieusement être haïs par des millions d hommes, comme vous avez haï des milliers d autres hommes? Si oui, laissez faire les choses en Afrique du Nord. Si non, accueillez ces hommes auprès de vous et faites-en vos égaux, par les moyens qui conviendront.» Je ne doute pas de la réponse du peuple français, ni d aucun homme raisonnable. Il reste les hommes du gouvernement. Mais peut-être est-il temps d envisager l époque où les gouvernements gouverneront selon la raison, c est-à-dire, aujourd hui, selon l audace et la générosité Présentation sociale des différentes options que l éthicien entend proposer pour modifier les conduites humaines (moment 4 de l éthique de la responsabilité) 525 A. Mbembe. Politiques de l inimitié, p Camus à Combat. p

310 Ces catégories du possible débouchent sur des considérations plus pratiques, qui ne toucheront pas à des stratégies d intervention politico-économiques en Algérie mais sur un avertissement donné aux Français et dont devraient tenir compte, lorsque nous évaluons la situation au vingt et unième siècle, tous les êtres humains de cette planète. Ainsi, dans la conclusion de sa série sur la crise algérienne, dans l éditorial du 15 juin 1945, Camus est secoué par l indifférence dans laquelle sont retombés les citoyens devant les problèmes toujours réels en Algérie. Et ce qui frappe également le journaliste, c est que les journaux, si réfractaires aux Arabes quelques semaines auparavant, tiennent maintenant cette crise pour tiède, tout en rapportant des informations plus erronées que justes. Pourquoi continuer de produire des enquêtes hâtives, demande Camus. Pourquoi réduire la nature du conflit à la présence d agitateurs, alors qu il est de plus en plus évident que les Algériens en ont assez de se voir refuser des droits équivalents à ceux de tout peuple civilisé? Le journaliste avise ses lecteurs : aucune crise politique qui dure depuis si longtemps ne peut disparaître d un seul coup ou s amoindrir sans que des décisions politiques importantes et connues aient été appliquées. Il faut du courage politique dans cette affaire, soutient Camus. La France avait alors commencé à ravitailler le peuple algérien. Et elle doit continuer, insiste-t-il mais aller plus loin et démontrer à l Algérie, comme à la face du monde, que la France s en tiendra à la mise en application de l ordonnance de Il est évident que cela ne plaît pas à tout le monde, termine Camus. Dans ce monde déchiré et qui tarde à retrouver son équilibre, la France, insiste-t-il encore une fois, a le devoir de faire triompher la raison et la justice. Il faut que la haine cesse de se répandre et le cas algérien devient alors, dans l esprit d Albert Camus, la porte de sortie de ce désordre social qui semble ne plus vouloir s arrêter Ni victimes ni bourreaux La série de huit articles contenus sous le titre «Ni victimes ni bourreaux» parus dans Combat entre le 19 et le 30 novembre 1946 sont les seuls qu écrira Camus pour Combat au cours de cette année. Le journal, comme d autres journaux issus de 295

311 la résistance, connaît différents problèmes, économiques mais aussi idéologiques. Pascal Pia est alors peu intéressé à continuer, mais Camus, bien que moins présent, ne tient pas à ce que Combat soit sabordé 527. Les années 45 et 46 sont pour Camus l occasion de parfaire son travail de directeur de collection au sein des éditions Gallimard et aussi de voyager, particulièrement à New York puisque Camus est désigné par le gouvernement provisoire de la République française pour accomplir une tournée dans les universités américaines 528. Avant cela, Camus avait quitté Combat et il s en explique plus intimement dans une lettre adressée à Pascal Pia en novembre Il se désole de constater que Combat adopte des points de vue contradictoires, d un éditorial à l autre, ce qui ne peut que fausser le jugement des lecteurs qu il est supposé informer : On ne peut pas, après avoir publié trois éditoriaux d un antiparlementarisme acerbe et évident, demander gravement au lecteur de ne pas tomber dans l antiparlementarisme. On ne peut pas, après trois commentaires d un anticommunisme sans nuances, réclamer d autre part le pouvoir pour les communistes, à moins de laisser prise aux pires interprétations 529. La défection de Camus ne tient pas qu à cela. Il est déçu de l orientation que semble prendre le journal, mais surtout il est entré depuis quelques mois dans une phase de questionnement intense sur la conduite des hommes, leurs idées, leurs contradictions. Camus, le pacifiste, celui qui a travaillé sans relâche au cours des dernières années à témoigner des conflits, de l horreur, de la bêtise et qui a tenu, en tant que journaliste, à présenter des options pour que l homme et son histoire s accordent dans une harmonie encore jamais atteinte, constate, particulièrement depuis la crise algérienne, que ce travail est quelque peu vain. Le journalisme était un métier pour lui lorsqu il a commencé à écrire pour Alger républicain. C était du moins ce qu il soutenait. Entre 1940 et 1945, le journalisme a été sa raison d être un intellectuel embarqué. Et en , le journalisme est le miroir de l inconsistance des valeurs humaines, de la 527 A. Camus. Œuvres complètes, tome II, p Notes de Jacqueline Lévi-Valensi et de Philippe Vanney. 528 H. Lottman. Camus, p A. Camus, P. Pia. Correspondance , p

