PENSER LE PRÉSENT COMME UN PASSÉ POUR DEMAIN

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1 PENSER LE PRÉSENT COMME UN PASSÉ POUR DEMAIN Trifrons de Saint-Pallais, Saintes

2 Sous la direction de Frédérique CHLOUS-DUCHARME PENSER LE PRÉSENT COMME UN PASSÉ POUR DEMAIN Actes du colloque de Brest 15 et 16 décembre 2010 Institut des Sciences de l Homme et de la Société Université de Bretagne Occidentale

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4 Table des matières Les auteurs Frédérique Chlous-Ducharme Introduction David Jousset La responsabilité a-t-elle un avenir? Danièle ROBIN Répétition, transmission, responsabilité Première partie L ORDRE DES TEMPS Joseph SCHOVANEC Dépasser le présent pour rejoindre le futur : le cas du posthumanisme un retour vers le passé? Gaïd GIRARD Entre l ange de l histoire (Benjamin) et le mal d archive (Derrida) : la fiction aux marges de la mémoire Jacques-Yves MOUTON Al Liam : un présent incertain, une fuite dans l avenir, une reconstitution du passé Deuxième partie FÉTICHISER LE PASSÉ Lionel PRIGENT Pourquoi faut-il sauver Venise des eaux? pourquoi faut-il rendre au Mont Saint-Michel son insularité? Panser le passé comme un présent pour demain Clément COLIN Villes historiques et plan de gestion : adaptation ou inadaptation du patrimoine? Nicolas BOILLET La norme entre le durable et le flexible : le cas de l espace patrimonial Nathalie BETTIO La conservation des biens affectés à l utilité publique à l épreuve de leur valorisation économique

5 Françoise PÉRON Réflexion sur les dynamiques patrimoniales récentes dans leur rapport au temps : l exemple du patrimoine maritime en Bretagne Troisième partie ARCHIVER LE PRÉSENT Sylvie CÉLÉRIER Du futur faisons table rase! Quand la sociologie du travail (re)pense le présent Joseph Koffi Nutefé TSIGBE L histoire de vie : une stratégie pour archiver le présent? L exemple des historiens togolais ( ) Samuel GUILLEMOT J écris ma biographie pour les générations futures Émilie POTIN La «classothèque» de l Aide sociale à l enfance. Classer des histoires de placement et les retrouver Mattia SCARPULLA Archiver le présent de la danse. Lecture critique des archives de danse en France Quatrième partie LÉGITIMER LES FONDEMENTS DU FUTUR Ghislaine GUEUDET et Luc TROUCHE Ressources en ligne et mutations des collectifs enseignants Catherine LOISY Identité et portfolio numériques pour penser le présent dans une perspective d orientation Jean-Luc LE CAM L histoire de l éducation : discipline de recherche historique ou science auxiliaire de l action pédagogique? Les leçons d une comparaison franco-allemande Cinquième partie VERS UNE LOGIQUE DE RESPONSABILISATION Olivier RAGUENEAU La dette climatique. «Panser le passé comme un présent pour demain»

6 Élizabeth MICHEL-GUILLOU Problème local / problème global : la prise en compte de la dimension temporelle dans la dualité des problèmes environnementaux Hervé CIVIDINO L évolution des modes de conception des constructions contemporaines au regard des attendus du développement durable : le cas des bâtiments agricoles

7 LES AUTEURS Nathalie BETTIO, Maître de conférences de droit public, CRA (EA 3150) Nicolas BOILLET, AMURE (UMR M101) Hervé CIVIDINO, CAUE 45 et Géoarchitecture (EA 2219) Sylvie CÉLÉRIER, Centre d études de l emploi-tepp, FR 3126-Cnrs Clément COLIN, Laboratoire Ville, Mobilité, Transport (UMR T9404) Gaïd GIRARD, HCTI (EA 4249) Ghislaine GUEUDET, CREAD (EA 3875) Samuel GUILLEMOT, ICI (EA 2652) David JOUSSET, EPS (EA 4686) Joseph KOFFI NUTEFE TSIGBE, enseignant chercheur-université de Lomé Jean-Luc LE CAM, CRBC (EA 4451) Catherine LOISY, CRPCC (EA 1285) et INRP-EducTice Stéphanie MAILLES-VIARD, PRAXILING (UMR 5267) Élizabeth MICHEL-GUILLOU, CRPCC (EA 1285) Jacques-Yves MOUTON, CRBC (EA 4451) Françoise PÉRON, Observatoire du Patrimoine Maritime Culturel (ISHS) Émilie POTIN, ARS (EA 3149) Lionel PRIGENT, Institut de Géoarchitecture (EA 2219) Olivier RAGUENEAU, LEMAR (UMR 6539) Danièle ROBIN, CRPC-CPLS (EA 4050) Mattia SCARPULLA, chercheur associé Centre de Recherches sur l Analyse et l interprétation des textes en Musique et dans les arts du spectacle RITM (EA 3158) Joseph SCHOVANEC, GIP CIERA, EHESS-Paris Luc TROUCHE, Institut français de l éducation, ENS-Lyon

8 AVANT-PROPOS L Institut des Sciences de l homme et de la société (ISHS, SFR 4118) est une fédération, reconnue depuis 2008, qui réunit quatorze laboratoires de recherche en sciences humaines et sociales de l Université de Bretagne Occidentale. La vocation de l Institut est de regrouper, dans un espace partagé et avec des ressources mutualisées, des chercheurs et des équipes relevant de disciplines différentes et associées dans la conduite de projets scientifiques et de créer ou renforcer les liens de la communauté scientifique. Le colloque Penser le présent comme un passé pour demain, organisé les 15 et 16 décembre 2010, répond à l une des missions que s est fixée l Institut, à savoir promouvoir des thématiques transversales permettant la mise en œuvre d une pluridisciplinarité et d une interdisciplinarité actives. Le temps, dans toutes ses dimensions, étudié principalement par les historiens, devient alors l objet de réflexion de plusieurs disciplines. Les objectifs sont ainsi de renouveler la démarche scientifique et de déplacer les frontières. Ils favorisent un partage de concepts et de méthodes entre les disciplines des sciences humaines et sociales mais également des sciences de la vie. Le comité scientifique, composé de Marie-Thérèse Cam (Centre François Viète, EA 1161), Frédérique Chlous-Ducharme (Géoarchitecture, EA 2219), Gaïd Girard (HCTI, EA 4249), Véronique Labrot (UMR AMURE, M101), Daniel Le Couédic (Géoarchitecture, EA 2219) et Alain Vilbrod (Atelier de Recherche Sociologique, EA 3149), a construit la problématique et défini les axes du colloque. Il a procédé à un choix des propositions en s appuyant sur leur pertinence scientifique et sur leur capacité à favoriser le dialogue avec d autres disciplines. L ouvrage qui les réunit a été conçu comme un véritable document scientifique satisfaisant aux exigences de qualité des contenus et s inscrivant dans une authentique réflexion pluridisciplinaire. C est ainsi que les communications, classées par thème, se répondent l une l autre et illustrent parfaitement les riches discussions qui se sont ouvertes lors des deux journées du colloque. Le colloque a été clôturé par une Table ronde sur le thème «Quelles archives pour demain?», en présence de Ch. Berthou-Ballot (conservatrice, Archives municipales, Brest), Bénédicte Jarry (Conservatrice, Bibliothèque municipale de Brest), M.-A. Guyot, Conservatrice, Service historique de la Défense, Brest), M.-R. Prigent (Bibliothèque du CRBC), G. Le Traon (directeur de la Cinémathèque de Brest), A. Sainsot (directeur du SCD UBO), B. Corre (Conservateur, Archives départementales du Finistère). Particulièrement précieux a été, pour l organisation matérielle de ce colloque, le soutien financier accordé par le Conseil Régional de Bretagne, le Conseil Général du Finistère, la Ville de Brest, l Université de Bretagne Occidentale, l UFR LSH. Qu ils en soient tous vivement remerciés.

9 INTRODUCTION Frédérique CHLOUS-DUCHARME Prolégomènes Misant sur une rationalisation qu Edgar Morin a qualifiée de maladie de la raison, les Trente glorieuses, enivrées par la notion de progrès, auraient imprudemment déterminé leur présent en fonction d un futur complaisamment fantasmé. Nous en serions aujourd hui les victimes. À en croire ses contempteurs, cette attitude aurait eu pour vice rédhibitoire de refuser tout rôle positif au passé réduit à l état de boulet encombrant et de traces regrettablement laissées par l ignorance et l incompétence. En conséquence, on aurait jugé bon de s en défaire, à quelques exceptions toutefois requises par la science, lorsqu elle souhaitait conserver des souches, par la pauvre nostalgie, qu il fallait contenir au plus juste, et par les loisirs éducatifs qu appelait la bienséance : secteurs sauvegardés, parcs naturels, ethno-musées auraient alors été considérés comme nécessaires et suffisants. Dans cette course en permanent déséquilibre, le présent lui-même devait s effacer aussitôt advenu pour ne pas connaître à son tour le discrédit : on valorisa l éphémère et on théorisa «l art performance» et les «monstrations». Pour le reste, selon la formule de Georges Patrix, «notre grand-père était en nous», ce qui dégageait de tout souci de l antérieur. Certes, d autres conceptions affrontaient cette croyance, mais, pas plus que les mises en garde jadis de John Ruskin, plaidant déjà pour la longue durée, les élaborations de l école des Annales ne paraissaient en mesure de contrarier une mécanique dont la prospérité sans cesse croissante des sociétés occidentales semblait démontrer la pertinence. Et pourtant, depuis quatre décennies maintenant, une critique acérée de la modernité est venue saper les fondements de ce mouvement qu on avait cru perpétuel. Sans doute faut-il y voir une conséquence des crises économiques qui ont ébranlé la confiance, peut-être aussi, comme le craint Zeev Sternhell, le fruit des efforts permanents et pernicieux à ses yeux des héritiers des Anti- Lumières. Mais il n est pas douteux que bien d autres facteurs ont opéré : le retour du refoulé engendré par le sentiment d avoir payé l entrée dans «la société d abondance» d un reniement honte de la parentèle, abandon des langues ancestrales ; le surgissement de la question environnementale comprise comme la juste sanction d un comportement d apprenti sorcier; la perspective ouverte par la biologie d un eugénisme inédit et singulièrement effrayant ; etc. Simultanément s est installée l idée, négligée jusque-là, d une irréversibilité du temps rendant vain de se réfugier dans les politiques réactionnaires qui avaient pu naguère faire illusion. Concevoir le présent comme un passé pour demain s est alors imposé, non plus sous l angle d une fatalité, mais comme un projet, dans une logique de responsabilisation énoncée par Hans Jonas dès François Hartog évoque une «historicisation immédiate du présent» et subodore l avènement d un temps plat résultant des attractions équivalentes et opposées que le passé et le futur exerceraient désormais. Certes, le présent a échappé à l évanescence que la fascination du futur avait pu engendrer et il a renoué avec un passé que nous célébrons à l envi, qu une profusion législative et règlementaire prétend même garantir (zones de protection du patrimoine architectural, urbain et paysager). Nous en préservons soigneusement les actifs quand nous ne les reconstituons pas, y compris dans l imaginaire (New urbanism), en y trouvant à l occasion matière à profit (villes labellisées «d art et d histoire»). Mais cela donne-t-il plus d assurance pour aborder un avenir qui semble n avoir plus que des prophètes de malheur? Ne nous payerions-nous pas d illusion en pensant que la prise en compte de l antérieur, commandée par l obsession des excès dommageables de

10 la période qui en fut oublieuse, a valeur de leçon et nous permet de fabriquer un présent qui, le moment venu, à son tour, sera un passé instructif et le socle d un nouveau présent pertinent? Peut-on vraiment croire en une nouvelle ère de progrès, qui ne miserait plus, comme la précédente, sur la capacité des sciences et des techniques à dominer, par leurs propres ressources, les dysfonctionnements que leur application engendrerait? Une ère où, au contraire, on s évertuerait à anticiper et éviter de tels effets indésirables par le recours à de multiples «hautes autorités» et à des comités d éthique constitutifs d une nouvelle gouvernance? Ce qui pourrait d ailleurs conduire à reconsidérer certains principes de la démocratie représentative. Loin d y voir un inconvénient, beaucoup y décèlent la promesse d un nouveau «vivre ensemble», conséquence pour ne pas dire récompense d une judicieuse mise en application du principe de précaution vanté comme la marque d une maturité. Mais d autres le dénoncent comme la douteuse extension à la sphère publique de comportements cantonnés naguère dans le registre personnel ou le domaine privé. Pour ceux qui le tiennent en suspicion, il s apparenterait à un narcissisme guidé par le souci de passer à la postérité sans encombres ou à l ancestrale obsession pour l héritage, qui permet de perpétuer les inégalités. Devant le report de la jouissance auquel il encourage, l économiste parlera d ailleurs de valeur d option, sans renoncer à donner un prix à la détention présente de la ressource ou du bien ainsi préservé. Un dialogue entre disciplines L Institut des Sciences de l homme et de la société (ISHS-UBO), a organisé les 15 et 16 décembre 2010 son second colloque fédérateur à l Université de Bretagne Occidentale (Brest). Ses objectifs étaient d encourager une confrontation de l ensemble des disciplines des sciences humaines et sociales autour du thème des temps et plus largement d inviter d autres disciplines à la discussion. Le postulat développé par les organisateurs pose que la question des liens qui unissent passé, présent et futur est transversale à l ensemble des champs disciplinaires. Il s agit d enrichir les questionnements scientifiques et de bâtir un socle commun de réflexion qui permette l échange entre les disciplines. L intérêt de la question des temps est aussi qu elle oblige les chercheurs à renouveler les cadres d analyses et à interroger sur plusieurs impensés. Ils concernent les questions d échelles, un individu, un groupe, une société le monde, les différences entre humains et non-humains. Ils interrogent les différents rapports au temps temps linéaire, cyclique ou «présentisme» défini par François Hartog qui se succèdent, coexistent ou s affrontent. Enfin, en fouillant nos rapports au temps, les contributeurs s enquirent des exigences, possibilités et limites de l action humaine. La convergence synchrone entre les questions scientifiques et la demande sociale est à souligner. L inclination à penser les rapports au temps s explique par le souhait de comprendre la société qui nous entoure, mais également de construire des repères pour domestiquer ou s approprier les temps. Comme l a souligné Hartmut Rosa en 2010 dans son ouvrage «Accélération. Une critique sociale du temps», nous sommes soumis à un nouveau rapport au temps. Celui-ci semble toucher toutes les dimensions de la société qu elles concernent la vie de l individu et conduise à «La fatigue d être soi» (Ehrenberg), les changements collectifs, la planète et les avancées techniques ou des bouleversements naturels (épuisement des ressources, pollutions diverses, catastrophes nucléaires). Crise des temps, accélération des temps, comment alors différentes disciplines s en saisissent-elles et les mettent-elles en discussion? Cinq thèmes ont été sélectionnés, ils concernent l ordre des temps dans ses différentes acceptions, le lien au passé et l incontournable patrimonialisation, l archivage nécessaire mais à construire, les bases et la légitimité de nos actions à venir, ou encore notre responsabilité vis-à-vis de la planète ou des générations futures. Les textes proposés n épuisent pas les questionnements, au contraire ils exhortent les chercheurs à continuer les réflexions qui portent sur l épistémologie et l éthique, le renouvellement des concepts et les innovations méthodologiques. L ordre des temps Les auteurs, qu ils soient philosophes, sociologues, linguistes, psychologues se sont appropriés cette thématique et, en fonction des analyses développées, renvoient à trois types d agencement des

11 temps ainsi qu à des relations au temps qui mettent l accent sur la primauté d un présent ou bien d un futur, âge de l accomplissement de soi ou de la société. L ordre des temps peut être linéaire, cyclique ou imprévisible. L homme inscrit au sein de la société occidentale «progresse vers son accomplissement selon une loi nécessaire», cette conception linéaire est celle qui sous-tend la croyance dans le progrès propre à la modernité. Elle a coupé l homme de la nature et oblige aujourd hui à repenser sa responsabilité envers la planète et ses congénères. Or, plutôt que de considérer l homme comme allant vers un futur écrit, «l homme authentique» doit «pouvoir vivre ouvert à l avenir» (Jousset). Certains contributeurs considèrent le temps comme cyclique. Pour une société, le futur offre la possibilité de retrouver un passé primordial, comme le montre l analyse du post-humanisme (Schovanec). Le futur permet ainsi l achèvement de l homme qui retrouve une «plénitude première» et se rapproche ainsi du divin. Le passé peut également être sacralisé au sein d un groupe social. Le retour vers les origines mythifiées de la culture Bretonne contribuerait à l accomplissement de celle-ci, comme en témoigne les écrits de la revue Al Liam (Mouton). En psychanalyse, qui considère l individu, le passé se reconstruit en partant du présent pour modeler son avenir. Certains faits passés qui concernent les générations antérieures peuvent être oubliés ou gommés, mais constituent des traumatismes psychiques pour les enfants ou petits-enfants comme le montrent les exemples développés. Le futur d un individu, grâce à un retour sur le passé, pourrait alors se vivre sans heurts (Robin). La fiction autorise elle de s affranchir de l ordre des temps. Elle «offre une liberté infinie pour représenter à la fois le temps de l humain et le temps de l histoire» (Girard). Elle permet à travers le passé de développer des utopies, de fusionner passé et présent, de «réveiller les morts» ou dépeint une impossible reconstitution du passé. Le lien au présent est alors pluriel, il oscille entre un présent, qui est conçu juste comme un moment, qui précède celui plus intéressant de l après, ce futur tant recherché (Schovanec), et un présent essentiel qui fonde l avenir et autorise à concevoir une «éthique du futur» (Jousset). Certains auteurs revendiquent de s extraire du présent soit parce qu il représente un frein pour penser l avenir soit parce qu il est «douloureux», il est alors ce temps qui doit être absolument dépassé et permettre «une fuite dans l avenir» (Mouton). Fétichiser le passé Les auteurs économistes, géographes, urbanistes, juristes conviennent de l importance accordée au patrimoine dans notre société, le «patrimoine en folie» décrit par Pierre-Henry Jeudy cité par Fr. Péron, ou en reprenant les catégories définies par Merleau-Ponty en 1945, pourrionsnous qualifier notre société d hypermnésique! La patrimonialisation est à l œuvre à différentes échelles (commune, État, monde) et porte sur différents objets (matériel, immatériel, naturel). Certains peuvent être hybrides, tel le «faux vieux gréement», une construction de réplique de bateaux anciens qui ont disparu, pour le besoin de fêtes maritimes ou de célébrations diverses (Péron). Dans les villes historiques, la notion de patrimoine peut se penser comme «systémique» aux dépens d une «conception monumentale» (Colin). La patrimonialisation est une construction sociale qui fait intervenir des objets, des groupes sociaux et des procédures. Il s agit d un processus, «d un choix dans ce que nous offre le passé, fait au présent pour s affirmer dans l avenir» (Péron). Le statut de domaine public dans ses différentes dimensions (biens affectés au service public, monuments, œuvre d art) constituent ainsi «une référence à laquelle chacun des membres du public peut se rattacher» (Bettio). Selon les exemples étudiés, les auteurs montrent que la patrimonialisation s inscrit au sein de politiques publiques et d institutions. Ils discutent le consensus apparent autour de la mise en patrimoine qui s appuie sur la construction des identités individuelles et collectives et dont les protagonistes élaborent également une argumentation liée aux rationalités économiques. Le statut de domaine public dans ses différentes dimensions (biens affectés au service public, monuments, œuvre d art) constituent ainsi «une référence à laquelle chacun des membres du public peut se rattacher» (Bettio). Le statut de domaine public dans ses différentes dimensions (biens affectés au service public, monuments, œuvre d art) constituent ainsi «une référence à laquelle chacun des membres du public peut se rattacher» (Bettio). Enfin, à la lecture de ces contributions très riches, le lecteur identifie à quel

12 point la patrimonialisation peut proposer une vision fixiste et receler une forte notion de présentisme. Si le patrimoine maritime breton a été mis en valeur dans une première phase ( ) par des individus qui ont revendiqué «la spontanéité, la convivialité, la proximité entre acteurs et spectateurs», la seconde phase a été celle de l institutionnalisation de cette patrimonialisation (Péron). Les premiers acteurs (associations, petits musées) ont pu avoir le sentiment d être dépossédés, mais ils ont rencontré des difficultés pour perdurer. Aujourd hui, la surabondance des patrimoines et les enjeux qui leurs sont liés conduisent à encadrer la patrimonialisation. Des cadres sont mis en œuvre à différentes échelles, qu ils s agisse de ceux édictés par l UNESCO (inscription à la liste du patrimoine mondial et les obligations afférentes), ou de ceux prescrits par la Conférence de Vienne en 2005 pour les villes historiques, ou plus largement des plan locaux d urbanisme (PLU) qui concernent les communes françaises (Boillet). Les acteurs politiques qui ont en charge la politique d urbanisme et de gestion de la ville doivent alors concilier protection du patrimoine et développement de la ville (Colin) et harmoniser les impératifs des politiques globales et locales. En ce qui concerne, l exemple de la ville de Lyon, la cohérence doit se construire au sein du plan de gestion à la fois dans les outils élaborés mais aussi au sein des politiques des différences services de la collectivité (accessibilité, mobilité, fonction résidentielle ). Les démarches de gestion peuvent alors privilégier un patrimoine au dépend d un autre et c est ce que regrette Françoise Péron à propos de la gestion intégrée des zones côtières (GIZC) qui s intéresse davantage au patrimoine naturel que matériel. La mise en œuvre des politiques de gestion des patrimoines s appuie sur l identification et l analyse de ceux-ci. La fétichisation du passé ne va pas de soi, ou ne va plus de soi, et ouvre grande la porte aux experts. Ces derniers peuvent être multiples ou concentrer en un individu les différentes compétences. Il faut savoir reconnaître le patrimoine bien sûr, mais aussi le gérer en intégrant les éléments de planification et de réglementation et encore le mettre en débat et mobiliser les acteurs lors de la «gouvernance patrimoniale»! Les connaissances et compétences nécessaires et les expériences à mobiliser conduisent à l édification de hiérarchie entre les villes, les villes expertes et les autres, et à la création de réseaux pour partager les expériences (Colin). Nicolas Boillet souligne quant à lui, la «territorialisation de la norme» (Boillet) c est à dire que «la prise en compte du passé comme de l avenir à travers les normes relatives à l espace patrimonial est susceptible de varier d un territoire à l autre», et en cela produire des inégalités. Les actions de patrimonialisation semblent consensuelles à un moment dans une société. C est bien le message que voudrait faire passer l UNESCO avec le label de patrimoine mondial auquel l humanité attache une valeur. Clément Colin évoque, mais sans toutefois s y attarder, la «valeur universelle exceptionnelle des sites et biens inscrits». Lionel Prigent décrit ce fait sous le syntagme de «concernement collectif» qui embrasse tous les individus y compris les générations futures. Cette notion questionne trois aspects, d une part comment décider pour demain ce que les générations futures identifieront et construiront comme patrimoine? D autre part, cette patrimonialisation n est-elle pas l apanage d un groupe social? Enfin, «l espace non patrimonial le négatif du patrimoine n est-il pas condamné à une sorte d oubli sur le plan architectural ou paysager» (Boillet)? Le patrimoine maritime serait ainsi constitutif des identités individuelles et collectives des bretons et plus largement de toute la «communauté» littorale qu elle y vive, y déploie des activités professionnelles ou y vienne en vacances Cela semble d autant effectif que ces territoires littoraux subissent des mutations économiques et sociales avec le déclin des activités de pêche, de la marine marchande ou de la Royale. Ainsi, le patrimoine «permet de resignifier des territoires et des lieux» (Péron) en réaffirmant des identités maritimes qui puisent leurs fondements sur les usages récréatifs et les activités scientifiques liées à la mer, comme le montre les villes portuaires que sont Brest ou Lorient. La dimension symbolique du patrimoine est prégnante, mais elle peut être masquée par les arguments de rationalité économique, en effet, le patrimoine «est devenu un atout essentiel dans le stratégies de développement de nombreux territoires (Prigent). Plus largement, le patrimoine devient une richesse à exploiter et à rentabiliser (Bettio). Le droit permet au représentant juridique d un bien public de le déclasser et le transformer en marchandise aux dépens du groupe social. Cette privatisation permettrait de «trouver des financements nécessaires à d autres opérations», mais sa valorisation relègue dans le même temps l accès gratuit aux biens à un lointain souvenir!

13 Aujourd hui, la valorisation économique des biens publics amène à «reconsidérer le régime protecteur des biens» (Bettio). Parallèlement, la mise en valeur d une ville ou d un site s accompagne d infrastructures commerciales (exemples de Venise, du Mont St Michel) qui peut conduire à une banalisation, une uniformisation des sites et donc à une érosion des fréquentations (Prigent). La «logique de l image» associée au patrimoine maritime (bateau de pêche, des infrastructures portuaires) peut le conduire à devenir une coquille vide. Ainsi, est occultée la richesse d un patrimoine beaucoup plus complexe et diversifié que des objets dépossédés de leurs usages et de leurs valeurs. Se substitue à «la profondeur historique et sa réalité sociale» une «maritimité de convention» alors même que les objets réels et bâtiments sont menacés de ruine (Péron)! Par ailleurs, si un consensus est ostensible en ce qui concerne l identification d un patrimoine, il n en est pas de même pour sa gestion qui reste délicate à construire tant les intérêts divergent entre les acteurs fortement hétérogènes (collectivités, experts, chefs d entreprise, environnementalistes, usagers, habitants) comme le montre l exemple du Mont Saint Michel. Nicolas Boillet explique que la mise en valeur d un patrimoine urbain concerne peut être davantage les habitants que la fétichisation d un passé. Mais, la patrimonialisation peut produire «fonction ségrégative» dans la ville historique en influant les dynamiques de peuplement des sites et produisant des processus de taudification ou de gentrification (Colin). Fétichiser le passé, à une époque donnée revient parfois à une «volonté prométhéenne de détourner le dessein de la nature» (Prigent). Ainsi dans les cas de Venise ou du Mont Saint-Michel, il s agit de lutter, à grands renforts de technologies, contre l enfoncement de la première ou l ensablement du second. L objectif est de lutter contre la nature et contre le temps, il s agit d une position que l on peut qualifier de fixiste ou du moins s affirme-t-elle ainsi car comment éterniser un patrimoine? De plus, cette fétichisation paralyse toute discussion sur l évolution potentielle du site. L image du Mont Saint-Michel est le produit de son époque, d une mise en valeur pour un tourisme de masse qui veut le voir entouré d eau (Prigent)! Le présent semble ainsi porter une forte attention au passé. Que devient alors le présent, sinon un temps qui prend soin de son passé pour le conserver et penser à un futur plus ou moins lointain. Il ne faudrait pas être ébloui par les richesses mises en valeurs et se leurrer ; Nicolas Boillet identifie des «tendances à l aplanissement pour ne pas dire l écrasement de la profondeur au profit du présent» (Boillet). Nous nous retrouvons dans la configuration du «présentisme» développée par François Hartog dans plusieurs ouvrages, où seul le présent est central et «n a plus d horizon que lui-même». Dans ce cadre, comment prendre en compte le futur et notamment en s appuyant sur la notion de développement durable, le choix est-il réduit à une fétichisation fixiste ou à un développement qui annihile toute prétention à conserver un patrimoine? Le droit qui encadre les règles relatives au patrimoine soulève la contradiction entre stabilité et flexibilité. En s appuyant sur l exemple de la planification urbaine, Nicolas Boillet dévoilent les incertitudes quand à l avenir du patrimoine immobilier. Le droit tente de trouver un équilibre dans la contradiction entre conservation et développement, mais il achoppe car aujourd hui le concept de développement durable apporte un aspect dynamique. Les réponses sont encore imprécises : dans la loi dite Grenelle II, la prise en compte du temps y semble peu explicite (Boillet). Archiver le présent Devant l abondance de ce qui peut être considéré comme patrimoine pour l individu et les collectifs, et avec le développement des nouvelles technologies, la question de l archivage est devenue incontournable. Quelles méthodes pouvons-nous mettre en œuvre pour archiver? Quels sont les acteurs de ces processus? Qu archivons nous et pourquoi? Quelles sont les questions épistémologiques et éthiques que pose cet archivage du présent? C est sur différentes questions les auteurs présents au colloque ont apporté leur éclairage. Dans le contexte du Togo où la conservation des archives et des documents publics est peu présente et où les historiens se sont davantage tournés vers l époque coloniale, l histoire de vie est pensée aujourd hui comme une technique pouvant suppléer les pertes de documents. La mise en œuvre de cette technique de recueil de données a débuté au Togo dans les années 2000 et a pour ambition «l étude et la connaissance d une époque et d une société à travers l appréhension de la vie d un individu, d un témoin ou d un acteur encore en vie» (Tsigbe). Ainsi, les historiens sou-

14 haitent conserver la mémoire du présent et impulser des études en histoire contemporaine, parent pauvre de la discipline historique dans ce pays. En France, la conservation des autobiographies ou des récits de vie écrits par les protagonistes seuls ou avec l aide de spécialistes, est aujourd hui proposée par des associations ou des services commerciaux. Elle pourrait constituer un «patrimoine biographique qui soit le reflet d une époque par ceux qui l ont vécu» (Guillemot). En sociologie du travail, Sylvie Célérier montre que l enquête de terrain qui permet de «revaloriser le contemporain, l immédiat, le «grain du présent»» est aujourd hui très vivace dans ce champ disciplinaire. Cette technique fait appel à l observation quantitative et qualitative, aux entretiens et aux recueils de documents. Mattia Scarpulla élargit encore les supports possibles de l archivage de la danse : il peut s agir de photos, vidéos, de revues de presse, de maquettes de décor, de costumes de scène, de partitions et enregistrements musicaux, de pièces comptables, etc. Les acteurs de l archivage du présent sont très hétérogènes et sont spécialistes ou non. L exemple développé à propos du Togo nous montre comment à différents temps, divers acteurs se sont saisi de cette question. Une émission de radio (radio-lomé) est partie à la découverte d habitants de la ville et a recueilli, puis diffusé la parole de ceux-ci. Par la suite, les historiens se sont saisis de cette question, dans un premier temps, les contemporanéistes, puis dans un deuxième temps des historiens s intéressant à la période moderne. De nouvelles configurations entre les champs disciplinaires et de nouvelles questions historiques sont apparues, car «l historiographie togolaise est muette sur plusieurs pans de l historie du Togo, surtout la période postcoloniale» (Tsigbe). L analyse de l archivage de la danse au sein du Centre national de la danse (CND) montre elle, comment une chorégraphe Ea Sola décide de constituer, selon sa logique propre et en perpétuelle évolution en fonction de son actualité, «un projet de faire trace» et le confie à l Institution (Scarpulla). Par ailleurs, dans le cadre de l aide sociale à l enfance, c est bien l administration qui constitue les archives avec ses catégories, ses termes et ses codes. La consultation des dossiers par Émilie Potin fait apparaître qu ils sont «avant d être des histoires singulières, des traces du parcours institutionnel Constitués pour et par l institution». Il existe alors un fort décalage entre ce qui est consigné dans les dossiers et ce que les acteurs (familles, enfants) en disent. Les analyses proposées par les différents auteurs montrent que l archivage est le reflet d une époque, des rapports de force à l œuvre et des réflexions scientifiques en cours. Emilie Potin montre que les dossiers constitués par l aide sociale à l enfance évoluent en fonction des lois, ils sont le témoin de pratiques qui se sont transformées avec le temps, suite aux «3 (r)évolutions» qui concernent le droit de regard des usagers, le changement de statut de l enfant qui devient un sujet et l exigence de construction d un projet avec autrui. L étude de l archivage de la danse par une chorégraphe vivante montre son souhait individuel de contrôler ses témoignages en fonction de ce qui se déroule au présent et de sa conception de la danse. Elle fait ainsi face à une culture officielle de la danse «qui a choisi ce que l on nomme danse et comment» (Scarpulla). Aujourd hui, l engouement pour les descriptions fines d une situation en sociologie du travail permettent de replacer l individu au centre de la réflexion et d éviter des approches «de l extérieur», macrosociales, qui ont été courantes dans la période précédente. Ce paradigme qui s appuie sur le temps présent dote les acteurs d une capacité réflexive, ils «s éprouvent au monde sans le dominer» et permet d aborder la notion d incertitude considérant ainsi «l action sociale autrement que comme la réalisation d un plan préalable» (Célérier). Les questions épistémologiques et éthiques traversent les différentes contributions. Elles interrogent le contenu des archives, Mattia Scarpulla se demande en effet, si toutes les danses, aux différentes époques, ont la possibilité de rallier les archives du Centre national de la danse, mais également si les codes et les savoir-faire du catalogage ne contraignent pas trop les témoignages en les «enracinant dans une même histoire et dans un même marché qui montre la répétition d une histoire dont les nouvelles générations disent se dissocier». Les auteurs interpellent aussi les formations nécessaires au recueil et à l analyse des documents. Le recueil d histoires de vie pose de nombreuses questions (trou de mémoire, décalage temporel entre le «je» présent et le «je» passé, refoulement de souvenirs douloureux, inachèvement, incomplétude et imprécision des bornes temporelles) aux jeunes chercheurs qui mettent en place cette démarche au Togo. Les enquêteurs peuvent rencontrer des difficultés à construire une distance avec leurs interlocuteurs et, ainsi, éviter la forme du panégyrique. Quel passé ou présent est alors décrit, est-il idéalisé ou au contraire honni?

15 Les historiens ont longuement discuté le fait que toute histoire est induite par des questionnements contemporains et par les caractéristiques socio-biographiques d un individu. Les questions portent également sur les limites de tout type d enquête au présent et les propos de Sylvie Célérier pourraient être généralisés à d autres objets discutés dans ce colloque. Elle montre que le travail est comme tout phénomène social, il engage de nombreuses dimensions macro et micro, ainsi l enquête est «définitivement incomplète» même si elle permet d archiver une situation. Plus largement, l intérêt pour le présent peut constituer un piège, car le travail d enquête ne peut saisir les autres scènes où se déroulent des faits, où se jouent le présent. Elle prend difficilement en compte la dynamique du système, car la situation saisie peut «s évanouir dans un autre instant ou se transformer radicalement». Sylvie Célérier préconise alors d analyser à partir de plusieurs focales, construire des «mises en perspectives éprouvant les données recueillies et traquant leurs incohérences on y gagne certainement contre l illusion que le présent existe puisqu on y est». Enfin, les questions éthiques ne sont pas absentes et concernant notamment l aide à l enfance : comment archiver des dossiers sensibles qui pourront être lus par ceux-là même qui sont concernés? Les archives contraignent le présent et le futur en devenant une référence pour un individu «ces écrits peuvent constituer la preuve, la seule vérité», comment donner à un individu «le droit de construire un présent sans systématiser les références au passé individuel ou familial?» (Potin). Ces questions sont d autant plus cruciales que les éléments concernant un enfant, sa famille sont «évalués en termes de manque plutôt que d atout». Émilie Potin préconise des regards croisés qui puissent prendre en compte le contexte social qui est oublié au profit d une psychologisation, mais aussi la pluralité des points de vue, ceux de l administration, des enfants, des familles qui pourraient également consigner leurs expériences et donc renouveler les outils de l archivage! Légitimer les fondements du futur Le présent semble être à l étroit entre un passé omniprésent et un futur objet de toutes les attentions. Les textes proposés dans cette partie convergent vers des réflexions qui discutent les liens entre recherche et action. Tous ne se revendiquent pas de l action research définie en son temps par Kurt Lewin ; cependant, ils analysent la manière dont les résultats de recherche peuvent contribuer à (re)définir les orientations d une politique, ils interrogent les méthodologies et les résultats obtenus dans le cas d un partenariat entre un laboratoire et une collectivité territoriale ou se placent dans une position revendiquée de recherche-action ayant pour but d intervenir sur les pratiques professionnels des enseignants en associant ces derniers à la réflexion. Dans ces différentes déclinaisons, quels sont alors les objectifs recherchés, les acteurs de ces processus et les méthodes employées? Comment cette légitimation «scientifique» des fondements du futur renouvelle-t-elle les questionnements et méthodologies des chercheurs? À travers la comparaison de deux manières de penser et conduire l histoire de l éducation l une en France, l autre en Allemagne, Jean-Luc Le Cam montre que la distinction pour une même discipline entre recherche action et recherche fondamentale n est pas donnée en soi ; elle se construit et peut subir des inflexions au cours du temps. Dans ces deux pays, l histoire de l éducation s inscrit dans des contextes socio-politiques et institutionnels différents. L exemple de cette discipline est intéressant parce qu elle renferme les germes de ce questionnement : «à partir de cette mise en perspective du passé dans le présent, lui est-il possible d extrapoler une vision du futur?». Ainsi, en fonction des situations, l histoire de l éducation peut être vue comme une discipline de recherche et/ou «de conseil à l action» en mettant en perspective les difficultés rencontrées. En Allemagne, elle s est développée au sein de sciences de l éducation et a été, de se fait, tournée vers l action. En France, l ancrage dans la perspective historique a permis de développer les réflexions épistémologiques propre à ce champ, tout en permettant, si la société souhaite se saisir des résultats, de «relativiser, mettre en perspective, de construire la compréhension du présent dans sa profondeur historique tout en démontrant la multiplicité des facteurs à l œuvre et l importance des contextes». Dans l un et l autre cas, l instrumentalisation de cette discipline est difficile à éviter, elle devient «l auxiliaire de la pédagogie» en Allemagne, ou peine à échapper à la fonction «d auxiliaire idéologique» en France. Les chercheurs en sciences de l éducation sont familiers de ce type d approche. Ghislaine Gueudet analyse les mutations en cours dans la profession d enseignant alors qu ils sont confrontés aux ressources en ligne. Le scientifique ambitionne éga-

16 lement de les accompagner dans ces nouvelles démarches. Catherine Loisy nous décrit une recherche sur les identités et portfolio numériques qui consiste à assister des enseignants découvrant ces outils alors que leur développement concerne à la fois l orientation active des apprenants et les questions posées à la société par l identité numérique. Dans les expériences décrites, les partenaires de la démarche sont divers et plus ou moins impliqués dans les réflexions méthodologiques et conceptuelles. Ils sont les commanditaires qui formulent les questions, évaluent les avancées de la recherche et éventuellement discutent des réorientations méthodologiques. Dans deux exemples décrits, les enseignants ne sont pas des objets d étude mais interagissent avec les chercheurs. Les associations qui développent des ressources en ligne pour l apprentissage des mathématiques se sont appuyées sur des collaborations avec des chercheurs et certains de leurs membres développent une analyse réflexive de leur pratique avec les chercheurs (Gueudet). Catherine Loisy a, quant à elle, organisé une collaboration étroite entre chercheurs et praticiens pour mettre en œuvre des expériences de portfolio numérique dans un collège et un lycée mais également pour construire l analyse. Les discussions proposées dans ces différentes communications prolongent celles développées, par exemple par René Barbier, dans le cadre de la recherche-action. S inscrire dans cette démarche demande bien sûr d être attentif aux questions épistémologiques, mais aussi méthodologiques et c est sur ce dernier point que les différents auteurs de ce chapitre s attachent. La commande des politiques est «déconstruite et reconstruite» par les chercheurs. Mais commanditaires et scientifiques se retrouvent plus particulièrement à discuter des méthodes à employer, les premiers font des propositions et imposent un droit de regard, les seconds les construisent et les mettent en œuvre. Catherine Loisy nous montre que les méthodes préconisées par les chercheurs ne sont pas toujours adaptées aux praticiens, en citant l exemple d un journal de bord trop lourd à remplir ou trop éloigné de l activité d enseigner. Les praticiens soulignent quant à eux, que le fait de participer à la recherche leur permet de développer une «distanciation» bienvenue. La recherche-action ou appliquée participe au renouvellement des questionnements scientifiques et parfois des méthodologies proposées. Dans les sciences de l éducation, l étude du développement des formes numériques «amène à considérer les professeurs comme concepteurs de ressources pour leurs enseignements», elle permet également de considérer le travail de l enseignant non seulement dans la classe, mais aussi «hors classe, en considérant les dimensions collectives de ce travail» (Gueudet). Enfin, à côté du questionnement de la qualité des ressources d apprentissage, c est aussi la qualité des usages qui doit être étudiée. Le numérique conduit à un changement de perspective pour les chercheurs, mais également pour l institution qui doit accompagner ces mutations à travers la formation, la reconnaissance des collectifs. Jean-Luc Le Cam insiste sur le fait que la société doit pouvoir se saisir des résultats concernant l histoire de l éducation et qu ainsi la circulation des informations et les possibilités d appropriation en dehors des positions idéologiques doivent être investiguées. Nous sommes bien au cœur des relations sciences-société! Vers une logique de responsabilisation Cette dernière partie est particulièrement hétérogène, et c est ce qui en fait sa richesse, car le sujet admet des positions très diverses en fonction des appartenances disciplinaires, mais également des affiliations associatives ou professionnelles. Ainsi, les réflexions proposées peuvent être qualifiées de scientifiques, philosophiques, techniques mais aussi militantes. Tous les auteurs prennent néanmoins appui sur les transformations de nos relations à l environnement pour envisager cette logique de responsabilisation. Notre société se transforme, selon les auteurs, elle est qualifiée de post-moderne, hypermoderne, liquide, de seconde modernité ou modernité avancée Les corollaires sont le renouvellement des rapports aux générations passées et futures, mais également des relations à la nature. Il s agit alors de «faire les comptes», en prenant en compte les dimensions économiques mais également morales, symboliques et éthiques. C est ce que nous assène Olivier Ragueneau qui derrière des calculs de parts de tarte carbone (emprunté à Broecker), invoque une nécessaire utopie! Scientifique et militant, militant ou scientifique, il nous invite à «repenser le monde» pour une nouvelle