312 difficulté de témoigner pour un monde meilleur. Étrange paradoxe, pour ce penseur de l absurde, que de constater que l appel à la raison et au cœur de l homme ne réussit pas à se faire entendre parce que l incohérence et le désir de vengeance continuent d occuper tout l espace que la guerre avait pourtant envahi pour les mêmes raisons. Le rapport à Combat se trouve ainsi biaisé : Les temps changent, très vite. De la résistance à la révolution, l épigraphe, si chargée d émotion et de rêves, accrochée au titre de Combat, devient moins l expression d un projet que celle d une nostalgie. ( ) [Camus] est aussi quelque peu dégoûté par le journalisme et les orientations mercantiles de la presse nationale 530. Toutefois, revenant d Amérique du Nord en juin 1946, Camus acceptera quelques mois plus tard d écrire quelques articles qui paraîtront tous en première page du journal, dans un encadré. Pourquoi ce retour? Selon Jacqueline Lévi-Valensi, Camus souhaitait aider Combat qui rencontrait d importants problèmes économiques et il souhaitait réagir au régime de terreur qui s installait maintenant dans le monde. La série d articles en question, qui est nantie d un copyright, a paru plus tard dans la revue Caliban dirigée par Jean Daniel (1947) puis a été intégrée à Actuelles- Chroniques Présentée par Jacqueline Lévi-Valensi comme étant à la source de L Homme révolté, ils se trouveraient aussi liés à La Peste et aux discussions que Camus aura avec Arthur Koestler sur la peine de mort 531. A) Composantes d une éthique de la responsabilité 1- Constitution d un fait moral déterminé (moment 1 de l éthique de la responsabilité) 530 Yves Marc Ajchenbaum. Combat , p Nous analyserons ces œuvres dans le troisième chapitre, mais nous tenterons de démontrer que les articles constituant «Ni victimes ni bourreaux» ne furent pas les premiers articles directement liés aux écrits littéraires et philosophiques de Camus. 297

313 Dans «le siècle de la peur» (C29), Camus reprend sa critique de la science, déjà formulée au sujet de l entrée en scène de la bombe atomique (C21). Le ton de l article est empreint de morale : les êtres humains, avant la Deuxième Guerre, savaient dire ou crier leur désarroi lorsqu ils constataient que leur avenir était bouché. Maintenant, en voyant l incohérence des politiques d après-guerre et en constatant que cette incohérence se dévoile alors qu apparaît la plus monstrueuse des armes, on peut comprendre que «[q]uelque chose en nous a été détruit par le spectacle des années que nous venons de passer. Et ce quelque chose est cette éternelle confiance de l homme, qui lui a toujours fait croire qu on pouvait tirer d un autre homme des réactions humaines en lui parlant le langage de l humanité 532.» Sans langage commun, sans ouverture à l autre, il ne reste que la peur. Sans possibilité d ouvrir le dialogue, de poser des questions, de dénoncer s il le faut toute action inacceptable, il ne reste que l histoire qui avance et qui terrifie. Le voyage aux États-Unis a certainement aussi contribué à forger cette idée de la froideur et de l abstraction qu il dénonce dans cet article. En effet, écrit-il, les bureaux, les machines derrière lesquels se retranchent les individus contribuent à effacer l espace social du dialogue : «Et pour tous ceux qui ne peuvent vivre que dans le dialogue et dans l amitié des hommes, ce silence est la fin du monde 533.» Faut-il accepter de vivre dans la terreur? Évidemment, non. Il faut lutter contre la peur et, pour ce faire, il importe de savoir où se terre le mensonge de ceux qui ont intérêt à ce que les gens aient peur. C est à l exigence morale de vérité que convie maintenant le journaliste de Combat. La responsabilité est au cœur du propos camusien et le journaliste sait faire ici la synthèse de tout ce sur quoi il a réfléchi depuis Camus affirme clairement être aux côtés de ses lecteurs et ces derniers sont les hommes et les femmes «qui, rassasiés de violences et de mensonges, déçus dans leurs plus grands espoirs, répugnant à l idée de tuer leurs semblables, fûtce pour les convaincre, répugnent également à l idée d être convaincus de la même manière 534.» Camus est alors en mesure d énoncer le fait moral qui réunit les huit articles de «Ni victimes ni bourreaux». Il se formule ainsi, à la fin du premier article : 532 A. Camus. Oeuvres complètes, tome II, p Idem. 534 Ibid. p

314 Le problème politique le plus important en 1946 est de savoir ce que signifie et ce que refuse la peur parce qu elle se trouve liée à une même réalité, soit qu elle rend possible «un monde où le meurtre est légitimé et où la vie humaine est considérée comme futile 535.» Le schéma est le suivant : Figure 11 : Fait moral associé aux articles regroupés sous le titre «Ni victimes ni bourreaux» La question, par les conséquences qu elle soulève dans la vie individuelle, est partie prenante du paradigme de l insoumission. En effet, lorsque Camus écrit que deux questions se posent à quiconque fait de la peur un problème à examiner : voulez-vous, directement ou non, être tué ou violenté? Voulez-vous, directement ou non, tuer ou violenter? Il suppose que de répondre non aux deux questions embarque aussitôt l individu dans une série de conséquences dont il devra tenir compte. Si je ne veux pas être tuée et que je ne veux pas tuer, il n y a aucune raison, et il y a même urgence, pour que j accepte que la terreur marque mon existence. Il me faudra donc faire preuve d insoumission pour changer le désordre en harmonie et en paix sociale. 2- Recherche des racines ayant donné lieu à la morale maintenant questionnée par l éthicien (moment 2 de l éthique de la responsabilité) 535 Idem. 299

315 Dans le deuxième article, «Sauver les corps», Camus relie la conception de la mort d autrui en cette époque troublée à celle d un meurtre par procuration, parce que la guerre en a fait voir plusieurs et que la technique qui prend le pas par la suite met un écran entre l individu et la mort comme réalité. C est pourquoi, partir de ce constat mène à se demander comment on en arrive à se détacher de la mort réelle et ce que cela implique sur le plan de l acceptation. Se taire, se détourner du problème revient à légitimer la mort et si cette mort est le produit du meurtre, nous légitimons le meurtre. Le meurtre étant devenu chose acceptée ou tolérée dans le monde, c est le monde qu il faut changer. Tout le monde devrait réfléchir à cela, soutient Camus. La deuxième raison justifiant le fait moral est la supposée bonne volonté de tous qui serait de contribuer au bonheur des autres. Comment se fait-il alors, demande le journaliste, que nous vivions dans la terreur? Comment la conjonction des bonnes volontés peut-elle mener à ce monde infernal? Cette question aboutit à un troisième fondement du fait moral, celui d un regard sur la notion d utopie. Ceux qui acceptent la terreur et le meurtre dénoncent ceux qui les refusent parce qu ils vivent dans l utopie d un monde qui ne peut exister, alors que ceux-ci dénoncent les adeptes de la légitimation du meurtre de vivre dans une autre forme d utopie, plus coûteuse cependant 536. Tel est le cas des idéologies marxiste et capitaliste, évalue Camus. Fidèles à l idée qu elles se font chacune du progrès, résolues à y mener leur peuple respectif, elles sont désastreuses pour l humanité. Camus se fait cynique devant l avancée de l URSS et des États-Unis et, probablement surtout, devant l indifférence des individus face à ce fait maintenant accompli. C est ainsi qu il se demande s il est toujours possible de sauver les corps, de lutter contre l utopie en cherchant à pacifier les esprits et les nations 537. Les hommes qui prennent en considération le fait moral identifié ci-haut ne veulent être ni victimes ni bourreaux. C est pour eux qu il importe maintenant de définir les conditions d une pensée qui ne légitimera plus la peur, la terreur et la mort. 536 Ibid. p Ibid. p