17 justice entre le nord et le sud, entre ceux qui par leur développement ont émis de grandes quantités de CO 2, et ceux qui sont à l aube de leur croissance. Et ceci, car nous en avons le devoir, «mais également les moyens de réaliser cette utopie». Si la logique de responsabilisation s impose aujourd hui dans notre société, quels en sont alors les bénéficiaires? Il s agit des humains ceux des générations futures, mais également ceux qui peuplent d autres continents n ayant pas connus un développement similaire ; ce sont aussi des non-humains, au delà de la tradition anthropocentrée, qui appartiennent au registre de la biodiversité, du paysage, du climat, ou sont signifiés par des institutions. Les acteurs qui participent à cette logique de responsabilisation sont hétérogènes et mobilisent pour agir des représentations sociales de celle-ci distinctes. Tous les articles montrent la pléthore des traités, lois, textes émanant des instances internationales et nationales. La prise en compte de l environnement se traduit à une échelle mondiale dans les sommets de la terre qui se succèdent, en France dans le cadre des Grenelle, aux niveaux régional et local au sein des plans climat, des lois sur l eau ou sur les installations classées. Sur le terrain, les gestionnaires doivent prendre en compte ces questions nouvelles et complexes, ce qui n est pas sans poser des difficultés notamment si l on considère les horizons temporels et spatiaux éloignés. Élisabeth Michel-Guillou s intéresse par exemple aux gestionnaires (élus, représentants d usagers, représentants de l État) qui ont en charge la mise en œuvre du SAGE (Schéma d aménagement et de gestion des eaux). Si les questions posées par la gestion des eaux se situent dans un domaine qu ils estiment de leur compétence, il n en est pas de même pour le thème du changement climatique. Les problématiques environnementales sont évaluées en relation avec les «dimensions sociales et temporelles», elles sont représentées comme : locales / globales, mémoire humaine / au-delà de l échelle humaine, perçues comme résoluble dans l avenir, «surmontables, maîtrisables et contrôlables» / incertitudes, incapacités d action. En fonction des représentations sociales des phénomènes par les gestionnaires, les difficultés de mise en place des politiques de gestion sont plus ou moins importantes. L exemple des bâtiments agricoles traité par Hervé Cividino montre que les professionnels qu ils soient agriculteurs ou architectes sont contraints par des lois, en effet «Si la fonctionnalité des édifices modernes a suscité l engouement des agriculteurs, rapidement leurs impacts sur les paysages ainsi que sur les pratiques d élevage qu ils soutenaient ont ému les amateurs du patrimoine et de la nature». Ils peuvent être assistés par des services de l État ou des collectivités territoriales (les CAUE, Conseil d architecture, d urbanisme et d environnement) et bénéficier de subventions publiques pour la construction de nouveaux édifices qui soient davantage respectueux de l environnement. La logique de responsabilisation, dans ce cas, comme dans bien d autres, doit s affranchir des solutions toutes faites standardisées, et impliquer les professionnels dans l élaboration de leurs bâtiments ce qui impose «la construction de formes multiples, non reproductibles mais perfectibles». Cela suppose de s appuyer sur les savoir-faire traditionnels, de travailler en fonction des sites, mais aussi de mettre en œuvre les technologies en pointe «énergie solaire, domotique». Ainsi, cette logique de responsabilisation des professionnels engage «une véritable rupture conceptuelle» (Cividino). Une difficulté est de se débarrasser des postures normatives et idéologiques, c est cependant ce que les sciences sociales nous encouragent à faire! Quelle est alors la place du scientifique, savant ou politique, savant et/ou militant? Ces questions posées par Max Weber dès le début du 20 e siècle continuent de tarauder les chercheurs en sciences sociales. Les scientifiques du GIEC nous alertent et ont reçu, en 2007, le prix Nobel de la Paix. Dès 1903, Arrhénius, dans son «évolution des mondes», interrogeait les liens entre le cycle du carbone et le réchauffement du climat. Ces alarmes ne semblent pas être entendues par la population et certains le regrettent. Olivier Ragueneau nous interpelle en rappelant «l importance des questions liées à la place des scientifiques, à la place de l université, dans les grands problèmes qui concernent notre avenir». Face aux défis que connaît notre société et à la place du scientifique, beaucoup d auteurs réfléchissent aux formes que peuvent prendre la démocratie, Dominique Bourg et Kerry Whiteside défendent une démocratie écologique, Jurgen Habermas argumente pour une démocratie délibérative. Si le positivisme est largement décrié et pour certains dépassé, il s agit également d éviter les formes de scientisme. Une clef réside dans des débats ouverts et informés et donc nécessite un dialogue entre les disciplines et un partage des connaissances avec la société. La question des temps et plus spécifiquement «Penser le présent comme un passé pour demain» nous offre en cela une perspective intéressante. Elle permet de décliner des réflexions qui peuvent se conduire ici et maintenant ou là-bas et

18 après, elle considère les individus et les non-humains, les groupes sociaux en interactions et la transformation des sociétés. Le temps mérite d être décliné au pluriel et chacun doit pouvoir s en saisir plutôt que de subir ou de ne pas parvenir à articuler les temps long de la nature, les temps politiques et les temps de l individu.

19 Première partie L ordre des temps

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21 LA RESPONSABILITÉ A-T-ELLE UN AVENIR? David JOUSSET Introduction L argumentaire de ce colloque indique un tournant de la pensée contemporaine qui adopterait le ton ambivalent de la responsabilité : «Concevoir le présent comme un passé pour demain s est alors imposé, non plus sous l angle d une fatalité, mais comme un projet, dans une logique de responsabilisation énoncée par Hans Jonas dès 1979». C est bien cette logique de responsabilisation qu il s agit ici d étudier en montrant son caractère problématique, c est-à-dire philosophique, en tant qu elle pose question. Une représentation spontanée voit en l avenir ce qui ne peut être anticipé. Dès lors, comment l Homme peut-il être tenu pour responsable de cette advenue, de ce qui vient, absolument parlant? Toutefois, une conception tout aussi générale constitue l avenir comme l ensemble des possibles qui nous sont confiés, à titre individuel ou collectif. Dans ce cas, comment l Homme pourrait-il ne pas assumer une responsabilité pour ce qu il laisse possible aux générations à venir? Cette tension entre l inanticipable et l inaliénable, entre l avenir ouvert et l expansion indéfinie des conséquences de nos actes, a motivé un ouvrage de philosophie parmi les plus célèbres du XX e siècle : celui de Hans Jonas, intitulé Le principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique 1. Celui-ci se propose de fonder une nouvelle «éthique du futur» capable de penser la responsabilité humaine à la hauteur de sa puissance technoscientifique de transformation de l Homme et de la nature. Cette réflexion se présente comme un retour critique sur l utopie du Progrès caractérisant la modernité, sur le prométhéisme inhérent à la survalorisation de l Homme producteur dans l héritage marxiste en particulier. Or le noyau de cette pensée de Jonas se situe dans une fondation de l éthique sur une ontologie du vivant auto-finalisé, vivant qui se donne par là même de la valeur 2, cette ontologie servant de médiation entre une philosophie de la technique et une «bioéthique» dont Jonas fut un des précurseurs. Notre réflexion critique porte précisément sur les lacunes de la philosophie de la technique de Jonas et sur les faibles liens déductifs entre d une part cette pensée de la «civilisation technologique», d autre part une philosophie de l Histoire implicite dans sa critique de «l esprit de l utopie» et enfin un concept éthique de responsabilité qui, paradoxalement, ne serait pas suffisamment transformé et renouvelé par ce double apport, par une compréhension de la condition technique et historique de l Homme 3. 1 JONAS H., Das Prinzip Verantwortung. Versuch einer Ethik für die technologische Zivilisation, Frankfurt a. M., Insel Verlag, 1979 ; le texte allemand est cité dans l édition Suhrkamp Taschenbuch, Frankfurt a. M., Insel Verlag, Les citations renvoient par défaut à la traduction française de Jean Greisch, Le principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, Paris, Les Editions du Cerf, 1990, rééd. Champs Flammarion, L enjeu et le défi revendiqué par Jonas est donc l intégration d une axiologie (théorie de la valeur) dans l ontologie (théorie de l être), c est-à-dire le dépassement de la coupure de Hume entre ce qui est et ce qui doit être, entre la description du monde et la norme éthique. Ceci suppose, dans la logique de l ouvrage, de démontrer que la capacité du vivant à se donner une fin est en soi une valeur, d où le fait que, par analogie, la capacité d être responsable devienne la valeur dont la liberté humaine est responsable pour l avenir. Cf. ibid. p. 104 et 157. Sur la philosophie de la biologie de Hans Jonas, voir ci-dessous. 3 Il ne peut s'agir de proposer ici une éthique alternative de la technique, ce qui supposerait déjà d'exposer une pensée de la technique comme condition du séjour de l'humain. Pour mesurer l'ampleur de la tâche, voir les marques précises de Jean-Philippe MILET, L'absolu technique. Heidegger et la question de la technique, Kimé, Paris, 2000, en particulier «Vers une éthique de l'indécidable», p. 314.

22 Ainsi, on peut lire chez Jonas une boucle cybernétique du progrès technologique, c est-àdire une conception d un mouvement inéluctable et auto-généré de croissance du système technicien, ce qui apparaît pour le moins déresponsabilisant. En réponse, l individu est conduit à respecter le nouvel impératif catégorique de préserver la possibilité d une humanité authentique, c est-àdire capable d être à son tour responsable. On reconnaît là les prémices du principe de précaution et l inspiration déclarée de l idéologie du «développement durable», signes de la portée politique de la réflexion de Jonas. Ce qui fait défaut ici serait l articulation entre système technique et responsabilité individuelle : Jonas n a-t-il pas manqué ce qui, dans l être même de la technique, relève d une décision pour un certain rapport au monde et donc implique une historicité de la technique qui produit sa propre irréversibilité? Pour développer cette réflexion critique sur les liens entre éthique, histoire et technique, je propose tout d abord un retour sur l origine de la pensée moderne du progrès en montrant comment la perfectibilité de l Homme lui assigne la vocation de se produire dans l horizon d un vide éthique de définition de l humanité (partie 1). Puis sera exposée l éthique du futur de Jonas en indiquant comment se définit et se déduit la responsabilité humaine (partie 2). On s interrogera dès lors sur l événement historique que constitue la naissance de la technoscience et combien cette rupture inaugurant la civilisation technologique conditionne la possibilité même de l'éthique (partie 3). Enfin, on précisera comment Jonas envisage de répondre de l avenir dans cet horizon technique (partie 4). L enjeu final sera de se situer entre le risque d une nouvelle «utopie de la responsabilité» (Karl-Otto Apel) et la possibilité d une vie authentique dans l inachèvement de l humain. En effet, comment fonder une éthique de la responsabilité sans présumer une définition normative de l humain dans une société pluraliste? Peut-on encore penser la responsabilité non pas seulement comme une vertu individuelle, une vocation éthique dans le rapport à autrui, mais comme une adresse historiale, c est-à-dire comme ce qui permet à l humanité de tenir son histoire tout en ne possédant pas le devenir historique qui la porte au-delà d elle-même? 1. Progrès ou perfectibilité : l ambivalence des Modernes 1.1 Un présupposé fondateur de la modernité : l historicité La vision d un avenir suppose un certain type de rapport au temps, le temps compris comme un devenir. Très généralement, dans l Occident christianisé, ce devenir se caractérise par sa linéarité, par opposition avec un caractère cyclique, et par son caractère cumulatif, par opposition à une structure oscillante ou statique. La flèche du temps est orientée vers le haut, dans une aspiration croissante et cumulative à un meilleur. Dans cette pré-renaissance du XII e siècle, Jean de Salisbury rapporte dans son Metalogicon la formule de Bernard de Chartres appelée à devenir l emblème de la foi au progrès humain : «Nous sommes comme des nains assis sur les épaules de géants 4.» Toutefois la modernité va modifier cette vision scalaire, cet échelonnement des êtres, typique du monde médiéval. Désormais, c est le nain qui se croit géant en prenant conscience de sa vitalité sans borne. En effet, le présupposé fondateur de la modernité consiste à appliquer le devenir historique à l Homme lui-même si bien que la conscience d être humain devient la conscience d être historique. Cette mutation va permettre l émergence corrélée de deux nouvelles disciplines philosophiques majeures : la philosophie de l histoire et l anthropologie philosophique, dont la base commune est de «concevoir l histoire du monde comme le développement de l essence historique de l homme 5». Deux auteurs témoignent de cette mutation, à la fin de la période moderne. Ainsi 4 «Nous sommes comme des nains assis sur les épaules de géants, afin de pouvoir voir davantage et plus loin qu'eux, non que cela nous soit permis de toute manière par l'acuité de notre vision ou par la hauteur de notre taille, mais parce que nous sommes soulevés et enlevés vers les hauteurs par la grandeur des géants.» (Metalogicon, III, chap.4, Migne Patrologie Latine 199, p. 900). Cette comparaison sera rapidement prise pour identification, perdant l humilité de la posture de reconnaissance envers les Antiques. 5 GADAMER H.-G., art. «Historicité», Encyclopaedia Universalis.

23 Giambattista Vico élabore une «science nouvelle du monde humain 6» qui présente le «monde civil», la civilisation, comme l œuvre de l Homme, reflétant les modifications de son esprit. L Histoire devient le lieu d'une auto-formation de l esprit de l humanité. Cependant le cours de l Histoire connaît le ricorso, non pas l éternel retour des époques mais la «résurgence» de structures analogues où la modernité cartésienne pourrait bien incarner à son tour une «barbarie de la réflexion» se substituant à une autre barbarie. Herder, contre l universalisme des Lumières françaises, propose pour sa part une «autre philosophie de l Histoire 7» qui conduit l humanité comme autant de virtualités, une humanité distribuée en une multitude de ce qu il nomme «esprit d un peuple» (Volkgeist), l ancêtre de la notion ethnologique de culture. Contre l enchaînement automatique d un progrès (Fortschritt) culminant dans la raison d État, Herder valorise une progression (Fortgang) organique où chaque époque développe une expérience de la vie unique et irremplaçable, chaque époque constituant ainsi une perfection en son genre. Ces deux exemples montrent assez combien le concept originel de la modernité est la conscience d être historique. Cela signifie que l Homme n a pas de nature prédéterminée, n a plus d'essence métaphysique dont la mise en œuvre fixerait son éthique et son destin. 1.2 Du progrès à la perfectibilité : le vide éthique de la modernité La caractéristique de la croyance dans le progrès qui achève la modernité à la fin XVIII e siècle est précisément de poser que l avenir de l Homme n est autre que son devenir Homme, c est-à-dire que l Homme progresse vers son accomplissement selon une loi nécessaire. Or on peut souligner ici l importance du modèle technique pour penser l histoire. En effet, cet accomplissement ou devenir parfait de l Homme apparaît comme une performance technique. C est la totalité d un savoir appliqué au service d un soulagement de l existence, d un bonheur total et définitif, dans une conscience entière, au sein d un monde intégralement rationalisé. Le titre même de l Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers indique déjà cette revalorisation du savoir technique, que le XIX e élaborera en une nouvelle science, la «technologie», qui culmine dans une conception opératoire de la connaissance dont la fin ultime n est autre que la victoire sur la mort (Menuret de Chambaud 8 ) et une transformation de l Homme par lui-même. Or cette part d ombre des Lumières est perçue par un proche de d Alembert, Rousseau, lorsqu en 1755, il crée le néologisme «perfectibilité» pour parler de la faculté spécifique qui distingue l Homme dans le règne animal 9. Cette capacité «presque illimitée» d auto-transformation amène l Homme à quitter sa «condition originaire» animale mais peut aussi bien le conduire non seulement à l impuissance (par accident ou vieillesse) mais aussi à devenir le tyran de lui-même ou de la nature. La perfectibilité est la capacité de dénaturation pour le meilleur (perfectionnement) comme pour le pire (déchéance), dénaturation qui forme la seconde nature de l Homme. En effet, Rousseau est sans doute le penseur qui a le plus conçu combien l essence historique («nature») coupait l Homme de la nature (monde des origines), si bien qu il ne peut plus songer reproduire l état de nature mais seulement en former une imitation civile par l éducation et la morale civique, car Émile est un «sauvage fait pour habiter les villes 10». On peut penser dès lors que la porte ouverte laissée au progressisme des Lumières dans le Discours de 1755 est un ultime sursaut de la métaphysique vocationnelle : «la voix divine appela tout le Genre humain aux lumières et au bonheur des célestes intelligences 11.» En effet, la rationalisation correspondant à l émergence de la science moderne, devenue technologie traitant l Homme comme 6 VICO G., La science nouvelle (la scienza nuova), 1725, éd. définitive en 1744, I, chap. «Des principes». 7 HERDER J. F., Une autre philosophie de l histoire pour contribuer à l éducation de l humanité (1774), trad. avec notes et introd. de M. Rouché, Paris, Aubier, 1943 (éd. Bilingue) 8 MENURET J.-J., dit MENURET DE CHAMBAUD. Dans son article «Mort» de l Encyclopédie, «Guérir la mort» signifie explicitement pratiquer la réanimation médicale, mais l enjeu de ce type de discours est bien l annonce d une foi scientiste ; voir t. 10, p ROUSSEAU J.-J., Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, Première partie, in Oeuvres complètes, Paris, La Pléiade, 1964, p ROUSSEAU J.-J., Émile ou de l éducation, dans Œuvres complètes, éd. de Bernard Gagnebin et Marcel Raymond, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1990, t. III, p ROUSSEAU J.-J., Discours sur l'origine (...), op. cit., note IX, p. 207.

24 objet matériel, a un silence déresponsabilisant face à la question du pourquoi. Même la conscience va être considérée au cours du XIX e siècle, non plus comme la «céleste voix» qui appelle l Homme à sa destination morale, selon Rousseau, mais bien plutôt comme scène muette, vide de sens, où se représente l équilibre instable et provisoire d un chaos de forces inconscientes (psychiques, sociales, voire cosmiques). C est donc bien l appel à une responsabilité qui perd sa voix. Le sujet même de la responsabilité, le sujet à qui imputer le devoir de répondre, est en crise. Ainsi Nietzsche analyse en 1887 la généalogie de la morale comme le dressage de l Homme en animal capable de promettre (versprechen), de répondre de sa personne dans l avenir 12. La civilisation est bien une technique de conditionnement inculquant la responsabilité comme cruauté indéfinie car assujettissement du sujet à sa conscience. Cette «mnémotechnique» ou «travail de l Homme sur lui-même» est cependant une forme ambivalente de la volonté de puissance lorsque la responsabilité devient le pouvoir de se dire oui à soi-même dans la conscience de sa libre puissance chez l individu supramoral 13. Il n en demeure pas moins qu il faut passer par ce vide éthique où plus rien n appelle l Homme à une vocation. C est le silence pascalien du cosmos exploré par la science moderne ; c est la mort de Dieu ne laissant plus qu une ombre sans voix chez Nietzsche. Or Jonas part de cette situation de «vide éthique 14» où la science moderne a dévalorisé la Nature, puis l Homme, au sens où ni la Nature comme ordre raisonnable des choses, ni la nature de l Homme comme essence de l humanité, ne peuvent plus être reçues comme sources intangibles de la valeur. Audelà, la science moderne a également «détruit l'idée même d une norme comme telle» laissant le pouvoir maximal de la technique de l Homme face au grand vide, au «dénuement du nihilisme» où plus rien n a de valeur. Comment dès lors fonder à nouveau l éthique si la valeur de la valeur s est perdue dans le pouvoir d agir sans limite a priori? 2. L éthique du futur chez Hans Jonas 2.1 De l éthique rétrospective à l éthique prospective Ici s impose une comparaison entre les éthiques classiques, catégorisées comme rétrospectives car portant sur l évaluation des actions antérieures, et l éthique du futur, catégorisée comme prospective car portant sur les conséquences à venir des actions présentes, et par là même liée à une futurologie. Cette comparaison est le cœur du premier chapitre du Principe responsabilité, intitulé «La transformation de l essence de l agir humain» 15. La principale différence, d où proviennent toutes les autres, est que les éthiques classiques présupposent une essence intangible de l Homme tandis que l éthique du futur part du fait que l essence de l Homme est devenue l objet de son agir technique. Il ne s agit pas ici d accepter ce fait comme légitime puisque Jonas, on va le voir, présuppose une image de l Homme à préserver. Il n est donc pas question de fonder une éthique sur le principe existentialiste où l Homme n est que ce qu il se fait, où son projet crée sa propre valeur. Il s agit bien plutôt du constat que l Homme est redéfini comme producteur depuis l ère industrielle, qu il se pense comme homo faber bien plus que comme homo sapiens lorsqu il identifie son histoire avec l évolution des techniques dont l accumulation serait son propre progrès. Ainsi, la technique, «la tekhnè s est transformée en poussée en avant infinie de l espèce 16» dans une dynamique de «perpétuel dépassement de soi». Il est surprenant que Jonas n analyse pas ici le pas franchi par l essor des biotechnologies permettant désormais une manipulation, y compris in vivo, du patrimoine génétique, longtemps dernier support d une nature intangible de l Homme 17. Bien qu'il s agisse d un 12 NIETZSCHE F., Généalogie de la morale. Un écrit polémique (Zur Genealogie der Moral. Eine Streitschrift), II, Ibid., JONAS H., Le Principe responsabilité, op. cit., p Ibid. p en particulier. 16 Ibid., p On peut rappeler qu avant la parution du livre de Jonas apparaît un génie génétique (réparation des gènes, transfert d ADN entre cellules, etc.) et que cette biotechnologie est immédiatement liée à une bioindustrie, lorsque dès 1972

25 enjeu central (l auto-prise en charge par l Homme de son évolution fait de lui son propre «faiseur d image», celui qui se donne son type, au risque de la programmation des comportements 18 ), cependant la possibilité d une production technique de l Homme, le réduisant à l état d artefact biophysique, ne sera pas non plus au centre de l analyse des rapports de l éthique à la technique dans le recueil des principaux articles de bioéthique présentant la «mise en pratique» du principe responsabilité 19. La seconde distinction entre les éthiques classiques et celle du futur, dérivant de la première différence, consiste en ce que les premières présupposent une nature intangible, un ordre cosmique qui est la référence des normes morales (vivre conformément à la Nature), tandis que cette même Nature devient un être vulnérable à l ère technologique. L éthique du futur doit donc envisager un «droit éthique propre à la Nature» qui n est toutefois pas un droit «autonome 20» faisant de la Nature cosmophysique un sujet de droit ayant des revendications indépendantes de l'homme. En effet, Jonas n envisage qu un «appel muet» provenant du «monde de la vie», ce qui limite déjà la sphère de la Nature envisagée. De plus, il précise plus loin le maintien d un anthropocentrisme modéré où la reconnaissance de la «dignité autonome de la nature 21» n est en fait qu une condition non seulement de la survie de l Homme mais de sa «complétude existentielle». Contrairement à une lecture hâtive, l éthique de Jonas n'est donc pas une bio-éthique donnant à tous les vivants la même valeur 22. La troisième distinction porte précisément sur le champ d extension de la responsabilité éthique. Là où l éthique antique ou moderne a une portée limitée en tant qu éthique de la proximité (les conséquences directes d une action immédiate, le tort commis à mon «prochain»), la nouvelle éthique est rendue nécessaire par l extension indéfinie de l agir humain : il s agit d être responsable pour les conséquences encore indéfinies et à long terme d un agir non seulement cumulatif (l accumulation des techniques formant un système technicien en croissance continue) mais également qualitativement différent des actions humaines jusqu ici entreprises. Ainsi, «l autoprocréation cumulative de la mutation technologique du monde 23» a un effet rétroactif sur les conditions qui l ont rendu possible, modifiant jusqu à la «condition fondamentale» de sa possibilité : on songe ici à la révolution industrielle détruisant les énergies fossiles non renouvelables sur lesquelles elle a basé sa croissance. Dès lors, les enseignements de l expérience, les «leçons de l Histoire» perdent leur pertinence face à cette situation inouïe, de même que l éthique ne peut faire fonds sur le sens moral inné ou le jugement pratique que Kant présupposait encore chez tous les êtres raisonnables. Là où l éthique classique visait un bien connu, un Bien évident par lui-même, la nouvelle éthique ne sait pas a priori définir le bien à préserver. Plus précisément, l éthique suppose une futurologie entendue comme estimation scientifique des conséquences prévisibles des actions présentes. Cependant, sur la base de cette connaissance probabilitaire, que faut-il faire? Peut-on encore définir un Bien comme but de l action responsable des hommes? 2.2 Définir la responsabilité General Electric dépose une demande de brevet pour la bactérie Chakrabarty (capable de dégrader les résidus du pétrole) inaugurant la brevetabilité du vivant en tant qu il est analysable et manipulable par la technique. 18 Ibid., p JONAS H., Technik, Medizin und Ethik. Praxis des Prinzips Verantwortung, Frankfurt am Main, Suhrkamp Taschenbuch, 1985; voir en particulier Warum die moderne Technik ein Gegenstand für die Ethik ist, p JONAS H., Le Principe responsabilité, op. cit. p.34. Le texte allemand est «Sittliches Eigenrecht der Natur?». Je modifie sur ce point l excellente traduction par ailleurs de Jean Greisch. 21 Ibid., p C est la faiblesse de l objection du virus : étant donné que le virus est vivant vulnérable, ne serait-il pas objet du devoir éthique de protéger la vie? En réalité, nous allons voir que la vulnérabilité est une condition nécessaire mais non suffisante pour définir l objet de la responsabilité humaine. Faute d avoir considéré cela, la critique de Bernard Baertschi apparaît fragilisée, critique des «valeurs écologiques» de Jonas et plus fondamentalement thèse soutenant l impossibilité de passer de l être (description du vivant) au devoir (fondation de l éthique). Cf. BAERTSCHI B., «Le pseudo-naturalisme métaéthique de Hans Jonas», in D. MÜLLER et R. SIMON (dir.), Nature et descendance. Hans Jonas et le principe ''Responsabilité'', Genève, Labor et Fides, 1993, p. 27 et JONAS H., Le Principe responsabilité, op. cit., p. 33.

26 C est ici qu il convient de préciser le type de responsabilité qu envisage Hans Jonas. Il distingue d une part la responsabilité juridique : c est l obligation de compenser les conséquences négatives d une action (actes, omission, négligence, etc.) par la réparation des dommages et torts personnels, éventuellement par le fait de subir une peine en régime de droit pénal. D autre part, il analyse la responsabilité morale comme l obligation de porter le poids moral, (lequel consiste en une altération de la conscience, du type sentiment de honte, ou une altération de sa liberté personnelle, tel un châtiment pour faute) attaché à un comportement contredisant une norme morale, ce comportement étant soit factuel (des actes commis), soit intentionnel (une volonté malveillante). Ces deux formes de responsabilité s inscrivent dans les présupposés classiques analysés plus haut : démarche rétrospective, rapport de causalité directe entre l agent imputable et l action incriminée, etc. La thèse de Hans Jonas est qu il existe une responsabilité éthique spécifique que l on peut définir synthétiquement comme l obligation d agir dans l intérêt de ce qui vient. Sa première caractéristique est d être une «responsabilité pour ce qui est à faire 24» en s'inscrivant dans une «éthique du futur» ou plus précisément une «éthique de l avenir» puisque le terme Zukunftsethik laisse entendre qu'il ne s'agit pas d'une éthique se projetant dans un autre temps (le futur) mais prenant la mesure de ce qui incombe (en allemand zukommen) à l'homme contemporain. Or nous verrons qu'il y a une difficulté chez Jonas à penser le mode temporel de cet avenir qui est à la fois objet scientifique d'une planification et dimension ouverte et indéfinie du champ de la responsabilité : «Notre impératif s extrapole vers un avenir calculable qui forme la dimension inachevée de notre responsabilité 25.» La deuxième caractéristique de la responsabilité éthique est d être responsabilité pour un être, envers ce «qui» vient et non à l égard d une action. La responsabilité répond ainsi à la question métaphysique : pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien? C est-à-dire à quoi bon (wofür) l existence de l Homme? Seulement elle déplace le questionnement vers le sujet pour qui il faut agir. Le «pour» (für) de l agir responsable n est plus une raison d être abstraite mais l intérêt vital d une personne. Le paradigme de la responsabilité pour Jonas est en effet la responsabilité parentale pour l enfant dont le «droit à l existence 26» s impose en retour comme obligation d être responsable pour l'existence confiée de par sa dépendance même. On comprend dès lors la troisième caractéristique qui est que je suis responsable de l être exposé à ma puissance d action. La responsabilité ne porte pas sur tout être mais elle est mobilisée par l être qui dépend de mon action en raison de son état de besoin, de précarité, c est-à-dire globalement par le vivant en tant que vulnérable. Cependant si tout vivant est périssable, la responsabilité suppose la reconnaissance de la valeur de ce dont il faut répondre. La responsabilité a ainsi une face objective (la connaissance rationnelle de «pouvoir agir pour») et une face subjective (la force mobilisatrice du sentiment d obligation envers cet être). Mais qu est-ce que la valeur d un être, motivant ma responsabilité envers lui? La réponse de Jonas consiste à définir la valeur par ce qui a droit à l existence, non pas seulement au sens de la valeur relative comme ce qui «vaut la peine d être» en méritant l effort de la volonté qui pose une valorisation. Jonas distingue en effet des valeurs relatives et une valeur en soi, le bien, comme ce qui exige d exister, selon le présupposé où l être vaut mieux que rien, dont un signe manifeste est l affirmation de la vie contre la mort comme auto-attestation de sa valeur 27. Cependant ce signe qu est la vie n est pas une démonstration comme le reconnaît Jonas et n est pas non plus suffisant pour caractériser ce qu a de spécifiquement humain la responsabilité éthique. 24 Ibid. p Ibid. p Ibid. p RICOEUR P. : «L affirmation que la valeur a droit à l être est seulement l envers de l affirmation que l être vaut au sens de vaut mieux que rien» («Éthique et philosophie de la biologie chez Hans Jonas» Le Messager européen n 5, 1991, p. 311, texte repris in Lectures II. La contrée des philosophes, Paris, Seuil, 1992). On ne peut toutefois développer ici les raccourcis de Jonas qui globalement réduit l ontologie (discours sur l être) à une biologie philosophique (analyse de la vie en tant qu elle se valorise) en refusant de considérer les arguments des philosophies qui dissocient, pour de multiples raisons, la question de l être et le statut de la valeur.

27 2.3 De quoi l Homme est-il responsable? Jonas en vient donc à énoncer le nouvel impératif de cette éthique de l avenir : «Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la Permanence d une vie authentiquement humaine sur terre 28.» Ou encore, parmi les autres formulations : «Inclus dans ton choix actuel l intégrité future de l Homme comme objet secondaire de ton vouloir.» Mais qu'est-ce qu une vie humaine authentique? Peut-on encore définir ce qui fait «l intégrité» de l Homme sans présupposer une définition normative d une essence que l on voudrait préserver des conséquences des actions humaines? Le premier niveau de réponse chez Jonas est de considérer la sphère du sentiment comme indicateur de la vie morale : notre peur (Furcht) pour l Homme conduit au respect (Ehrfurcht) de l Homme. C est l appréhension de la défiguration d un être humain qui nous donne l intuition de l Humanité comme valeur à préserver. Cette justification philosophique du principe de précaution, nommée par Jonas «heuristique de la peur», n est donc pas un appel irrationnel à la phobie du progrès ou une panique inhibitrice mais une façon de découvrir (heuristique) l objet méritant notre action car cette peur nous «invite à agir 29». Cependant, la réflexion sur le vide éthique analysée ci-dessus relance le problème : pourquoi préserver l humanité? En quoi l humanité à venir a-t-elle une valeur qui justifierait de son droit à l existence? Autrement dit, à quoi bon appeler l humanité à être si par essence, elle n a pas de vocation à réaliser? C est là qu opère le tournant jonassien, un des pivots de sa pensée : la responsabilité est auto-référentielle. Cela signifie que l humanité présente (nous, êtres contemporains) est responsable de la capacité de responsabilité de l humanité à venir (nos descendants). Ceci suppose que cette capacité de responsabilité, même sur le mode d un potentiel non encore activé, «représente une amélioration qualitative de la teneur axiologique de l Être en général 30», c est-à-dire qu il vaut absolument que ce pouvoir être responsable soit toujours possible, que la responsabilité ait un avenir ouvert. Mais comment justifier ce postulat, à savoir «la capacité de responsabilité est en soi un bien 31»? Comme l indique Jonas lui-même, ce postulat est une exigence de pensée, au sens propre un axiome, c est-à-dire une valorisation première, indémontrable. À défaut de démonstration possible, Jonas considère qu il propose une justification rationnelle par l analyse philosophique de l évolution biologique dans un livre qu il estime central dans son œuvre car posant les linéaments d une nouvelle ontologie : Le phénomène de la vie 32. Le propre du vivant est donc cette auto-affirmation du sujet vivant, dont la vitalité est un échappement aux lois de la nécessité physique. Donc toute existence vivante introduit le possible en ce monde : «Qualifié au plus intime par la menace de sa négation, l être doit ici s affirmer, et l être qui s affirme est existence en tant que demande. Ainsi l être lui-même, au lieu d un état donné, est devenu une possibilité constamment à réaliser (...) 33» On peut en conclure que la responsabilisation éthique est l aboutissement d une tendance de la vie à se valoriser en se donnant une fin, vivre, qui n est pas pré-inscrite dans l ordre du réel. Ré- 28 JONAS H., ibid.,. p Ibid., p JONAS H. «Sur le fondement ontologique d une éthique du futur», conférence de 1992, tr. fr. S. Cornille et Ph. Iverne dans Pour une éthique du futur, Paris, Payot et Rivages, 1998, p. 93. Cette conférence synthétise la clef de compréhension du projet de fondation de l'éthique sur une ontologie. 31 Op. cit. p Initiée par des lettres à son épouse pendant la guerre, cette compilation d essais parut sous le titre The Phenomenon of Life. Toward a Philosophical Biology en 1963 (Le phénomène de la vie. Vers une biologie philosophique, trad. D. Lories, De Boeck Université, Coll. «Sciences, éthiques, sociétés», 2001). Le titre de la version allemande en 1973 Organismus und Freiheit («Organisme et liberté») indique bien la clef de la philosophie de la biologie de Jonas : concevoir la vie organique, dès le métabolisme élémentaire, comme liberté, c est-à-dire comme une façon d exister en se posant face au monde, dans une précaire indépendance où la vulnérabilité mortelle est la condition de l affirmation du vivant entre être et non-être. 33 JONAS H., Évolution et liberté, [1992], trad. S. Cornille et Ph. Ivernel, Paris, Payot et Rivages, 2000, p. 30.

28 pondre de sa possibilité de vie en existant est le sommet d une orientation de l être qui affirme sa possibilité contre le non-être. Mais à nouveau, qu en est-il de la spécificité humaine de la responsabilité qui distingue la responsabilité éthique pour le vulnérable de l affirmation brute d'une puissance de vivre, de l effort pour persévérer dans son être où Lévinas lisait, contre l éthique de la vie immanente de Spinoza, l envers de la responsabilité toujours orientée pour l autre? Cet élément spécifique à l Homme tient à son essence technico-historique : notre puissance technique mesure notre responsabilité envers l'avenir. L ensemble du raisonnement prend ici forme. Jonas définit la valeur comme ce qui possède un droit à l existence, une exigence de se réaliser. Or la capacité d être responsable constitue une valeur. Donc l Homme, dont la puissance menace potentiellement la vie et en particulier la dimension humaine de la vie à venir, est responsable de la préservation de cette possibilité valorisée : la venue d une humanité responsable. C est ici que s appuie l objection à étudier maintenant. Si c est notre pouvoir technique qui expose l être en général (menace d'anéantissement) et l être humain en particulier (menace de réduire l humanité à l état de survie), c est donc bien cette exposition à la technique qui fonde notre responsabilité. Dès lors ne risque-t-on pas une éthique prédéterminée par la technique? 3. Le risque d une éthique biotechnologique? 3.1 Penser la technique L objection consiste à interroger le positionnement de Jonas entre deux risques qui caractérisent les rapports de l éthique à la technique. Soit la philosophie cherche à penser «la technique» dans sa totalisation et risque alors de ne pas saisir les prises concrètes où l Homme est aux prises avec son propre pouvoir. Ainsi, parler d un «automouvement» de la technique oblitère la réalité du pouvoir de décision technicien, les bifurcations où l Homme s est décidé pour un certain exercice de la technique, jusqu à la prise de risque, la non-maîtrise, etc. Soit au contraire, on ne veut penser de la technique que ses fonctionnements locaux, ses micro-pouvoirs, ainsi la focalisation sur le corps exposé à la logique technique de productivité. Dans ce cas, on risque de ne pas penser l essence de la technique et donc de se laisser penser par elle, c est-à-dire de s enfermer dans une «techno-logique» caractérisée par la formulation d alternatives directement opératoires. On pourrait ainsi reprocher à une certaine bioéthique de n être que la réponse de l éthique instituée, voire institutionnelle, à l injonction technique, dans les modalités fixées par celle-ci : «faut-il faire des recherches sur les embryons ou arrêter toute recherche?» est un bon exemple de réduction du questionnement éthique à une interrogation techniquement conditionnée, prédéterminant d avance le champ des réponses et des possibles. Or on constate pour le moins chez Jonas l absence de distinctions claires sur les différentes dimensions de la technique : l objet, l action, le mode d être, la logique technique. Il est ainsi surprenant d observer que l analyse du «marteau», l artefact finalisé, est traitée en deux pages se limitant à une distinction aristotélicienne. La finalité fonctionnelle du marteau a son siège en dehors de la chose : le marteau sert à accomplir une fonction, il ne possède pas ce pourquoi il est fait. Jonas ignore les apports de son «grand maître 34», Heidegger, sur le mode d être de «l util» (Zeug), sur son insertion dans un système de renvoi formant de proche en proche le monde technicien. Nulle trace également d une analyse d anthropologie de l évolution technique (Leroi- Gourhan, Simondon) montrant comment l outil est l expression d une tendance technique (le biface et ses nombreuses opérations préparatoires comme signature d une culture paléolithique), 34 JONAS H., «Philosophie. Rückschau und Vorschau am Ende des Jahrhunderts», Suhrkamp, 1993 (conférence de 1992), tr. fr. par S. Cornille et Ph. Iverne, «Philosophie. Regard en arrière et regard en avant à la fin du siècle» in Pour une éthique du futur, op. cit., p. 45.