316 d) Réintégration du fait moral (moment 1) dans un réseau de catégories du possible (moment 3 de l éthique de la responsabilité) La première catégorie du possible concerne une alternative possible à la terreur. Sur quoi repose-t-elle, cette terreur? Elle est ce processus qui vient brouiller les esprits, de telle façon que devant tout comportement jugé inacceptable, la politique voulant que la fin justifie les moyens soit endossée comme principe. Lorsque les individus sont absents de l équation (une idéologie visée, l histoire comme moteur de l humanité), la fin justifie toujours les moyens. Dans «le socialisme mystifié» (C31), Camus fait voir qu un renversement de valeurs commande au questionnement sur la légitimité de la terreur et du meurtre. Il est temps de cesser de croire que quiconque ne va pas jusqu au bout d une idée, si cette idée oblige à mépriser ou à tuer un homme, est méprisable. C est en ce sens qu il aborde la doctrine socialiste telle que se la représentent ses adeptes en France. Camus fait voir les contradictions au sein de cette idéologie. Rappelant que plusieurs socialistes, à la fin de la guerre, sous l influence de leur chef, Léon Blum, et du contexte haineux qui prévalait en France ont réfléchi au sens que prenait le meurtre et ont alors refusé que toute fin justifie n importe quel moyen, ils devraient maintenant se demander jusqu où ils peuvent conserver la part marxiste qui habite leur idée du socialisme. La démonstration de Camus est la suivante : si le marxisme dit vrai et que l histoire s inscrit dans une logique, alors le réalisme politique est légitime. Or, le réalisme politique légitime la terreur et le meurtre puisqu il devient une fin en soi et que le meurtre de certains, si c est pour le bien de la doctrine qui, elle, vise le bonheur de l ensemble des hommes, compte alors pour peu : «De ce point de vue, le fameux dépassement du marxisme dans un sens idéaliste et humanitaire n est qu une plaisanterie et un rêve sans conséquence 538.» Mais les conséquences des contradictions inhérentes au socialisme ont des répercussions dans la vie des gens et 538 Ibid. p

317 dans la vie politique également. C est pourquoi Camus souhaite que l examen de conscience des membres du parti socialiste français se poursuive, sinon le parti ne pourra clarifier sa position sur la liberté et la justice et rendra tout gouvernement auquel il participera inefficace sur le plan moral lorsqu il faudra bien sortir de cette ère de la terreur. La seconde catégorie se trouve au sein de l article «la révolution travestie» (C32). Elle fait suite au repositionnement souhaité du mouvement socialiste pour deux raisons : les gens doivent revoir le contenu des concepts ou des idées qu ils défendent; ils doivent cesser de donner un sens romantique à des situations qui ne l ont jamais été ou qui ont carrément cessé de l être. Ainsi en est-il de l idée de révolution, associée bien souvent à des idéologies comme le marxisme qui faisait de la révolution prolétarienne le moyen d accéder à plus de justice pour les travailleurs. Camus demande maintenant aux Français d être lucides : les guerres se font avec des canons, des tanks, des armes atomiques. Quiconque s opposera à un gouvernement au nom d une révolution à mener contre lui et le type de société qu il défend devra avoir en sa possession des canons, des tanks et des armes atomiques. Nous devons encore une fois souligner la clairvoyance de Camus par rapport à ce qui allait marquer le pas, dans le monde entier, en matière de révoltes sociales ou nationales : la vente internationale d armes aux pays engagés ou souhaitant le faire afin de les soutenir dans leur combat au nom d une idéologie commune. Les armes et leur pouvoir de destruction ont tué la possibilité d user de violence dans une société. Les armes sont la violence et l homme ne peut que la subir. Mais il y a peut-être pire, comme le mentionne Camus. Le nouvel échiquier mondial et ce qui l a rendu possible (les guerres du vingtième siècle et l intervention économique de joueurs extérieurs, comme les États-Unis) maintiennent maintenant les peuples dans l obéissance. Par exemple, si les Français représentant la gauche entraient dans une phase de contestation et de révolte, ils mettraient à mal la stabilité économique et les États-Unis pourraient alors retirer les fonds promis avant la fin de 302

318 la guerre pour aider à la reconstruction du pays. Et s il s agissait de la droite française, ce serait la même chose puisque l URSS ne tolèrerait pas cet écart de conduite : «La vérité, que je m excuse d écrire en clair, alors que tout le monde la connaît sans la dire, c est que nous ne sommes pas libres, en tant que Français, d être révolutionnaires 539.» Seule une révolution internationale peut encore se faire puisqu elle serait de l intérêt de tous. De quelle révolution peut-il alors s agir? D une révolution ayant déjà réussi et qui pourrait alors s étendre sur un plus grand nombre de pays et d individus. Camus revient ici à la mise en garde qu'il a faite par rapport au libéralisme américain et au socialisme russe (C29). Ces deux pays pourront commander une révolution, l un contre l autre, parce qu ils ont réussi à imposer leur idée de ce que doit être la vérité des peuples. Cette catégorie du possible se veut le portrait d un monde halluciné : Plus précisément, la révolution internationale ne va pas aujourd hui sans un risque extrême de guerre. Toute révolution de l avenir sera une révolution étrangère. Elle commencera par une occupation militaire ou, ce qui revient au même, par un chantage à l occupation. ( ). Aujourd hui, le prix que coûterait la guerre à l humanité doit être objectivement mis en balance avec un progrès qu on peut espérer de la prise du pouvoir mondial par la Russie ou l Amérique. Et je crois d une importance définitive qu on en fasse la balance et que, pour une fois, on apporte un peu d imagination à ce que serait une planète, où sont encore tenus au frais une trentaine de millions de cadavres, après un cataclysme qui nous coûterait dix fois plus 540. Une nouvelle guerre, plus terrible que celles jusqu alors rencontrées par les hommes, est pensée par Camus en termes éthiques puisqu il évalue les coûts en pertes de vies réelles et non en chiffres ou en structures sociales effondrées. C est en ce sens que cette catégorie rejoint directement le fait moral : le choix des idéologies politiques, tel que l est le socialisme, par exemple, implique qu il faudra se ranger du côté du pays défendant cette idée (ici, l URSS) et que cela donne un appui de taille à ce dernier 539 Ibid. p Ibid. p

319 pour justifier la fin qu il poursuit, quels que soient les moyens nécessaires à son atteinte. Les hommes se doivent de réfléchir à leur responsabilité devant un tel laisser-faire. Veut-on encore multiplier les charniers ou en a-t-on assez de perdre sa vie pour des idées qui se contredisent elles-mêmes lorsqu on les évalue en toute objectivité? S il importe aussi de se questionner sur la légitimité du meurtre, c est que tous les hommes, quel que soit le lieu qu ils habitent, sont définitivement liés les uns aux autres. Toute atteinte à l un porte ombrage à l autre. Cela est dû aux moyens de communication de plus en plus efficaces et rapides. La Deuxième Guerre a montré, rappelle Camus dans «Démocratie et dictatures internationales» (C33) que la mort d un Européen a amené l engagement d un Américain, venu le venger alors qu il ne le connaissait pas. Conséquemment, la troisième catégorie du possible laisse voir que si le mal commis quelque part entraîne une réaction de l ailleurs vers ici, pourquoi ne pourrait-on penser que le bien puisse jouer le même rôle? Il faut alors viser un ordre universel, fondé sur l accord mutuel de toutes les parties. C est ce que Camus nomme une démocratie internationale : «C est une forme de société où la loi est au-dessus des gouvernements, cette loi étant l expression de la volonté de tous, représentée par un corps législatif 541.» Cependant, au crépuscule de la Deuxième Guerre, ce sont deux puissances qui n ont d internationale que leur force dictatoriale. Il importe donc d examiner de près le fait moral et de trouver des solutions légitimes à cette sortie de crise qui ne fait que commencer à étendre ses ramifications dans le monde. Une quatrième catégorie du possible est ainsi énoncée dans l article «Le monde va vite» (C34). La pensée est en retard et les moyens qui l accompagnent le sont aussi. Par exemple, Camus avance que la France a fait la guerre de 1914 avec les moyens de Comme il l a mentionné au sujet de l Algérie, il faut aller plus vite conceptuellement si les humains veulent adapter le monde à leurs désirs plutôt que de s adapter aux désirs d un monde défini par une minorité. On ne peut plus penser le 541 Ibid. p