29 d une mémoire proprement technique s exprimant dans des séries, des transmissions de formes, des inventions inexplicables par les lois de la matière ou du vivant 35. Plus généralement, Jonas ne propose aucune analyse du mode d être technique de l Homme, c est-à-dire en quel sens l Homme vit dans des conditions techniques. Il ne s agit pas seulement du système des techniques appliquées au maintien en vie (depuis les techniques de reproduction, l assistance technique aux nouveaux-nés, la transformation technique des corps dès les vaccinations, jusqu au contrôle technique de la biosphère transformant les espaces vierges en «réserves»). Il s agit de penser la technique comme phénomène socio-politique englobant : il y a ainsi une unité du modèle technique contemporain traversant l'économie (l'optimisation en flux tendu des chaînes de production), le management (la gestion de la productivité des «ressources humaines»), le social (l'administration rationalisée des populations qui a remplacé l art de gouverner), le médical (l administration des biens de santé), etc. Or ce modèle se tisse non seulement par des pratiques, des modes d action, mais aussi par un discours idéologique d auto-justification. Par exemple les technologies de l information sont inséparables d un pouvoir de structuration de la société et ne constituent pas cet idéal rêvé d un contre-pouvoir par nature. Comment Jonas peut-il prévenir la dérive possible de sa «futurologie» en une technocratie où des experts imposeront une forme dominante de société et d usage des libertés individuelles au nom d une «prospective scientifique» des risques à venir? 3.2 Une éthique de l auto-régulation? Par ailleurs, Jonas laisse flottante la naissance de la «civilisation technologique» dans l Histoire. S agit-il de la science moderne émergeant au XVI e siècle, animée par le projet de se rendre «comme maître et possesseur de la nature 36» (Descartes)? Ou s agit-il bien davantage de l apparition de la technoscience, c est-à-dire selon Gilbert Hottois, inventeur du terme, de la dynamique de recherche et développement liant indissolublement science et technique, à l ère nucléaire de l après-guerre? Or la différence est de taille puisque là où la science moderne était une épistémologie dont le dualisme laissait la liberté de l Homme rechercher sa morale provisoire, le technoscientisme a prétention à annuler la question même de l'éthique au nom d un principe d opérationnalisation ou nouvel impératif technique (ce qui peut se faire, doit se faire). Ainsi chez Gilbert Hottois, la légitimité d un recours à une évaluation éthique extérieure à la recherche scientifique est invalidée, l éthique fondamentale n a plus de valeur 37. Derrière une apparence de dialectique entre évolution symbolique de l Homme (anthropogenèse culturelle) et évolution technobiophysique (une maîtrise rationnelle de son évolution), G. Hottois tend à retrouver le discours du progrès scientiste faisant de la recherche-développement le «moteur capital 38» de cette évolution, écartant toute réflexion sur la dimension symbolique de cette même recherche en tant qu institution sociale ou pouvoir politico-économique. Au mieux «l éthique de la technoscience» se suffit à elle-même et Hottois n est pas loin de critiquer Jonas pour son «fondamentalisme 39» parce que ce dernier propose encore un discours normatif qui pose un «absolu normatif», à savoir une image de l Homme, un interdit à la totale manipulation de la nature humaine. 35 Une confrontation serait nécessaire ici avec la recherche de Bernard STIEGLER (La technique et le temps, ) pour comprendre comment une pensée de l essence «artefactuelle» de l Homme peut conduire à un refus de l uniformisation des singularités d'existence, donc à une décision éthique et politique. 36 Jonas omet le «comme» et propose une lecture biaisée de Descartes pour qui la technique n'était qu'un analogon de la toute-puissance divine, alors que Jonas y voit un promothéisme transgressif et coupable, laissant poindre de sa part un anti-modernisme peu nuancé : «se pourrait-il que la modernité ait été une erreur qui doive être rectifiée?» (Dem bösen Ende näher, W. SCHNEIDER (dir.), Suhrkamp, Francfort, 1993; trad. Une éthique pour la nature, trad. avant-propos et notes de S. Courtine-Denamy, Desclée De Brouwer, 2000, p. 26 et 31). 37 HOTTOIS G. «Évaluer la technique et/ou (ré)évaluer l éthique? En guise d introduction», G. HOTTOIS (dir.), Évaluer la technique, Paris, Vrin, 1988, p HOTTOIS G., article «Technique», M. CANTO-SPERBER (dir.). Dictionnaire d éthique et de philosophie morale, 4 e éd. Quadrige. Paris, Presses universitaires de France, 2004, p HOTTOIS G. et PINSART M.-G. (coord. scient.), Hans Jonas. Nature et responsabilité, Paris, Vrin, 1993, p. 140.

30 Or Jonas n est-il pas lui-même attiré par le modèle d une éthique de l autorégulation? En effet, l évolution technique a rompu selon lui le «cercle de l équilibre symbiotique 40» de la coexistence des espèces. Aucune bio-éthique ne peut donc proposer un retour à «l équilibre naturel» par un saut en arrière dans l Histoire. Mais Jonas en tire une autre conséquence : désormais l évolution technique est devenue un ordre autonome, et même une dynamique inéluctable. Selon lui, «la croissance autogénérée de notre puissance (...) s est imposée comme notre maître 41». Comment l Homme peut-il être responsable d une telle réaction en chaîne qui s impose à lui? Pourtant Jonas continue de préconiser l autorégulation en souhaitant une futurologie qui soit une «branche de la recherche (...) contribu[ant] à dégriser cette connaissance de son ivresse et à la protéger d elle-même 42». Paradoxe d une dynamique contrôlant son propre emballement, paradoxe d une institution capable de faire son auto-critique... c est bien le paradoxe de l autonomie du sujet moderne capable de se contraindre au respect d une limite. On comprend dès lors pourquoi, à la fin de sa vie, les appels de Jonas à une éthique de la retenue responsable, c est-à-dire encore à l auto-contrôle, sonnent étrangement désenchanté 43. En réalité, il semble que dans son fondement même, la futurologie de Jonas hésite entre une pensée calculante et une réflexion sur l'incalculable de la responsabilité. Dès le premier chapitre du Principe responsabilité se lit cette ambiguïté du rapport entre science et avenir : «Notre impératif s extrapole vers un avenir calculable qui forme la dimension inachevée de notre responsabilité 44.» Si l avenir devient un jour calculable sous la forme d une prédiction par application de lois déterministes, n est-ce pas la négation de l Histoire comme lieu de réalisation imprévisible de la liberté humaine? Jonas en a conscience puisque, dans le chapitre consacré à sa philosophie de l Histoire, il fait appel au savoir de la prévision intégrant la complexité des facteurs, tout en postulant que, face à l inconnu de la liberté humaine, la connexion avec l avenir n est pas celle de la «prévisibilité 45». Plus profondément, être responsable devant l avenir consiste bien à accepter la dimension temporelle de l existence humaine, son être toujours à venir : «Le caractère futurible (Zukünftigkeit) propre de ce dont on a la responsabilité est le véritable aspect d avenir (Zukunftsaspekt) de la responsabilité 46.» Dès lors la responsabilité n est pas de l ordre du savoir anticipateur, du calcul prospectif, mais elle est un agir qui consiste à rendre possible ce qui vient, «la responsabilité (...) ne peut pas tellement être déterminante que rendre possible (c est-à-dire apprêter et maintenir ouvert)», en l occurrence maintenir ouvert (offenhalten) «l horizon transcendant» qu est l avenir de l espèce humaine. Préserver cette ouverture des possibles sans prédéterminer l avenir de ceux qui viendront, tel est l acte responsable dans son essence. La responsabilité n est donc plus une puissance de transformer le monde mais bien plutôt une puissance suspendue, capable de se risquer à la retenue, un laisser advenir jusque dans le désœuvrement, le renoncement à son pouvoir : «Son accomplissement suprême, dont elle doit pouvoir prendre le risque, est son abdication devant le droit de ce qui ne fut pas encore, dont elle a favorisé le devenir.» 40 JONAS H., conférence «Technique, liberté, obligation», W. SCHNEIDER (dir.), Dem bösen Ende näher, op. cit., p JONAS H., conférence «Sur le fondement ontologique d une éthique du futur», Pour une éthique du futur, op. cit., p Idem, p Prônant un «socialisme désenchanté» (Courtine) à égale distance du soviétisme utopique et du libéralisme hédoniste, Jonas considère que les exemples pionniers de nouveaux modes de vie responsables sur le plan écologique et social ne sont pas suffisants pour croire qu une «éducation en profondeur puisse induire des attitudes d obligation, de pudeur, de respect et de bonne conduite», un nouvel ascétisme de l humilité pour préserver l avenir (Dem bösen Ende näher, op. cit., p. 27). 44 JONAS H., Le Principe responsabilité, op. cit., p Ibid., p. 216 et Ibid., p. 210.

31 4. Répondre à l appel à venir : envisager le possible 4.1 Les provenances de l appel L hypothèse soutenue ici est que, si la responsabilité est de l ordre d une réponse, l Homme ne peut répondre qu à un appel. Cela signifie que l appel à être responsable (par exemple les éthiques de la retenue, de la non croissance ou de la frugalité heureuse, et plus généralement toute éthique de la responsabilité se fondant sur l autonomie de la décision humaine dans l arrêt d une course à la puissance) ne peut avoir de force mobilisatrice, ne peut entraîner un changement de mode de vie et d usage du monde, qu à condition qu il y ait une écoute préalable de ce qui appelle à être responsable. Or, c est bien la problématique posée en introduction, comment l Homme contemporain peut-il répondre de son avenir d où il n'entend aucun appel à être? Cette thèse peut se justifier en montrant que les différentes provenances d un tel appel sont sinon effacées, du moins mises en question. La première provenance déjà croisée ci-dessus serait l humanité elle-même. L Homme est appelé à être responsable de la possibilité pour l humanité de devenir sans cesse. Le projet des Lumières est ainsi une auto-éducation du genre humain par émancipation de la raison hors de toute autorité transcendante. Or le problème est bien le commencement historique de cette autonomie : où trouver un «maître en liberté» pour initier cette éducation? À cette question, Kant répond par une version sécularisée de la Providence, c est-à-dire un dessein de la Nature contraignant l Homme à sortir de la Nature pour se donner son propre but final 47. Lessing de même reconnaît la nécessité d une révélation qui soit le pédagogue conduisant la raison à l autonomie 48. Le paradoxe est ici que l Homme s appelle lui-même, qu il se convoque à sa responsabilité. Or l Homme n a-t-il pas besoin d une autorité qui l éveille à sa propre autonomie morale? En effet, comment peut-il sortir de sa minorité, c est-à-dire selon Kant de cette incapacité à penser par soi-même dont l Homme est lui-même responsable 49? Certes, on peut admirer la confiance de Kant en la capacité pédagogique de l Histoire comme lieu d une insociable sociabilité, d un conflit contraignant les peuples à dépasser l entre-destruction pour parvenir à un état de paix cosmopolitique. Cependant il semble que l histoire de la Société des Nations, de l Organisation des Nations Unies ou la construction de l Union Européenne montrent assez que la pédagogie de l Histoire ne suffit pas pour se prémunir du retour des crimes contre l humanité, voire pour garantir la non autodestruction de l humanité elle-même. La deuxième provenance serait l altérité comme telle : je suis responsable de l autre en tant que Tout-Autre. Dans cette optique inspirée d Emmanuel Lévinas, la présence de l autre n est pas à venir mais elle me précède puisqu elle me suscite comme sujet responsable par son appel. La responsabilité est ainsi originelle car elle est la structure d'où provient le sujet responsable. Sans entrer dans une analyse précise de ce modèle, on peut toutefois poser deux interrogations. Dans quelle mesure la responsabilité éthique de Lévinas a une dimension historique? S il y a bien une certaine philosophie de l Histoire chez Lévinas, comme en témoigne son livre prophétique sur l hitlérisme 50, il n est pas certain que le dialogue éthique ouvre sur un avenir en commun, voire sur une reconnaissance de l historicité de l Homme. 47 KANT E. «Idée d'une Histoire universelle d'un point de vue cosmopolitique» (1784), propositions 6 et 9. Cette idée d un plan providentiel inhérent à la nature demeure un idéal régulateur pour poser un jugement réfléchissant sur l Histoire et non pour prétendre connaître une finalité déterminée de l Histoire, Kant étant sans doute un des premiers penseurs à déconstruire la métaphysique finaliste dans sa Critique de la faculté de juger (1790). 48 LESSING G.E., L éducation du genre humain (1780), éd. Findakly, 1994, 3 et KANT E. «Les Lumières se définissent comme la sortie de l homme hors de l état de minorité où il se maintient par sa propre faute. L état de minorité est l incapacité de se servir de son propre entendement sans être dirigé par un autre. Elle est due à notre propre faute quand sa cause réside non dans un manque d entendement, mais dans un manque de résolution et de courage» («Réponse à la question : qu est-ce que les Lumières?» (1784), AK VIII, 35 ; trad. fr. Pléiade II, 209). 50 Un article d'esprit, «Quelques réflexions sur la philosophie de l hitlérisme» paru en 1934, réédité ensuite, Payot et Rivages, 1997.

32 De même, on peut s interroger sur la dimension politique, c est-à-dire sur le passage de la responsabilité envers un Toi à la responsabilité envers le Chacun, le passage de l éthique du sujet à la justice pour tous. Certains commentateurs ont montré la possibilité de compléter l asymétrie de la responsabilité subjective (je suis responsable de l autre en dehors de toute réciprocité, puisque je suis même responsable de la responsabilité de l autre 51 ) par une «symétrisation 52» par comparaison des présences d autrui afin de produire l égalité, la réciprocité des droits et devoirs. Mais comment évaluer l ajustement réciproque des demandes de justice sans présumer un idéal de société juste, c est-à-dire à nouveau une téléologie présupposant un Bien politique à réaliser? Par ailleurs, on peut estimer que la référence au Tout-Autre a perdu de sa force critique chez Lévinas par comparaison avec les pensées de la Théorie critique où le Tout-Autre représente un appel de la Justice qui oriente une philosophie sociale mettant en question la domination du politique 53. Dès lors faut-il se tourner vers un esprit de l utopie comme inspirateur des mouvements révolutionnaires? On sait que le Principe responsabilité est une réponse contradictoire au Principe espérance écrit 20 ans plus tôt par le marxiste hétérodoxe Ernst Bloch 54. Dans cette encyclopédie baroque de la fonction espérance, Bloch a voulu montrer la force multiforme d un «imaginaire anticipatif 55» de l être en plénitude. Or la thèse de Jonas est que ce «rêve de l inconditionné 56», qui est l essence de l utopie révolutionnaire, aussi bien religieuse que matérialiste, consistait en un projet de libérer une puissance totale et rejoignait en réalité l utopie du progrès comme prométhéisme aspirant à une liberté sans limite de transformation du réel. Quand Bloch pose comme principe logique que «S n est pas encore P», c est-à-dire que l homme n est pas encore l Homme total, Jonas y voit l œuvre d une «téléologie secrète 57», un finalisme dominé par une nécessité selon laquelle l Histoire n'est que la pré-histoire d un «royaume de la liberté» (Marx), retraduit en «paradis terrestre du loisir actif 58». Si l on met de côté provisoirement l étude de la pertinence de cette critique de Marx, étant donné que Jonas reprend ici sans grande originalité apparente une thèse déjà développée à son époque sur le marxisme comme messianisme sécularisé 59, que reste-t-il comme provenance de l appel à la responsabilité si l on renonce à la projection d une fin de l Histoire? La pensée commune suggère ici en dernière instance une évidence affective : les générations à venir. Cette responsabilité «pour nos enfants» excède en fait les liens affectifs et les transmissions familiales. Car au-delà de deux ou trois générations nos descendants n ont pas d image affective. Ils n ont pas non plus le statut de sujets de droit nous imposant un devoir. Jonas relève en effet que «ce qui n existe pas n élève pas de revendications, c est pourquoi ses droits ne peuvent pas non plus être lésés (...) La revendication d être commence seulement avec l être 60.» 51 Cf. par exemple Éthique et infini, 1982 où le «quant-à-l autre» implique que «sa responsabilité m incombe» (p. 92), jusqu à être son otage puisque je ne deviens sujet que dans la réponse à cette convocation première qui est assujétion, «je suis sujétion à autrui» (p. 95) jusqu'à la «culpabilité» d être toujours en défaut d altérité. 52 BENSUSSAN G., Éthique et expérience. Lévinas politique, Strasbourg, éd. La Phocide, coll. Philosophie d autre-part, Chez HORKHEIMER par exemple, la substance de la religion que la société a perdu est le «désir de l Autre» (Sehnsucht nach dem Anderen) («Was ist Religion?», Gesammelte Schriften, Fischer, Francfort, , tome VI, p. 329) d'où une revalorisation du théisme dans l essai de 1963, «laisser place à l idée d un Autre» étant une résistance à la menace totalitaire, sans prendre la justice éternelle comme justification de l injustice terrestre («Theismus Atheismus», idem, tome VII, p. 185). 54 Pour une analyse de ce débat et une défense de l utopisme de Bloch par un de ses anciens disciples, voir A. MÜNSTER, Principe responsabilité ou principe espérance? éd. Le bord de l eau, BLOCH E., Das Prinzip Hoffnung, (écrit en exil aux États-Unis entre 1939 et 1947), trad. fr. Le Principe Espérance, Gallimard, ), ici t. I, p BLOCH E., Thomas Münzer, théologien de la Révolution, Julliard, 1964, p JONAS H., Le Principe responsabilité, op. cit., p Ibid., p Voir en particulier VOEGELIN E., Les religions politiques [Die politischen Religionen, 1938], Cerf, 1994, et LÖWITH K., Weltgeschichte und Heilsgeschehen, Stuttgart, Kohlhammer, 1953 ; tr. fr. : Histoire et Salut. Les présupposés religieux de la philosophie de l histoire, Gallimard, JONAS H., Le Principe responsabilité, op. cit., p. 87. On peut supposer que pour Jonas l embryon ne devient l objet de notre responsabilité éthique que dans la mesure où il entre dans la sphère de notre pouvoir de garantir son existence

33 L absence de droit anticipatif à vivre chez les individus non encore conçus est le corollaire d une responsabilité entière et totalement asymétrique envers le sujet commençant qu est l enfant. Cependant on peut s interroger sur la tentative de donner un fondement quasi-naturel à l idée de responsabilité et au-delà au projet de fonder la responsabilité ontologique (être responsable de l être) sur une biologie philosophique. «[la responsabilité à l égard des enfants qu on a engendrés] est l unique classe que nous fournit la nature d un comportement parfaitement désintéressé et de fait ce rapport à une progéniture non autonome, donné avec le fait biologique de la procréation lui-même (...) est l origine de l idée de responsabilité en tant que telle 61 (...)» Comment peut-on établir la différence entre une assistance éducative faite par devoir désintéressé et le même comportement conditionné par la lutte darwinienne pour la transmission du patrimoine génétique (néo-darwinisme) ou encore par le dressage de la civilisation qui conduit l individu adulte au sacrifice de sa puissance de vivre au profit de la perpétuation de la société? S agit-il d une observation d un «donné» ou d un pari sur le devenir humain? Dans ce cas, le fait biologique ne fait pas le droit à l existence de l enfant sans une reprise par l esprit qui dénaturalise la procréation du petit de l Homme en un engendrement d un humain, question symbolique, marquée par la coupure entre la nature et la valeur Responsabilité : laisser ouvert le possible La pointe de la pensée Jonas donne une ouverture. Car si l Homme est responsable de la possibilité toujours à venir d une responsabilité, ne faut-il pas penser que l Homme est responsable de sa non convocation elle-même, de ne pas suppléer à ce défaut de vocation? Vouloir suppléer au défaut d'appel serait au contraire le point commun au providentialisme des Lumières, à l utopie du progrès, voire au messianisme du marxisme : à chaque fois, il s agit de combler le vide d appel par un auto-appel, une auto-référence où l humanité devient à elle-même son propre horizon et sa destination ultime. Mais comment se tenir face à cet Ouvert qu est l avenir sans but, comment être responsable de ce vide d essence qui ne réduit pas l Homme à un pur transformable? La responsabilité est bien cette ouverture des possibles non prédéterminés par le paradigme technique du pouvoir mais veillant sur le possible en tant que l humain s y envisage. Or le possible humain est toujours rapport à l impossible, c est-à-dire à la finitude et à la mortalité. D où un premier critère d évaluation éthique des techniques : l usage de cette technique fait-elle de l existant le sujet soumis à la puissance technique ou ouvre-t-elle pour ce sujet des possibles nouveaux dont il serait le sujet acteur? Ainsi une biotechnologie médicale de suppléance à un dysfonctionnement (par exemple une gastrostomie ou jéjunostomie permettant une alimentation artificielle) peut être aussi bien l instrumentation où le sujet devient l objet d un pouvoir biomédical qu une remédiation permettant au sujet une autre possibilité d existence. Second critère d évaluation : veiller à ce que la puissance technique n enferme pas le possible humain en le réduisant à un potentiel d action. Ainsi de nombreuses techniques relevant de la médecine de l amélioration (chirurgie régénérative, traitement anti-âge, etc.) réduisent la personne humaine à une somme de potentiels (cognitifs, psycho-moteurs, fonctionnels, etc.), potentiels euxmêmes souvent identifiés à des fonctions physiologiques (fonctions neuronales, musculaires, etc.). En ce sens toute technique d immortalisation est mortifère par négation de la limite humaine. En effet, il n y a de possible humain qu étayé sur sa confrontation à l impossible qui en est l horizon de provenance. C est depuis mon impossibilité que s ouvre le champ de mes possibles, mon impossibilité étant le mourir personnel qui est la condition d une appropriation de l existence dans son unicité irréversible et la condition d une transmission d une expérience unique. On comprend pourquoi les technologies visant à annuler l effet du temps sur l organisme (régénération) rejettent la question même de ce qu'est une «génération», la question de l irréversibilité du temps authentiquement humaine. 61 Ibid, p. 88.

34 vécu qui n est pas le temps physique, celle de l altérité entre les générations comme condition d une historicité, etc. Enfin, dernier principe permettant une évaluation des techniques : penser l auto-formation comme technique de soi de l humanité. Le risque ici est un retour larvé à une pensée finaliste, un néo-progressisme qui supposerait connu le soi (autos) auquel l humanité devrait donner forme. Le risque réciproque serait de confondre cette capacité à se former avec une auto-reproduction technobiologique sous couvert de l apologie de la mutabilité permanente ou du transformisme inhérent à l espèce humaine. Or l auto-formation est ici à entendre comme la mise en œuvre de sa puissance de devenir fini. Devenir soi, c est se rapporter à soi sur le rebord même de ses limites, c est exister infiniment sa finitude. Dans la pensée de Hegel, le concept central d auto-détermination (Selbstbestimmung) exprime l équation entre l identité (le soi, das Selbst) et l activité de se former en assumant des déterminations qui sont autant de limitations où s entend encore la voix (die Stimme) d une vocation, d une destination (Bestimmung) qui désormais a lieu en l Homme. Dès lors, pour revenir à l évaluation des techniques, le véritable sujet de la transformation n est pas le système technicien comme le suggère Jonas, mais bien ce qui se décide (à faire usage des techniques voire à se transformer en un être opératoire par la technique), c'est-à-dire le Soi. Cette formation du soi a pour nom la culture (Bildung) qui intègre la technique. Il faudrait ici développer ce lien décisif et largement ignoré entre culture et technique (dont témoigne le terme ars signifiant ensemble technique et art jusqu'au XVIII e siècle), pour penser la technique de soi de l humanité comme cette force plastique, formatrice mais dont la plasticité est puissance d être inachevé. À l aube de la modernité, Pic de la Mirandole identifiait déjà la dignité spécifique de l Homme avec cette capacité technique à se former puisque l Homme est le seul à pouvoir être «'sculpteur' de soi-même et l architecte de son propre monde» 62, capacité ambivalente ouvrant sur une bestialisation aussi bien qu'une divinisation, selon l humaniste. La plasticité comme perfectibilité est bien le lieu où se croise l historicité, la technicité et l ambivalence éthique de l Homme. 4.3 Responsable d espérer : l imagination du possible La difficulté majeure d une éthique qui maintient l exigence d une évaluation des usages des techniques, par exemple au nom de la valeur supérieure de la personne comme fin en soi, est bien l articulation entre la dimension empirique (le patrimoine génétique comme réalité manipulable, y compris in vivo) et la dimension transcendantale (l unicité ontologique de la personne exprimée chez Peter Kemp par le principe «Personne n est indispensable. Chacun est irremplaçable 63»). Kemp propose ici comme médiation le recours à l imagination collective, seule capable de se figurer l humanité possible ou idée de l Homme au fondement de l éthique 64. En effet, il faut penser que le projet technologique prend sa source dans l imaginaire social comme lieu du possible, lieu de ce qui pourrait avoir lieu autrement (Castoriadis). Ainsi Alain Gras dénonce a contrario l illusion collective d un «destin technologique» où nous agissons comme s il n'y avait pas d autre horizon, pas d autre choix que la croissance, la démultiplication des potentiels d énergie à consommer, et corrélativement le recyclage des produits d une technologie énergivore (énergie thermique). Cette barrière mentale est l illusion d une indépendance de la technique envers la liberté politique de décision, illusion que semble partager Jonas. Le nœud entre politique et histoire des techniques explique pour une large part l incapacité à imaginer l avenir : 62 Dans son De hominis dignitate, (de la dignité de l Homme, 1488), Pic fait déclarer à Dieu : «je ne t ai fait ni céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel, afin que, souverain de toi-même, tu achèves ta propre forme librement, à la façon d un peintre ou sculpteur ( ) tu pourras dégénérer en formes inférieures, comme celles des bêtes, ou, régénéré, atteindre les formes supérieures qui sont divines» (in Œuvres philosophiques, éd. et trad. Olivier Boulnois, Giuseppe Tognon, Paris, PUF, coll. "Épiméthée", 1993 p. 7). 63 HODGKINSON Ch., The Philosophy of Leadership, Oxford, Basil Blackwell, 1983, p.111 cité dans KEMP P., op. cit., p. 31. L'irremplaçable. Une éthique de la technologie, trad. Pierre Rusch, Paris, Cerf, 1997, p Ceci participe d un projet de fonder l éthique dans l art, en particulier la narration comme «refiguration de notre vie» (KEMP P., op. cit., p. 49) qui retrouve le projet de Schiller d éducation esthétique de l Homme. Il s agirait d analyser ce projet, et globalement l éthique esthétique du romantisme allemand, pour comprendre dans quelle mesure il participe de l illusion de faire de l Homme une œuvre absolue ou au contraire une finitude infinie intégrant la technique dans la culture.

35 «La technique n apparaît comme une dimension indépendante du devenir qu avec la machine thermique et le discours de rationalisation du social que les penseurs des siècles des Lumières mettent en place, Rousseau excepté 65.» Dès lors, l appel à la responsabilité est inimaginable s il n est appel à espérer collectivement une autre possibilité de devenir. Mais peut-on être responsable de la transmission d une espérance? L objection éthique immédiate serait qu'une telle notion d espérance réintroduirait nécessairement soit une finalité objective (espérer l avènement d un messie, du socialisme réel, d une fin de l Histoire dans la société libérale pacifiée, etc.), soit un motif déontologique (le devoir moral d espérer pour ne pas renoncer à l action morale par désespoir, chez Kant par exemple). Or onconnaît depuis Sartre au moins que l argument de ne pas «désespérer Billancourt» peut amener à justifier bien des crimes de l Histoire. Cependant l espérance n est pas l espoir en un objet du désir comblant toutes les attentes. Il faut distinguer ici entre cette forme d attente anticipatrice qui se donne d avance son objet (Erwartung) et l espérance comme veille dans l acceptation de la finitude de l être (Warten), accueil de la facticité de la vie qui se fait sérénité 66. Espérer consiste bien à se décider en vue d un meilleur possible inanticipable. En ce sens, espérer l avenir, c est recevoir ce qui vient comme don de l inespéré : «Comme toute espérance vient de l inespéré, toute promesse jaillit de ce qui se donne sans avoir été promis 67.» Recevoir l avenir en se décidant pour un meilleur possible suppose encore la distinction entre le meilleur possible comme absolu donné et déterminé de la possibilité du bien (métaphysique de l Histoire), le meilleur possible comme amélioration relative (progressisme) et enfin l équation d une logique de l espérance : «le meilleur est le toujours possible», car c est ce dont chacun est responsable, non plus au sens d une perfectibilité où chacun doit réaliser l essence de l humanité, mais au sens d un perfectionnement par intensification de la puissance d être fini. Envoi : la responsabilité inachevée Nous pouvons finalement mieux comprendre la position de Jonas faisant de l espérance une condition de l agir responsable qui accepte de se «tenir responsable par avance même pour l inconnu 68». Or que vise l espérance qui ne soit pas objet d un calcul? La finalité de l action responsable est énoncé en des termes qui peuvent apparaître lourdement métaphysiques : «la prospérité de l homme sans diminution de son humanité 69». Comment penser cette image de l Homme dont l intégrité est à préserver si l on ne veut pas réactualiser une finalité prédéterminée de l Histoire? On comprend en lisant les dernières conférences que cette imago Dei 70, cette essence de l Homme est le présupposé irréductible qui tisse un lien dans l œuvre de Jonas entre sa réflexion théologique 71 et éthique. C est en effet au nom de la sauvegarde d une certaine image de l Homme que Jonas refuse la survie à tout prix, tel un maintien biologique de l espèce par robotisation des individus dans un régime totalitaire. Or cette intégrité de l Homme n est pas une essence figée et intemporelle, elle est même un devenir ouvert : «son intégrité n est rien d autre que 65 GRAS A., Fragilité de la puissance. Se libérer de l emprise technologique, Fayard, 2003, p C est ce que le jeune Heidegger découvre dans l attente des premiers chrétiens d une présence en retour du Christ (parousie), mode de vie consistant à être présent à ce qui vient, ce qui prendra le nom d historialité (Geschichtlichkeit) dans Être et temps, puis de «sérénité» (Gelassenheit, Neske, Pfullingen, 1957, p ) ; cf. GREISCH J., «La contrée de la sérénité et l horizon de l espérance», KEARNEY R. et O LEARY J. S. (dir.), Heidegger et la question de Dieu, Grasset, 1980, p CHRÉTIEN J.-L., La voix nue. Phénoménologie de la promesse, Minuit, 1990, p JONAS H., Le Principe responsabilité, op. cit., p Ibid., p Pour Jonas, l expression «image de Dieu» désigne en termes religieux l intégrité de l image humaine, la dignité de l Homme («Sur le fondement ontologique d une éthique du futur», op. cit., p. 110). 71 Le concept de Dieu après Auschwitz (1984) qui synthétise un article éponyme de 1968, précédé d une conférence de 1961 sur «Immortalité et esprit moderne» qui suit d un an la dernière grande révision de sa thèse d avant-guerre sur les liens entre gnosticisme, existentialisme et nihilisme (La gnose et l'esprit de l antiquité tardive, ).

36 l ouverture à l appel 72». C est même le cœur de la critique par Jonas de l utopisme qui, lui par contre, refuse l inachèvement que Bloch confond avec la prétérition, avec le réformisme comme report indéfini de la justice, avec l historicisme comme approximation d un mauvais infini qui ne se donne finalement aucune image de l avenir. Or l inachèvement est ontologique car c est le corollaire de l ambivalence éthique de l Homme. Dès lors la véritable authenticité de l Homme est le «jeu risqué de l authenticité 73», où chaque individu responsable refuse de vouloir purifier l Homme de son «ambivalence» inhérente au «caractère insondable de sa liberté 74». L Homme authentique est présent à chaque génération, dans chaque existence, car l authenticité est la capacité à vivre ouvert à l avenir comme à ce qui se décide en moi tout en ne m appartenant pas. L authenticité est dans ce dessaisissement du temps présent, cette gratuité dans l usage du monde non accaparant, cette sérénité dans le laisser être. Dessaisissement (Gelassenheit) où Jonas retrouve, sans le déclarer, la compréhension ontologique de l espérance pensée par son maître Heidegger. Or ce qui se décide en moi au-delà de mes possibles, c est bien de laisser avoir lieu la liberté de l enfant, ce que l amie fidèle de Jonas, Hannah Arendt, nommait l'anfänglichkeit, cette initialité ou capacité qu a l humanité de recommencer à chaque naissance. Cette initialité est bien image de l humanité authentique, la réponse au «pourquoi des hommes sur Terre», justifiant la responsabilité pour l avenir. Répondre de l avenir, n est-ce pas recevoir la puissance inespérée de recommencer chaque jour à devenir humain? 72 JONAS H., Le Principe responsabilité, op. cit., p Idem, p Idem, p. 414.

37 RÉPÉTITION, TRANSMISSION, RESPONSABILITÉ Danièle ROBIN Penser le présent comme un passé pour demain pourrait être le slogan de ce que nous enseigne la psychanalyse d une certaine façon. Ce qui se réalise dans toute histoire pour J. Lacan 1 est «le futur antérieur de ce que j aurais été pour ce que je suis en train de devenir». La vérité historique ne dépend pas de l exactitude des faits du passé mais de leur remaniement dans la perspective de ce qui va advenir. Ce qui laisse la place à la parole du sujet. Le passé ne reparaît pas tel quel. Il ne se conserve pas mais on le reconstruit en partant du présent. En 1914, Freud annonce à Ferenczi dans la lettre du 18 juillet 2 la rédaction d un article technique qui sera publié la même année sous le titre «Nouveaux conseils sur la technique de la psychanalyse : Remémoration, répétition, perlaboration» 3. Dans cet écrit, Freud soutient que la psychanalyse permet de traiter une souffrance en rendant présent le passé et que la présentation du passé dans l espace de la cure, et grâce au transfert, permet de sortir de la répétition J ai choisi de partir du concept de «répétition» en tant que l un «des concepts fondamentaux» de la psychanalyse, ainsi que le démontre Jacques Lacan dans le Séminaire XI ( ), pour aborder la question de ce colloque qui suppose un lien de chronologie temporelle entre aujourd hui, hier et demain. Mon propos va donc consister à montrer la complexité d un tel rapport supposé quand on se situe dans la logique du sujet de l inconscient en interrogeant la notion de transmission psychique et celle de la responsabilité du sujet. Il revient à Kierkegaard d avoir introduit avec le concept de répétition un nouvel abord de la mémoire. Pour lui la mémoire subjective commence avec l existence et le pathos qui la caractérise. Avec le pathos insiste dans la répétition une certaine nécessité, un «toujours la même chose» qui fait paradoxalement «trou», c est-à-dire qui fonde la possibilité pour un sujet de refaire du neuf avec de l ancien. À une mémoire qui irait en arrière du présent, il oppose l expérience de la répétition en tant qu elle implique un impossible. Nietzsche 5 critique la religion qui considère la dernière heure de la vie comme la plus importante et pour laquelle il faut se préparer chaque jour : «Chacun de nous organise le chaos qui est en lui en faisant retour sur lui-même pour se rappeler ses véritables besoins. Tout ce qui est vivant ne peut devenir sain, fort et fécond que dans les limites d un horizon déterminé. La confiance en l avenir dépend de l existence d une ligne de démarcation qui sépare ce qui est clair, ce que l on peut embrasser du regard, de ce qui est obscur et hors de vue.» Ainsi Nietzsche et Kierkegaard apparaissent-ils comme les précurseurs des avancées freudiennes en introduisant la nécessité d y voir plus clair dans ce que nous sommes pour construire et penser notre avenir. Tout semble indiquer que le passé ne se conserve pas mais qu on le reconstruit en partant du présent. 1 LACAN J., «Fonction et champ de la parole et du langage», Écrits, Paris, Seuil, 1966, p FREUD S., FERENCZI S., Correspondance , lettre du 7/02/1913, Paris, Calmann-Lévi, 2004, p FREUD S., «Remémoration, répétition, perlaboration, De la technique psychanalytique, Paris, PUF, 1994, p LACAN J., Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Séminaire XI, Paris, Seuil, NIETZSCHE F., «De l utilité et de l inconvénient des études historiques pour la vie», Considérations Inactuelles I et II, Paris, Gallimard, Folio Essais, 1971, p

38 1. La question de la répétition en psychopathologie Pour Freud, ce qui ne peut se remémorer fait retour autrement par la répétition, par ce qui se répète dans la vie du sujet et à son insu. La nouvelle technique psychanalytique dès 1914 va donc prendre en compte la répétition et le matériel qu elle révèle pour aider le patient à rompre avec la compulsion de répétition à laquelle il est assujetti. Le concept de répétition va donc éclairer le transfert d un jour nouveau. Il n est plus seulement une relation d amour induite par la position occupée par le psychanalyste mais un phénomène répétitif d anciennes émotions, et en tant que tel constitue une résistance aux progrès de la cure. Mais quelle en est l origine? Pour Freud la répétition est la conséquence d un trauma, une façon de faire avec, qui amène le sujet dans un autre registre que celui du principe de plaisir puisque ce qui est répété ne répond à aucun désir. Dès 1921 avec la parution de Au-delà du principe de plaisir 6 Freud va radicaliser la notion de trauma. Lorsque chez un sujet un évènement survient auquel il ne peut faire face, qu il ne peut pas intégrer dans ses représentations, ni refouler, alors, dit Freud, cet évènement a valeur de trauma. Son retour incessant sous forme d images, de rêves, de mises en acte, vise à l intégrer dans l organisation symbolique du sujet. La fonction de la répétition est donc de réduire le trauma mais il s avère que souvent cette opération est vaine. Elle n arrive pas à accomplir sa mission et elle doit être reconduite et perpétuée à l infini. Pour Freud la répétition est donc la conséquence du trauma, une tentative de l annuler et une façon de faire avec. Ce trauma, dit-il, est inhérent au fait même de vivre et l automatisme de répétition est la marque de ce trauma originel et de l impuissance du sujet à l effacer. Le premier trauma est celui de la naissance et a trait à ce qui est inhérent au principe de vie. «Vivre, c est emprunter toutes sortes de détours pour revenir au point d origine, à l état inanimé, à la mort 7.» Ainsi la répétition constitue-t-elle la signature de la pulsion de mort qui se dévoile comme retour à l origine, retour du même, c est le retour à la mort. C est «l au-delà du principe de plaisir» 8. Tout ce qui n est pas mis en paroles grâce à la remémoration passe à la pulsion de mort marquée par la répétition. C est toujours dans l après coup qu un souvenir prend son sens et que nous en obtenons des effets de vérité. Pour lui, la répétition donne également accès à la compréhension des conduites d échec, échec qui a fonction de prix à payer pour une culpabilité sous-jacente mais qui révèle en même temps une fonction particulière de la répétition qui consiste à payer pour une culpabilité subjective et en diminuer ainsi la charge mais sans pour autant la régler. Un exemple clinique saisissant de cet aspect est celui de la répétition de la violence que ce soit dans le couple, dans la famille ou dans les groupes en général. La violence dans le couple signe l échec de la fonction réparatrice de ce couple là. La faille ancienne réactivée en une béance insupportable dans l espace du couple doit être niée (violences psychologiques) ou comblée par des excitations qui permettent de se sentir existant malgré tout (violences physiques). Le sujet va devoir constamment combler ces attaques narcissiques, et dans l incapacité de penser ses manques, il va les dénier afin de ne pas se perdre dans un sentiment de vide interne. Chaque tension interne risque de réveiller un affect dépressif latent et doit être évacuée immédiatement, «les traces traumatiques réveillées par un événement extrêmement frustrant engendrant un passage à l acte immédiat, sans affect, ni représentation, soit la violence», dit P. Aulagnier 9. La répétition des passages à l acte violents est destinée à maîtriser cette représentation persécutrice omniprésente. On pourrait dire que le lien conjugal est justement ce qui permet la violence. Comprendre celle-ci sans prendre en compte le lien qui la rend possible amène donc à voir les femmes battues seulement comme les victimes et le fait qu elles restent avec leur conjoint les rend suspectes de complicité. Pour Piera Aulagnier, ce que nous nommons notre passé se constitue grâce à la mémoire d un certain nombre des expériences affectives qui l ont balisé : 6 FREUD S., «Au-delà du principe de plaisir», Essais de psychanalyse, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2001, p Ibid., p Ibid., p AULAGNIER P., «Le temps de l interprétation», Topique, n 46, décembre 1990, p

39 «Expériences privilégiées, sélectionnées en fonction de l intensité de l affect qui les avait accompagnées et auxquelles le Je va imposer, de manière arbitraire, un ordre temporel de façon que les expériences qu il vit dans son présent puissent trouver des points de liaison avec des expériences déjà vécues Faute de ces jalons le Je serait condamné à une quête régrédiente qui ferait de son passé, de son présent et de son futur les effets non modifiables d un moment d origine qui se perd dans un passé aussi mythique qu insaisissable 10.» Ces jalons sont un ensemble de représentations qui sont le condensé de celles qui ont accompagné les différentes phases relationnelles (orales, anales, phalliques) vécues par le sujet. Représentations qui déposent dans notre mémoire, sous la forme de souvenirs toujours reconstruits, des «matrices relationnelles» qui permettent au sujet de se parler, en termes empruntés à ces phases, l expérience qu il vit dans le présent. Ces matrices relationnelles ne sont pas sans rapport avec la répétition. Si la répétition comme mécanisme psychopathologique nous confronte à la mobilisation d un seul prototype relationnel, il constitue le fil conducteur qui nous permet de nous reconnaître dans la succession de nos investissements, de nos objets et de nos buts. Dans ce cas, il ne s agit pas du retour du même mais à chaque fois d une création relationnelle à partir de ce que toute rencontre apporte de non connu et de non encore expérimenté. Ainsi si la répétition peut faire obstacle à l investissement d un nouveau choix d objet, ce qui se répète et doit se répéter concerne cette part de «même» nécessaire à un choix compatible avec la singularité du sujet. «Le temps de l enfance couvre le temps nécessaire à l organisation et l appropriation des matériaux permettant qu un temps passé devienne pour le sujet ce bien inaliénable qui peut seul lui donner accès à la saisie de son présent et à l anticipation d un futur 11.» Le mouvement temporel et le mouvement libidinal sont indissociables dans ce mouvement d investissement sans lequel notre vie s arrêterait. Nous retirons de l investissement du temps passé cette part de libido qui nous permet d investir un temps futur. Le temps présent est ce moment où s opère ce mouvement libidinal entre ces deux temps psychiques, temps passé perdu sauf dans le souvenir et temps à venir inexistant si ce n est dans l anticipation qui en est faite. Ainsi s agirait-il de construire son passé pour construire son futur. La clinique des pathologies mentales nous montre la pertinence de cette assertion avec l utilisation des pratiques de l autobiographie dans la thérapie des patients souffrant de dépendance à un produit toxique pour leur permettre de trouver un fil conducteur pour faire lien dans les évènements de leur existence et rendre possible leur investissement comme point d appui pour vivre le présent et envisager le futur. Le besoin exprimé par de nombreux adolescents adoptés de rechercher la trace des personnes dépositaires d évènements de leur passé comme un appui dans le moment où ils sont confrontés au passage de leur vie d enfant à leur vie d adulte pourrait en témoigner. L engouement actuel de nos contemporains pour les recherches généalogiques pourrait aussi être considéré comme une tentative de prendre appui sur le passé pour envisager le futur dans un monde incertain. Cela m amène à aborder la question de la transmission. 2. Transmission et responsabilité Dans Totem et tabou 12 ( ), Freud distingue deux modes de transmission, la transmission par identification aux modèles parentaux et la transmission générique constituée des traces mnésiques des relations aux générations antérieures, le premier se rapportant à l histoire du sujet, le second à sa préhistoire. «Nous postulons l existence d une âme collective dans laquelle s accomplissent les mêmes processus que ceux ayant leur siège dans l âme individuelle. Nous admettons en effet qu un sentiment de responsabilité a persisté pendant des millénaires se transmet- 10 Ibid., p AULAGNIER P., «Se construire un passé», Journal de psychanalyse de l enfant n 7, Paidos/Centurion, 1989, p FREUD S., Totem et tabou, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1975, p. 100.