320 monde en fonction des frontières, écrit-il en novembre Comment ne pas lier cette idée aux problèmes qui ont marqué les décennies suivantes et qui continuent de hanter le monde actuel? Le problème des frontières a généré depuis 1946 un nombre si important de conflits qu on évaluait, en 2006, la mort de plus de 41 millions de personnes dans le monde à cause de conflits armés 542. La catégorie du possible qu ouvre alors Camus se veut le résultat d une réflexion sur l alarmante marche du monde, sur son accélération au cours du vingtième siècle et sur l obligation de conclure que tout doit s arrêter de cette haine et de ce recours perpétuel à la guerre parce que cela n a jamais rien réglé, même sous le couvert hypocrite des traités d après-guerre. 3- Présentation sociale des différentes options que l éthicien entend proposer pour modifier les conduites humaines (moment 4 de l éthique de la responsabilité) La plus grande et la seule révolution possible est donc celle qui mettra fin à la guerre. C est ce que Camus défend depuis quelques années maintenant. Il va de soi, selon lui, que toute pensée qui réfléchit aux conséquences dévastatrices de la guerre s accordera à ce raisonnement. Dans l article «Un nouveau contrat social» (C35), il demande donc que la nouvelle Constitution française participe de ce renouveau en cessant de s intéresser aux intérêts de partis et des élus ou ne cherchant qu à favoriser la nation : «Oui, nous devons enlever son importance à la politique intérieure. On ne guérit pas la peste avec les moyens qui s appliquent aux rhumes de cerveau. Une crise qui déchire le monde entier doit se régler à l échelle universelle 543.» C est à un détournement politique pour des fins morales que Camus convie les êtres humains de cette seconde moitié du XXe siècle. Sans parler d un programme spécifique (il s agit de toute façon d un article de journal), il se fait toutefois plus précis quant à la façon dont pourraient s opérer les changements. Il faut viser la paix et ne plus faire confiance aux autorités politiques en place, quel que soit le pays. La Deuxième Guerre a donc fini de dévoiler jusqu où pouvait aller le mensonge, si l on en croit (page consultée le 27 août 2016). 543 Ibid. p

321 Camus. À l intérieur de chaque pays pourraient s instituer des communautés de travail (contrats de gré à gré sur un mode coopératif) qui mèneraient à la création de communautés de réflexion (définition des valeurs communes), lesquelles seraient conseillères et défenderesses du gouvernement international. Évidemment, la première tâche serait de lutter contre la terreur mais en vertu des exigences de la paix. Lutte contre la peine de mort (abolir l idée de vengeance), dialogue sur la façon de gérer les conflits sans passer par les armes, réponses au besoin d amitié que ressentent les hommes qui ont connu la guerre et qui ne sont plus en mesure d en supporter les sévices, sont des exemples des actions souhaitées par Camus. Mais il faut bien supposer que les puissants tenteront d empêcher la venue d un ordre international. Le dernier article de la série (C36) insiste donc sur l importance d élever la voix contre le monstre que le manque d humanité propre au XXe siècle a créé. La question propre au fait moral dont il est question ici, pour rationnelle qu elle soit, demande aussi l implication des sentiments. Pour que les individus acceptent de poser la question de la légitimité de la mort, il faut qu ils en comprennent l origine et la portée, mais il faut aussi qu ils aient envie de poursuivre, d en tirer les conséquences par la raison puis de les rendre vivantes par le cœur. Les hommes se ressemblent, quel que soit le peuple auquel ils appartiennent, ajoute Camus. C est pourquoi les hommes doivent se donner l opportunité de reconnaître en l autre cet homme dont il faut empêcher le meurtre : «Oui, ce qu il faut combattre aujourd hui, c est la peur et le silence, et avec eux la séparation des esprits et des âmes qu ils entraînent. ( ). L essentiel est que ces hommes pèsent bien, et une fois pour toutes, le prix qu il leur faudra payer 544.» 544 Ibid. p

322 Éditoriaux sur la situation algérienne B) Le contexte C est le 1 er novembre 1954 que le FLN (Front de Libération Nationale) déclenche une insurrection armée contre la France. Ce sera le début de la guerre d Algérie. En mai de la même année, Camus avait adressé un message au Comité pour l amnistie aux condamnés politiques algériens et s en prenait à l administration coloniale qui se trouvait incapable d appliquer pour l Algérie la Déclaration des Droits de l Homme qu elle exhibait pourtant avec fierté pour son propre compte et celui de l Europe 333. Camus se sent déchiré par la crise algérienne et le mentionne dans une lettre à Jean Grenier, le 24 août 1955 : «[J ]irai en Algérie dont le malheur m empoisonne 545.» Les évènements semblent donner raison à Camus, lorsqu il écrivait moins de dix ans plus tôt, que si la France ne réagissait pas, elle serait responsable d un soulèvement nationaliste en Algérie. Il fallait penser à la prise de conscience des Algériens, comme à celle de tous les peuples colonisés. Ainsi, lorsque la France perd la guerre en Indochine française en mai 1954, les Indépendantistes Algériens enclins depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale à revendiquer leurs droits et leur indépendance y voient l occasion d entrer en conflit armé contre la France. Cependant, ils ne possèdent pas les armes nécessaires ni les forces répressives dont dispose la France. Mais les morts continuent de ternir le paysage humain libre et juste dont avait rêvé Camus et s il y a bien révolution, elle ne se fait pas sous les auspices du pacifisme et de l ordre international. C) Présence du témoin prophète Camus, nous l avons déjà mentionné, est devenu amer et cynique. Il ne croit plus qu il sera possible de modifier le monde à l avantage de l humain. Dans l avantpropos de ses chroniques algériennes (1958), il écrit qu il ne sent plus tenu de 333 Paul-F. Smets. Albert Camus éditorialiste à L Express, Cahiers Albert Camus 6, Paris, Gallimard, 1987, p A. Camus, J. Grenier. Correspondance , Paris, Gallimard, 1981, p