40 tant de génération en génération et se rattachant à une faute dont les hommes n ont gardé le moindre souvenir». Dans la préhistoire entrent les signifiants énigmatiques qui nous précèdent sur lesquels n a pas été opéré un travail de symbolisation, ainsi que Serge Tisseron le met en évidence dans plusieurs de ses ouvrages. Dans Pour introduire le narcissisme (1914), Freud met l accent sur les investissements et les discours d anticipation, c est-à-dire sur les affectations de place dans le processus de la transmission, «l infans est le dépositaire des désirs irréalisés de ses parents 13». Dans Psychologie des foules et analyse du moi (1921) 14, il montre comment s effectue le passage d un objet individuel à un objet devenu commun. Ce qui se transmet l est par la voie des identifications et ce processus en implique un autre, la mise en place de l idéal du moi, objet idéal commun liant les membres d un groupe ou d une institution dans leurs identifications imaginaires mutuelles. La transmission se fait par le langage mais aussi par des comportements non verbaux, les émotions, mais il y a aussi une transmission de l inconscient qui se fait par le refoulé. Ce qui intéresse beaucoup la clinique aujourd hui c est la transmission psychique du négatif, de ce qui a été gommé, oublié, effacé de la mémoire des générations précédentes. On s interroge devant la répétition par un enfant du comportement réprouvé et donc tenu secret d un aïeul. Quelque chose est transmis qui devait rester caché, impensé, voir impensable et qui se trouve cependant agi, réalisé en acte, hors de la conscience du sujet. Dans cette transmission «trans-psychique» pour reprendre les mots de René Kaës 15, «la limite sujet objet est brisée : l objet transmis est introduit de force à l intérieur des frontières du sujet [ ] il déchire la peau psychique du destinataire [ ] ce dernier n a pas le moyen d accepter ni de refuser cet «objet psychique». Ainsi est constitué un traumatisme psychique spécifique en ceci que le sujet ne peut s en protéger puisqu il n en connaît pas la nature et qu il peut mettre en cause son équilibre narcissique, ses défenses identitaires, le sentiment d être soi, de penser librement, de distinguer son mode fantasmatique intérieur de celui de l autre et de la réalité extérieure. De nombreux auteurs ont travaillé sur ce thème. Pour Serge Tisseron, rien n est «insymbolisé» dans la vie psychique car tout un chacun éprouve la nécessité de symboliser ses expériences du monde, symbolisations appuyées sur du lien, car nous dit-il, «nous n actualisons bien que ce que nous actualisons dans une relation avec quelqu un d autre [ ] Lorsqu une génération a partiellement ou imparfaitement symbolisé un évènement qui lui est advenu, c est à la génération suivante qu incombe cette tâche 16». L événement ne figure plus tel quel mais des traces lacunaires persistent dans le discours de la génération suivante. Sous l effet de ces traces, l enfant renonce à ses propres symbolisations, ce qui peut se manifester par des dérèglements psychiques et des répétitions incompréhensibles. Albert Ciccone 17, quant à lui, parle de «transmission traumatique par la faillite du pare excitation» selon la conception freudienne du traumatisme, c est-à-dire par la faillite de la symbolisation dont il résulterait que l objet est transmis sans transformation. Les signes de ce type de transmission sont l apparition de formules brutes, porteuses d images très crues qui ont un effet de rupture dans le discours. La transmission traumatique impose au Moi une expérience brutale de l altérité, l objet transmis conserve un caractère d étrangeté et reste difficilement appropriable par le Moi. L exposé d un cas clinique va illustrer ce qui précède. Madame C. consulte parce qu elle est inquiète pour sa fille, Marie, 6 ans qui a peur des hommes et parce qu elle a peur de faire du mal à son bébé, Arthur, 6 mois. Elle est l aînée de 4 enfants. La mère de Madame C. a fait une dépression à l âge de 17 ans. Madame C. se rappelle qu elle avait 8 ans quand elle a pris conscience que sa mère était malade : «elle est restée couchée pendant 3 semaines sans se lever et sans s alimenter» dit-elle. Elle a été fortement marquée par cette période. «Je faisais office de mère pour mon petit frère qui était anémique. J avais 6 ans et je lui donnais le biberon». Son père était alcoolique et violent avec sa mère. Elle avait très peur de 13 Id., «Pour introduire le narcissisme», La vie sexuelle, Paris, PUF, Id., «Psychologie des foules et analyse du moi», Essai de psychanalyse, Petite Bibliothèque Payot, 2001, p KAËS R., Transmission de la vie psychique entre les générations, Paris, Dunod, 1993, p TISSERON S., «Le psychisme à l épreuve des générations», Clinique du fantôme, Paris, Dunod, CICCONE A., «Transmission psychique inconsciente et identification : processus, modalités et effets», Université Lyon 2, Thèse de doctorat de psychologie, 1995.

41 lui. Il y a eu un signalement et un suivi éducatif dans cette famille à cause de la maladie de la mère, et d une suspicion d inceste de la part du père. Madame C. évoque un événement survenu trois générations auparavant. Son arrière-grandmère, mère de son grand-père maternel, a commis un infanticide. Elle avait eu l information avec sa mère, qui l avait appris de sa mère. Depuis 2 mois, Madame C. a fait des recherches pour en savoir plus. Elle a appris ainsi que cette arrière-grand-mère a tué un bébé qui venait de naître, puis l a découpé en morceaux qu elle brûlait jour après jour, pour dissimuler l existence de cet enfant aux voisins. Cet enfant était un enfant illégitime conçu après la mort de l arrière-grand-père. C était une petite fille née 2 ans avant le grand-père de Mme C. Celle-ci ne comprend pas pourquoi son arrière-grand-mère n a eu que 6 ans de prison ni comment elle a pu être réhabilitée. Elle décrit cette femme, autoritaire, méchante et humiliante avec elle. Son fils l a rejetée parce qu elle disait du mal de ses petits-enfants. Madame C. avait peur au moment de la naissance d Arthur. Elle dit : «Je ne voulais pas de deuxième enfant», puis, «j avais peur de jeter Arthur par la fenêtre ou de le mettre dans le poêle». C est la lecture d un livre sur la psychogénéalogie qui a donné l idée à Mme C. de faire des recherches. Elle fait beaucoup de liens autour des dates et des rangs de naissance : «Une de mes cousines est née l année de la mort de mon arrière-grand-mère (1974). On a parlé de réincarnation dans la famille car elle a le même caractère». Arthur est né le même jour que l enfant tué par l aïeule. Dans la famille C., le geste de l arrière-grand-mère n est pas tenu secret, ce qui est tu, c est justement l horreur et la honte du geste c est-à-dire la partie émotionnelle. Le geste a pu être révélé, mais dénué des éléments tellement horribles qu ils sont difficilement intégrables. La grand-mère maternelle a dit à sa fille, mère de Madame C. : «Ton arrière-grand-mère a tué son deuxième enfant». Celle-ci a transmis le message à Madame C. Si Mme C. peut en dire plus, c est qu à la suite d un travail de psychothérapie, l urgence d en savoir plus, de connaître la vérité s est fait sentir. C est en consultant les archives du journal local qu elle a connu toute l horreur de cette histoire. Il semble que ce qui a été transmis d une génération à l autre dans la lignée des femmes, c est l horreur, la honte d être une femme, et plus encore une mère. Ce que Madame C. verbalise, c est l angoisse de tuer son second enfant, fantasme qui la paralyse, sans qu elle en comprenne le sens dans un premier temps. Il apparaît que Marie, elle, perçoit cette angoisse de sa mère, s identifie à celle-ci, endosse d une certaine manière une partie de cette angoisse de mort qui devient «peur des monstres», «peur des hommes». Comment devenir femme dans cette lignée? Madame C. a peur des hommes. Sa sœur tente de tuer son père parce qu elle ne supporte plus le regard lubrique de celui-ci quand il est ivre, l autre sœur n a jamais connu d hommes et est décrite comme hypocondriaque. À la génération précédente, la mère de Madame C. est dépressive dès l âge de 17 ans. Elle est la première femme de cette lignée, première fille de ce grand-père contemporain et témoin de l acte honteux dont il n a jamais rien dit. C est Madame C. qui est dépositaire de ce secret en tant que fille aînée, comme sa mère l a été auparavant. C est avec cette vignette clinique que je vais aborder le dernier point de mon propos en posant la question : qu en est-il de la responsabilité du sujet au regard de ce qui se répète inlassablement pour lui? 4. La question de la responsabilité Pour Nietzsche 18, pour qu il y ait responsabilité, il faut d abord que quelqu un soit là qui ait à répondre et sa réponse marque d abord le consentement à la parole. Prenant la parole, il accepte d entrer en communication avec l autre. Mais la parole prise n est pas seulement ouverture, volonté de communiquer. Elle satisfait à une interrogation déterminée, celle qui porte sur l identité de l auteur de l acte. À la question «qui?» le sujet répond en se désignant. Réponse minimale qui met au jour la face subjective d une déclaration d être dont la désignation par autrui forme le revers 18 NIETZSCHE F., «De l utilité et de l inconvénient des études historiques pour la vie», Considérations inactuelles I et II, Paris, Gallimard, Folio Essais, 1971.

42 objectif. Le champ de la responsabilité ne s établit que par l équilibre de cette double affirmation. C est pourquoi, de la part du sujet, la prise de responsabilité revêt souvent l aspect d une revendication, voire d un défi. Alors que l engagement porte sur l avenir, la responsabilité concerne le passé et le présent, mais dans la seule mesure où le présent passe et où l acte en cours prend consistance de fait accompli. S engager, c est décider à l avance de se faire responsable de ce que l on aura fait. L engagement est une responsabilité au futur antérieur. La responsabilité actuelle porte sur ce qui a été fait. Mais il ne suffit pas d en souligner l intentionnalité, il faut inclure le sujet dans son acte. Ainsi l analyse de l attitude de responsabilité découvre-t-elle la singularité du sujet concret. On voit ce que signifie la défense du principe de responsabilité. Sans preuve de l existence d une responsabilité réelle inscrite dans l être du sujet, on ne peut que reconnaître le caractère idéel de la notion. La responsabilité n est pas un fait, mais une idée. Ne se fonde-t-elle pas sur un postulat, celui de l identité personnelle du sujet proclamé «responsable»? Ce qui me constitue comme sujet, c est ma réponse. Avec le concept «d angoisse» Kierkegaard 19 montre que, lorsque l individu se détourne de la mémoire du passé pour se tourner vers le futur et ses contingences, cela ne va pas sans l angoisse qui signale au fond la possibilité d un changement. Dans cet instant, dans ce suspend noué au possible de la mort, il revient au sujet seul le pouvoir de décision. Cette catégorie de l instant très obscure chez le philosophe semble bien renvoyer à ce moment qui fait rupture, qui fait trou dans ce «toujours la même chose» de la répétition. C est «l insondable décision de l être 20». J. Lacan 21 donne à la répétition une logique en 3 temps : un premier qui repère une trace de l ordre de l écriture un deuxième qui l efface (l oubli, le refoulement) un troisième qui répète le premier, sous la forme de l équivoque (le symptôme). Ces trois temps ne sont pas un continuum mais sont marqués par la discontinuité propre au sujet qui opère le passage de la trace du premier temps au «pas de traces». Ce qui caractérise le sujet de l inconscient c est le «ratage», nous dit J. Lacan. La répétition rate sans cesse sa visée qui serait de retrouver la trace initiale et à jamais perdue. Mais serait-ce à dire qu un tel sujet ne peut être responsable dans le sens où le cours de sa vie faite de répétition lui échapperait sans cesse? Si la répétition concerne ce qu il y a de plus caché du sujet, on ne peut pas parler, pourtant, d une fatalité au sens d une force extérieure au sujet. L inconscient ne peut être réduit à un texte déjà écrit. On ne peut pas dire : c était déjà là, déjà écrit dans l enfance ou dans l histoire familiale du sujet. C est le sujet lui-même qui interprète certains éléments comme une fatalité. À côté de l automatisme du signifiant, de la loi, de l ordre symbolique, cause de la répétition, «l automaton», J. Lacan place l objet cause du désir qui, lui, ne se laisse pas attraper dans cet automatisme, la «tuchè» 22. Pour lui, la cause du désir n exclut pas un choix ou un certain consentement du sujet à ce qui lui arrive même si le désir qui l anime est pour lui opaque. Tout n est pas écrit. Il existe des conditions dans lesquelles le sujet doit advenir à la cause de son désir, consentir à ce qui le désigne comme désirant : «Là où c était, je dois advenir 23», dit Freud. C est ce qui fait le sujet libre mais pas au sens d un idéal de libération ou de l indépendance absolue qui ne sont que des fantasmes. «Le névrosé se monte la tête en appelant à la délivrance de ses chaînes. Il croit y aspirer mais la liberté du désir est ce qu il redoute le plus et c est bien pour ça qu il y a le refoulement», nous dit Serge Cottet 24. Dans son Séminaire sur «les psychoses» 25, J. Lacan pointe l affinité qui existe entre les revendications pour la liberté et le délire. Il nous dit que le fou c est l homme libre en ceci qu il est 19 KIERKEGAARD, Le concept d angoisse, Paris, Gallimard, LACAN J., Encore, Paris, Seuil, LACAN J., L identification, Séminaire inédit, séance du 16/05/ LACAN J., Les concepts fondamentaux de la psychanalyse, Séminaire XI. 23 FREUD S., «Le désir et son interprétation», Association Lacanienne Internationale, p COTTET S., Conférence sur Internet : L inconscient, le déterminisme et la liberté. 25 LACAN J., Les psychoses Séminaire III, Paris, Seuil, 1981.

43 indépendant des signifiants de l Autre, qu il dénonce l imposture paternelle et qu il est affranchi de la détermination symbolique. Ainsi pourrait-on dire «qu une certaine dose d aliénation fait partie du programme de la civilisation 26». Pour conclure, il apparaît que l expérience de la psychanalyse permet au sujet de cerner le réel de sa jouissance et de s en faire le singulier responsable. La psychanalyse lacanienne en s appuyant sur l approche logique du réel poursuit la voie ouverte par Freud et détermine une expérience ouvrant pour chaque sujet à une éthique de la responsabilité de son mode singulier de jouissance. Ce faisant elle permet d articuler singularité subjective et éthique de la responsabilité au sein du groupe social et constitue une alternative à la tendance actuelle à la transparence et à la mise en mesure de l humain, à la standardisation des masses et aux pratiques de rééducation en tous genres. «Si elle démonte les illusions de la liberté et stigmatise l orgueil narcissique, ce n est pas pour souscrire à une conception de l homme machine soumis à tous les conditionnements, mais bien pour faire exister le sujet comme singulier c est-à-dire soustrait à la statistique 27.» 26 COTTET S., ibid. 27 Ibid.

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45 DÉPASSER LE PRÉSENT POUR REJOINDRE LE FUTUR : LE CAS DU POSTHUMANISME - UN RETOUR VERS LE PASSÉ? Joseph SCHOVANNEC Peut-être plus que d autres genres littéraires (en supposant que la littérature en général se subdivise en genres bien déterminés, une affirmation qui mériterait d être nuancée), la sciencefiction est l élément emblématique du lien de l être humain avec le futur. Sa position est d autant plus centrale que, contrairement par exemple au passé qui peut être abordé aussi bien par le théâtre que par la recherche en histoire ou même les sciences en général, évoquer l avenir situé au-delà d un horizon temporel assez bref de l ordre de quelques années s avère à peu près impossible si l on n a pas recours, sous une forme ou une autre, à la science-fiction. Selon le Cambridge Companion to Science-Fiction qui fait autorité, et plus précisément l introduction de Farah Mendlesohn 1, la science-fiction, plus qu un genre littéraire unifié, serait avant tout une «discussion» permanente. L un de ses traits les plus marquants est la «distanciation cognitive» (cognitive estrangement) : la science-fiction a pour origine une expérience de la pensée (thought experiment), qui plonge d emblée le lecteur dans un univers autre, radicalement et sans un regard en arrière possible, c est-à-dire sans référence possible au monde effectif que nous pourrions également appeler ici le «présent». Tout l art narratif se déploie dans la permanente gestion de la tension entre la force de l expérience mentale première et les doutes («what ifs»). À ce titre, le posthumanisme, ainsi que d autres courants qui lui sont apparentés par leur scientificité, paraît fort distinct de la science-fiction. Le saut mental initial n y a plus lieu d être. La description de la transition vers le monde futur est au contraire le sujet premier des développements, dans ses modalités techniques, historiques et scientifiques. L imaginaire, prédominant dans le cas de la science-fiction, se veut marginal dans le cas des écrits posthumanistes, puisqu ils tendent à montrer en quoi l évolution prochaine ou en cours est mécaniquement inévitable, et s inscrit dans le cadre d une pensée déterministe de l histoire. Avant d entrer dans la suite de notre présentation, qui remettra in fine en question la netteté de cette dichotomie entre science-fiction et théories scientifiques du futur, une première description du posthumanisme s impose. Le terme «posthumain» semble avoir été utilisé pour la première fois par Robert Pepperell en 1997 (The Posthuman Condition). Si l on considère cet ouvrage comme fondateur, ce qu il n est probablement pas de manière absolue, puisque les thématiques qu il développe sont moins nouvelles que leur regroupement et l élaboration d une synthèse théorique à partir d elles, les trois définitions mutuellement complémentaires de la pensée posthumaniste qu il donne peuvent être résumées ainsi : premièrement, le dépassement de l'âge humaniste 2 ; deuxièmement, le fait de porter un autre regard sur l être humain ; troisièmement, le fait que la technologie et les «organismes» convergent jusqu à devenir indistinguables 3. Le véritable contenu de la pensée posthumaniste et de l ouvrage en question est un descriptif des apports des différents domaines où les «technologies» post-humanistes incarnent la transi- 1 Collectif, Cambridge Companion to Science Fiction, Cambrigde University Press, 2003, p. 1 et 5. 2 Que l on peut rapprocher de l usage, très à la mode il y a peu, de la particule «post-» notamment dans les milieux universitaires américains. 3 PEPPERELL R., The Posthuman Condition, 2003, édition électronique, p. 1.

46 tion : réalité virtuelle, communication globale, nanotechnologies, manipulations génétiques, etc., avec à chaque fois une projection sur l avenir des évolutions en cours. Ces premières observations étant faites, notre étude pourra montrer en quoi les pensées posthumanistes (et, indirectement, les ouvrages de science-fiction, bien que ces derniers ne soient pas au coeur de notre propos) se déploient et investiguent l avenir à partir d un présent, ou mieux encore, d un lointain passé. En quoi donc le présent du posthumanisme (ou plutôt le présent vu par le posthumanisme) est-il un passé du futur? Avec les termes de Jean-Michel Besnier 4 : «Que les plus anciennes sagesses visent cette spiritualisation de l humain (...) et qu elles le fassent aujourd hui avec les technologies de l immatériel, voilà qui doit nous interroger». Pour cela, nous passerons en revue trois grandes thématiques, à savoir celle de la force brute, de la féminité et du temps, en dressant à chaque fois un rapprochement trans-culturel et sans doute quelque peu (délibérément) anachronique entre d «anciennes sagesses» et la pensée posthumaniste. 1. La force brute, les pouvoirs, l homme et son ombre La pensée posthumaniste résulte d une confrontation avec les limites de soi et du monde. Cette assertion peut sembler paradoxale : le posthumanisme n est-il pas au contraire l apologie des aptitudes nouvelles de la technique triomphante? Dans les textes, au contraire, la technique actuelle est plutôt vue sous l angle du manque, de l insatisfaction, une frustration que surmonte la science-fiction par le biais du saut premier. Les descriptions les plus flatteuses de la technique et de ses attraits portent principalement sur les technologies à venir : les manques et carences d aujourd'hui seront «bientôt» surmontés, et les aptitudes inouïes de la technique seront là «prochainement». Pas aujourd hui. Besnier 5 reprend le concept d Ehrenberg de «fatigue d être soi». Toutefois, ce sentiment ne prend pas ici (ou pas principalement) la forme de la dépression ou d une autre maladie mentale comme c était le cas des travaux fondateurs d Ehrenberg, mais s apparente à la reconstitution et l adhésion à une existence humaine plus forte, meilleure, projetée dans l avenir. Au passé de faiblesse succèdera un avenir où la force ou la puissance humaine seront décuplées. Ce renforcement de l être humain s accomplit par la mise en place d un double de l homme. Étrangement, cette «ombre» semble partager un certain nombre de caractéristiques, quel que soit le terreau culturel dont elle est issue, comme nous le verrons dans ce qui suit. L aspiration à une puissance ou une force accrue par un double de l homme censé répondre au sentiment d impuissance ou de frustration peut avoir pour première illustration les représentations animales des temps anciens. Le Foulon 6 étudie ainsi la figure de l ours à travers les cultures. Non seulement les ressemblances entre l homme et l ours ont été soulignées aussi bien par les savants de l antiquité classique que par les récits du Nord et ses traits humanoïdes repris par nombre de chants et légendes populaires (il peut marcher sur deux pattes, est solitaire (p. 34), intelligent, lubrique (p. 48), s intéresse aux belles femmes comme dans l histoire qui existe sous tant de variantes de la Belle et la Bête (p. 49), etc.), mais surtout l ours a été à tel point perçu comme un double de l être humain qu on lui a prêté des traits qu il n avait pas : ainsi, beaucoup ont soutenu que l ours s accouplait à la manière des êtres humains, ce qui n est pas le cas (p. 17). Mieux encore, l ours semble posséder des aptitudes que l homme souhaiterait détenir, comme par exemple prédire l avenir (p ). Dès lors, les légendes telles que celle de Jean de l Ours, relatant sur un mode admiratif l exceptionnelle suprématie de cet homme qui tenait autant de l humain que de l ours, étant issu de l union des deux espèces, ne pouvaient manquer de naître : s approprier les facultés de l ours était un suprême accomplissement (p ). En apparence fort distinct, l épisode du Golem dans la culture juive procède cependant d'un point de départ analogue. Inutile d y revenir ici en détail tant le Golem nous est un personnage familier et car nous y reviendrons dans la suite de la démonstration ; disons simplement que la raison d être du Golem, dans les légendes médiévales et notamment celle de la Prague juive, était de 4 BESNIER J.-M., Demain les posthumains, Paris, Hachette, 2009, p Ibid., p LE FOULON M.-L., PENTIKÄINEN Juha Yrjänä, L ours, le grand esprit du Nord, Paris, Larousse, 2010, p , passim.

47 protéger la communauté juive des agressions extérieures. Un être, double de l homme, privé de parole mais doté d une grande force, se présentait. Tout l enjeu pour la communauté sera de savoir tirer profit du Golem, c est-à-dire s approprier ses facultés, avec tous les risques que cela comporte. Du côté musulman, le rôle du Golem est occupé par diverses figures, en fonction du substrat culturel local. Parmi les plus connues et répandues, puisque mentionnés par le Coran, sont les djinns. Contrairement à ce qu en laissent à penser certains films et versions occidentalisées de légendes qui montrent les djinns comme d aimables figures, ce sont en fait des forces parallèles, occultes. Croire en eux ou faire appel à leur force est une tentation majeure de l être humain, rigoureusement défendue par l islam puisqu elle met en péril le monothéisme 7 (péché du shirk) ; on peut comparer cela avec la fascination-rejet des pactes avec le diable de Faust ou des sorcières du shabat avec les démons dans les traditions chrétiennes. Ainsi, dans le conte des Mille et une nuits, Le vieux pêcheur et le djinn (nuits 3-9), le djinn est un être redoutable par sa force et ses sortilèges. Il a été maîtrisé et enfermé par le roi Salomon, le monarque puissant par excellence. Il n a pu être défait par le pêcheur que grâce à la ruse, cette faculté humaine qui manque aussi bien à l ours qu au Golem, ou bien encore aux différents adversaires que rencontrait Ulysse sur son chemin, lui l homme «aux mille ruses 8». Notons que le robot actuel ne diffère guère de ce schéma. Mais le double puissant de l homme n est pas qu un être redoutable par sa force brute. Il peut être maître de l érudition et de l écriture. Ainsi, le mot divan (en persan moderne, l oeuvre d un poète ; en arabe moderne, une salle de conseil, le gouvernement) vient de div, esprit malfaisant, dont le chef est Ahriman : c est d eux que l on tient l écriture et toute la puissance qui en découle. Ainsi, l homme doit avoir recours aux pouvoirs de son double bien au-delà de la simple force physique. Mentionnons simplement les houri, puissances féminines d abord indo-aryennes puis sémitiques (transfert culturel signe de leur importance) dont le rôle est, pour les attraits féminins, analogue à la force des ours et Golem. Le paradigme est donc bien plus large. Plus près de nous, le cas de l État peut en constituer une illustration. Hobbes, l un des pères de la science politique moderne, ouvre son grand classique Le Léviathan par ces mots : «C est bien en effet un ouvrage de l Art que ce grand Léviathan qu on appelle État / civitas et qui n est rien d autre qu un homme artificiel, quoique d une taille beaucoup plus élevée et d une force beaucoup plus grande que l homme naturel pour la protection et la défense duquel il a été imaginé 9.» L analogie avec la thématique de la puissance dans les écrits posthumanistes est suffisamment éloquente pour ne pas exiger de longs développements. Il n y a qu à reprendre le lien entre domination et informatique que dresse Haraway 10. Norbert Wiener 11, père de la cybernétique mais aussi l un des penseurs de l évolution posthumaine de l homme, s est ainsi adonné aux prothèses et «plus généralement, à tous les dispositifs techniques qui pouvaient pallier les carences du corps humain». Transposition de la prothèse à un niveau supérieur, les médias et les moyens modernes de communication entraient également à ses yeux parmi les instruments de création d un nouvel ordre mondial. Jadis le divin, demain l informatique, l homme a un double qui incarne la toute-puissance et l immortalité, et auquel il doit s unir. 2. Le créateur la femme gender studies Toutefois, la pensée posthumaniste n est pas une affaire de techniciens, ni de circuits intégrés. La puissance de la machine, si elle fascine, n est pas suffisante pour lui donner un rôle-clef 7 Le Coran se ferme sur ces mots (sourate 114, Les Hommes) : «Je cherche un asile auprès du Seigneur des hommes (...) contre les djinns et contre les hommes.» 8 Les Grecs en général tiraient d ailleurs leur supériorité humaine sur les hordes barbares de leur Mètis. Cette thématique se retrouve chez les Hébreux de la Bible et d autres peuples encore. 9 On pourra se reporter également aux commentaires de Wiener, le père de la cybernétique, pour ce passage : WIENER N. p HARAWAY D., Des Singes, des cyborgs et des femmes, Chamon, 2009, p WIENER N., op.cit., p. 8.

48 dans l économie future du monde. Toujours selon Norbert Wiener, trois domaines de la cybernétique alors en gestation se distinguent nettement de la simple informatique en tant que technique, et, selon ses mots, «touchent au religieux» : le fait (ou la croyance, ou l espoir) que les machines soient auto-adaptatives, qu elles soient aptes à se reproduire, et qu elles puissent se coordonner avec (ressembler à?) les hommes (p. 37). Voyons ici la question de la reproduction des machines, ou plus précisément cet étrange volet féminin qu elles semblent comporter. En apparence, rien de plus masculin que les doubles de l homme supports de la pensée posthumaniste : si l ours ressemble à l homme, rarement il est question de l ourse (et une histoire telle que celle de Jean de l Ours mais symétrique du point de vue des genres, c est-à-dire où le père serait humain et la mère plantigrade, me semble inexistante). Le Golem, quant à lui, évolue dans un environnement exclusivement masculin : les différents textes servant de support à son histoire insistent souvent sur le groupe de rabbins qui lui a donné naissance, hors de la ville, vêtus de noir comme l était alors le ciel nocturne. Frankenstein, cet autre grand récit fondateur de la pensée posthumaniste, a un père, mais pas de mère, ni de compagne ; son seul contact réel avec les femmes survient lorsqu il leur donne la mort. Étrangement, malgré de nombreuses tentatives et sans que l on puisse en cerner clairement les raisons, les cursus actuels d informatique comptent parmi les plus masculins qui soient. On pourrait même invoquer Donna Haraway, qui dans son Manifeste cyborg montrait que les monstres les plus terribles du monde cyborg ont une genèse nonoedipienne, c est-à-dire étrangère à l habituelle union entre féminin et masculin, et qui refoulent l histoire de leurs origines 12. Cela étant, si toutes ces remarques sont exactes, la présence du féminin au coeur de la pensée posthumaniste peut être appréhendée sous un angle différent. Si le féminin n est, explicitement, que peu présent, on peut se pencher sur deux questions qui lui sont rapprochées, à savoir celle de l engendrement et celle de la parole. En outre, son absence, trop marquée pour être due à un simple hasard, pourrait au contraire être liée à un phénomène de refoulement : ce dernier point, s il ne peut être traité ici, peut au moins constituer un indice pour la suite de notre présentation. Nous avons vu que, parmi la foule des doubles de l homme, figuraient les puissances féminines telles que les houri. De fait, les innombrables génies (genius) de l Antiquité classique se définissent avant tout par leur engendrement : étymologiquement, leur nom provient d une racine indo-européenne majeure, JAN en sanskrit et qui donne des verbes et substantifs désignant la naissance. À Rome et chez d autres peuples, le génie que chaque être (être humain, peuple, etc) avait, était bien plus qu une force tutélaire, une sorte de géniteur. De là d ailleurs le fait que les bons génies aient plutôt été représentés par des jeunes, alors que les mauvais génies étaient représentés par des vieux, c est-à-dire par une sorte de contradiction entre leur prétention à l engendrement et leur réalité. Il n est pas étonnant que le foyer familial, coeur de la vie, soit particulièrement pourvu en génies (Lares et Pénates). Dans le cas du Golem tout comme dans celui de Frankenstein, la question de sa genèse pose la question d un parallélisme éventuel entre les aptitudes en la matière de l homme, limitées au mieux à cet être fort mais inhumain, et celle de Dieu, créateur de l univers, et dont la tradition juive souligne la discrète mais constante féminité (voir sur ce point les analyses notamment de Lévinas et de Phyllis Trible, ancienne présidente de la Society of Biblical Literature). Dans le courant féministe, l ambivalence par rapport à l engendrement, traditionnellement affecté aux femmes et donc, aux yeux des théoriciens, co-responsable du déclassement de celles-ci, pousse donc, logiquement, Haraway, à déclarer, dans une formule énigmatique si l on n en perçoit pas les fondements : «Je préfère être cyborg plutôt que déesse» (derniers mots du Manifeste cyborg). La question de la parole ou du langage ne saurait être disjointe de celle de l engendrement. Dans un univers archaïque, la parole est porteuse d une efficace certaine 13 (elle crée) ; l être humain lui donne naissance (ou, mieux encore, redit la parole engendrée par les dieux) ; plus tard, l univers sera perçu comme une création par la parole des dieux. Tout près de nous, c est à la fois la description 12 HARAWAY D., Des Singes, op. cit., p De même que dans la présentation la plus habituelle de la maladie mentale. Ainsi, pour Gisela Pankow : «dans cet univers psychotique, le signe devient action» (PANKOW G., L'être-là du schizophrène, Paris, Flammarion, 2006, p. 40).

49 de cet univers ancien, sa nostalgie, et même une aspiration à le retrouver par un nouvel englobement de la parole qu expriment les premières pages de l Ordre du Discours de Foucault. On pourra également se référer à l ouvrage au titre évocateur de Charles Malamoud : Féminité de la Parole. Dans le cas de la pensée posthumaniste, on observe que c est le langage qui fait, à notre époque encore, l une des plus insurmontables différences entre l ordinateur / robot et l homme, et que donc sur lui se concentrent les efforts des techniciens et théoriciens. Il en allait de même dans la tradition juive, où c est le langage qui faisait la différence entre le Golem et le non-golem (l homme). Scholem rapporte une histoire talmudique très évocatrice : Rabha a, un jour, créé un homme, et l a envoyé auprès de Rabbi Zera (notons que, coïncidence amusante, zera3 veut dire sperme, semence vitale en hébreu) ; voyant que l envoyé ne parlait pas, Zera devine qu'il s agissait d une créature humaine et lui dit «Retourne à la poussière» 14. En revanche, si le Golem ne possède pas le langage, il est créé par le langage : dès l un des premiers textes sur le sujet, le Golem est animé par une formule religieuse ou magique (Scholem, in Wiener p ). Scholem fait observer que les jeux de codages des traditions juives évoquent étrangement les codages binaires des informaticiens. On pourrait allonger la liste des observations. Ou même l élargir à des points apparentés au langage. Ainsi, chez les Indiens Yavapai, la seule vraie différence entre l ours et l homme est que l ours ne sait pas faire surgir du feu, cette entité liquide analogue à la parole (Le Foulon p. 20). 3. Le temps et la philosophie de l histoire La question du temps et de l histoire est en apparence fort éloignée des préoccupations informatiques et techniques. Pourtant, comme nous l avons dit dans les premières lignes, si la sciencefiction règle en quelque sorte la question du temps en adoptant un saut indéfinissable dans un avenir qui ne l est pas moins, la pensée posthumaniste au contraire a la pensée de l histoire pour colonne vertébrale. Par exemple dans le classique d Isaac Asimov, Asimov's Chronology of science and discovery, toute l histoire du monde est en quelque sorte englobée. Fait remarquable, c est le progrès technique et scientifique, perçu comme découlant d une loi de l histoire, accumulatif, incessant, s accélérant en permanence, qui fait l histoire globale, et non les péripéties, moins prévisibles, de la politique et des événements divers (que l auteur relègue dans de petits encadrés «in addition»). Les écrits posthumanistes comportent presque systématiquement trois phases : le futur, qui sert de référence, le passé (auquel on l oppose), et le présent, qui est vu comme une sorte d intermédiaire vers le futur «gâché», «impur», comportant encore trop de passé. Plus en détail, on peut distinguer trois grandes thématiques qui structurent cette philosophie de l histoire : l idée que nous vivons (ou sommes proches) de temps décisifs, le fait que des catastrophes majeures sont imminentes, et l identification finale au divin. Donnons à présent quelques illustrations de chacune. L un des éléments caractéristiques de la pensée posthumaniste est l idée d un point d inflexion de l histoire. Parfois appelé «tipping point» par analogie avec la sociologie ou la pensée écologique, il est plus fréquemment dénommé «singularité». L expression serait due à l écrivain Vernon Vinge, qui a prédit que «dans l espace d environ trente ans, les hommes pourront créer un système superintelligent. Peu après aura lieu la fin de l ère des hommes». Son théoricien majeur est cependant Raymond Kurzweil, inventeur, écrivain et futurologue réputé, qui se fonde dans sa démonstration de l imminence de la «singularité» sur diverses lois et observations du progrès (notamment la fameuse loi de Moore sur le doublement de la puissance des processeurs tous les deux ans environ) 15. Peu importent les détails du processus, qui sont décrits, parfois avec une fascination remarquable, dans presque n importe quel ouvrage posthumaniste. En tout cas, nous sommes face à des temps décisifs, le moment où on sort de la longue phase sombre du passé, où tout s accélère («ex- 14 Scholem, dans N. WIENER, p Pour les références, par exemple : Lev GROSSMAN, «2045: The Year Man Becomes Immortal», le 10 février 2011 sur le site

50 plose» dirait Pepperell) subitement. C est l «électrification de l existence 16», «l intensification mondiale 17». Jusqu ici, cette pensée de l histoire est en grande partie compatible avec celle, fondatrice de l Occident depuis au moins l âge des Lumières, et qui consiste en un plus ou moins rapide, plus ou moins sensible aux aléas des événements, mais néanmoins constant progrès des sciences, des lettres et des hommes. Toutefois, la pensée posthumaniste ne prévoit pas toujours un progrès indéfini : le plus souvent, une catastrophe, tantôt laissée sous la forme d'une vague menace, tantôt plus détaillée, se profile. Avec les mots de Besnier, le posthumanisme possède donc une dimension de «catastrophisme jubilatoire» (Besnier p. 89). L «explosion» de Pepperell possède un double sens évident. La singularité historique de Vinge, précédemment citée, si elle est intellectuellement stimulante, débouche aussitôt sur un constat lourd de conséquences : la fin de l ère des hommes. Le désastre de la fin des temps n est naturellement pas une idée nouvelle, au contraire. S il est impossible de retracer ici, même sommairement, le rôle de cette thématique dans les pensées, en particulier religieuses, de l histoire, nous pourrons l illustrer par les exemples qui nous accompagnent dans cette étude. Les récits, que ce soit ceux du Golem, du monstre de Frankenstein, des djinns, etc., se terminent généralement par un paysage d apocalypse (au sens usuel du terme), c està-dire de dévastation, catastrophe. On pourrait le lire, et c est ce que les récits moralisateurs euxmêmes feignent de dire dans le cas par exemple des djinns, qu il s agit d une mise en garde contre tous les abus de l appétit de puissance, ou bien d un excès de conviction posthumaniste. Pourtant, le plus souvent, cette perspective ne tempère pas l ardeur de l'auteur, bien au contraire : on peut observer une sorte de jubilation, de recherche de la catastrophe 18. Troisième dimension de la vision posthumaniste du temps : l arrivée, à l issue des dangers imminents, d une ère que l on pourrait qualifier de messianique. Lecourt 19, parmi d autres, a fait observer la teneur religieuse du vocabulaire posthumaniste. L homme acquerra une nature pour ainsi dire divine : «Ces penseurs [comme Hans Moravec] annoncent tous la venue d esprits (minds) sans entraves, libérés des corps, affranchis des passions et accédant à l immortalité» (p. 61) notons de plus le retour de la thématique biblique du souffle, du nous, ou rouach en hébreu, qui transparaît dans la description faite dans cette phrase. À la fin des temps, le monstre de Frankenstein veut être sauvé par son père. L ours, force brute, menaçante, est vaincu par la ruse de l homme 20 ; ou bien, il a, dans la légende de Väinämöinen, été tué par la redoutable Louhi, une femme (p. 150 la thématique de la féminité qui dépasse les clivages humains, radicalement antitechnique, réapparaît ici). Dans Beowulf, la reine, si elle ne tue pas Grendel, intervient longuement avant qu il ne soit éliminé. Bref, le divin, le féminin, ou un autre principe analogue dans les temps eschatologiques pourra vaincre l engrenage technique. Le messianisme n est toutefois pas la seule intervention divine. La fin des temps suppose également, dans la pensée posthumaniste, une réalisation (ou plutôt : un rétablissement) de la plénitude première, du pléroma, pour reprendre l expression gnostique. Concrètement, cela passe par la réalisation d une indistinction entre tous les êtres. Lecourt écrit ainsi : en 2099, «la pensée humaine sera en train de fusionner (to merge) avec le modne des machines 21» ; d ici la fin du XXI e siècle, il sera impossible de faire la différence entre l homme et la machine (p. 64). 16 PEPPERELL R., The post-human condition, op. cit., p HARAWAY D., Des Singes, op. cit., p Serait-ce une posture nécessaire pour montrer la profondeur de la conviction de l auteur? Une boutade talmudique fait dire à un rabbin qu il attend avec impatience que le messie vienne, mais pas de son vivant (pour que les malheurs accompagnant sa venue lui soient épargnés). Le croyant véritable, au contraire, ne craindrait pas les malheurs à venir. Peut-être qu on peut y rapprocher la sensation médiatique suscitée par le soutien entier de Raël au clonage humain massif, une option de confiance dans le progrès que peu ont osé adopter, et qui a permis à Raël de passer pour un authentique posthumaniste. Toutefois, ces considérations ne sauraient être mieux que de simples hypothèses en l absence d une démonstration plus claire. 19 LECOURT D., Humain, Post-humain, Paris, PUF, 2003, p LE FOULON M.-L., PENTIKÄINEN J. Y., L ours,op. cit., p LECOURT D., Humain,op. cit., p. 66.

51 Avec les mots, plus tempérés car décrivant la situation présente, de Pepperell, il faut cesser de croire que la conscience («consciousness») serait dans le cerveau 22 ; elle est plutôt répartie dans tout le corps (p. 14) de l être humain en marche vers son dépassement. Ou encore : dans la pensée posthumaniste, conscience et environnement ne peuvent être séparés (p. 15). Les êtres du futur, comme jadis les esprits et le monstre Grendel, viennent et retournent aux marais et lieux humides de l indistinction. Bref, nous retrouvons ici une forme plus aboutie, plus englobante de l aspiration évoquée dans la première partie consistant à s approprier les pouvoirs du double sombre et puissant de l homme. Conclusion Comme le dit Lecourt 23, on peut se moquer de la pensée posthumaniste, la qualifier avec Habermas de «spéculations adolescentes» ou d «infantilités» avec Bruno Latour. On peut toutefois s accorder que ce mouvement, pourtant très jeune (l ouvrage tenu pour fondateur de Pepperell date de 2003), connaît un succès prodigieux qui démontre le fait qu il est en résonance avec des attentes très profondes de notre temps, voire de l être humain en général. Le posthumanisme peut être mis en lien avec des facteurs pour ainsi dire sociologiques : selon Koselleck 24, l aspiration au surhomme apparaît lorsque l humanité est «décrétée absolue et autonome», sans les différents états ou ordres (Stände) d antan. On peut aussi y voir le reflet des tendances de notre temps, d une sorte de Zeitgeist : ainsi, Fukuyama, après avoir, sans succès, annoncé la fin de l histoire du fait des évolutions géopolitiques, a évoqué en 2002, dans son livre Notre Avenir posthumain, l idée que des évolutions analogues surviendront grâce à d autres soubassements. Dans le présent texte, nous avons plutôt essayé de voir comme sous-jacent du posthumanisme de très anciennes attentes de l humanité. À travers quelques exemples, nécessairement fort restreints du fait des contraintes de l exercice mais que l on pourrait aisément multiplier, tels que l ours, le Golem, Frankenstein, etc., des parallèles nets ont pu être tracés entre eux et ce mouvement intellectuel qui revendique sa nouveauté. Le flou relatif des frontières du posthumanisme, de ses relations avec d autres courants et, surtout peut-être, de son ancrage dans la science-fiction dont la tonalité religieuse est souvent affirmée, viendrait confirmer l idée que le moteur du posthumanisme, trop profondément ancré en l être humain pour être aisément porté au langage, prend appui sur les plus récentes évolutions techniques et le vocabulaire qu elles engendrent pour se déployer. Le saut cognitif au fondement de la science-fiction, remplacé par une étude plus savante de cette transition dans le cas du posthumanisme et principale différence entre les deux courants, pourrait n avoir qu une influence restreinte sur leurs divergences de contenu et leurs conclusions. L expression proverbiale «mémoire d éléphant», devenue aujourd hui mémoire de circuits intégrés ou de je ne sais quel support numérique, n est-elle pas, dans les cultures arabophones, une «mémoires de djinn»? Peut-être qu il faut, non pas interpréter, mais prendre au mot l attente de la plénitude restaurée du posthumanisme pour le comprendre : le désir du retour vers un lointain passé. 22 PEPPERELL R., The post-human condition, op. cit., p LECOURT D., Humain,op. cit., p KOSELLECK R., Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, Paris,Éditions de l EHESS, 1990, p. 223.

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53 CYBERNÉTIQUE ET MACHINISME OU LE FUTUR EST DÉJA (DÉ)PASSÉ Michel BURNIER Toute conception actuelle du futur appartient déjà au passé qui sans cesse la rattrape et la fige. Et les idéaux présents, suspendus à la flèche de Zénon, jamais ne seront atteints. Ils se réaliseront d une manière bien différente de celle que nous imaginons. C est dire que l avenir n adviendra pas comme «progrès» ni comme prolongation d un présent toujours déjà (dé)passé. Car le temps n est pas linéaire. Il est cyclique, réversible, capricieux. Il effectue une révolution sur lui-même et même contre lui-même, ce que la théorie de la relativité généralisée a vérifié. L avenir appartient donc au passé peut-être plus encore qu au présent, ce «temps fictif où l on se place par l imagination 1». Ainsi le futur ne serait-il qu une des formes de déclinaison de ce qui était déjà pensé dans un passé parfois lointain. Ainsi, l univers scientifique des pré-socratiques paraît bien plus actuel que celui d Aristote ou de Newton dont nous sommes encore tributaires. Amadeo Bordiga a pu dire à juste titre que «nous connaissons mieux le futur que le passé» : l avenir est inscrit dans notre passé. Afin d illustrer l importance mais aussi la difficulté de (re)venir au passé pour nous situer, examinons une question qui hante notre civilisation depuis les mythologies grecque et hébraïque, celle des virtualités du robot. Question qu autour de la Renaissance Léonard et Descartes ont placée au coeur de leurs recherches. Elle ressurgit nettement après la Deuxième guerre mondiale, à la faveur des grands bouleversements technoscientifiques de la deuxième moitié du XX e siècle, avec l invention de la cybernétique. Aujourd hui, curieusement, l énigme du robot est rendue quelque peu obscure par une vision improbable des retombées de l automation. Cette vision est aveuglée par les succès indéniables du machinisme industriel et de l informatique qui le subsume, mais aussi par les craintes légitimes que ces succès engendrent. Car, pour l instant, nous assistons au pur et simple remplacement de l homme par des machines, rabattant notre réflexion sur la défense de la stabilité de l emploi et des traditions culturelles du passé. Et ce alors même que le progrès industriel est généralement tenu pour inéluctable, si ce n est libérateur. La confusion est donc totale quant au fait de savoir s il convient ou non de conserver à tout prix un passé sans doute révolu, ou au contraire de se lancer éperdument dans une dangereuse course au machinisme, symbolisée par l extension du domaine des technologies numériques. L informatisation généralisée du travail et de la vie sociale, présentée comme le paroxysme de ce «progrès», ne modifie en réalité que les formes du pouvoir, sans toucher aux fondements de la société industrielle. Les hiérarchies et les contraintes en tout genre ne disparaissent pas, et encore moins le poids des contrôles, de la surveillance, des exclusions et de la concurrence destructrice. Au final, tout se passe comme si l informatisation servait essentiellement à asservir puis à rejeter le travailleur-consommateur, dévoré par des logiques organisationnelles dont il est de plus en plus absent. Comme le dit Alain Minc 2 : «L informatique coule du béton dans les organisations». Usines sans ouvriers, armées sans soldats, commerces sans employés, et bientôt écoles sans enseignants et bureaux sans guichets, tel est le lot des habitants d une planète d «usagers» qui maîtrisent de moins en moins les machines qui prennent leur place. Les utilisations les plus diverses, et 1 ROBERT P., MINC A., 1979.

54 même les détournements et sabotages des systèmes mécanisés ne peuvent guère servir qu à renforcer les performances et les dispositifs de contrôle et de surveillance. Vision exagérément pessimiste? Cela n est pas si sûr, au regard des millions de chômeurs, de précaires et d exclus plus ou moins assistés que produit le machinisme, et que l action politique, quand elle n accompagne pas le mouvement, ne parvient pas à contrecarrer. L autonomie délétère du système financier en est le parangon. Et pourtant, il serait faux de ne conférer qu un signe négatif à ces nouvelles formes d asservissement. D abord parce qu elles ne sont nouvelles qu au plan des techniques sophistiquées mises en œuvre. Ensuite parce qu elles ne semblent pas vraiment mécontenter des populations avides de consommation et de bien-être superficiel. Enfin, parce qu elles ne constituent pas forcément une régression par rapport aux anciens régimes d exploitation que furent l esclavage et le servage, puis le salariat. Chacun de ces systèmes socioéconomiques offrait et offre toujours des avantages réels, équivalent aux inconvénients subis, du moins tant que ces derniers sont jugés supportables. Vain et chimérique est le téléologisme qui tend à accroire que le civilisé vit mieux que le primitif, le salarié moderne que l esclave ou le serf, et que plus le temps passe, plus augmenteraient les richesses et les libertés. Les formes productives et politiques changent, mais pas le sentiment de bonheur ou de malheur des civilisations. Quel que soit le point de vue de chacun sur les bénéfices supposés de sa situation, il n en reste pas moins que les sociétés contemporaines tendent à exclure les êtres humains des processus automatisés. Là est sans doute la vraie grande nouveauté et un problème déterminant pour l avenir, parce qu elle affecte la vie quotidienne dans ses fondements, bien plus que nombre d événements contingents liés à des circonstances politiques temporaires. Cette question de l automation doit être appréhendée comme à la fois technique, culturelle et politique, et non pas comme une pure affaire technoscientifique. Et c est bien ainsi que l ont abordée certains savants éclairés du XX e siècle, en particulier ceux dont nous allons exposer succinctement les orientations théoriques : Norbert Wiener et Pierre Naville. Norbert Wiener, mathématicien américain, publie en 1948 un livre fondateur, Cybernétique et société. Il y développe en détail la possibilité de systèmes «machiniques» permettant un autogouvernement de la société, sur des bases qui ne seraient plus celles de la contrainte mécanique unilatérale (principe du commandement) mais d une science des systèmes autorégulés. En modélisant les échanges homme / machine à partir des interactions analogues chez l animal, l homme et la machine, la cybernétique (ou science du pilotage) se donne comme la science de l autoorganisation des processus stochastiques. Le principe de causalité linéaire de la physique laplacienne est remplacé par une multi-causalité où les effets rétroagissent sur les causes. C est le principe de la rétro-interaction, qui autorise une auto-correction permanente des communications dans les systèmes naturels comme dans les systèmes artificiels. S inspirant de la théorie de l information inaugurée par les travaux de Heisenberg et Schrödinger, et déjà présente dans l Erewhon de Samuel Butler au XIX e siècle, Wiener montre que le chaos informationnel ne mène pas qu à l entropie (deuxième principe de la thermodynamique) mais génère lui-même une négantropie dès lors que d une situation de déséquilibre émerge un nouvel équilibre. C est ce que révèlent par ailleurs des recherches en physiologie et en biologie moléculaire. Tout organisme vivant, et potentiellement tout organisme machinique, possède des mécanismes qui produisent eux-mêmes leur propre unité (self integrating mechanisms). De même, les recherches postérieures d Ilya Prigogine (chimie des structures dissipatives), de René Thom (mathématique de la morphogénèse), de Walter Cannon (principe d homéostasie en physiologie), de Francisco Varela (en intelligence artificielle), confirment à la fois la complexité de la théorie de l information et la nécessité d une méthode descriptive universelle (transdisciplinaire), commune aux différents champs scientifiques, «permettant aux sciences sociales d être physiques» (Edgar Morin) et «aux autres sciences d être sociales» (von Foerster). S il est encore difficile pour des esprits formés aux logiques euclidiennes et laplaciennes de concevoir les formes d intersubjectivité communes aux animaux, aux hommes et aux machines, au moins faut-il admettre que la cybernétique fut une puissante tentative de fonder une science du

55 comportement comme «construit organisé d activités» (notion d ailleurs commune à la psychologie, à la sociologie et à la physique), intégrant les actes de nécessité (par exemple, chercher de la nourriture) et le hasard des rencontres, formant des suites convergentes non hiérarchisées («équifinales» selon la terminologie de Ludwig von Bertalanffy). Autrement dit, le système «machinique» d information décrit par Wiener met sur un même plan d auto-organisation et d autocréation le fonctionnement de la cellule et de la machine, jusqu aux institutions en passant par l animal, l homme et la société (cf. la rubrique «Cybernétique» de Wikipédia). Cette analyse non linéaire mais basée sur la causalité circulaire, équifinalisée et rétroactive (principe du feedback) prolonge la «Méditation cartésienne» sur l homme-machine en lui donnant cette fois une assise scientifique opérationnelle. Et cependant, cette cybernétique, à la fois scientifique et sociale, est aujourd hui supplantée par l efficacité productive des suites numériques qui ont permis à Von Neumann de transformer la «machine de Türing» en process informatique simplifié: toute réalité peut être réduite à des algorithmes composés de 0 et de 1. C est donc bien au passé de la cybernétique qu appartient l avenir des systèmes «machiniques» et non à l informatique ou à une futurologie inquiétante où le robot soumet l homme. Le projet de Wiener était bien celui d un «usage humain des êtres humains», ainsi qu il avait soustitré son ouvrage, et non celui d une simple machine informatique qui tend au contraire à supprimer toute interaction subjective dans son architecture. De ce point de vue, l incontestable utilité de l informatique, si elle facilite les échanges entre les hommes, ne peut se prévaloir de l usage «communautaire» qui en est fait dans les «réseaux sociaux» informatisés et prétendre à une réorganisation de la société autour de finalités humaines. C est dire que l informatique n a pas pour fonction d organiser des interactions systémiques autocorrigées, équifinalisées et non hiérarchisées entre les hommes, les machines et leur environnement 3 (Bateson, 1980). À l inverse, conscient des risques du machinisme moderne, Wiener nous met en garde contre «un usage inhumain des êtres humains, toujours possible 4» (Guy Lacroix, 1993), qui pourrait, au dire de Dubarle 5, accoucher d un prodigieux «Léviathan politique», car l analogie relevée par Wiener n est pas seulement organique. Elle est aussi fonctionnelle et quasi mentale, explique Dubarle : «Les machines ont pour ainsi dire comme leurs réflexes, leurs troubles nerveux, leur logique, leur psychologie et même leur psycho-pathologie [ ] Une des perspectives les plus fascinantes ainsi ouvertes est celle de la conduite rationnelle des processus humains, de ceux en particulier qui intéressent les collectivités [ ]» «Nous pouvons ainsi rêver à un temps où une machine à gouverner viendrait suppléer l insuffisance aujourd hui patente des têtes et des appareils coutumiers de la politique», conclut Dubarle dans son article du journal Le Monde, «à condition que toute machine à traiter des processus humains et des problèmes qu ils posent adoptent le style de la pensée probabiliste, au lieu des schémas exacts de la pensée déterministe, celle qui est à l oeuvre par exemple dans les actuelles machines à calcul. Les processus humains qui font l objet du gouvernement sont assimilables à des jeux au sens où Von Neumann les a étudiés mathématiquement [ ] La variation des règles dépend tant de la matérialité effective des situations engendrées par le jeu lui-même que du système des réactions psychologiques des partenaires devant les résultats obtenus à chaque instant. Elle peut être des plus rapides.» Notons que Dubarle, s il comprend certains enjeux spectaculaires de la cybernétique, ne semble pas en comprendre toutes les avancées et en reste à la vieille dichotomie entre le danger supposé du robot et la défense de l homme menacé. Il décrit «notre siècle hésitant entre une turbulence indéfinie des affaires humaines et le surgissement d un prodigieux Léviathan politique». «Le meilleur des mondes en quelque sorte». Saisi lui aussi par la terreur inspirée par le machinisme, Lewis Mumford grossit le trait à son tour. Dans sa remarquable histoire du machinisme (Le mythe de la machine, 1967) cet auteur, au vu des dégâts du fordisme et de l automation industrielle, exprime la crainte actuelle de voir les 3 BATESON G., La nouvelle communication, Le Seuil, Paris, LACROIX G., Wiener et la cybernétique, Terminal, Paris, DUBARLE R. P., article paru dans journal Le Monde, 28 décembre 1948.

56 travailleurs réduits à des servomécanismes, «uniquement formés à signaler des défauts ou corriger des lacunes dans un mécanisme autrement supérieur à lui». Sa conclusion est sans appel : «Le résultat le plus désastreux de l automation, c est que son produit suprême est l homme automatisé, ou l homme de l organisation : celui qui reçoit tous ses ordres du système, et qui, en tant que savant, ingénieur, administrateur ou finalement que consommateur et sujet, ne peut imaginer aucune séparation d avec le système». En somme, parmi les sociologues les plus représentatifs de la critique de la société technicienne, Mumford s en tient à une représentation mécaniste du machinisme, dont nous savons par ailleurs les incidences extrêmement négatives en termes de chômage massif, de sous-emploi chronique des compétences, de démotivation et de déshumanisation. Or, faut-il à ce point théoriser les méfaits du machinisme qu aucune porte de sortie ne soit plus envisageable? La société industrielle restera-t-elle enfermée dans un présent marqué par l incertitude et une recrudescence du chaos social et culturel? Face à ces questions, nous faisons l hypothèse d une rupture envisageable avec le système de production et de puissance connu depuis le XIX e siècle. Pour tenter de répondre à ces questions, il n y a guère d autre solution que de remonter dans le passé (et pourquoi pas, réévaluer les utopies futuristes d hier et d aujourd hui). Rien que sur une courte échelle de soixante ans, il peut ainsi être avancé que la cybernétique anticipe la connaissance qui est devenue la nôtre, celle des théories de l incertitude (Prigogine) et de la complexité (Morin), celle de la théorie du chaos et de la morphogenèse (Thom), celle de l inséparabilité des univers (dans la mécanique quantique), celle encore de l autocréation moléculaire (Atlan). Ce savoir est à la fois derrière et devant nous. Ces découvertes (ou redécouvertes) nous permettent d imaginer, et parfois de modéliser formellement, ce que des machines intelligentes pourraient être, en symbiose avec la nature et l environnement humain. La mécanique industrielle se donne alors pour simpliste, ou en tout cas faiblement évoluée au regard de ce qui nous attend, avec notamment une meilleure compréhension des mécanismes de la matière élémentaire aussi bien que de nos propres (inter)subjectivités. De telle sorte qu une nouvelle approche des systèmes de «machines» (que l on pourrait nommer machines informationnelles) puisse se dégager en direction d un «usage humain des êtres humains» : «Si des machines produisant des comportements de sophistication apparemment infinie, pouvaient être construites par des techniques d intelligence artificielle, notamment sous la forme d architecture de réseaux d automates partiellement aléatoires et en plusieurs niveaux, alors, peut-être, la question pourrait se poser de savoir si de telles machines feraient la même expérience d intentionnalité et de don de significations que nous faisons nous-mêmes 6». S il est vrai que nous ne pouvons pas penser en dehors et au delà de notre époque, alors n hésitons pas à dire que cet avenir supposé est déjà nôtre et qu il est inscrit dans l histoire de l espèce et de son environnement. En témoigne avec netteté le débat fondateur sur l automation tenu en Ce grand entretien sur «Le robot, la bête et l homme» eut lieu à l occasion des vingtièmes Rencontres Internationales de Genève. En examinant les verbatim de cette discussion, il apparaît nettement qu une pensée collective, exprimée il y a un demi-siècle, reste plus actuelle que bien des débats tenus depuis autour des conditions du travail et de l emploi (et non de leurs finalités), où il est rarement tenu compte du travail réel, des conditions d existence, des aspirations communes et a fortiori de l automation. Étrange cécité que la nôtre, probablement liée au pessimisme ambiant et à l écrasement de la pensée sur l immédiat. Des différentes interventions entendues à Genève et provenant de scientifiques, de philosophes, de syndicalistes, il ressort une thématique centrale. Puisque l automation va se substituer au travail humain, que va-t-on faire du temps libéré? Les réflexions vont donc porter sur les conditions d introduction des robots, sur les avantages escomptés et tout autant sur les dangers à éviter. 6 ATLAN H.,

57 Ce qui amène les participants à envisager les mesures nécessaires à une utilisation positive de l automation. Du côté de ceux qui mettent l accent sur les désavantages de la robotisation, Aurel David 7 interroge : «Faut-il faire cette chasse à l homme dans l usine? (..) Dans une société envahie par les machines : asservissement de l homme à la machine, concentration des moyens de production, élimination de l homme par l automatisation à outrance, déplacements imposés à la main d oeuvre, disparition de la main d oeuvre peu qualifiée, et bien d autres». Mais peu après, A. David souligne que : «Quelle que soit notre peur ou notre répulsion devant les machines, il est des cas de plus en plus nombreux où elles sont notre seule chance de salut (..) Les machines apportent de grandes promesses de bonheur, de guérison des maladies d abondance, de libération du travail subalterne.» Raymond Ruyer pense pour sa part que «l on fabrique tellement de choses tellement facilement et à si bas prix [ ] Le problème est au contraire de fabriquer des consommateurs qui ne produiront pas grand-chose». Quant à Jean Starobinski, il évoque à propos des salariés «le souci de l habitation beaucoup plus que des loisirs». Les autres discutants tentent néanmoins de clarifier les conditions propices à une bonne automatisation : l élaboration d un «droit au loisir» (Jacques Nantet), «les modifications à l enseignement professionnel» (André Chavanne), «la différence entre loisirs actifs et loisirs passifs», «le risque que les servants de ces machines pourraient tendre à une situation de passivité» (Starobinski), «la formation des hommes, une réforme de structures et de pensée à apporter» (Simone Lévy). En outre, plusieurs intervenants soulignent la nécessité d un «contexte plus vaste pour l automation qu un seul pays ou une seule économie» (le syndicaliste Pierre Schmid) et même d «une connaissance suffisante de la culture des pays étrangers pour tenir sa place dans une société qui sera devenue universelle» (le cybernéticien Louis Couffignal). Tous sont d accord pour dire, en reprenant l expression de Louis Després, «que la condition naturelle de l homme sera de disposer d immenses loisirs. C est une certitude». Alors, au dire de Louis Couffignal 8, «ce qu il faut, c est organiser l humanité de manière à satisfaire à ces quatre impératifs : nourrir les hommes, guérir les hommes, enseigner les hommes et assurer la paix». Dans ce cadre se posent plusieurs questions fondamentales : «Combien, en complément du travail des machines, faut-il de travail humain, et comment répartir ces heures de travail entre les hommes de la spécialité? (..) Envisager d autres modes de rémunération qui soient égalitaires ( ) Le nombre d heures de travail humain sera extrêmement réduit, et le nombre d heures de loisir sera considérable» (Couffignal). «Que l espèce humaine ne succombe pas au péril de s abandonner à d illusoires victoires techniques, à un confort endormant sans espoir et sans but ( ) car nous ne pourrons jamais prévoir quels dommages ou avantages nous recevrons dans l avenir, de communications, de révélations, d exhibitions, de découvertes, qui nous semblent gênantes au moment présent» (Guido Calogero). Concluons, à propos de la rencontre de Genève, que la représentation qui y fut donnée de la robotisation restait assez classique. Un système intégré homme-machine n est pas envisagé, ou seulement très indirectement. On reste dans une optique limitée à la période présente, même si les vrais problèmes de notre société en voie d automatisation rapide sont pleinement identifiés (mutation des systèmes de formation, nouveaux usages du temps, rémunérations et loisirs, internationalisation et globalisation..). La grande rencontre de 1965 semble avoir défriché aussi loin que possible les enjeux de la robotisation, mais sans pouvoir résoudre le mystère du rapport isomorphe de l homme à la machine. Pourtant, à la même époque, paraît le livre prémonitoire intitulé Vers l automatisme social? et sous-titré «Problèmes du travail et de l automation», où l auteur, Pierre Naville 9, échafaude un point de vue original sur les conséquences prévisibles des mutations de la société indus- 7 DAVID A., 8 COUFFIGNAL L., Les machines à penser, Minuit, Paris, 1952, p. 9 NAVILLE P., Vers l automatisme social?, Gallimard, Paris, 1963, p.

58 trielle. Son analyse met en évidence la convergence étonnante de la notion grecque d automaton, des écrits de Villiers de l Isle Adam et d Alfred Jarry, de la pratique surréaliste de l écriture automatique et d études sociologiques très poussées sur l automatisation des processus de production effectuées dans les années 1950 et Il en résulte que l automatisme est une formule de la spontanéité naturelle et pas seulement un artefact industriel. Ses racines sont donc bien plus profondes que dans le modèle le plus souvent admis. Elles seules permettent de comprendre les virtualités de l automation à venir. D emblée, Naville cite Wiener (p.) : «La première révolution industrielle fut la dévaluation du bras humain par la concurrence que lui fit la machine. La deuxième révolution industrielle, de même, est destinée à dévaluer le cerveau humain [...] L être humain moyen de talent médiocre n aura plus rien à vendre [...] La réponse évidemment c est qu il nous faut une société fondée sur des valeurs humaines qui ne soient plus celles de l achat et de la vente». Et comme Wiener, Naville pense que l automation n ouvre pas que des perspectives catastrophiques. En effet, la généralisation de l automation conduit à détacher la valeur de l activité humaine (physique et mentale) de ce qu elle coûte dans nos systèmes économiques. Et, ce qui est plus déterminant encore, l autonomie croissante des systèmes techniques entraîne une séparation de plus en plus nette entre l homme et le processus de production, auquel il était jusqu à présent asservi de manière étroite : «L asservissement s est transféré des groupes d hommes aux groupes de machines». Cette analyse lumineuse renverse totalement l idéologie manichéenne selon laquelle le destin de l homme moderne serait la soumission au machinisme dominateur, conduisant irrémédiablement à la déshumanisation. Il s agit au contraire d éviter soigneusement toute opposition a priori entre une «bonne» société humaine et une «mauvaise» société technique, en reconnaissant l analogie qui les lie indissociablement. La lutte qui opposait au XIX e siècle l homme à la machine destructrice d emplois commencerait à s inverser, dans la mesure où les systèmes techniques autonomes tendent à devenir eux-mêmes des «sociétés» parallèles aux sociétés humaines. À vrai dire, cette tendance n est que partiellement vérifiée, même si elle est déjà visible dans certains secteurs de l industrie ou du secteur tertiaire (Naville enquête dès les années sur les flux totalement automatisés d industries papetières, pétrolières, électriques, où la part du travail humain et des coûts salariaux est devenue dérisoire). Au début du XXI e siècle, cette tendance se confirme. Les flux informationnels (par exemple les échanges commerciaux automatisés) et la communication informatisée témoignent de cette séparation accrue entre une société technique autonome, que Naville décrit comme «système nerveux de l industrie socialisée, humanisée», et la société humaine. La «société technique» commence à se superposer à la société humaine «qui la commande en symbiose, dans des conditions encore imprévisibles». Et en effet, il reste encore très audacieux d imaginer un tant soit peu les isomorphismes et les homologies qui relieront dans le futur les hommes aux systèmes technicoinformationnels. Il est encore plus difficile, voire impossible, de prévoir comment évolueront les hommes et les machines, et quels seront leurs rapports réciproques. Les systèmes techniques parviendront-ils non seulement à s autoréguler mais à se reproduire? Des robots humanoïdes assureront-ils les tâches subalternes ou même des fonctions intellectuelles? Assisterons-nous à des hybridations entre le corps humains et des éléments mécaniques? Ou, au contraire, le perfectionnement, l autonomie et la séparation des systèmes automatisés conduira-t-il les hommes à retrouver des modes de vie traditionnels grâce à la suppression du travail obligatoire et à l abondance des richesses produites par les robots? Enfin, on ne peut exclure l hypothèse d un rejet massif des artefacts, de la part de populations excédées par la destruction de l environnement et l artificialisation de l existence quotidienne. Mais, pour l heure, la tendance est bel et bien à une automatisation généralisée, débordant la production pour envahir toutes les sphères de la vie publique et privée. Cette automation, annoncée dans des sens différents par la cybernétique et par l industrie informatisée (machines à commande numérique, réseaux d ordinateurs, robots domestiques, processus continus intégrés) va dans le sens prévu par la théorie de l information, celui de la prise en compte et de la maîtrise des échanges d informations entre les sens, le cerveau et le contexte phy-

59 sique et mental. L originalité des nouveaux systèmes, mise en exergue aussi bien par Wiener que par Naville, réside dans le dépassement des machines déterministes (construites sur le schéma action/réaction, ordre/exécution) au profit de modèles indéterministes. Ce type de modèle a pour caractéristique d être actionné par les intersubjectivités humaines, c est-à-dire en vue d «un usage humain des êtres humains». La grande affaire des développements «techniques» à venir ne se situe donc pas dans les avancées technoscientifiques. Elle se situe dans un nouvel usage du machinisme, approprié à des contextes sociaux et culturels eux-mêmes modifiés et continuellement transformables. Ce qui implique le passage d un monde hétéronome à des sociétés humaines autonomes, ou, pour le dire autrement, centrées sur leurs propres finalités. Ce nouveau contexte est celui d une société postmarchande, telle que brossée à grands traits par Jeremy Rifkin dans The end of work : the decline of the global labor force and the dawn of the post-market era (Putnam s Sons, New York, 1995). Une telle métamorphose n est pas qu une utopie sociologique, à l heure où l on ne cesse d évoquer la centralité de l homme dans l économie moderne, pour mieux le jeter au rebut. Elle est un objet d étude fondamental pour les sciences mathématiques, biophysiques, socioéconomiques les plus avancées, dans le sillage des travaux de Heisenberg, Türing, Schrödinger, Thom, Prigogine 10 Elle fait aussi partie des désirs plus ou moins avoués des internautes qui cherchent à partager les savoirs et pratiquent des formes de communication désintéressées. Cette «utopie réalisable 11» est cependant freinée et occultée par les nombreux échecs de l automation de type fordien : la «recomposition du travail» annoncée lors du bond technologique des années 1970 a fait long feu. Il en va pareillement du projet de diminution radicale du temps de travail et des mirages d une société d abondance et de loisir. Le système industriel de production / consommation a aggravé la parcellisation des tâches et le chaos de la vie quotidienne, inventant des formes de manipulation de plus en plus raffinées. Le management par projets, l auto-exploitation accrue, l empowerment, les déboires du consumérisme ont eu raison des beaux rêves de la cybernétique, abusivement tronquée et réduite à une informatique anonymisante, chronophage et centralisatrice, aux mains de nouveaux trusts. Le thème de la souffrance au travail et du malaise social est devenu central. Or, explique Naville, la fin du salariat et l éloignement des collectifs humains par rapport aux systèmes de machines contiennent en germe de grandes possibilités de libération. L autonomie relative des systèmes de production et de communication a pour effet une autonomie, au moins partielle, des collectifs de travail : «La tendance générale est à la disparition du rapport individualisé entre l ouvrier et sa machine». Cinquante ans après, ce raisonnement mérite naturellement d être étendu aux rapports du consommateur et du citoyen avec les systèmes de consommation, de communication et de représentation politique. Si donc il peut être vérifié empiriquement que les collectifs humains gagnent en autonomie vis-à-vis des machines, il n en demeure pas moins plusieurs conditions pour qu ils conquièrent la liberté de faire des choix décisionnels autonomes. Parmi ces conditions essentielles, la première est la réduction substantielle de la durée du travail, au profit d activités librement consenties. La seconde est l extension des activités non productives (au sens traditionnel du mot), fortement soulignée par André Gorz 12 (1990). Plus généralement, l émancipation du producteur-consommateur nécessite de «bouleverser toutes les structures du travail et toute la hiérarchie sociale 13». Un revenu égal et universel, une formation et une compétence polyvalentes, l autogestion individuelle et collective, le choix d une existence guidée par les plaisirs partagés plutôt que par «la guerre de tous contre tous», sont des facteurs indispensables à l émergence d une société où surgirait «une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous» (Marx, 1847). 10 THOM R., Modèles mathématiques de la morphogenèse, UGE, Paris, 1974 ; HEINSENBERG W., Le manuscrit de 1942, Le Seuil, Paris, 1988 ; PRIGOGINE I., La fin des certitudes, Odile Jacob, Paris, FRIEDMAN Y., Utopies réalisables, L Eclat, Paris, 2000, p. 12 GORZ A., Capitalisme, socialisme, écologie, Galilée, Paris, NAVILLE P., Le temps, la technique, l autogestion, Syros, Paris, 1980, p.

60 Le nouveau type de civilisation esquissé par Heisenberg, Wiener, Naville ou Rifkin ne ressemble en rien au monde léthargique prophétisé par les religions ou par le marxisme. Il reste conflictuel, en perpétuel état d expérimentation. Une automation dynamique construite sur des systèmes d interaction auto-correctifs n est pas exempte des conflits et des risques liés aux volontés de puissance. À tout le moins promet-t-elle un système inédit d invention permanente. Pour conclure, il est peut-être temps de quitter l inquiétude provoquée par une conception anthropomorphique du robot et de l automation, héritée du XIX e siècle et fantasmée par d inquiétantes anticipations (dont témoigne la science-fiction). Il convient plutôt de tenter de repartir de «ce qu il y a d humain dans l humanité 14», en effectuant un retour vers des pensées parfois trahies et oubliées. Nous en avons ici évoqué certaines, sans pouvoir les mentionner toutes. De ce point de vue, la relecture du Manifeste de 1941 (Heisenberg) s impose, comme sans doute des recherches plus détaillées dans la littérature internationale. Les déboires de la société industrielle, mais aussi ses conquêtes, ne doivent pas arrêter la pensée historique : «La permanence et la routine des techniques traditionnelles étaient aussi le signe d une ankylose de la pensée, d une cristallisation des structures sociales et professionnelles, d une vue bornée de l avenir (...) Tout au contraire, l esprit de la technique moderne, pourvu qu on lui donne la possibilité pacifique de s épanouir, est celui d une disponibilité plus grande de l homme dans la nature et dans la société» (Naville, 1980, p. ). Si ce type de prédiction a quelque fondement dans les sciences de l homme et dans les sciences de la matière, cela signifie que notre avenir ne sera pas une image décalquée du présent. Ce futur reste largement à inventer. Et qu au moins, à travers les errements de la technique et les bévues de la culture, la faible lueur de l utopie continue d éclairer le chemin dont l homme rêve qu il le conduise à la liberté. Mais d abord lui faut-il relativiser le présent de la société industrielle, qui l empêche de regarder derrière et devant lui. Bibliographie BATESON G., La nouvelle communication, Le Seuil, Paris, 1989 BERTALANFFY L., Théorie générale des systèmes, Dunod, Paris, 1973 BURNIER M. et NAHOUM-GRAPPE V., Pierre Naville, la passion de l avenir, Maurice Nadeau, Paris, 2011 COUFFIGNAL L., Les machines à penser, Minuit, Paris, 1952 DELEUZE G. et GUATTARI F., Rhizome, Minuit, Paris, 1976 DUBARLE R. P., article paru dans journal Le Monde, 28 décembre 1948 EINSTEIN A., Comment je vois le monde, Flammarion, Paris, 1988 FRIEDMAN Y., Utopies réalisables, L Eclat, Paris, 2000 GORZ A., Capitalisme, socialisme, écologie, Galilée, Paris, 1991 HEINSENBERG W., Le manuscrit de 1942, Le Seuil, Paris, 1988 LACROIX G., Wiener et la cybernétique, Terminal, Paris, 1992 LAING R., The Divided Self, Tavistock Publications, London, 1960 MORIN Ed., La méthode (6 vol.), Le Seuil, Paris, 2008 MUMFORD L., Le mythe de la machine (2 vol.), Fayard, Paris, 1974 NAVILLE P., Vers l automatisme social?, Gallimard, Paris, 1963 NAVILLE P., Le temps, la technique, l autogestion, Syros, Paris, MORIN Ed., La méthode (6 vol.), Le Seuil, Paris, 2008, t. I, p.

61 NEUMANN (von) J., Le cerveau et l ordinateur, Flammarion, Paris, 1996 NORA S. et MINC A., Informatique et société, Documentation Française, Paris, 1980 PRIGOGINE I., La fin des certitudes, Odile Jacob, Paris, 1996 RIFKIN J., The End of Work, Putnam s Sons, New York, 1995 THOM R., Modèles mathématiques de la morphogenèse, UGE, Paris, 1974 VINGTIEMES RENCONTRES INTERNATIONALES DE GENEVE, Le robot, la bête et l homme, La Baconnière, Neuchâtel, 1965

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63 ENTRE «L ANGE DE L HISTOIRE» (BENJAMIN) ET «LE MAL D ARCHIVE» (DERRIDA) : LA FICTION AUX MARGES DE LA MÉMOIRE Gaïd GIRARD La fiction a assurément quelque chose à dire sur l ordre des temps et leur articulation ; le sujet est même très vaste puisqu au fond, la fiction la littérature comme le cinéma, offre une liberté infinie pour représenter à la fois le temps humain et le temps de l histoire. Elle peut se déplacer d un jour, d un an, d un siècle à l autre dans le même récit. Le genre de la fresque historique est toujours florissant, depuis que Walter Scott en particulier lui a donné ses lettres de noblesse au début du XIX e siècle en Grande Bretagne 1. Elle peut aussi rester dans l épaisseur multiple du moment suspendu (Virginia Woolf, Proust). La mimesis littéraire peut faire surgir une représentation de toutes les époques, avec les effets de miroir sur le temps présent de l écriture que cela entraîne forcément. Par où commencer donc et comment rendre compte de l apport d une production humaine basée sur l illusion dans une réflexion qui touche à la représentation du passé et à celle de la vérité? Paul Ricoeur a souligné à juste titre que, si histoire et récit diffèrent en ce que l un s appuie sur le réel passé, et l autre sur l irréel, tous deux mettent en place une intrigue, c est-à-dire une composition «d ingrédients hétérogènes dans un ensemble intelligible 2». Tous deux utilisent un système de symboles pour «configurer la réalité». L historien configure des intrigues que les documents autorisent. L écrivain met en place des enchaînements plausibles pour le lecteur. Ils souscrivent à la même expérience temporelle humaine et aux mêmes règles d agencement. D un côté, la fiction travaille à partir de références, de l autre l histoire use de rhétorique discursive au service d une intentionnalité. C est à partir de cette proximité que l on se penchera ici sur quelques cas d école intéressants, où la littérature côtoie l histoire et définit un rapport particulier au passé et au futur. Les auteurs dont il sera question ont choisi de mettre en place une réalité fictionnelle double : d une part le fil du passé historique, de l autre celui du présent, incarné par un personnage contemporain du temps de l écriture en quête des traces d un temps révolu qu il peine à déchiffrer, lieu-tenant du lecteur, comme diraient les structuralistes. Souvent, il n en comprend le sens qu en se comprenant lui même. Cette sorte de fiction à double temporalité permet ainsi de rendre explicite le rapport du passé et du présent, et de thématiser leur relation comme nécessaire. On en présentera trois exemples, différents les uns des autres, avant d évoquer brièvement la représentation de futurs potentiels, qu on peut rapidement appeler le genre de la science fiction. Le premier de ces exemples est celui offert par Raymond Williams ( ) 3. Cet auteur est pratiquement inconnu en France, sinon à travers quelques rares articles publiés dans de petites revues. Il est pourtant l un des fondateurs des cultural studies et de la New Left Review, et l une des figures les plus influentes et les plus novatrices de la culture critique anglaise du XX e 1 Waverley date de RICOEUR P., Temps et Récit (t. 1), Paris, Seuil, 1983, p WILLIAMS R, People of the Black Mountains, London, Chatto and Windus, 1989 (t. 1), 1990 (t. 2).