323 défendre la France comme représentante de la raison universelle. Et il fera d autant moins qu «[i]l y a une méchanceté française à laquelle je ne veux rien ajouter. ( ). Depuis vingt ans, particulièrement, on déteste à ce point, chez nous, l adversaire politique qu on finit par tout lui préférer, et jusqu à la dictature étrangère 546.» C est probablement, nous semble-t-il, dans l éclatement de la guerre d Algérie que le rôle de témoin prophète tenu par Camus fut le plus évident et le plus marquant. Même si la France comme l Algérie arabe continuent d interpréter sa position comme inacceptable selon leur point de vue respectif, il n en demeure pas moins que sa position a été énoncée clairement, fondée sur son appréciation du rôle de la France et dans un souci éthique universaliste qui exigeait une réforme complète des idées individuelles et politiques et, conséquemment, une révolution au cœur des mœurs politiques. Camus a bien compris maintenant que les hommes ne veulent pas de ce type de révolution. C est pourquoi il aborde les évènements de 1954 avec tristesse et résignation : En attendant que ces vérités soient reconnues 547, il faut se résigner à ne plus témoigner que personnellement, avec les précautions nécessaires. Et personnellement, je ne m intéresse plus qu aux actions qui peuvent, ( ) épargner du sang inutile, et aux solutions qui préservent l avenir d une terre dont le malheur pèse trop sur moi pour que je puisse songer à en parler pour la galerie 548. Le témoin prophète se prononce aussi sur le problème du terrorisme. Cette fois, le regard se porte du côté des indépendantistes algériens. Camus avait bien fait connaître son point de vue, dans ses articles pour Combat, au sujet de cette idée que la fin justifie tous les moyens. Pourquoi le mépris qu il avait pour ce principe idéologique, si sa position était éthique, se serait-il mué en acceptation de cette forme de lutte? Bien sûr, il le dit et l écrit, le terrorisme lui répugne parce que là où il se déploie en 1954 vivent des gens qui lui sont chers. Mais notre analyse a démontré que la violence a été au centre de sa réflexion, ce qui fait douter que Camus ait rejeté les 546 A. Camus. Œuvres complètes, tome IV, p La méchanceté française et son mépris de l autre. 548 Idem. p

324 moyens du FLN uniquement sur la base que sa mère pouvait être tuée. Et, en appuyant sur cette idée dans l avant-propos des chroniques algériennes, Camus témoigne d une valeur humaine fondamentale, celle de l amour, qui n a rien alors de péjoratif lorsqu elle oblige la conscience morale à creuser les avenues de la justice et de la liberté. Il y avait d autres solutions à ce terrible conflit et s il avouera son désarroi et son inutilité devant tout cela, Camus fera voir qu il maintient intacte cette idée-valeur que les innocents, soit l ensemble des femmes et des hommes, ont assez payé de leurs vies pour le mépris ou l exaltation de ceux-là qui ont choisi la haine et, conséquemment, la guerre qui sert si bien cette dernière. Rappelons sa critique du socialisme français après la Deuxième Guerre et les contradictions profondes qui se posaient dès lors que le marxisme serait conservé comme idéologie : après deux guerres rapprochées dans le même siècle, après les autres conflits qui ont suivi et qui ont continué à tuer sans que rien ne change, l idée même de la guerre et de sa justification par la haine sont entrées dans une contradiction dont il faudra bien prendre conscience. Implicitement, c est là le message du témoin prophète, l un des derniers que le journaliste livrera par le biais de la revue L Express. A) Composantes d une éthique de la responsabilité 1- Constitution d un fait moral déterminé (moment 1 de l éthique de la responsabilité) Faut-il se résigner devant la situation algérienne qui prévaut en ce milieu des années cinquante? Pour Camus, qui a grandi, étudié, travaillé et créé dans ce pays, qui y a eu des amis et des connaissances et qui y a toujours de la famille, la réponse est non. Se résigner, ce serait accepter que le pays soit cassé en deux, qu il n y ait plus d opportunité de construire un avenir fraternel et fécond 549. Camus soulève ici la difficulté que rencontreront les Français, si la haine et l exclusion continuent 549 A. Camus. Œuvres complètes, tome III, p