64 siècle. Ses écrits théoriques n ont été traduits que très récemment en français 4. Ce grand théoricien était aussi romancier et a publié en 1989 et 1990 People of the Black Mountains, une fresque historico-géographique qui commence plus de ans avant notre ère 5. La mort a empêché Williams de publier le troisième tome de ce long roman représentant la vie des différentes communautés qui ont vécu dans les montagnes noires galloises au cours des millénaires. Le roman s organise en une série de tableaux, appartenant à différentes époques mais liés par la géographie et des patronymes qui se transmettent au cours de siècles. Ces tableaux sont séparés par le récit des sensations et des souvenirs d un jeune homme gallois d aujourd hui, étudiant en histoire, parti à la recherche de son grand-père qui n est pas revenu de sa promenade habituelle dans la montagne. Le présent et le passé alternent et se rejoignent ainsi dans une géographie commune. Il est intéressant que ce grand théoricien marxiste des rapports entre culture, société et littérature ait choisi pour sa dernière œuvre la forme fictionnelle. Il y met en scène les rapports de pouvoir qui ont marqué l histoire d une région du pays de Galles, sans pourtant souscrire à une représentation dialectique de l histoire en marche vers le progrès de l humanité. La forme fictionnelle lui permet de proposer une représentation historique des pratiques quotidiennes d individus ancrée dans une communauté géographique et une culture partagées. Dans son excellente thèse, Carys Lewis défend l idée que la démarche de Williams est post-coloniale, dans la mesure où elle revisite le passé en fonction d une théorisation des rapports de force entre centre et périphérie, culture dominante et cultures subalternes, qui prend en compte la complexité des identités. La vision historique classique du passé du pays de Galles est ainsi bousculée, reconfigurée, et Williams propose une pensée de l histoire en action à l échelle humaine, géographique et communautaire, sans qu elle soit essentialiste. L avenir n est donc pas pré-empté, le passé, même occulté, n est pas source de déploration, le présent est multiple. L Ange de l Histoire de Benjamin ne se retourne pas, éploré, sur les catastrophes de l histoire, même si Williams raconte l histoire des vaincus 6. Au contraire, la lecture au présent du récit du passé est source d utopie heuristique, au sens où l entend Abensour, c'est-à-dire fondée sur un désir d alternative qui nourrit l histoire de la résistance de l humain 7. Il en va différemment du roman de Stevie Davies 8, Impassioned Clay (1999) qui constitue mon deuxième exemple. Stevie Davies est une écrivaine galloise qui commence à être connue dans les îles britanniques. Ce roman relativement récent raconte à la première personne l histoire d une jeune fille, Olivia, qui vient de perdre sa mère. Celle-ci a demandé a green burial, c est-à-dire un ensevelissement à même la terre, dans le jardin de la petite propriété familiale, sans service religieux d aucune sorte ; en effet, elle fait partie de la «Société des Amis», les Quakers, qui défendent une expérience personnelle de la foi et refusent toute hiérarchie, y compris entre les hommes et les femmes. Le creusement d une fosse dans le jardin met au jour un squelette datant du XVII e siècle, celui d une femme dont la base du crâne porte des marques de pendaison, en plus d une mâchoire brisée par a scold s bridle, une muselière de fer munie d un mors que l on faisait 4 WILLIAMS R., Culture & matérialisme, J.-J. Lecercle (préface), N. Calvé (trad.), E. Dobenesque (trad.), Paris, Les Prairies Ordinaires, Voir LEWIS C., La place de People of the Black Mountains dans l œuvre de Raymond Williams : entre métafiction historico-géographique et récit postcolonial gallois, UEB / UBO, Voici l extrait le plus connu du célèbre texte de Benjamin, «Sur le concept d histoire» première publication en français dans Les Temps Modernes, juillet-décembre 1947, n 22-27, p (trad. de Pierre Missac). Traduction de Maurice de Gandillac, revue par Pierre Rusch dans Walter Benjamin, Oeuvres III, Gallimard, Paris 2000, p «Il existe un tableau de Klee qui s intitule "Angelus Novus". On y voit un ange qui a l air de s éloigner de quelque chose qu il fixe du regard. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. C est à cela que doit ressembler l Ange de l Histoire. Son visage est tourné vers le passé. Là où nous apparaît une chaîne d événements, il ne voit, lui, qu une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds. Il voudrait bien s attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré. Mais du paradis souffle une tempête qui s est prise dans ses ailes, si violemment que l ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l avenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s élève jusqu au ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès.» p ABENSOUR M., L'Utopie de Thomas More à Walter Benjamin, Paris, Sens & Tonka, DAVIES S., Impassioned Clay, London, The Women s Press, 1999.

65 porter aux femmes auxquelles on voulait imposer le silence. Cette découverte macabre empêche l enterrement pour un temps, jusqu'à ce que les archéologues emportent les restes humains au laboratoire du musée de Manchester. fig. 1 A Scold s Bridle (Powys land Museum) Plusieurs années plus tard, alors qu Olivia, hantée par le destin muet de la femme suppliciée, s est réfugiée dans ses études et est devenue historienne, un spécialiste de la reconstruction faciale recrée un visage en cire à partir du crâne du squelette conservé au musée. Mu par une inspiration soudaine, il fait également un moulage du visage d Olivia. Une fois recréée en cire, la tête d Olivia ressemble trait pour trait à celle du squelette, comme si elles étaient jumelles. Cette fusion étrange du passé et du présent entoure la quête de la narratrice devenue historienne d une aura de mystère. Comme dans les romans gothiques, le passé resurgit sans médiation, incarné par un descendant lointain qui hérite cependant des caractéristiques physiques de l ancêtre, preuves irréfutables d héritage et de continuité. Olivia recherche donc l identité et l histoire de la femme à la muselière dans des archives du XVII e siècle qui retracent les procès de femmes appartenant à différentes dissidences religieuses (Quakers, Fifth Monarchists) qui, particulièrement pendant la décade révolutionnaire que connut l Angleterre de 1642 à 1653, revendiquaient le droit de dire la parole de Dieu. En fouillant les fonds de la bibliothèque Chatham à Manchester et les archives locales de la «Société des Amis», Olivia finit par mettre un nom sur le squelette trouvé sur la ferme familiale : Hannah Jones 9. L image de l Ange de l Histoire de Benjamin 10 qui va à l encontre d une vision progressiste de l histoire est plus parlante ici. Comme l ange se retourne, les yeux écarquillés sur la catastrophe de l histoire et les souffrances des victimes, Stevie Davies choisit de s arrêter sur ces voix oubliées ; elle les faire revivre dans le présent de la narration et celui de la référence, à travers les écrits des manuscrits exhumés. Mais contrairement à l ange que la tempête du progrès pousse vers l avenir et condamne au silence horrifié, la fiction permet, elle, de «réveiller les morts et de rassembler ce qui été démembré» 11. Olivia, qui a vécu dans un entre-deux depuis la mort de sa mère, finit par trouver une place dans le monde en poursuivant son enquête, qui devient une quête intime dont elle refuse de publier les résultats, se privant ainsi d une renommée universitaire certaine. Les traces de la vie de la femme suppliciée ont donné naissance à celle d Olivia, et lui permettent de choisir son futur. 9 Rappelons que la révolution anglaise débuta en 1642 par une guerre civile et que Charles I er fut exécuté en La république fut déclarée et Cromwell devint le Lord Protecteur du Commonwealth. À sa mort en 1648, son fils Richard prit sa suite, sans ni l autorité ni la détermination de son père. James II fut réinstallé sur le trône sans effusion de sang en 1660, ce qui marqua le début de la restauration. La guerre civile mit à mal la théorie du droit divin et vit fleurir de nombreux discours apocalyptiques alors que de nouveaux groupes religieux voyaient le jour, tels la Société des Amis (les Quakers), ou les adeptes de la Cinquième Monarchie. La décade révolutionnaire fut une période d intense activité prophétique, orale et écrite. 10 BENJAMIN W., «Sur le concept d histoire» (1 re traduction 1947), in Oeuvres III, Paris, Gallimard, Op. cit., p. 434.

66 Cette clausule fictionnelle met en scène la question connue de l implication de l historien face à ses sources. Quand on sait par ailleurs que Stevie Davies a publié un an auparavant Impassioned Clay un ouvrage de vulgarisation historique, Unbridled Spirits, Women of the English Revolution , on peut s interroger sur le statut du roman, qui apparaît ainsi comme le doublon fictionnel d un ouvrage d histoire. Jeni Williams y voit une réaction «hantée» par les voix découvertes à l occasion de la rédaction de Unbridled Spirits 12. Comme le dit Davies ellemême dans l introduction : «Les sources peuvent être mensongères ou partiales.mais un fragment usé peut devenir échantillon, et il y a des échantillons qui sont si intenses qu un oeil vivant brille à travers les débris du temps et nous fixe du regard ; un visage se détache soudainement de l ombre 13.» L imaginaire de l historien peut être ainsi violemment kidnappé par l éclat d un regard venu du passé, qui circule et auquel il faut donner une place. En ré-enterrant les restes de Hannah Jones, Olivia la restaure à son individualité et reconnaît la dimension de sa propre subjectivité, des «affects non représentés» dirait Jeanne Favret-Saada 14, parlant de ses pratiques conjuguées d ethnologue et de psychanalyste. Dans Impassioned Clay, Stevie Davies met en scène dans son ouvrage de fiction «les affects non représentés» de toute démarche scientifique qui pense l organisation et le passé des sociétés humaines. La dimension gothique du roman émerge de cette incertitude. Elle dit aussi les limites des discours de maîtrise présents sur le passé. Dans le troisième exemple, c est d une autre sorte de maîtrise dont il va être question, celle des archives, à nouveau à la faveur d un écrivain qui se tient aux limites de l histoire et de la fiction, irlandais cette fois. Eoin McNamee est né en 1961 à Kilkeel en Irlande du Nord. Il choisit dans tous ses romans de revenir sur des évènements réels récents, toujours sanglants, qu il retravaille à partir d archives, judiciaires notamment. Son premier roman, Resurrection Man, publié en 1994, déclencha de très vives réactions : il mettait en scène un des épisodes les plus noirs du Belfast des années 70, la campagne de meurtres de catholiques menée par un groupe de paramilitaires loyalistes, surnommés les bouchers de Shankill 15. L ouvrage suivant qui reprend un épisode de la guerre civile irlandaise, The Ultras, fut publié en 2004 s appuie également sur de nombreuses archives, restées lacunaires cependant. Un journaliste cherche à retracer vingt ans après les faits la vie d un personnage assez louche, Robert Nairac, membre de l armée britannique en mission spéciale en Irlande, sorte d agent double, qui finit par se faire tuer en 1977 par manque de précautions, apparemment par l IRA. La consultation rapide d Internet fait comprendre que ce personnage est hautement discuté encore aujourd hui 16. L un de ses meurtriers présumés fut arrêté début 2010, mettant dans l embarras les acteurs institutionnels de la campagne de réconciliation, qui a bien du mal à fonctionner en Irlande du Nord depuis les accords de paix de Ces deux romans de McNamee entretiennent un rapport spécifique à l archive, dans la mesure où ils s appuient de façon explicite sur des documents préexistants rendant compte des événements qu ils retracent. Ils mettent en fiction ce que Derrida nomme le principe archontique de 12 Davies s Impassioned Clay is itself a response to Unbridled Spirits. Unable to let go of the women s voices she had uncovered in her research, Davies describes the haunting novel produced in the following year, as the daughter of that history, a single narrative providing the wholeness lacking in the bleak stretches of the past. By stressing the spirit and the flesh respectively Davies s titles neatly indicate the differing foci of the two books, one recovering the past through disembodied words that survived the savagery of the brank, the other presenting the physical irruption of the past into the present in the form of a mutilated skeleton. Jeni Williams A face turns sharply out of shadow : voices, silences and history in Stevie Davies and Firenza Guidi, New Welsh Review n 8 vol XII/IV (Spring 00). 13 DAVIES S., Unbridled Spirits, p. 9 Sources may be mendacious or bias-riven. But a well-worn fragment may act as a sample, and some of the samples are so vivid that a living eye glistens through the rubble of time and stares straight into ours; a face turns sharply out of shadow. 14 Voir Vacarme 28 / 2004 Entretien avec Jeanne Favret Saada. Voir aussi «Être affecté», Gradhiva, 1990, n 8, p Ces textes de J. Favret Saada ont été rassemblés avec d autres sous le titre Désorceler, Paris, éd de L Olivier, Seuil, Le roman fut traduit en 1996 dans la collection «La Noire» de chez Gallimard, sous le titre Le trépasseur. 16 Voir la page de Wikipedia qui lui est consacrée. 17 Voir Cultures & Conflits n 40 (4/2000), p

67 l archive, celui du «commencement et du commandement», de la «consignation et de l autorité», et de la mise en cohérence des éléments 18. Ce que McNamee montre, en particulier dans The Ultras, c est l impossibilité de cette cohérence, de ce principe de rassemblement. Ici au contraire, les archives sont tronquées, truquées. Le mal d archive énoncé par Derrida, c est à dire la pulsion de mort qui défait la configuration idéale est la marque d une société et de sa représentation politique incapables de principe archontique. Il n est pas étonnant de le repérer en Irlande du Nord, où tout s apprécie en fonction de clivages binaires, nationalistes ou unionistes 19. Ce mal d archive obère la construction d un futur commun et condamne à la répétition mortifère de séparations figées. Ces pétrifications sont figurées chez McNamee par le recours à des codes d écriture contraints, ceux du thriller, du film noir et du gothique spécifiques de son style, qui créent des effets de vérité spectrale que McNamee revendique. «Quand les évènements se transforment en l histoire, leur vérité devient nébuleuse de toute façon» dira-t-il en parlant de The Blue Tango, un autre exemple de «faction» (mélange de fact et fiction) sorti en Dans ces romans, la visée de reconstitution du passé est déclarée impossible, au profit d une reconstruction culturelle qui dénonce l archive comme déjà manipulée et incomplète dans sa constitution ; cette vision noire de la transmission d une absence que l on pourrait qualifier de postmoderne, tant elle s appuie sur un jeu sur les codes et une écriture métafictionnelle affichés, semble se désintéresser totalement du futur. Dans The Ultras, le journaliste enquêteur meurt d alcoolisme à la fin du récit. McNamee dénonce ici le mal d archive nord irlandais ici, que l on peut retrouver dans tout régime dont la légitimité est fortement contestée. Comment penser le présent si l archive est morcelée, voire déchiquetée? Comment même penser le futur si tout processus cohérent d archivage est impossible? ce sont des questions qui se posent de façon aiguë aujourd hui à l Irlande du Nord dans le cadre du processus de réconciliation, mais qui sont communes à toute société humaine. La possibilité du futur, c est ce à quoi s attaque toute une école récente de fiction postapocalyptique, sur laquelle on conclura ce propos. «Le Monde des Livres» y a récemment consacré un dossier intitulé «une peur d avance» 21. Ces fictions devenues «mainstream» ont en commun de n évoquer qu une mémoire d après-cataclysme, véritable rupture dans la continuité historique du temps 22. Ce genre fictionnel met en place une nouvelle humanité, une post humanité peut-être, nourrie des avancées biotechniques de la fin du XX e siècle et du début du XXI e siècle. Ce qui est affiché, c est la représentation d une rupture radicale avec une conception de l homme héritée de Darwin, Marx et Freud. C est le triomphe absolu du mal d archive. Ces fictions inventent des sujets hybrides, mutants, tels les héros de Ishiguro, Will Self ou David Mitchell, des héros sans futur comme les androïdes de Blade Runner. Il n est pas indifférent que les philosophes s intéressent de près à ce genre de récits, comme l abondance de littérature critique sur la série des Matrix l a montré. Comme Freud l a toujours souligné, les oeuvres d imagination ont toujours une longueur d avance sur les autres productions de l esprit humain. C est pourquoi il faut se garder d en sous-estimer la valeur heuristique, qui fonde le plaisir esthétique qu elles procurent. 18 «La consignation tend à coordonner en un seul corpus, en un système ou une synchronie dans laquelle tous les éléments articulent l unité d une configuration idéale ; Dans une archive, il ne doit pas y avoir de dissociation absolue, d hétérogénéité ou de secret qui viendrait séparer, cloisonner. Le principe archontique de l archive est aussi un principe de consignation, c est à dire de rassemblement.» DERRIDA J., Mal d archive : une impression freudienne, Paris, Galilée, 1995, p Voir LEHNER S. The peace process as Arkhe-taintment? Glenn Patterson s That which was and EoinMcNamee s The Ultras, Irish Studies Review, Vol. 15, n 4, 2007, p "In many ways when things become history, the truth of them becomes fairly nebulous anyway." Eoin McName, on The Blue Tango, Belfast Telegraph, July 4, Cf. «Le Monde des livres» du 1 er octobre Voir à ce propos MACHINAL H., «Writing the Future : new perspectives? A study of David Mitchell's Cloud Atlas and Will Self's The Book of Dave» in New Trends in European Literature, Peter Lang, 2011.

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69 AL LIAMM : UN PRÉSENT INCERTAIN, UNE FUITE DANS L AVENIR, UNE RECONSTITUTION DU PASSÉ Yves MOUTON 1. Un présent incertain Au printemps 1946 paraissait le premier numéro d une revue en langue bretonne : Al Liamm qui signifie «le lien» en breton. Ce titre avait une valeur hautement symbolique. En effet, le but primordial de cette revue était d entretenir des contacts étroits et fraternels avec les autres pays celtiques dans le climat tendu de l après-guerre, de regrouper les bretonnants d obédience nationaliste et de poursuivre l oeuvre de Gwalarn, autre revue littéraire fondée par Roparz Hemon en 1925 : créer une littérature nationale bretonnante susceptible de rivaliser avec les autres littératures européenne. La thématique du temps est omniprésente dans cette oeuvre fondatrice. Le présent n est que cendres. Outre un paysage ravagé par la guerre, les Liammistes mettent en place leur revue parmi les débris du second Emsav breton. Certains de leurs aînés ayant collaboré avec l occupant leur laissent un héritage culturel entaché par leur attitude pendant la seconde guerre mondiale. En effet, en mai 1944 sortait le dernier numéro 165 de Gwalarn. En juin 1944, Roparz Hemon quitte Rennes et trouve refuge en Allemagne pour quelques mois. De retour en Bretagne, il est arrêté et emprisonné le 25 mai Le 31 mai 1946, il est relaxé et condamné à l indignité nationale. En 1947, il trouve refuge en Irlande à Dublin. Pour cette première génération de Liammistes, Gwalarn a joué un rôle didactique et de renaissance culturelle : Evidomp hag hon eus graet anaoudegezh ganti nebeut araok ar brezel ez eo bet ar gelaouenn un diskuliadur wirion. Ganti hon eus desket ur bern traoù n'hor boa ket desket er skol. Digoret he deus deomp bed al lennegezhioù estren war un dro gant hini lennegezh hor bro. Pour nous qui l avons découvert peu de temps avant la guerre, elle a été une véritable révélation; Nous avons appris, grâce à elle, beaucoup de choses qui nous n'avaient pas été enseignées à l école. Elle nous a fait découvrir les littératures étrangères et celle de notre pays 1. Un azginivelezh eo bet rak al lennegezh vrezhonek he deus kemmet ster ha doare adalek neuze, ur wir vleuñvadeg oberennoù a zo bet roet lusk dezhi gant ur spered broadel start ouzh o diazezañ. Ce fut une renaissance car la littérature bretonnante a changé de sens et de forme dès lors ; Ce fut une véritable floraison d'oeuvres animée par un esprit national fort à la base 2. Révélation, renaissance, floraison caractérisent donc cette période où Gwalarn joua le rôle d'une revue phare parmi les intellectuels bretonnants d'obédience nationaliste. À elle s oppose un présent terne et douloureux, un présent de désenchantement : N eus ket d'en em douellañ : mare Gwalarn a zo echu. An darvoudoù a zo bet re griz, o deus lazhet pe brevet re a dud, o deus lakaet re a gasoni er c'halonoù. Amzer Walarn, amzer ar stourm laouen, amzer ar gedern yaouank o doa baleet, gant Breiz Atao, war-du an trec'h, a zo echu. Daeroù a zeu en daoulagad- pa anavezomp bremañ yender an devezhioù du- o soñjal en amzer vurzhudus-se ma ouie paotred yaouank en em gannañ en ur c'hoarzhin, ha gouzañv en ur ganañ. Met echu eo. Deomp-ni eo bremañ, deomp, bugale an dic'hoanag, adsevel ar banniel hag adkregiñ er stourm. Ha, 'm eus aon, n'hon eus graet betek-hen nemet klask hon hent [...] 1 HUON R., «Gwalarn», Al Liamm n 170, mae-mezheven 1975, p HUON R., «Levezon ha spered Gwalarn», Al Liamm n 20, mae-mezheven 1950, p. 3.

70 Nous ne devons pas nous aveugler : le temps de Gwalarn est révolu. Les événements ont été trop cruels, ont tué ou brisé trop de personnes, ont mis trop de haine dans les coeurs. Le temps de Gwalarn, le temps de la lutte joyeuse, le temps des jeunes guerriers qui avaient marché avec Breiz Atao vers la victoire est fini. Les larmes viennent aux yeux puisque nous connaissons maintenant le froid des journées sombres en pensant à ce temps miraculeux où les jeunes gens savaient se battre en riant et souffrir en chantant. Mais, c est fini. C est à nous, nous autres enfants du désespoir, de relever le drapeau et de reprendre la lutte. Et, j en ai bien peur, nous n avons fait que chercher notre voie jusque là [...] 3. Un deuxième facteur affecte leur présent : l irrémédiable débretonnisation du monde rural qui était jusque-là le terreau naturel de la langue bretonne : «Le changement de langue qui s opère dans le pays à partir de 1950 n aurait jamais pu se réaliser sans le consentement au moins tacite des familles, et il a été préparé de longue date par tout un contexte qui lui est favorable : évolution économique et sociale [...] mais aussi évolution religieuse (déclin de la pratique religieuse et de l influence de l église, longtemps considérée comme le bastion de la langue bretonne), évolution des mentalités (désir d accéder au savoir; image négative de la langue bretonne perçue comme une langue inférieure, alors que le français est considéré comme une langue du progrès, de la civilisation, de la culture ; parfois rejet d une société jugée arriérée). Le poids de l environnement fut tel que, dans bien des cas, le breton fut cantonné à la famille, et le français à la vie sociale. Dans plusieurs familles nombreuses la transition d une langue à l autre s est faite imperceptiblement : les aînés étaient élevés en breton, les plus jeunes en français... 4» Suite à la disparition du second Emsav et à la déperdition de la langue bretonne, le présent devient oppressant pour le militant culturel appartenant à la mouvance Al Liamm. En fait, son présent ne lui appartient plus : il devient un présent militant dans lequel toute son existence doit être consacrée à la défense de la langue bretonne. Un présent presque monastique où il doit s'écarter des plaisirs de ce bas monde pour réaliser son idéal : Gortoz ar silvidigezh diouzh an amzer-da-zont a zo nac'h ar silvidigezh, a zo nac'h ar vuhez. An den a vev e gwirionez eo an hini a laka e vuhez leun e pep munutenn; a ro da bep munutenn un dalvoudegezh peurbadel ; a vev pep munutenn evel pa vije an hini diwezhañ en deus da vevañ... Emañ Breizh bremañ etre hon daouarn, o krenañ gant tommder ar vuhez, evel un durzhunell prest da zinijal. Petra hon eus graet hiziv, petra a reomp bremañ d'he dieubiñ? Daoust ha desket hon eus ur ger brezhonek d'ur bugel, pinvidikaet hor spered pe kreñvaet hor c'horf, roet d'ar stourm un nebeut gweneien? Daoust ha lakaet hon eus flammig ar vrogarantez da sevel en ur galon all? Ma n'hon eus ket graet, dilezomp diouzhtu an anv kaer a vroadelerien, ha beuzomp hon empenn hag hon dic'hoanag er plijadurioù dereat : ar gazetenn bemdeziek hag an abadenn sizhuniek er fiñvskeudenndi. Attendre le salut de l avenir est renier cet avenir, est renier la vie. Celui qui vit en vérité est celui qui a une existence pleine chaque minute ; qui donne à chaque minute une valeur éternelle ; qui vit chaque minute comme c'était la dernière qu il avait à vivre...le sort de la Bretagne est entre nos mains, tremblante et chaude de vie comme une tourterelle prête à s envoler. Qu avons-nous fait aujourd'hui? Que faisons-nous maintenant pour la libérer? Avons-nous appris un mot de breton à un enfant? Avons-nous enrichi notre esprit où affermi notre corps? Avons-nous donné un peu d argent pour le combat? Avons-nous fait naître l amour de la patrie dans un autre cœur? Si nous ne l avons pas fait, débarrassons-nous de ce nom clinquant de nationaliste et noyons notre esprit et notre désespoir dans les plaisirs convenables : celui du journal quotidien ou celui de la séance hebdomadaire au cinéma Un passé à reconstruire La lutte donne un sens au présent. Un présent militant qui se situe à contre courant de l histoire. Créer une littérature bretonne pour un peuple qui est en voie de francisation. Élever ses 3 DENEZ P., «hent hor barzhoniezh», Al Liamm, n 41, du-kerzu 1951, p ABALAIN H., Histoire de la langue bretonne. Les Universels Gisserot. 1995, p DENEZ P., «Stourm!». Al Liamm n 25, meurzh-ebrel 1951, p. 3.

71 enfants en breton à un moment donné de l'histoire où la majeure partie des enfants le sont en français. Mais donner une justification au présent implique aussi se repérer dans le passé; se constituer un patrimoine afin de légitimer son présent. Mais qu en était-il de ce patrimoine? Aux yeux des nationalistes bretons de l entre deux guerres et de ceux de l après-guerre, nourris d enseignement classique et de littérature européenne moderne, la littérature bretonne faisait figure de parent pauvre vis à vis de l Irlande ou du Pays de Galles. Ces deux pays jouissaient d'une littérature ancienne et reconnue enseignée dans les chaires européennes de celtique, ce qui n était pas le cas de la Bretagne. Soñjal a ran meur a wech e lennegeziou pinvidik hor breudeur Kelted tra-mor. Fentus eo klevout tud, evel m'em eus klevet, o lakaat lennegez Vreiz e-skoaz re Gembre hag Iwerzon : Mikael Morin e- skoaz Fionn ha Cuchulain; hor c'hoz skridachou kouezet diouz karr ar C'hallaoued e-skoaz danevellou kadarn ha barzonegou marzus ar Gelted koz; hor braoigou kouevr e-skoaz o braoigou aour. Perak en em douella? Perak en em dalla? Paour omp : bezomp kalonek a-walc'h da anzav hor paourantez. Souvent, je pense à la richesse des littératures de nos frères celtes d outre-manche. Qu il est hilarant d entendre certains comme j'ai pu le faire, mettant la littérature bretonne au même niveau que celle du Pays de Galles ou de l'irlande : Michel Morin 6 côte à côte avec Fionn 7 et Cuchulain 8 ; nos vieux récits d'écrivailleurs tombés de la charrette du français avec des récits héroïques et la poésie fantastique des Vieux Celtes ; nos colifichets de cuivre avec leurs bijoux d'or. Pourquoi se leurrer? Pourquoi s aveugler? Nous sommes pauvres : soyons assez courageux pour avouer notre indigence 9. Une des tâches fondamentales des écrivains bretonnants d avant et d après-guerre va être de traduire ces récits mythologiques celtes en breton afin de combler ce vide. C est ainsi que Fañch Elies-Abeozen 10 traduisit les «Mabinogion» dans Gwalarn entre 1925 et Roparz Hemon, de son côté, traduisit les mythes fondamentaux de l Irlande ou de l Écosse. Son oeuvre fut poursuivie par Arzel Even 11 et G.B. Kervezioù 12 qui entreprirent la traduction de «La bataille de Mag Tured» à partir du moyen-irlandais. De la même façon, il y eut un mouvement de ré-appropriation des romans arthuriens qui jetaient un pont entre les différents pays celtes à partir de textes anglais et français : les romans de Chrétien 13, les lais de Marie de France 14, et les contes de Chaucer 15. Réappropriation dans la mesure où la paternité de ces écrits reste confuse. Pour certains savants, notamment allemands (Zimmer 16 ) mais aussi gallois (T. Stephens 17 ou W.J. Gruffydd 18 ) ou même 6 Michel Morin : personnage imaginaire qui sait tout faire et mieux que les autres; le terme «Michel Morin» est même employé dans le créole de la Martinique dans le sens «d homme à tout faire»; à partir de ce personnage, l Académie de Troyes en fit un livre qui connut un succès fou : L'éloge funèbre suivi de la vengeance et du trépas funeste. Roman du XVI e faisant partie de la bibliothèque bleue, livres couverts d un papier bleu et gris sans titre qui furent largement diffusés par le colportage du XVI e au XIX e.. Ce sont des romans de chevalerie, de contes de fée... François Le Laë, originaire de Prad ar Coum, les traduisit en breton. 7 Fionn : Le cycle de Finn, appelé cycle ossianique, regroupe l ensemble des textes irlandais relatant les aventures des guerriers Fianna (Fenians) de Finn et de son fils Oisin. 8 Cuchulain : héros mythologique irlandais apparaissant dans les histoires du «Cycle d Ulster». Il était fils du dieu Lug et de Deichtine. 9 HEMON R. Eur breizad oc'h adkavout Breiz. Moulerez 4, STR. Ar C hastell, Brest, 1931, p Elies Fañch (Abeozen ) : romancier de langue bretonne, poète, journaliste. Une des figures de proue du mouvement «Gwalarn». 11 PIETTE J. (Even Arzel ) : linguiste, professeur de breton à Aberystwyth. 12 BERTHOU G. (Kerverzhioù ) : écrivain de langue bretonne ayant écrit dans «Al Liamm» et «Hor Yezh». 13 De Troyes Chrétien ( ) : écrivain du Moyen Âge considéré comme le premier grand romancier français ; sa source d'inspiration se trouve dans la matière de Bretagne. 14 Marie de France : poétesse médiévale célèbre pour ses lais qu'elle a rédigés en ancien français ; elle a vécu durant la seconde moitié du XII e en France, puis en Angleterre. Son oeuvre relève de l amour courtois puisé dans la matière de Bretagne. 15 CHAUCER Geoffrey ( ) : écrivain anglais, poète, philosophe, considéré comme le père de la littérature anglaise. 16 ZIMMER Heinrich ( ) : indianiste et celtologue allemand, premier professeur allemand de langue celtique à l université Friedrich Wilhelm de Berlin. 17 Stephens Thomas ( ) : originaire du sud du Pays de Galles, pharmacien. Critique littéraire connu pour avoir dénoncé certains mythes attachés à l'histoire galloise. Notamment celui de «Madoc» supposé avoir découvert

72 américain (R.S. Loomis 19 ), ils sont le fait de Bretons Armoricains ayant suivi Guillaume le Conquérant lors de son invasion de l'angleterre. D autres pensent au contraire (tels Joseph Loth 20 ou Jean Marx 21 ) qu ils sont l œuvre de Gallois ou de Cornouaillais et que la part des Bretons est insignifiante. Un autre écrit sert d ancrage dans le passé : les «Sketla Segrobani 22». Entre 1923 et 1925 furent publiés trois livres qui eurent un retentissement considérable dans le milieu breton nationaliste et dont les Liammistes furent les héritiers directs. Ces trois ouvrages furent signés à trois mains sous un sigle mystérieux de X3. Il s agissait en fait de Meven Mordiern 23, François Vallée 24 et Émile Ernault 25. Ici, la démarche est différente : les trois auteurs s ingénient à créer une cosmogonie celte à partir de maints ouvrages scientifiques étudiant l histoire antique des Celtes. Ce roman poursuit deux buts précis. Tout d abord, un dessein idéologique : il vise à donner aux Bretons un compte rendu de leurs origines afin de les guider vers leur avenir, de leur mettre sous les yeux l exemplarité de leurs ancêtres afin qu ils bâtissent la Celtie à venir à partir du modèle de la Celtie du passé. Enfin et surtout, c est le moyen de légitimer le travail de Vallée et Mordiern qui oeuvrent à créer des milliers de néologismes à partir du gallois, vieux breton... La troisième source mythique importante de référence est le «Barzaz Breiz». En effet, celui-ci renvoie l image d un peuple idyllique, acceptable dans la mesure où il n a pas renié sa tradition nationale ; acceptable puisqu il est le corps et l âme de cette patrie rebelle en accord avec l idéologie militante. 3. Un avenir hypothétique L action militante au présent n a de valeur que si elle tend vers un but ultime. À partir des années soixante réapparaît la volonté de création d un État breton. Toute action culturelle ou politique se justifie par le fondement de cet État : An emsav sevenadurel...en deus embannet gwir pobl Vreizh da ren he sevenadur, ha prientet en deus danvez ar sevenadur-se. An emsav armezhel en deus diazezet gwir pobl Vreizh da verañ he madoù, ha prientet en deus tresoù bras armerzh ar riez vrezhon... Frouezh o zrevelloù a yelo d'ober danvez ar Stad da zont. Dre-se e rank an aozadur rakstadel kenderc'hel gant an holl strivoù renet araozañ gant an emsavioù darnel; e gefridi zo o c'henurzhiañ en ur framm hollel a zeuy da vezañ framm ar Stad. L Emsav culturel a proclamé le droit du peuple breton d être maître de sa culture et a fourni la matière même de cette culture. L'Emsav économique a proclamé le droit du peuple breton de gérer ses biens et a préparé les grands desseins de l'économie de la nation bretonne [...] Le fruit de leur labeur constituera le fondement de l État à venir. L'organisation pré-étatique donc doit poursuivre l Amérique trois siècles avant Christophe Colomb. Il est reconnu pour son objectivité à une période où ses contemporains avaient une vision romantique et mythique du Pays de Galles. 18 GRUFFUDD William John ( ) : professeur à l université de Cardiff, poète, politicien, spécialiste de la culture celte. 19 LOOMIS Roger Sherman ( ) : professeur d'université d origine américaine, médiéviste et spécialiste des romans arthuriens. 20 LOTH Joseph ( ) : linguiste et historien français. Nommé en 1883 à la Faculté des Lettres de Rennes où il enseigna les langues celtiques. Nommé professeur au Collège de France en Il a traduit notamment les «Mabigoni» en français. 21 MAX Jean. Chercheur ; il a notamment écrit «La légende arthurienne et le Graal», Paris, PUF, Réédition Slatkine, X 3, kenta levrenn, Dis Atir-Teutatis, Sant-Brieg, moulet e ti René Prudhomme, mouler an eskopti, Eil kevrenn trede levr: Lugus, Pevare kevrenn, Taranis-Esus, MORDIERN Meven (Le Roux René ). Originaire de Vendôme ; auteur de Notennoù diwar-benn ar Gelted kozh, et co-auteur des Sketla Segobrani. 24 VALLEE François ( ) : linguiste spécialiste de la langue bretonne. Son oeuvre principale fut le Grand dictionnaire franco-breton rédigé avec l aide de René Le Roux (Meven Mordiern) et Émile Ernault en ERNAULT Émile ( ) : linguiste s étant intéressé au breton et moyen breton, poète, membre du «Gorsedd» de Bretagne. En 1908, avec François Vallée, il crée «L Entente des Écrivains Bretons» proposant une orthographe commune à partir de celle du Léon.

73 les efforts fournis par chaque composante de l Emsav; sa mission est de coordonner au sein d'une structure qui deviendra la structure même de l État 26. Cette perspective permet de donner une continuité logique à l histoire de l Emsav. Gwalarn mit en place une littérature digne de ce nom : Eus 1925 da 1950 e voe pal an Emsav brezhonek krouiñ ul lennegezh arnevez. Ar gelaouenn Gwalarn diazezet ha renet gant Roparz Hemon a luskas war-du ar pal-se hag en diraezas. Diazezet e voe war ul lennegezh diles; bev-buhezek eo hiziv en-dro d'ar gelaouenn Al Liamm a gemeras lec'h Gwalarn e De 1925 à 1950, le but de l Emsav de langue bretonne fut de créer une littérature moderne. La revue Gwalarn établie et dirigée par Roparz Hemon 27 se fixa cet objectif et l atteignit. Elle eut pour base une littérature authentique ; elle est de nouveau bien vivante avec la revue Al Liamm qui prit la place de Gwalarn en À partir de 1950, l idée de la création d un État breton s esquisse : la littérature se met alors au service d un projet politique et social : A-c houde 1950 e kemer an Emsav brezhonek ur pal kevredigezhel ha politikel. Ur pal kevredigezhel : stummañ emsaverion a vo sternioù ar gevredigezh vrezhon arnevez, hag amañ e ranker menegiñ S.A.D.E.D. a ro e brezhoneg d e skolidi diazezoù un deskadurezh o klotañ ouzh ar bed a-vremañ. Ur pal politikel, a zo savidigezh ar Stad Vrezhon. Après 1950, L Emsav a un but social et politique. Un but social : former des militants qui seront les cadres de la société bretonne moderne, et ici nous devons citer la S.A.D.E.D. qui donne en breton à ses élèves les bases d un enseignement adapté au monde actuel. Un but politique qui est l établissement d un État Breton Le temps sacralisé Dans une région où la religion chrétienne est omniprésente, les membres d Al Liamm étaient fortement influencés par celle-ci. Souvent, les éditoriaux de la revue revêtent un ton de prédication. L avènement du «temps militant» est lui-même imprégné de connotation religieuse. L après-guerre qui fut qualifié de «traversée du désert» équivaut à la «chute» dans la Bible. Le présent sous pression des Liammistes est le temps du labeur et de la douleur comme Adam et ses descendants peuplèrent la terre après avoir été chassés du paradis et durent gagner leur pain à la sueur de leur front. L ère de Gwalarn est le temps sacralisé, l intemporel de l Eden, de la pure création et de la joie où tout était possible. La chute en elle-même n est pas une malédiction car les descendants de Gwalarn récolteront un jour le fruit de leur labeur et redonneront à leurs enfants l espoir comme les descendants d Adam retrouveront la Jérusalem céleste s ils vouent leur existence au divin : Mard eus ur baradoz kollet e Breizh, ez eo Gwalarn, met evel hini ar Bibl ne glozas ket hep promesa. Gwalarn zo an Eden ma teraou hon istor. Paouezet hon eus a soñjal en amzer vurzhudusse, met bemdez e labouromp da reiñ korf d'un amzer na burzhudus na paradozel, a zo avat danvez ar bromesa...daoust ma voe fin da Walarn dre an hevelep darvoudoù ha da Vreiz Atao, ne c'haller ket lavarout ez echuas fall na zoken ez echuas; klozañ a reas hag al lodenn vurzhudusañ ac'hanomp eo hiziv. Dav eo dezhi klozañ evit m'he sammfent ganimp da gemer an hent d'hon tro hep mui damant da hual ebet, evit ma paouezfemp a vezañ bugale an dic'hoanag da vezañ tadoù ar goanag. S il y a eu un paradis perdu en Bretagne, c est celui de Gwalarn ; mais comme celui de la Bible, il ne se termina pas sans promesse. Gwalarn est l Éden où commence notre histoire. Nous avons cessé de penser à ce temps miraculeux, mais nous travaillons quotidiennement pour donner corps à un 26 BODMAEL G. «Ar gelaouenn Emsav», Al Liamm n 123, gouhere-eost 1967, p Hemon ROPARZ (Nemo Louis ) : professeur d anglais à Brest, puis de breton à Dublin après la seconde guerre mondiale. Dramaturge, poète, romancier, grammairien de langue bretonne. Créateur de la revue «Gwalarn» et chef de file du mouvement culturel d'obédience nationaliste. 28 ABANNA G.E., «Ur gefridi bolitikel : diorren ar yezh resis»., Al Liamm n 124, gwengolo-here 1967, p Ibidem, p. 437.

74 temps ni miraculeux ni paradisiaque...bien que la fin de Gwalarn et de Breiz Atao eurent lieu suite aux mêmes circonstances, on ne peut pas dire qu elle se termina mal ou même qu elle se termina ; simplement, elle s acheva et nous vivons actuellement sa suite miraculeuse. Elle doit se terminer pour que nous prenions sa suite sans craindre la moindre entrave, pour que nous cessions d être les enfants du désespoir pour devenir les pères de l espoir 30.» 30 ABANNA G.E., «Ar paradozioù kollet». Al Liamm n 142, gwengolo-here 1970, p

75 Deuxième partie Fétichiser le passé

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77 POURQUOI FAUT-IL SAUVER VENISE DES EAUX? POURQUOI FAUT-IL RENDRE AU MONT-SAINT-MICHEL SON INSULARITÉ? PANSER LE PASSÉ COMME UN PRÉSENT POUR DEMAIN Lionel PRIGENT Venise perdue et conquise Ayant vu ses treize siècles de liberté, disparaît Comme une herbe marine Dans les flots d où elle était sortie. Lord Byron, Les Chevaux de Saint-Marc Introduction Les informations de la presse quotidienne reprennent souvent, à intervalles réguliers, des nouvelles qui n en sont plus vraiment. Le jargon des journalistes les qualifie de «marronniers», parmi lesquels se trouve l acqua alta. Ce phénomène de marée recouvre régulièrement d eau la ville de Venise. Une telle régularité devrait être devenue une sorte de routine climatique. Cependant, le sujet est assez sensible pour être évoqué dans les principaux journaux européens, que ce soit Le Monde (5 décembre 2010), Le Figaro (3 décembre 2010), ou bien encore La Libre Belgique (1 er décembre 2010). Il est vrai que les images sont suffisamment impressionnantes. Venise, fondée sur des pieux de bois au milieu d une lagune, subit les effets de l élévation du niveau de la mer. Chaque année, entre l automne et le printemps, la cité est en effet inondée par les hautes eaux, qui sont la conjugaison d effets astronomiques et météorologiques. Si le problème est ancien et récurrent, sa fréquence s accélère sous l effet conjugué de l érosion et l élévation du niveau de la mer. Au cours du XX e siècle, Venise s est ainsi enfoncé d une vingtaine de centimètres 1. Mais dans quelques années, si tout va bien, ces images ne devraient plus être qu un mauvais souvenir. Des travaux sont menés, après une trentaine d années d études, dans l objectif d écarter la menace. Au début des années 1980, le gouvernement italien a décidé d isoler la lagune de la mer Adriatique lors des hautes marées. Baptisé MOSE (Moïse en français), le projet prévoit un ensemble de 78 gigantesques portes d acier mobiles formant une barrière de 1,6 kilomètres de longueur totale lorsqu elles sont fermées 2. En temps normal, les portes sont au fond de l eau. Elles ne se lèvent que lorsque surviennent des marées supérieures à 110 cm. Si le dispositif est ingénieux, la conception des portes et des mécanismes est volontairement rustique : acier ( tonnes), peinture anticorrosion et antialgues, utilisation du principe d Archimède. La mise en service est prévue pour 2014 et les portes ont une durée de vie estimée de 100 ans 3. Nous n allons pas nous attarder davantage sur les caractéristiques techniques du programme. Ce n est pas ici le propos. En de nombreux endroits, les sites, les ouvrages et les docu- 1 GOUYON, Jean-Baptiste, «Une ligne Maginot pour sauver Venise», La Recherche, n 360, 2003, p Consulté en ligne le 27 juin URL : < 2 BAUMANN, Olivier, «un barrage mobile pour sauver Venise des eaux», Le Moniteur, 2010, 10 septembre 2010, p Anonyme, «Mont-Saint-Michel : le budget ensablé», Le Moniteur, 25 janvier 2006.

78 mentations diverses donnent informations et précisions qui éclairent sur les extraordinaires défis techniques que constituent ces opérations. L exploit supposé ne doit cependant pas faire oublier le sens initial du projet qui est de préserver les palais de la Sérénissime de la montée des eaux. Plus près de nous, entre Bretagne et Normandie, c est la terre qui menace le Mont-Saint- Michel. Les prés salés gagnent vers l îlot au point que son caractère insulaire semble menacé. Selon les prévisions, sans intervention, l encerclement complet de l îlot pourrait intervenir dans moins d un demi-siècle 4. Là encore, le phénomène est naturel : l écrin dans lequel se trouve le Mont- Saint-Michel est une baie qui a vocation à s ensabler. Mais le phénomène a largement été renforcé par les nombreuses interventions humaines : - construction d une digue-route en 1879, - poldérisation jusqu aux années 1939, - mise en place de parkings aux pieds des remparts en construction d un barrage sur le Couesnon en 1969, etc. Il a fallu plus de trente ans d étude avant de parvenir à la mise en travaux : l objectif n est pas moins que de rétablir le caractère maritime en assurant que le Mont soit entouré d eau à chaque marée pendant une moitié de l année 5. Pour y parvenir, un nouveau barrage sur le Couesnon a été édifié il y a un an. Il permet de prolonger les effets de la marée descendante pour repousser les sédiments. La digue-route qui rejoint l îlot va être détruite ainsi que les zones de stationnement qui la jouxtent. Les véhicules seront désormais rassemblés 2 kilomètres plus avant sur les polders. Et une passerelle en forme de virgule doit relier le continent à l îlot. Les spectateurs pourront contempler le Mont entouré d eau à chaque marée pendant une moitié de l année. L insularité du Mont sera ainsi protégée dans ce cadre réinventé 6. Dans les deux cas, les chantiers ont fait l objet d une grande publicité, au travers de tous les médias existants : presse généraliste ou spécialisée, quotidienne et magazine, télévision, radio, ouvrages savants ou guides touristiques. Des sites internet sont créés pour l occasion et, sur place, l information est accompagnée d une exposition destinée à raviver l intérêt des touristes. Ces deux projets ont d autres points communs : - le registre utilisé pour les décrire est celui d une menace de leur pérennité 7 (Benhamou, 2010) ; - l intervention humaine y est très ancienne et souvent contradictoire 8 (Paris, 1998) ; - de nombreuses et longues études ont été nécessaires avant d élaborer une solution technique qui se caractérise par sa grande ampleur ; - dans les deux cas, il y a une sorte de volonté prométhéenne de détourner le dessein de la nature tout en affirmant une volonté de réconciliation avec l environnement ; - les coûts annoncés pour ces opérations sont supportés, pour la grosse partie, par des pouvoirs publics : - de 3,5 à 8 milliards d euros pour le projet Mose ; le financement est promis dans son intégralité par l État italien ; - de 160 à 300 millions d euros pour l opération de rétablissement du caractère maritime du Mont-Saint-Michel ; outre l État, la Basse-Normandie et la Bretagne, la Manche et l Ille-et-Vilaine, deux agences de l eau (Seine-Normandie et Loire Bretagne) Mais la variation de ces estimations, d une source à l autre tend à montrer que la question budgétaire n est finalement pas la plus importante. Peut-être faut-il interroger aussi la nature de ces deux témoins de notre histoire : 4 Mission Mont-Saint-Michel, «Étude hydrosédimentaire», La Baie, SEGUIN J.-F., Mont Saint-Michel, La Reconquête D'un Site, Paris, Éditions du Cherche-midi, Anonyme, 2006, op. cit. 7 BENHAMOU, Fr., «L'inscription au Patrimoine mondial de l'humanité : la force d'un langage à l appui d une promesse de développement», Revue Tiers Monde, 2010, p PARIS, Fr., «Le Mont-Saint-Michel Sauvé Des Sables», Mer Et Littoral, 1998, p

79 - ce sont deux sites patrimoniaux majeurs qui appartiennent, parmi seulement 900 autres, à la prestigieuse liste du patrimoine mondial sous l égide de l UNESCO ; - ils se doublent de destinations touristiques exceptionnelles mesurées en millions (21 millions de visiteurs pour Venise, 3 millions pour le Mont-Saint-Michel) ; - enfin, alors que les sommes en jeu sont importantes, même si elles restent raisonnables, que les problèmes techniques demeurent considérables, que les choix économiques pourraient trouver d autres priorités, les programmes sont décidés par des pouvoirs publics qui ne peuvent guère en attendre de bénéfice direct. Et ils sont approuvés par le plus grand nombre, dans un consensus quasiment sans faille : - ainsi, 80 % des participants aux enquêtes publiques menées en 2002 approuvaient le projet du Mont-Saint-Michel ; et 13 des 14 enquêtes ont reçu un avis favorable 9 (Mont-Saint-Michel.org, 2002, Anonyme, 2002) ; L engouement est manifeste mais ne suffit pas à éclairer toutes les motivations de ces projets. Pourquoi faut-il sauver Venise des eaux ou le Mont-Saint-Michel de l ensablement? Les possibilités de controverse sur un tel sujet ne manquent pas. Leurs évitements impliquent de trouver un arbitrage sur la place de la nature à la fois revendiquée et dépassée. Mais il faut aussi envisager le bon équilibre entre les mises en valeur économique et la conservation, autrement dit entre exploitation et sanctuarisation, démarches souvent hâtivement résumées par le développement d un tourisme de masse, dans le premier cas, et la préservation d un héritage culturel et d une authenticité par une sévère protection, dans le second cas 10. Tant pour l exemple de Venise que pour celui du Mont-Saint-Michel, il devient essentiel d interroger les raisons qui conduisent à un apparent mais fragile consensus pour passer à l action. On pourra objecter qu il a fallu 30 ans avant de parvenir à agir 11. Mais pour nos deux exemples, il n y a pas eu de remise en cause du bien-fondé des objectifs poursuivis. Tout au plus, peut-on discuter du comment. Ainsi, lorsque le président du Conseil régional de Bretagne émet des réserves sur le projet du Mont-Saint-Michel, cela concerne le point de départ des navettes, soit un problème de quelques centaines de mètres (Ouest-France, le 25 juin 2011). Les deux exemples retenus apparaissaient emblématiques. Mais il y en a d autres, beaucoup d autres, qui ont marqué ces dernières décennies au point de pouvoir considérer qu ils font système : Abou-Simbel, le temple d Angkor, ou bien la citadelle de Bam pour quelques exemples internationaux ; le pont du Gard, la galerie des Glaces et le château de Versailles, les châteaux de la Loire Dans tous les cas, ces patrimoines historiques ont fait régulièrement l objet de travaux importants et leurs chantiers ont été très fortement médiatisés. 1. La gestion patrimoniale Une rapide analyse économique pourrait étudier les actions de sauvegarde des patrimoines comme des choix rationnels en vue d une rentabilité : nous pourrions interpréter simplement les exemples comme un investissement pour obtenir la réalisation de bénéfices, principalement touristiques. Mais cette explication, sans être à négliger, paraît insuffisante. Les fonds investis étant principalement publics, le retour d investissement est peu probable et sans doute capté par d autres acteurs. Il faut donc prolonger l analyse, d une part en revenant à la notion de patrimoine, d autre part, en introduisant une approche dynamique au développement touristique. Le concept de patrimoine historique recouvre une multitude de situations, tant par la diversité des biens considérés que par leur taille, leur utilisation, leurs propriétaires Certains critères ont 9 Mission Mont-Saint-Michel, La Saison Des Enquêtes Publiques», La Baie, GREFFE X., La gestion du patrimoine culturel, Paris, Anthropos, Économica, 1999 ; MAUREL Ch., «L'Unesco, entre abolition et préservation des frontières culturelles», Hypothèses, 2010, p SEGUIN J.-F., Mont Saint-Michel, op. cit.

80 été définis pour faciliter la désignation du concept. Nous les empruntons ici à Françoise Choay, Cousin et Bourdin 12 : - l identité, - l exemplarité - l historicité - la beauté Ces critères sont mobilisés par différents acteurs au cours du processus de patrimonialisation : par exemple, ceux du monde savant, mais aussi la classe politique, impliquée dans la communication. Le patrimoine est devenu un atout essentiel dans les stratégies de développement de nombreux territoires 13 : - actif préservé mais en même temps, instrument mercantile ; - témoin d une identité et d une culture, et support d une activité de service, - résultat d un processus car le patrimoine n existe pas a priori Le patrimoine est donc sans cesse soumis à une ambivalence Les attractions patrimoniales Le développement du concept, qui confine parfois au complexe de Noé 14, s est accompagné d un autre phénomène dynamique : la nécessité de classer, d identifier, de distinguer. Sur la base d une expertise qui cherche un caractère irréfutable, ces classements offrent une lisibilité et une reconnaissance supplémentaire à quelques monuments qui deviennent, dès lors, incontournables : des «attractions patrimoniales». Elles se caractérisent par des éléments monumentaux anciens, reconnus tant par les avis experts des spécialistes que par le public. Leur fréquentation est souvent très importante et, en principe, relativement stable et compte une forte proportion des visiteurs d origine internationale. Le plus souvent, les opérateurs touristiques ont inscrit les visites à leur catalogue et affrètent des autobus tout au long de l année La liste la plus connue de ces attractions patrimoniales est aujourd hui celle de l UNESCO. L organisation internationale a dessiné une sorte de dénominateur commun d un patrimoine mondialisé, qui est notamment basé sur l unicité et la rareté, mais aussi, et par prolongement, sur l hypothèse d une possible menace de destruction ou de détérioration, par l usure du temps, par des violences politiques ou, comme à Venise et au Mont-Saint-Michel, par l action conjointe d une nature hostile et de pratiques humaines néfastes 15. En effet, la disparition d un site classé est une perte irrémédiable pour la collectivité. Cette irréversibilité est fondamentale car elle est susceptible de légitimer une décision publique nationale ou internationale, pour empêcher des usages, des transformations, et, a fortiori, des destructions Une marchandise à valoriser Mais le patrimoine n est pas seulement entendu comme un concept scientifique. Puisqu un objet devient patrimoine sous l effet d une convention, cette dernière lui fait perdre ou largement modifier sa valeur d usage pour lui affecter, à la place ou en plus, une valeur patrimoniale qui pourra comprendre une dimension esthétique, une dimension historique, une dimension scientifique, enfin une dimension symbolique 16 (Cousin, 2010). Ces valeurs ne coïncident pas nécessairement entre elles, mais elles construisent néanmoins une référence commune. Pratiquement, en termes 12 CHOAY Fr., L'allégorie du patrimoine, Paris, Éditions du Seuil, 1992, 278 p. ; BOURDIN A., Le Patrimoine Réinventé, Paris, Presses universitaires de France, 1984 ; COUSIN S., «L'identité au miroir du tourisme. Usages et enjeux des politiques de tourisme culturel», thèse en anthropologie sociale et ethnologie, EHESS, Halshs.Archives-Ouvertes.Fr, BENHAMOU, Fr., art. cit. ; VIVANT E., «L'Instrumentalisation de la culture dans les politiques urbaines : un modèle d'action transposable?», Espaces Et Sociétés, vol 4, n 131, 2007, p ; FRANÇOIS H., HIRCZAK M. et SENIL N., «Territoire et patrimoine : la co-construction d'une dynamique et de ses ressources», Revue d'économie régionale & urbaine, n 5, 2006, p CHOAY Fr., op. cit. 15 MAUREL Ch., «L'histoire de l Humanité de l UNESCO ( )», Revue d'histoire Des Sciences Humaines, 2010, p COUSIN, Saskia, «De l'unesco aux villages de Touraine : les enjeux politiques, institutionnels et identitaires du tourisme culturel», Autrepart, 4 (2010), p

81 économiques, le patrimoine présente donc une valeur d usage qui se mesure par le service direct qu il peut proposer. Il a aussi une valeur d option, qui se définit par ce que le non-utilisateur est disposé à payer pour conserver une opportunité future de consommation du service. Enfin, des valeurs d existence sont associées au patrimoine. Les non-visiteurs, même sans perspective de visite, reconnaissent l importance du monument et se disent prêts à contribuer à son entretien. Valeurs d option et valeurs d existence conduisent donc à faire l hypothèse d un «concernement collectif», qui possède par ailleurs un caractère intergénérationnel. Et c est cette pluralité des dimensions qui justifie l effort de tous pour la protection du patrimoine 17. Xavier Greffe, qui est un des économistes français spécialistes de ce sujet patrimonial, indique ainsi : «Pour qu il y ait patrimonialisation, il ne suffit généralement pas que l héritage ciblé ait acquis du sens pour un groupe, une collectivité et qu il y ait une légitimation scientifique par les spécialistes du patrimoine : il faut également que l objet patrimonial puisse acquérir une valeur économique». La valeur économique de l objet importe autant que la valeur symbolique. Autrement dit, il faut que les sites touristiques, mais aussi les images qui leurs sont associées, deviennent sources de valeur : la condition d accomplissement des actifs patrimoniaux est qu ils peuvent offrir des produits et des services à échanger. Cependant, à la différence de nombre d autres biens économiques, cette exploitation ne saurait détruire le bien, qui doit être transmis. En résumé, le patrimoine entretient un rapport paradoxal à l économie : - d un côté, il est courant de mettre en valeur le patrimoine ; - de l autre, les utilisateurs et les propriétaires du patrimoine co-produisent un déni des caractéristiques marchandes et une «relation enchantée au monde social». En guise d illustration, les opérateurs du tourisme ont bien compris que leur argument de vente reposait moins sur les services marchands qu ils ne manquent pas de proposer néanmoins, que sur le pouvoir de Merveilleux d un site qui exerce la magie de son exceptionnelle existence, sa singularité, sur un public avide d être conquis parce qu il signifie, de la sorte, ne pas céder au «désenchantement du monde 18». L attrait pour le patrimoine a nourri une activité économique importante qui s appuie principalement sur l activité touristique. De nombreux territoires ont appuyé une part de leur projet économique sur les perspectives de recettes, ce que nous pourrions qualifier un opportunisme touristique. 2. L opportunisme touristique Premier secteur d activités mondial, l industrie touristique et de loisirs est désormais considéré comme un des principaux vecteurs de croissance, non seulement par les grands organismes internationaux (au premier rang desquels l Organisation des Nations unies, l UNESCO et l Organisation mondiale du tourisme), mais aussi par un grand nombre de gouvernements ou d élus locaux. À l échelle mondiale, le tourisme fait une progression extraordinaire. Les quelques dizaines de milliers de visiteurs des années 1950 sont devenus 900 millions aujourd hui. Et les prévisions attendues estiment à 1,6 milliards les touristes de Et beaucoup voient dans cette activité l hypothèse d un nouveau cercle vertueux qui pourrait concilier à l infini croissance, développement, respect de l environnement et des cultures. Comme les pratiques touristiques reposent principalement sur les milieux et les patrimoines naturels et culturels, leur préservation est la meilleure garantie de la poursuite de cette industrie : personne ne pourrait imaginer tuer la poule aux œufs d or. 17 GREFFE, Xavier, La valorisation économique du patrimoine : la demande et l offre de monuments, Paris, Anthropos, Économica, REAU B. et POUPEAU F., «L'enchantement Du Monde Touristique», Actes De La Recherche en Sciences Sociales, 5 (2007), p Conseil national du tourisme, Le Poids Économique Et Social Du Tourisme (Paris, Ministère de l'économie, des finances et de l'industrie, 17 Novembre 2010), 137 p.

82 Le modèle est séduisant par la cohérence globale qu il suppose. Étant donné la croissance attendue du nombre de touristes, il y aurait de la place pour tout le monde dans ce marché prometteur! Mais peut-être y a-t-il aussi des limites que nombre d acteurs s échinent à ne pas voir. Les opérations de mise en tourisme conduisent à des stratégies qui sont régulièrement semblables. Dans un premier temps, il s agit de produire des services disponibles de façon comparable : - magasins qui vendent souvenirs, cartes postales ou objets de pacotille ; - restaurants ; - centres de divertissements ; - casinos et boîtes de nuit Ces activités sont le lot de tout site touristique majeur. Le Mont-Saint-Michel n y échappe pas. Les coquilles Saint-Jacques en plastique, les porte-clés et autres supports à crayons, envahissent les étalages des magasins de souvenirs. La mère Poulard, soixante-dix ans après sa disparition, est devenue une marque commerciale déclinée en plusieurs hôtels et restaurants, mais aussi en boîtes de biscuits. Les services sont relativement homogènes et comparables. Ils utilisent essentiellement du capital reproductible et du travail pour produire leurs services. À Venise, les mêmes objets, à peine adaptés, occupent les étales, auprès de quelques verreries de Murano. Toutes ces infrastructures commerciales, rencontrées de nombreux lieux, parfois à l identique trouvent les modèles les plus achevés à Las Vegas, à Dysneyland, ou dans un genre plus récent, à Dubaï. On est bien loin ici du patrimoine que nous définissions il y a quelques instants. Le développement de ces activités implique l acceptation d un contexte de concurrence, des stratégies de marketing, une amélioration des services, des visites et de l accueil. Dans le cas des attractions patrimoniales, la dimension historique et la réputation qui en découle sont des raisons supplémentaires d attractivité. Le label, qui permet d objectiver une offre touristique est un signal fort. Il donne la possibilité de réduire le champ d exercice de la concurrence. L affirmation et la protection de la singularité qui est inscrite dans l attraction patrimoniale protègent les positions acquises sur le marché touristiques et garantissent chaque année un plein lot de visiteurs 20. L organisation mondiale du tourisme observe ainsi une polarisation des intérêts (des médias, des guides, des visiteurs) sur les sites du patrimoine mondial de l UNESCO. Quand un site est désigné sur la liste, les guides de voyage le recommandent plus fortement. L archipel des Galápagos a vu sa fréquentation tripler après son inscription sur la liste du patrimoine mondial. Si la Convention du patrimoine mondial en 1972 ne faisait pas même référence au tourisme, c est devenu aujourd hui la première fonction de la moitié des sites classés par l UNESCO 21. Cependant, cela n est pas une garantie définitive et n empêche pas une érosion des fréquentations, sous le coup des concurrences. La rente de situation peut laisser l objet patrimonial devenir un produit démodé. Ainsi, dans un contexte pourtant favorable, le Mont-Saint-Michel voit-il sa fréquentation stagner autour de 3 millions de visiteurs. Par ailleurs, l augmentation du nombre de labels et du nombre de sites labellisés, la multiplication des mêmes stratégies à l échelle de la planète ont réduit l efficacité du signal et ont conduit à une nouvelle forme de banalisation et d uniformisation. La concurrence s exacerbe, tant par l usage des nouveaux médias que par une plus grande facilité de déplacement et par l attrait de la nouveauté. La fréquentation est aujourd hui mieux partagée. Même si les destinations traditionnelles restent privilégiées, le tourisme s est mondialisé. En 1968, les quinze premières destinations captaient les trois quarts des arrivées. Elles ne représentent qu un peu plus de la moitié (56 %) en 2008 selon l organisation mondiale du tourisme KARPIK L., L'économie des singularités, Paris, Gallimard, MAUREL Ch., «L Unesco», art. cit. ; COUSIN S. et MARTINEAU J.-L., «Le festival, le bois sacré et l'unesco. Logiques politiques du tourisme culturel à Osogbo (Nigéria)», Cahiers d'études Africaines, 2009/1-2, , p Conseil national du tourisme, Le poids économique et social du tourisme (Paris: Ministère de l'économie, des finances et de l'industrie, 17 Novembre 2010).

83 Dans cette course aux touristes, les besoins culturels et récréatifs de la population résidente sont secondaires. L enjeu prioritaire est d attirer investisseurs, consommateurs, touristes ou nouveaux résidents. Les décideurs locaux tentent de renforcer la valeur d échange du territoire. Cette nécessité d augmenter la valeur s inscrit pleinement dans la compétition territoriale. Et la valorisation passe notamment par la production et le réaménagement d équipements susceptibles d accroître la capacité d un territoire à polariser des flux de personnes, de biens ou d informations. Le problème qui se pose alors est celui du rapport entre ce patrimoine devenu une source de marchandise et l expérience du touriste. L industrie touristique aurait ainsi transformé la planète en une multitude de lieux dépaysants qui tendent à se conformer à des archétypes : «Susciter un besoin et offrir le produit est une des recettes de base du capitalisme 23». Le raisonnement économique que nous utilisons est, la plupart du temps statique et en recherche de l équilibre. On a tort. Le patrimoine est un objet dynamique, qui évolue au gré de la connaissance, des découvertes, mais aussi des évolutions sociales. Il ne faudrait plus envisager la gestion de ce patrimoine seulement comme s il s agissait d un stock de biens mais d abord comme si l on considérait un flux de services et de besoins satisfaits grâce au bien patrimonial. Le flux évolue sans cesse, dans un monde lui-même en mouvement Lorsqu une attraction patrimoniale vient à maturité et lorsque sa fréquentation paraît fléchir, une réaction est attendue par les commerçants, les propriétaires de biens, les touristes dans leur majorité (présents et futurs) pour maintenir l image et l attractivité du site. Une nouvelle intervention permet de relancer l attention du public et de maintenir la différenciation. De telles dispositions ne peuvent concerner que quelques biens singuliers dont le prestige établi consacre la hiérarchie par rapport à tous les autres sites touristiques. Du côté de l offre de services touristiques, le coût de l opération est souvent considéré comme un investissement, à la fois gage de sérieux et promesse de recettes pour toute la région. Dès lors, le bilan financier peut même être négatif tant que la fréquentation touristique est maintenue. Du côté de la demande, le besoin de divertissement se complète par une recherche de l authenticité dans un décor majestueux, et par un ensemble d animations dont certaines visent, bien entendu, à faciliter l interprétation et la compréhension du monument. La conservation du décor n en reste pas moins un argument principal des opérateurs touristiques. Ainsi, nombre de visiteurs du Mont attendent-ils de voir la mer entourer l îlot. Les cartes postales habilement maquillées confortent cette représentation. Cependant, cette image du site est le produit de son époque ; elle est soumise aux interprétations d une histoire mouvementée, comme d autres représentations. Le consensus apparaît dans le choix des images qui sont véhiculées par les diverses instances nationales et internationales. L image qui est produite reflète celle qui est demandée À moins que ce ne soit l inverse. Protéger et transmettre. Exploiter et mettre en marché Respecter la nature et la soumettre à l ingéniosité de l esprit humain Finalement, l attractivité patrimoniale a cette propriété de savoir concilier des postures en principe contradictoires. Conclusion Le consensus est en premier lieu celui des acteurs qui ont à accompagner un projet qu ils jugent le plus souvent comme exceptionnel. Leurs intérêts et leurs pratiques les destinent pourtant à tenir des postures incompatibles. Tandis que les visiteurs ont exprimé leur approbation, les experts ingénieurs mettent en œuvre un prototype technique dans une gestion de crise. Les historiens, gardiens de l objet patrimonial, doivent se montrer soucieux de sa pérennité. Enfin, d autres acteurs, élus ou chefs d entreprises, en espèrent un avantage direct, pour leur territoire ou pour leur entreprise. Comment se sont tues les divergences incompatibles? Sur ce thème, s est tenue en septembre 2010, une table ronde. Elle réunissait : 23 BONARD Y., et FELLI R., «Patrimoine et tourisme urbain. La valorisation de l'authenticité à Lyon et Pékin», Articulo - Revue De Sciences Humaines [en ligne], n 4, 2008, mis en ligne le 4 octobre 2008, URL :

84 - François-Xavier de Beaulaincourt, directeur du Syndicat mixte pour le rétablissement du caractère maritime du Mont-Saint-Michel, - Henry Decaëns, historien et président de l association des Amis du Mont-Saint-Michel - et Éric Vannier, maire du Mont-Saint-Michel à moins que ce ne soit Vannier, Éric, président de la société Poulard, propriétaire des hôtels, biscuits, etc. L ingénieur nous a expliqué les symboles, le caractère mythique du site, la nécessité pour l État de maintenir ce joyau inestimable et de faire retrouver au site sa vraie nature! 200 millions, ce n est pas cher, disait-il en substance. Le savant nous a dit combien le projet le rassurait car il garantissait la transmission et le message historique du site. Le marchand, lui, nous a commenté les espoirs qu il nourrissait : plus de touristes, plus dépensiers, et plus présents. Chacun est resté dans son rôle, aimable jusque dans leurs divergences polies et limitées. Tous les trois ont expliqué combien ils avaient investi de leur vie dans le site, combien l argent public était nécessaire pour réaliser le programme. Aucun n a évoqué le projet politique ou culturel qui pouvait accompagner un tel programme. Il n y en a pas Ou plutôt, le consensus s arrête là! Chacun reprend son autonomie dès lors que ce sujet est évoqué. Peut-être ne s agit-il pas tant d entretenir les sites et de les préserver du temps que de les adapter à notre temps : - dans une représentation reconnue par un public de plus en plus sollicité et de plus en plus volatile ; - dans une démarche d appropriation collective qui fait du patrimoine un bien public mondial donc un objet partagé ; - dans une coordination des objectifs particuliers qui fait de la protection une action solidairement acceptée ; L ingénieur, le savant et le marchand sont des acteurs de cette action partagée Mais ils sont aussi des spectateurs d un site dont la richesse dépasse les compétences qu ils peuvent réunir. «Quoique les sociétés pensent ou décrètent, l œuvre les dépasse, les traverse à la façon d une forme que des sens, plus ou moins contingents, historiques, viennent remplir à leur tour. Une œuvre est éternelle non parce qu elle impose un sens unique à des hommes différents, mais parce qu elle suggère des sens différents à un homme unique 24». Sites internet Baie Du Mont Saint Michel. Opération Grand Site, Enquêtes Publiques, Baie-Saintmichel.com, 2002 [en ligne]. URL : < [consulté le 27 juin 2011]. La région Bretagne critique le futur accueil des visiteurs au Mont-Saint-Michel, Ouest-France.fr, 2011 < Michel-_ fils-tous_filDMA.Htm> [consulté le 27 juin 2011]. Mose System Work Sites, Mose System Work Sites, Salve.It Consulté en ligne le 27 juin URL : < Site officiel de l'opération de rétablissement du caractère maritime du Mont-Saint-Michel, Projetmontsaintmichel.Fr. Consulté en ligne le 27 juin URL : < UNESCO. Centre du Patrimoine mondial - Liste du Patrimoine mondial. Consulté en ligne le 27 juin URL : < 24 BARTHES R., Critique et vérité, Paris, Éditions du Seuil, 1966.

85 VILLES HISTORIQUES ET PLAN DE GESTION : ADAPTATION OU INADAPTATION DU PATRIMOINE? Clément COLIN 1. De la nécessité de repenser les liens entre sites urbains historiques et leurs usages contemporains Les changements économiques, sociaux et politiques de ces dernières années, induits notamment par la mondialisation, par la décentralisation ou par les changements de gouvernance, obligent petit à petit les acteurs des villes historiques à questionner les liens entre la ville contemporaine et son patrimoine. La réorganisation profonde de la société et de son fonctionnement ces 30 dernières années modifie le rapport des individus avec leur territoire de référence 1. Les changements de dynamiques urbaines interrogent le maintien de la valeur patrimoniale et de l identité des sites urbains historiques. Comment adapter ces sites aux enjeux urbains contemporains sans oublier ou effacer leurs valeurs et leurs caractéristiques qui en font des sites patrimoniaux à protéger? Autrement dit, comment lier préservation des sites urbains historiques et adaptation aux contextes contemporains? Ces problématiques sont abordées dans le rapport de la réunion d experts sur la Stratégie globale du patrimoine mondial pour le patrimoine naturel et culturel 2. Ces experts réclament notamment une approche anthropologique de la définition du patrimoine culturel et des relations de la population avec l environnement. Une réflexion sur la perception et la définition d un bien et d un site inscrit au Patrimoine Mondial est ainsi lancée. La notion de «paysage urbain historique» apparait en 2005 et est utilisée à des fins de gestion. La Conférence de Vienne sur «Le patrimoine mondial et l architecture contemporaine Gestion du paysage urbain historique» d où est issu le «Mémorandum de Vienne» propose des définitions et des objectifs concernant la gestion de l impact du développement contemporain sur l ensemble du paysage urbain ayant valeur de patrimoine. Le Mémorandum souligne la nécessité de répondre à une dynamique de développement en vue de faciliter les réformes socioéconomiques et le développement des villes tout en respectant le paysage urbain hérité et sa configuration. La préservation est aussi mise en avant comme exigence politique d urbanisme et de gestion : «Les villes historiques vivantes, notamment les villes du patrimoine mondial, exigent une politique d urbanisme et une gestion qui fassent de la protection le point clef de la conservation 3». A partir de ce Mémorandum est créé un programme nommé «Programme des Villes Patrimoine Mondial». Il a deux ambitions : définir un cadre théorique pour la conservation du patrimoine urbain et apporter une aide technique aux États parties pour la mise en place de nouvelles approches et de nouveaux outils opérationnels. Dans ce contexte, cinq réunions d experts sont organisées par le Centre du Patrimoine Mondial pour l'identification des différents moyens, problématiques et approches de la question de la gestion des paysages urbains historiques. En 2005, dans les Orientations devant guider la Convention, un système de gestion est devenu obligatoire pour l inscription d un bien sur la liste du Patrimoine Mondial. 1 GRAVARI-BARBAS M. (dir), Habiter le Patrimoine, Enjeux, approches, vécu, Rennes, PUR, Amsterdam, mars CENTRE DU PATRIMOINE MONDIAL, UNESCO, Mémorandum de Vienne : Le patrimoine mondial et l architecture contemporaine Gestion du paysage urbain historique, 2005.

86 Les grandes instances internationales concernées par ces problématiques de gestion Centre du Patrimoine Mondial et ses organismes consultatifs (IUCN, ICOMOS, ICCROM) cherchent à y répondre par des expertises et des réunions régionales. Les États participent par ce biais à la réflexion en tant qu interlocuteurs directs de ces instances. Il serait dans ce contexte, intéressant d analyser comment les villes, localement, interprètent cette nécessité «nouvelle» de gestion. Comment les Villes Historiques la comprennent-elles et cherchent-elles à y répondre? Comment associent-elles protection et valorisation du patrimoine urbain avec le développement du site urbain historique? Comment agissent- elles sur leur ville et leur site historique? L objet de cette réflexion est d interroger les relations entre l internationalisation des sites urbains et leur gestion à l échelle urbaine. Notre intérêt porte aussi sur l émergence de réseaux internationaux nés de la volonté des villes de répondre à ces questions. À travers l élaboration du plan de gestion, nous nous intéresserons aux liens que cherchent à construire la ville entre passé «patrimonialisé», usages contemporains et stratégie de développement futur. Afin de répondre à ces questions, nous nous basons sur un travail effectué dans le cadre d un stage de neuf mois au sein de la Mission Site Historique de la ville de Lyon : la première étape de l élaboration d un Recueil d étude de cas sur la conservation et la gestion des Villes du Patrimoine Mondial 4, qui a été fait pour le compte de l Organisation des Villes du Patrimoine Mondial 5 dans le cadre des fonds extrabudgétaires de la Convention France UNESCO et en partenariat avec le Centre du Patrimoine Mondial et le Getty Conservation Institut. Nous évoquons, dans cette réflexion, à la fois Lyon et d autres villes ayant participé au Recueil d étude de cas. 2. Le plan de gestion comme solution aux problèmes d adaptation du patrimoine à la ville contemporaine Le Centre du Patrimoine mondial à travers les Orientations devant guider la mise en œuvre de la Convention du Patrimoine Mondial (2005, 2008) cherche à donner des esquisses de définitions de ce que pourrait et devrait être un plan de gestion. Ces orientations donnent un cadre relativement large de ce plan de gestion. Sont abordés les raisons et les objectifs généraux de la protection, le devoir de mesures législatives émanant des États et des villes, les limites géographiques de ce système de gestion et enfin sa forme concrète Un plan de gestion pour défendre la valeur universelle exceptionnelle des sites et biens inscrits La valeur universelle exceptionnelle est la base sur laquelle travaille le Centre Patrimoine Mondial. En effet, un bien ou un site est inscrit sur la liste du Patrimoine Mondial pour cette valeur. L objectif central du plan de gestion est de maintenir cette valeur face aux mutations urbaines de plus en plus rapides : «La protection et la gestion des biens du patrimoine mondial doivent assurer que la valeur universelle exceptionnelle, les conditions d intégrité et / ou d authenticité définies lors de l inscription soient maintenues ou améliorées à l avenir 6.» ( 96) «Le but d un système de gestion est d assurer la protection efficace du bien proposé pour inscription pour les générations actuelles et futures 7.» ( 109) 4 L enjeu du Recueil d étude de cas est de capitaliser les expériences de gestion de villes inscrites sur la Liste du Patrimoine mondial. Initiée par la Ville de Lyon, la démarche consiste à solliciter auprès des villes membres de l OVPM une contribution écrite sur une ou plusieurs réalisations perçues comme exemplaire dans la manière de gérer le site historique. Les objectifs étaient ainsi de créer une dynamique au sein de l OVPM pour cumuler les expériences, capitaliser les savoir-faire, consolider la valorisation du patrimoine et construire des partenariats de ville à ville. Le travail proposé ici se base sur la première étape du projet qui a été présenté lors du Congrès de l OVPM en septembre 2009, à Quito. (Source : 5 Désormais OVPM (Organisation des Villes du Patrimoine Mondial). 6 CENTRE DU PATRIMOINE MONDIAL, COMITE INTERGOUVERNEMENTAL POUR LA PROTECTION DU PATRIMOINE MONDIAL CULTUREL ET NATUREL, UNESCO, Orientations devant guider la mise en œuvre de la Convention du Patrimoine Mondial, Ibid., p. 29.

87 La délimitation de la gestion est basée sur cette notion de valeur universelle exceptionnelle. En effet, selon les Orientations ( 99), «des limites doivent être établies pour garantir l expression complète de la valeur universelle exceptionnelle et l intégrité et/ou l authenticité du bien 8». Une zone tampon est aussi perçue comme nécessaire par le Comité du Patrimoine Mondial : «afin de protéger efficacement le bien proposé pour inscription, une zone tampon est une aire entourant le bien proposé pour inscription dont l usage et l aménagement sont soumis à des restrictions juridiques et / ou coutumières, afin d assurer un surcroît de protection à ce bien 9» ( 109) Un plan de gestion relatif au contexte du site inscrit La dimension relative du plan de gestion est mise en avant par les Orientations. En effet, la Convention touchant de nombreux pays dans le monde aux législations, organisations institutionnelles, pratiques, outils différents, les Orientations ne peuvent pas donner une définition précise et concrète : «les systèmes de gestion peuvent varier selon différentes perspectives culturelles, les ressources disponibles et d autres facteurs. Ils peuvent intégrer des pratiques traditionnelles, des instruments de planification urbaine ou régionale en vigueur, et d autres mécanismes de contrôle de planification, formel et informel 10» ( 110). Imposer un mode de percevoir et appliquer la gestion d un site à valeur patrimoniale irait de plus à l encontre de la prise en compte et du respect de ce qui fait valeur exceptionnelle universelle du bien ou du site inscrit. Les Orientations mettent en avant que «la valeur universelle exceptionnelle signifie une importance culturelle et/ou naturelle tellement exceptionnelle qu elle transcende les frontières nationales et qu elle présente le même caractère inestimable pour les générations actuelles et futures de l ensemble de l humanité 11» ( 49). La valeur universelle exceptionnelle des biens qui en fait par définition des biens uniques au monde fait entrave à une définition précise, concrète et globale de ce que peut et doit être un plan de gestion exemplaire pour protéger et conserver leur authenticité et leur intégrité La volonté de renouveler l approche des sites urbains inscrits au Patrimoine Mondial? Nous avons rendu compte des définitions disponibles du plan de gestion devenu un enjeu de taille pour le devenir des sites inscrits au Patrimoine Mondial en général, et pour les sites urbains historiques en particulier où les problèmes de gestion sont beaucoup plus prononcés. Le plan de gestion serait ainsi le moyen pour le Centre du Patrimoine Mondial et son Comité de permettre une nouvelle approche du site ou bien inscrit. Il semble, en effet, vouloir donner une nouvelle importance à la question urbaine et sociale. Depuis que la convention de 1972, l approche du patrimoine du Centre du Patrimoine Mondial, garante de cette convention et de la Liste, a évolué afin de répondre le plus possible aux enjeux nouveaux d adaptabilité et de lien entre conservation et développement des villes d aujourd hui. Nous pouvons rapprocher ces évolutions de celles de la notion même de patrimoine. En effet, l approche patrimoniale passe d une conception monumentale à une conception systémique en quelques dizaines d années. Comme le montre Rautenberg, «la valeur ne se lit plus dans le caractère intrinsèque de l œuvre mais dans le rapport au monde qu elles entretiennent 12». Se crée ainsi, selon cet auteur, une distinction construite au fil des années, entre d un côté le monument et d un autre le patrimoine en système avec son environnement. Il met aussi en avant la tendance actuelle portée notamment par l UNESCO de substituer le patrimoine au monument, et donc de mettre les questions sociales et anthropologiques au cœur de la question patrimoniale 13. L approche par le plan de gestion permet ainsi de remettre au cœur du processus d inscription les valeurs qui la justifient et notamment celles liées à la conception «nouvelle» du patrimoine. Cette approche du patrimoine permet aussi au Centre Patrimoine Mon- 8 Ibid., p Ibid., p Ibid., p Ibid., p RAUTENBERG M., «Du patrimoine comme œuvre au patrimoine comme image», J-C. NEMERY, M. RAUTENBERG, F. THURIOT (dir), Stratégies identitaires de conservation et de valorisation du patrimoine, Paris, L Harmattan, 2008, p Ibid., p. 14.