325 d alimenter le conflit, à savoir la nécessité de quitter un pays qu ils considèrent comme le leur, d autant qu ils y sont depuis plusieurs générations. Il ressort de ce souci de l autre une attention portée à l individu, lequel est toujours tributaire, sans savoir quand cela se produira, de politiques qu il ne contrôle pas et qui se retourneront contre lui ou encore de tensions qu il subit alors qu il ne les a pas conditionnées lui-même. C est là l un des problèmes occasionnés par le colonialisme, peu importe où il se déploie. Mais ces tensions ne doivent pas faire oublier qu il y a toujours un avenir et que les individus peuvent décider du sens qu il aura. C est ainsi que Camus justifie cette nouvelle prise de parole : «Je parlerai donc ici comme je le puis, m adressant d abord aux miens, Français et Arabes, en homme qui, depuis vingt ans, n a pas cessé de vivre le drame algérien, qui ne désespère pourtant pas de son pays, et qui croit encore possible un dernier appel à la raison, d une part, à la justice, de l autre 550.» Cet avenir à construire représente le fait moral justifiant l ensemble des éditoriaux qu Albert Camus consacra à la crise algérienne en Il s adresse à la jeunesse française vivant en Algérie. Camus voit dans cette jeunesse le paradigme du changement de mentalité et donc éventuellement de politique puisque la jeunesse contient en force et en proportion contraire ce que les vieux dirigeants (ou ceux qui continuent de s alimenter aux vieilles méthodes politiques) contiennent d infirmité quant à leur vision de ce que doit être l avenir. La jeunesse ne représente pas par hasard ce paradigme essentiel à la révolution qu avait voulue Camus à la fin de la Deuxième Guerre. Face à l absurdité des charniers qui se sont multipliés au cours du vingtième siècle, il serait facile de démissionner (suicide, refus de faire des enfants, désespoir, dépressions, etc.). Or, puisqu il faut continuer, y a-t-il malgré tout quelque chose à célébrer dans cette existence? Si la jeunesse porte sur elle le fardeau de redonner un sens à ce chaos, elle saura trouver la voie pour créer une société meilleure. Les jeunes Français d Algérie peuvent construire des ponts avec les Arabes, ils sont sourds aux échos de haine et aux préjugés lancés par ceux qui les ont précédés. Parce qu elle commence à travailler et à mettre à l épreuve un certain nombre de valeurs, «[la jeunesse] est notre libération commune, à nous Français et 550 Ibid. p

326 Arabes, aujourd hui asservis les uns aux autres par la rancœur et le désespoir, là est notre réconciliation, à nous qui, même dans un combat mortel, ne serons jamais des ennemis ( ) 551.» Le fait moral s énonce ainsi : L Algérie sera sauvée pour la France et pour elle-même si les jeunes Français s impliquent dans l édification d une société nouvelle fondée sur le réalisme, la fraternité et la liberté. Le schéma suivant en illustre le contenu : Figure 12 : Fait moral associé aux articles sur l indépendance algérienne 2- Recherche des racines ayant donné lieu à la morale maintenant questionnée par l éthicien (moment 2 de l éthique de la responsabilité) Dès le premier éditorial (E1), Camus énonce les racines du problème moral qui le ramène au journalisme. Tout d abord, il faut comprendre pourquoi le terrorisme est devenu un moyen acceptable pour les nationalistes algériens. Même si cette action est inacceptable aux yeux de Camus, elle n en demeure pas moins liée à des causes qui trouvent leur origine dans le terreau politique, et donc dans l administration coloniale. Camus souligne qu on pourra bien justifier le terrorisme par l influence malsaine de groupes étrangers, cette influence ne peut se répandre s il n y a pas d abord un désespoir latent au sein d une société qui espère davantage. 551 Ibid. p

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