88 dial de remettre en question la vision des gestionnaires qui perçoivent l inscription de leur site au Patrimoine Mondial comme une labellisation pouvant développer économiquement leur territoire et lui donner une nouvelle image marketing L exemple de Lyon Afin de mieux comprendre le concept de plan de gestion, nous présentons celui qu élabore la Ville de Lyon. Le centre historique de Lyon est inscrit sur la liste du Patrimoine Mondial en Est soulignée la «continuité de l installation urbaine sur plus de deux millénaires, sur un site d une grande importance stratégique, où des traditions culturelles en provenance de diverses régions de l Europe ont fusionné pour donner naissance à une communauté homogène et vigoureuse» (critère II) et «la manière particulière dont [Lyon] s est développé dans l espace 14» (critère IV). Sa configuration spatiale, son urbanité et son harmonie entre les quartiers de différentes époques et entre milieu urbain et milieu naturel ont été retenus pour justifier de sa valeur universelle exceptionnelle et de sa délimitation. Le site retenu pour inscription comprend ainsi «les quartiers historiques inclus dans les lignes de défenses tracées aux alentours de l an Mil et en usage jusqu au début du XIX e siècle 15». Deux zones sont ainsi proposées : une zone de classement de 478 ha délimitée par les traces des fortifications et une zone tampon à l Est et le long du Rhône «afin de prendre en compte le front urbain de la rive gauche de ce fleuve 16». Afin d animer et de mettre en cohérence les politiques publiques sur ce secteur, la Mission Site Historique est créée en Ce service a pour objectif de développer la transversalité des projets touchant au patrimoine et à la ville. Sa Mission consiste, lors de sa création, à élaborer un plan de gestion avec quatre volets : affirmation de la culture du patrimoine dans la culture de l urbain, sensibilisation et éducation au patrimoine, structuration d un tourisme culturel responsable et solidarité internationale. Aujourd hui, les missions se rattachent ainsi à un travail de promotion du site historique et de la ville en général par l animation, la communication et la mise en réseaux des différents acteurs. Depuis 2008, Lyon, Grand Lyon, l État avec la DRAC, le département et la région, l Agence d Urbanisme de Lyon, l UNESCO et la recherche avec le CNRS, élaborent une réflexion autour de la mise en cohérence des outils du Patrimoine et de la mise en place d un plan, d actions autour du patrimoine lyonnais. Cette réflexion part du constat qu une multitude d outils existent mais que leur cohérence n est souvent pas mise en avant. La nécessité d un plan de gestion conduit les acteurs territoriaux à réfléchir à un possible plan d actions mettant à la fois en cohérence les outils et les politiques des services rattachés à eux et permettant l établissement d un plan de gestion. Plus que le résultat de ces actions, l objectif principal est surtout de lier les acteurs de services et les différentes institutions autour de cette réflexion et de trouver des accords autour d un projet concret et commun. Cela permettrait une meilleure prise en compte du patrimoine dans les règlements d urbanisme et dans les projets de restructuration urbaine actuels 17. Le plan de gestion issu de la réflexion sur une nouvelle approche des sites et biens inscrits sur la liste du Patrimoine Mondial est, comme nous l avons vu, défini avec peu de précisions. Basé sur la nécessité de protéger et de conserver la valeur universelle exceptionnelle du site ou bien inscrit, le plan de gestion ne peut être imposé de manière directe sous une forme unique ou sous un processus global. Mais, devant faire face aux nombreuses menaces dont fait l objet ces biens et sites, le Centre du Patrimoine Mondial a rendu nécessaire l élaboration d un plan de gestion pour être sur la liste du Patrimoine Mondial. Les Orientations donnent les grandes lignes de définitions du système de gestion. D ailleurs, il est à souligner le fait que la Convention et ses Orientations renvoient à toutes sortes de biens inscrits. Or, contrairement à des sites naturels ou des monuments historiques, ces sites urbains historiques sont pour la plupart habités et vivants. Les questions éco- 14 Critères et justifications mis en avant sur le site internet du Centre du Patrimoine Mondial : whc.unesco.org 15 FRANCE, Dossier de candidature à l inscription du Site Historique de Lyon à la liste du Patrimoine Mondial, 1998, p Ibid., p COLIN C., La ville patrimoniale à l heure de l internationalisation, mémoire de master 2 sous la direction de Baronyelles N. et Bourdin A., 2009.

89 nomiques et sociales viennent s ajouter aux enjeux de protection et d animation. Un site inscrit au patrimoine mondial est censé être conservé, valorisé et ainsi géré en fonction de la valeur universelle exceptionnelle. Ainsi ce concept pose la question de la régulation du site et de ses liens avec son environnement, c est-à-dire le reste de la ville. Le terme de régulation permet de mieux appréhender la «gestion». La régulation se présente qui permet le dialogue, la co-construction d ordre social et permet à différents acteurs et individus de penser l ordre social 18. Ce processus traite de formes de coconstructions entre acteurs hétérogènes où l intégration naît de cette hétérogénéité même. Si l on rapproche le concept de gestion de celui de régulation, nous constatons que la gestion, dans ce sens, incite au dialogue et à l action collective. Comme nous l avons montré, à Lyon, toute une politique transversale entre différents acteurs de domaines différents a été mise en place pour répondre à cet enjeu. Il est intéressant d observer que le caractère obligatoire du plan de gestion a impulsé une réflexion au niveau de la gestion des sites et de l approche à adopter pour le mettre en place ce type de plan. Comment les villes cherchent à répondre à ces enjeux? Comment l interprètent-elles? 3. Le Plan de Gestion : une approche localisée Les approches de la gestion sont localisées et sont ainsi différentes d une ville à une autre. Nous essaierons dans cette étape de la réflexion de présenter globalement les résultats du Recueil d étude de cas 19 montrant les différents projets et les différentes stratégies des villes pour répondre aux enjeux de gestion Des problèmes de gestion à identifier Les villes se trouvent face à de nombreux problèmes d adaptation du site historique aux exigences contemporaines. Tout d abord, les problèmes liés à l accessibilité sont importants, les villes historiques n étant par définition pas adaptées aux voitures ou au passage de transports lourds pour le commerce. Pourtant l accessibilité et la mobilité sont des enjeux majeurs pour la vie et le développement d un quartier urbain. Cette question de l accessibilité renvoie aux problèmes du tourisme et de son impact. Une touristification des lieux trop importante peut entraîner des conflits avec la fonction résidentielle des lieux ou dégrader le site La dégradation du bâti est aussi un type de problème rencontré aussi bien dans les pays en développement que dans les pays développés que ce soit par manque d entretien que par pression démographique ou touristique. Cela nous amène à la question des dynamiques de peuplement des sites. Que ce soit de la taudification (pays en développement) ou de la gentrification (pays développés après rénovation urbaine et réhabilitation), les sites historiques connaissent toujours des dynamiques d habiter particulières qui en font leur caractéristique. Cela peut poser des problèmes en termes de ségrégation sociale. La problématique de la fonction des sites historiques aujourd hui est importante. Comment développer et rendre attractif la ville ancienne alors que la structuration de la ville contemporaine tend à spécialiser les quartiers et à concentrer les centres décisionnels, politiques et économiques, les activités commerciales, les équipements culturels dans les nouveaux centres faciles d accès et en développement? La paupérisation ou la muséification autour de la mono-activité touristique du centre historique sont souvent l alternative. Comment garder l ambiance du site historique qui fait sa valeur universelle exceptionnelle et patrimoniale tout en le développant économiquement? Cela renvoie au problème de la reconversion du site ou des monuments s y trouvant. Quel nouvel usage donner aux monuments en arrêt d activité? Quel choix faire? Par rapport à qui? Comment prendre en compte les représentations symboliques qu en ont les habitants? 18 THOENIG J-C., «L usage analytique du concept de régulation», J. COMMAILLE et B. JOBERT (dir.), Les métamorphoses de la régulation politique, Paris, LGDJ, 1999, p CENTRE DU PATRIMOINE MONDIAL, CONSEIL DE L EUROPE, ICOMOS, GETTY CONSERVATION INSTITUTE, VILLE DE LYON, OVPM, Recueil d études de cas pour la conservation et la gestion des villes historiques : Rapport d étape, 2009.

90 Enfin le problème du développement urbain, thématique transversale à tous ces problèmes, est aussi présent dans les différentes contributions. Comment lier la conservation du patrimoine avec le développement nécessaire à sa survie? Afin de répondre à ces questionnements et ces problèmes, les villes mettent en place des projets visant une meilleure gestion des sites Les processus pour répondre aux enjeux de gestion Dans l analyse des études de cas, nous constatons que, souvent, la connaissance est un outil d aide à la décision. Inventaires, études, diagnostics ou expertises sont présents dans l essentiel des contributions au projet. Mieux connaître et comprendre le contexte et le site en lui-même est apparu comme essentiel dans la mise en place d un plan de gestion. La majorité des villes ayant contribué au Recueil d études de cas, mettent en avant l intérêt de cette production de connaissance dans la recherche de l adéquation entre la gestion du site et sa valeur universelle exceptionnelle. La ville d Evora, au Portugal, engagée dans ce processus, réalise un inventaire portant sur tout le territoire de la ville et assure une mise à jour tous les dix ans. Les savoirs cumulés sont pluridisciplinaires et permettent de fonder et de reformuler la stratégie et les outils de gestion du site historique. La médiation à la population est aussi un processus important pour légitimer le projet. Communiquer, échanger ou débattre avec la population afin de les sensibiliser à leur patrimoine et aux projets qui le et les concernent paraît dans différents projets comme une étape essentielle de la gestion. Sensibiliser les habitants permet aussi de faire émerger une reconnaissance de ces biens communs patrimoniaux sur le long terme. La ville de Bordeaux est intéressante dans le cadre de son projet de réhabilitation/rénovation du quartier de la Bastide où cette ville associe autour d ateliers de travail experts, habitants, élus, gestionnaires du site, techniciens et professionnels du bâtiment. La planification et la réglementation permet la mise en place d un cadre de gestion. Par la lecture des études de cas, il est facile de prendre conscience que la planification et la règlementation sont des éléments importants pour mener à bien une gestion du site historique. La ville de Regensburg 20, en Allemagne, est très intéressante dans cette perspective. Les deux projets qu elle présente mêlent planification et règlementation. Pour renforcer la sécurité et créer une ambiance nocturne mettant en valeur les monuments et l environnement patrimonial, cette ville élabore un plan lumière déterminant l ambiance recherchée et le matériel adapté pour chaque lieu. Cette même ville met en œuvre une étude sur l intégrité visuelle et s engage dans une réflexion sur la méthodologie pour évaluer la valeur patrimoniale du paysage et de la silhouette urbaine. La finalité de cette réflexion est la règlementation du site pour protection et valorisation du paysage urbain historique. Enfin, les villes, par l opérationnel, cherchent à impulser une dynamique. Certaines engagent une opération globale à l échelle du quartier mettant en jeu la coordination entre le traitement du bâti avec une stratégie sur l habitat et les activités, la requalification de l espace public avec une maîtrise des flux de déplacement. D autres choisissent un levier d action, la réorganisation des modes de déplacements comme à Strasbourg, l espace public comme à la Havane, l animation économique et culturelle comme à Vilnius. Des opérations peuvent aussi s élaborer au niveau du centre ancien, comme par exemple Alep et la réhabilitation des logements Comment les villes cherchent à répondre aux menaces et problèmes de gestion de sites historiques? À partir de ces exemples, nous pouvons souligner un certains nombre de processus élaborés par les villes face à cette nécessité d un plan de gestion. Que nous révèlent-ils quant au passage de la prise de conscience de l enjeu patrimonial qui se joue à travers le plan de gestion et la mise en place d actions? La montée d une expertise patrimoniale est de plus en plus visible à l échelle locale et internationale. En effet, la majorité des villes étudiées procèdent à l identification de problèmes ou conflits d usages dans les sites inscrits afin d établir un diagnostic ou une expertise sur ceux-ci comme base à la réflexion sur le plan de gestion. Le lancement de processus est la réponse donnée par les pouvoirs publics. La notion de projet est essentielle dans la mise en place d un plan de ges- 20 Ratisbonne en langue française.

91 tion. Même s il est plus idéel que concret, il passe tout de même par le projet qui concrétise la manière d appréhender le site urbain historique. Ainsi ce passage se caractérise par des actions qui peuvent aussi bien être à destination de la population, que des acteurs privés (promoteurs) ou des usagers du centre. Les actions peuvent aussi être encadrées par des documents de règlementation ou de planification. La mobilisation d acteurs à propos des expertises et des financements est aussi un aspect intéressant de cette nouvelle gouvernance «patrimoniale» pour l élaboration du plan de gestion et les actions qui y participent ou en découlent. Les villes cherchent à faire participer un maximum d acteurs publics et privés, locaux, nationaux ou internationaux à ces actions et projets. Par les multiples labellisations et participations à des réseaux de villes ou de programmes internationaux sur les questions de patrimoine urbain, les villes historiques cherchent à répondre à ces enjeux par l échange d expérience et de savoir-faire au sein de ces réseaux. 4. Les relations interurbaines comme aide à la gestion La coopération de ville à ville ou l émergence de villes expertes La coopération décentralisée est le fait d une ou plusieurs collectivités territoriales (régions, départements, communes et leurs groupements) et une ou plusieurs autorités locales étrangères qui se lient, sous forme conventionnelle, dans un intérêt commun. Elle repose sur des conventions liant la collectivité française à un partenaire clairement identifié. Elle regroupe l ensemble des actions de coopération internationale menées entre une ou plusieurs collectivités territoriales (régions, départements, communes et leurs groupements) et une ou plusieurs autorités locales étrangères dans un intérêt commun. Pour prendre l exemple de Lyon, les différentes coopérations décentralisées que cette ville a menées étaient liées au patrimoine. Au sein des divers réseaux auxquels elle appartient, Lyon tente de promouvoir l importance de ces questions et de s imposer en tant qu experte. Avec l exemple de la coopération entre Lyon et Porto Novo, nous comprenons mieux ce processus. L objectif est la mise en place par la ville de Porto Novo d un dispositif pour élaborer un dossier de candidature UNESCO. Composé d un Comité de Pilotage, d un responsable de projet et d une structure de concertation, ce dispositif de conduite de projet a bénéficié d une aide financière attribuée par l UNESCO. Lyon s engage à apporter son appui technique et son expertise auprès du dispositif. Ce travail effectué par Lyon lui permet de valoriser le thème du Patrimoine urbain à l international et constitue une opportunité de rayonnement pour la ville Les réseaux de villes et la question de la gestion des sites Différents réseaux tendent à émerger sur la thématique de la gestion des villes historiques. Soutenues parfois par des institutions telles que l Union Européenne avec le réseau URBACT, ces réseaux construisent des projets et mettent en place des structures qui coordonnent et élaborent des plans de gestion et de conservation au niveau communal. Le projet Qualicities de l association AVEC 21 est un bon exemple. Le projet, «Qualité du développement urbain basé sur l accroissement des compétences des villes et régions d histoire», a pour but de professionnaliser les collectivités et de promouvoir une communication externe et interne plus visible au travers ce label européen. La délivrance de ce label se fait au prix d efforts de la ville, notamment par la mise en place d un Comité Local Qualicities qui évalue les politiques et actions et d un Plan local de Progrès à suivre pour cette obtention. Pour l instant, six villes sont labellisées et sept sont candidates. Un autre programme européen sur ces questions de gestion existe. Il s agit du projet HerO 22, initié dans le cadre du programme URBACT II, tout comme le projet Qualicities, et composé un réseau de dix villes dont la coordinatrice est Regensburg, en Allemagne. Le réseau cherche à élaborer une stratégie de gestion intégrée et innovatrice avec de nouvelles méthodes, de nouveaux instruments et de nouvelles actions pour trouver un équilibre entre préservation et développement des villes. Ce type de plan doit avoir une ap- 21 Alliance des Villes Européennes de la Culture. 22 Heritage as Opportunity Sustainable Management Strategies for Vital Historic Urban Landscapes.

92 proche à la fois complète, transversale, concertée, suivi et adaptable. Ces deux réseaux ne se composent pas seulement de villes inscrites au Patrimoine Mondial. La problématique de gestion va au-delà des sites inscrits au Patrimoine Mondial. Dans ces relations interurbaines, les objectifs majeurs restent les échanges d expériences et de savoir-faire. Il ne s agit pas de mener une politique sur un autre territoire mais d aider et de partager pour améliorer les politiques de domaines différents. Ces réseaux et coopérations décentralisées peuvent par ailleurs avoir des impacts sur la ville et le gouvernement local L exemple du réseau européen AVEC et son label Qualicities De 2005 à 2007, est élaboré un label européen appartenant au réseau AVEC 23 par des collectivités locales pour les collectivités locales. Il a pour objectif de récompenser les politiques des villes et territoires historiques en Europe dans leurs démarches. L enjeu est de mettre en place un outil basé sur un référentiel de bonnes pratiques communes issues de l analyse et l étude de certaines villes volontaires appartenant à ce réseau. Les échanges, les évaluations et l élaboration de référentiels sont coordonnés par la ville d Arles. Ce réseau de villes et le fonctionnement de l obtention du label est très intéressant dans le cadre de notre étude. Il permet de mieux comprendre l impact qu un réseau interurbain pour avoir sur la gestion urbaine locale. En effet, afin qu une ville obtienne ce label, il lui est nécessaire dans un premier temps de former un «Comité local Qualicities» composé d un élu responsable de la démarche, d un coordinateur local désigné par l instance politique locale, des membres représentants les secteurs d activité concernés. Ce Comité doit élaborer un calendrier ainsi qu un «plan de progrès local» suivis par le pôle technique européen Qualicities (composé de collectivités locales) et par le groupe d expert AFNOR 24 qui conseille et aide les collectivités dans ces démarches. Ce projet européen est le seul à proposer ce type de labellisation inscrit dans une démarche de développement durable des villes et territoires historiques, démarche basée sur les atouts patrimoniaux de ceux-ci. Les objectifs de cette démarche sont d aider les collectivités à améliorer leur gestion et leurs services aux habitants et visiteurs, de mettre la collectivité dans une dynamique de développement local durable et de mieux satisfaire les citoyens et visiteurs. Cette forme de coaching de collectivité territoriale est originale de par sa forme et sa gouvernance. Ce label est géré pour et par les collectivités locales européennes membres du réseau AVEC. La décision d attribution du label est donnée par son Comité et celle-ci doit être renouvelée tous les trois ans. Cet exemple permet de souligner les liens complexes qui se développent entre le communal ou l intercommunal et l international. En effet, obtenir un label est devenu un enjeu pour la ville qui cherche à améliorer et mettre en place des actions dans le cadre de la gestion de ses sites historiques. A travers lui, le réseau AVEC cherche à se légitimer comme réseau expert du patrimoine et de sa gestion. Réseau vaste en Europe, il cherche à s imposer et à mettre en place solutions et réponses pour de bonnes pratiques de gestion. Les formations de réseaux de villes sur la question du patrimoine urbain constitueraient un désir d autonomie des villes dans l élaboration et la mise en œuvre d actions dans ce domaine 25. Les labellisations et les recherches de bons procédés par les réseaux de villes nous laissent penser que la plupart des villes veulent, par ces réseaux s imposer dans la concurrence internationale. Conclusion Le plan de gestion et les liens entre passé, présent et futur en sites urbains historiques La problématique du lien entre site urbain historique à préserver et son adaptation aux dynamiques urbaines contemporaines et futures impulse une réflexion sur la question de la gestion 23 Les informations de ce réseau et ses actions sont disponibles sur et 24 Agence Française de Normalisation 25 RUSSEIL S., L espace transnational, ressource ou contrainte pour l action internationale des villes à la fin du XX e siècle? Analyse compare de la fabrique et de la gestion du patrimoine mondial à Lyon et à Québec, thèse sous la direction de Pollet G., Lyon 2, 2006.

93 des sites. Le Centre du Patrimoine Mondial, dans ce cadre, impose un nouvel outil : le plan de gestion. Il pose, néanmoins, de nombreuses questions dans le cadre des villes où les enjeux sont différents des sites naturels où le paramètre humain est moins important. Au niveau local, nous avons observé que cette nouvelle perception a eu des impacts sur l organisation administrative ou les documents opérationnels. Le Centre du Patrimoine Mondial et l UNESCO ne donnent que peu d éléments de définition en partant du principe de différences entre les régions et pays du monde et du respect de ces différences. Les villes cherchent à répondre à ces exigences par l élaboration de projets locaux et la mise en lumière de questions patrimoniales auxquelles les documents existants devraient répondre. Les questionnements sur l adaptation du site urbain historique aux usages contemporains engendre la construction de réseaux interurbains et l apparition de nouveaux acteurs internationaux qui proposent des solutions par échange d expérience. Ainsi, les villes cherchent ensemble par des coopérations et la création de réseaux, aidées ou non par des institutions comme l Union Européenne, à répondre à cette nécessité mise en avant par le Centre du Patrimoine Mondial. Les villes prises entre global et local tentent de trouver des solutions pour faire face à une double contrainte. À l échelle internationale, l enjeu pour les villes inscrites au Patrimoine Mondial est de justifier ce qui fait valeur universelle exceptionnelle sur leur site inscrit et montrer en quoi leur gestion est digne de cette valeur à travers leur présence dans des réseaux internationaux et dans la recherche de démarches et méthodes exemplaires. À l échelle des villes, l enjeu est de trouver des méthodes et des manières de gérer les liens entre développement économique, préservation et valorisation du patrimoine urbain et animation de ce patrimoine pour que ce qui en fait valeur reste. Ces recherches de liens passent par de multiples actions menées au niveau local. Ces deux enjeux parfois contradictoires posent de nombreuses questions aux gestionnaires des sites urbains historiques inscrits. Les villes prises dans la mondialisation par l inscription d un de leur site au Patrimoine Mondial construisent ainsi des espaces décontextualisés, déterrioralisés mais dont la gestion est bien territorialisée. Pourquoi limiter la question du plan de gestion au site inscrit? Poser la question de l échelle d intervention nous parait centrale ici pour repenser les liens entre sites urbains historiques et villes contemporaines.

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95 LA NORME, ENTRE LE DURABLE ET LE FLEXIBLE : LE CAS DE L ESPACE PATRIMONIAL Nicolas BOILLET Introduction La politique et le droit du patrimoine culturel se sont forgés sur la promotion d une mémoire collective, celle de la nation, et sur la notion de conservation des biens protégés à ce titre par le législateur. Les idées de transmission et de transcendance sont donc sous-jacentes à cette entreprise de mémoire. Le schéma classique de conservation a pourtant évolué. En effet, l appréhension du patrimoine à travers le concept d espace renouvelle le rapport du patrimoine au temps. Les objets de patrimoine sont dorénavant circonscrits dans des périmètres donnés, lesquels produisent des effets de droit, comme par exemple les périmètres autour des monuments historiques. L espace luimême peut être objet de patrimoine, que ce soit dans un intérêt architectural, avec les secteurs sauvegardés, ou que ce soit en raison d intérêts plus variés avec les zones de protection du patrimoine architectural, urbain et paysager (ZPPAUP), instruments remplacés par les aires de mise en valeur de l architecture et du patrimoine (AMVAP) 1. Les règles relatives à l espace patrimonial rappellent l existence d une contradiction entre deux caractères du droit, celui de la stabilité nécessaire à l idée d ordre social et celui de la flexibilité due à l indispensable adaptation du droit dans une société en constante mutation 2. Ces normes sont sous l influence grandissante du développement durable, qui devrait leur procurer pour horizon le long terme, et de façon simultanée elles sont soumises à l inflation législative, qui leur confère une sorte d instantanéité. À travers l approche spatiale, le patrimoine est plus qu un bien immobilier ou une addition de biens, il constitue une forme ou un ensemble architectural, urbain et paysager particulier, inscrit dans un environnement donné, urbain ou rural. Réalité tangible de l urbanisme et de l environnement, l espace patrimonial est aussi une réalité plurielle en droit. Le concept d espace patrimonial dépasse le seul droit du patrimoine. Il fait aussi sens en droit de l urbanisme et en droit de l environnement. Au sens strict, l espace patrimonial en droit est constitué des périmètres de protection autour des monuments historiques, des ZPPAUP devenues AMVAP et des secteurs sauvegardés. Au sens large, il conviendrait d ajouter à ces dispositifs, les autres instruments spatiaux de protection et de mise en valeur du patrimoine du droit de l urbanisme ou du droit de l environnement, comme par exemple les plans locaux d urbanisme dits patrimoniaux ou les parcs naturels régionaux. Le droit de l urbanisme s est progressivement saisi de la question patrimoniale. Ce faisant, il a soumis les biens patrimoniaux aux impératifs d urbanisme et d aménagement, dont les effets portent principalement sur le présent et le futur. Par exemple, les décisions d aménagement lient le patrimoine au présent de la ville. De même, la technique de la planification, commune au droit de l urbanisme et au droit de l environnement, est maintenant obligatoirement prospective et intègre systématiquement le développement durable. Ainsi, l application au patrimoine immobilier d instruments de planification lui confère une perspective dans le futur et une prise en compte au présent. En prenant en considération les interactions entre la législation du patrimoine et les autres législations portant sur les sols, nous pouvons plus pleinement apprécier la question du temps dans le droit de l espace patrimonial ; et cette question se révèle complexe, puisque la pluralité de ré- 1 Voir art. L et suiv. du Code du patrimoine. 2 CARBONNIER J., Flexible droit, Paris, LGDJ, 10 e éd., 2001.

96 gimes juridiques portant sur un même espace risque d entraîner une polychronie 3. De même, la liberté des communes de participer ou non à la mise en œuvre de ZPPAUP ou AMVAP, ou la liberté de ces mêmes communes de protéger le patrimoine dans leurs documents d urbanisme, crée des espaces distincts dans lesquels le temps du patrimoine est différemment pris en compte. Afin de poser le cadre de cette étude, nous choisissons de nous référer à l analyse de F. Ost relative au temps du droit 4, en reprenant la proposition suivante : le droit lie et délie le passé, grâce à la mémoire et au pardon, de même il lie et délie l avenir grâce à la promesse et à la remise en question 5. Le patrimoine appartient clairement au champ de la mémoire, reconnue et entretenue par le législateur dans l intérêt général. Mais le patrimoine est aussi concerné par la promesse, car il s agit de le transmettre aux générations futures. L étude du droit positif dans le cadre des dernières évolutions législatives, et en premier lieu la loi du 12 juillet 2010 portant engagement national pour l environnement, laisse entrevoir une certaine malléabilité du droit concernant le patrimoine 6. La norme législative est particulièrement flexible, de manière à s adapter aux exigences du moment. Quant à l invocation du principe de développement durable, il est difficile pour l instant de voir très concrètement en quoi il améliore la prise en compte du passé et la transmission de ses traces aux générations futures. En effet, les interventions législatives récentes tendent globalement à diminuer les dispositifs de protection en faveur de dispositifs plus favorables au développement. Ainsi, le droit de l espace patrimonial présente la particularité de tisser un lien de manière complète et potentiellement profonde entre les trois temps : passé, présent et avenir. Mais cette promesse, surtout portée par le développement durable, comporte des incertitudes, et le temps principal dans lequel le droit semble inscrire l espace patrimonial est un futur malléable. 1. Le droit de l espace patrimonial, un lien entre les temps : passé, présent, avenir Parmi les sources du droit de l espace patrimonial, le droit de l urbanisme tient une place incontournable et tend à saisir le patrimoine pour le projeter dans le présent ou le futur proche. Le lien entre le passé et le présent est alors en mesure d être réalisé. Le second lien est tissé par l objectif de développement durable. En s imposant à l ensemble du droit de l espace patrimonial cet objectif lui donne en principe une perspective de long terme. 1.1 Le patrimoine animé au présent par le droit de l urbanisme Le droit de l urbanisme apporte à la sauvegarde du patrimoine une dimension actuelle et prospective en l intégrant dans des projets d aménagement et d urbanisme, dont la mise en œuvre confère en réalité surtout un caractère présent et incertain à la prise en compte des traces du passé. Le passé, objet du droit de l urbanisme Du simple fait de sa présence dans l espace, du lien avec le sol sur lequel existent les biens immobiliers, le patrimoine architectural et paysager est soumis au droit de l urbanisme, en quelque sorte le droit commun de l espace, réceptacle de tous les objectifs économiques, sociaux et environnementaux ayant un rapport avec le sol. Aujourd hui, un grand nombre de territoires communaux sont couverts par des documents d urbanisme, cette remarque s appliquant d ailleurs plus volontiers aux plans locaux d urbanisme (PLU), à portée réglementaire, qu aux schémas de cohé- 3 Le Professeur Mireille Delmas-Marty utilise cette notion de polychronie en matière de droit international, afin de traduire «l idée d une différenciation dans le temps qui consiste à admettre que les dispositifs juridiques puissent se transformer à des vitesses différentes dans un même espace», voir Les forces imaginantes du droit (II). Le pluralisme ordonné, Seuil, coll. «La couleur des idées», p MAKOWIAK J., «À quel temps se conjugue le droit de l environnement?», Mélanges en l honneur de Michel Prieur, Paris, Dalloz, 2007, p OST F., Le temps du droit, Paris, Odile Jacob, 1999, p. 34. F. Ost a déjà inspiré d autres réflexions (voir le très éclairant article précité de Mme Makowiak). 6 Loi n du 12 juillet 2010 portant engagement national pour l environnement, JO du 13 juillet 2010, p Cette loi est aussi dite «Grenelle II».

97 rence territoriale (SCOT), à visée stratégique 7. Ainsi, l espace patrimonial se trouve-t-il saisi par le droit de l urbanisme, de fait en considération de sa qualité d espace, avant d être également appréhendé par les règles d urbanisme en raison de ses caractéristiques patrimoniales. Cette remarque permet de s interroger sur le sort de l espace non protégé ou non identifié en tant que patrimoine, que cette absence de prise en compte concerne le droit du patrimoine ou concerne le droit de l urbanisme. L espace non patrimonial le négatif du patrimoine n est-il pas condamné à une sorte d oubli sur le plan architectural ou paysager? Selon l important article L du Code de l urbanisme, «la sauvegarde des ensembles urbains et du patrimoine bâti remarquables», fait partie des trois catégories d objectifs constituant l équilibre que doivent poursuivre les documents d urbanisme. On peut considérer qu il pèse ainsi sur les communes une obligation d inventorier et de prendre en compte le patrimoine. Mais qu en est-il alors du patrimoine non remarquable? La disposition précitée reste somme toute une exigence très générale, laissée au contrôle de l erreur manifeste d appréciation par le juge administratif. On sait que l extension du domaine du patrimoine a été largement décriée, soit parce que de nombreuses dispositions de protection autres que les monuments historiques ont été créées, soit parce que les choix de classement et d inscription de monuments historiques se seraient excessivement rapprochés de nos époques contemporaines 8. Cela n empêche pas que, dans les faits, le patrimoine architectural et urbain, certes mineur ou banal, est partout présent de façon diffuse dans l espace urbain ou rural. Oublié, négligé ou ignoré, il est voué à une destruction possible. Parmi les divers objectifs poursuivis par le droit de l urbanisme, la prise en compte du patrimoine naturel et culturel s est malgré tout frayée une place, tantôt grâce à des dispositions spécifiques, comme l article R du Code de l urbanisme sur «les perspectives monumentales», tantôt par le biais des règles générales, comme la règle dite de la constructibilité limitée 9. Le droit de l urbanisme contient un minimum de règles impératives dont l objet est précisément de protéger le patrimoine naturel et culturel, comme par exemple l instauration du permis de démolir dans les espaces protégés 10 ou la protection des espaces remarquables sur le littoral 11. Il faut constater aussi que des instruments de protection tout à fait utiles ont été développés spécifiquement dans le cadre du droit de l urbanisme, tels les secteurs sauvegardés, instruments créés par la loi Malraux de Enfin, le législateur a laissé à la disposition des communes plusieurs outils de protection et de mise en valeur, notamment avec l élaboration des plans locaux d urbanisme 12. Dans ce cadre, les biens patrimoniaux font partie des préoccupations de la planification d urbanisme, mais au même titre que d autres questions. Comme l a écrit le Professeur Le Louarn, «la protection du patrimoine qui ne bénéficie pas de servitudes étatiques reste une simple possibilité proposée à l urbanisme local 13». L article L C. urb. présente le mérite d indiquer les objectifs des différents documents d urbanisme, mais pour ce faire cette disposition énumère un inventaire, sans doute trop fourni, reprenant toutes les fonctions ou tous les enjeux liés à la vie en ville ou dans l espace rural. La loi ENE de 2010 apporte une amélioration à l ordonnancement de ce texte, tout en conservant le triptyque initial, prévu par la loi SRU 14, celui associant l idée d équilibre, les fonctions de l espace et les questions environnementales. On peut ainsi constater que l objectif de «sauvegarde des ensembles urbains et du patrimoine bâti remarquables» est remonté du 3 au 1, dans la nouvelle 7 GALAN P., «La réforme des documents d urbanisme par la loi engagement national pour l environnement», JCP A, n 43, 25 octobre 2010, Voir Entretien du patrimoine, DEBRAY R. (dir.), L abus monumental? Actes des entretiens du patrimoine, Paris, Fayard, Édition du patrimoine, Art. L C.urb. 10 Art. R C. urb. 11 Art. L C. urb. 12 Par exemple, «Le règlement peut : [ ] identifier et localiser les éléments de paysage et délimiter les quartiers, îlots, immeubles, espaces publics, monuments, sites et secteurs à protéger, à mettre en valeur ou à requalifier pour des motifs d'ordre culturel, historique ou écologique et définir, le cas échéant, les prescriptions de nature à assurer leur protection», 7 de l article L C. urb. 13 LE LOUARN P., «Le droit entre mémoire et prospective : La prise en compte du patrimoine par le droit de l urbanisme», Les annales de la recherche urbaine, 2002, n 92, p Loi n du 13 décembre 2000 relative à la solidarité et au renouvellement urbains, JO du 14 décembre 2000, p

98 rédaction de l article L , devenant ainsi un des trois éléments de l objectif d équilibre et non plus un objectif énuméré avec les autres préoccupations environnementales. Ce changement n est peut-être pas favorable au patrimoine, si l on considère que sa sauvegarde passe du statut d objectif à celui d objectif concilié avec d autres en vue de garantir un équilibre. L application du principe d équilibre au patrimoine immobilier sous l égide du développement durable amenuise vraisemblablement la portée de l objectif patrimonial. Dans le même mouvement, la notion de développement durable, qui était rattachée à la notion d équilibre dans le texte antérieur à 2010, prend de la hauteur et se trouve nouvellement placé dans la première phrase de l article L «Les objectifs de développement durable» doivent ainsi être respectés quels que soient les objectifs poursuivis par les documents d urbanisme 15. Ainsi, le droit de l urbanisme peut tenir compte du passé de la ville pour envisager son présent et son futur. En conséquence, en participant à la protection du patrimoine architectural et paysager, le droit de l urbanisme joue aussi un rôle indéniable dans la mise en relation des différents temps 16. Le passé face à la réinvention du présent Le rôle de médiation vers le futur (ou de liaison entre les temps) assuré par le droit de l urbanisme doit malgré tout être relativisé au regard de son caractère de droit mouvant 17. En effet, les règles de l urbanisme sont en évolution constante afin de s adapter à leur objet : la ville, en perpétuel mouvement 18, soumis selon les législations, au renouvellement, à la réhabilitation ou à la rénovation, etc. On doit à tout le moins s interroger sur la capacité du droit de l urbanisme de garantir la valeur d ancienneté du patrimoine et à assurer la pérennité de celui-ci. Comme l écrit le Professeur Le Louarn : «on ne saurait négliger la contradiction profonde entre le frein à la transformation du tissu urbain que constitue la protection et la nécessité de conduire l évolution du tissu 19.» De plus, la nature des règles contenues dans les documents de planification est par essence temporaire et susceptible de changer afin de réaliser la planification et de s adapter aux projets d urbanisme opérationnel. La nécessaire adaptation du droit de l urbanisme se constate particulièrement dans la gestion des documents de planification. D une manière générale, le législateur a prévu des procédures variées et précises afin de modifier ou réviser les documents d urbanisme 20. Cette méthode a d ailleurs influencé le droit du patrimoine. L exemple de la procédure de modification des périmètres de protection des abords des monuments historiques est à cet égard significatif. D abord prévue par la loi Solidarité et renouvellement urbains et assurée par la commune à l occasion de l élaboration ou de la révision du plan local d urbanisme, la modification du périmètre fut finalement aussi introduite dans le Code du patrimoine, mais dans ce cas confiée à l architecte des Bâtiments de France Malgré quelques tentatives parlementaires lors de la discussion de la modification de l article L prévu par le projet de loi (V. Sénat séance du 16 septembre 2009, discussion du PJL en 1 re lecture, Sénat JO, 2 session extraordinaire, , 17 septembre 2009, p et s.), nous devons constater que le patrimoine est un thème second dans la loi ENE, ce qui est particulièrement vrai du paysage. La question du patrimoine a aussi beaucoup été présentée de manière négative dans le débat sur les énergies renouvelables, principalement sur les éoliennes. 16 «La patrimonialisation de l environnement naturel et bâti doit donc être vue, avant tout, comme une relation à la durée des temps. Au-delà de son ancrage dans le passé, le droit des monuments et des sites se construit en fonction d un présent donné, permettant à la vie sociale de se dérouler dans la continuité d une mémoire commune», MAKOWIAK J., op.cit., p Selon les termes des Professeurs Jacquot et Priet, voir JACQUOT H., PRIET F., Droit de l urbanisme, Paris, Dalloz, coll. «Précis», 2008, p «La ville se joue du temps. Elle sait l apprivoiser, capable de se construire en urgence pour des projets prioritaires La durabilité de la ville n est cependant pas mise en cause car, le plus souvent, elle renaît et se reconstruit», MORAND- DEVILLER J., «La ville durable», Mélanges en l honneur de Henri Jacquot, Orléans, Presses universitaires d Orléans, 2006, p LE LOUARN P., op. cit., p En matière de SCOT le législateur va même plus loin en rendant obligatoire l évaluation des documents dans un délai de six ans au minimum sous peine de caducité, article L C. urb. 21 GODFRIN G., «En finir avec le rond bête et méchant de 500 mètres de rayon», JCP A, n 45, 7 novembre 2005, p ; LE LOUARN P., «De l État prescripteur à l État partenaire, le cas des ZPPAUP et des périmètres de protection modifiés», Mélanges en l honneur de Henri Jacquot, Orléans, Presses Universitaires d Orléans, 2006, p. 334.

99 Le droit de l urbanisme, en prise directe avec les politiques d aménagement nationales ou locales, est finalement en grande partie tourné vers le présent, vers le temps de l action urbaine. Il résulte de ce constat que le droit de l urbanisme, certes largement prospectif, est axé sur le présent, ou au mieux sur un futur proche L horizon du temps long Le principe de développement durable intégré au droit de l environnement et au droit de l urbanisme se présente comme un guide permettant d intégrer le long terme dans le droit de l espace patrimonial. La diversité des objectifs de la politique patrimoniale accueillant largement la question de la mise en valeur relativise l exigence de long terme. L incontournable développement durable D une certaine manière le développement durable est un facteur d unité du droit de l espace patrimonial. Sa force réside dans la capacité à concerner toutes les branches du droit qui, de près ou de loin, ont un impact sur le développement et l environnement. Il peut d ailleurs être présenté comme une forme du principe d intégration qui oblige à tenir compte des objectifs d environnement dans les différentes branches du droit. Le développement durable s est aujourd hui immiscé dans toutes les législations. Dès avant sa constitutionnalisation en 2005, il a irrigué les branches du droit concernant l espace urbain ou rural. Les dispositions législatives invoquant cet objectif foisonnent. Pour ne s en tenir qu à des exemples généraux et non techniques, et de manière arbitraire tant les exemples sont nombreux, on peut retenir l aménagement et le développement durable de l espace rural (L C. rur.), l agriculture durable (L C. rur.), la gestion durable de la forêt (L1 C. for.), l utilisation durable du milieu marin (L C. env.). De la même façon, on peut constater que les parcs naturels régionaux sont au service du développement durable (L C. env.), que les parcs naturels marins contribuent à la protection et au développement durable du milieu marin (L C. env.), ou que les documents d urbanisme mettent en œuvre des orientations dans le respect des objectifs du développement durable (L C. urb.), etc. Selon le texte de la Charte de l environnement de 2004, «afin d assurer un développement durable, les choix destinés à répondre aux besoins du présent ne doivent pas compromettre la capacité des générations futures et des autres peuples à satisfaire leurs propres besoins». Cet objectif est surtout présenté comme l expression d un principe de responsabilité, mis en évidence par Hans Jonas 22, envers les futures générations, et donc envers l humanité 23. Certains ont souligné l aspect indéterminé du développement durable 24, et on peut les suivre en partie sur ce point, d autres ont été plus loin en qualifiant ce concept de leurre et en dénonçant un «droit des apparences» 25. L analyse de l aspect temporel de ce principe appliquée au traité de l Union européenne fait bien ressortir l existence d un objectif dynamique pour les peuples c est à dire le progrès économique et social, ainsi que la nécessité de prendre en compte le futur sur le long terme 26. Il y a donc deux idées concomitantes dans l objectif de développement durable, dont la confrontation amène à deux constats. D une part, cet objectif correspond à une sorte de paradoxe puisqu il s agit de rendre compatible le changement et le respect d un ordre donné, statique. 22 JONAS H., Le principe de responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, Paris, Flammarion, coll. «Champs», OST F., La nature hors la loi, l écologie à l épreuve du droit, Paris, Éd. La Découverte, 1995, p LE LOUARN P., «De l État prescripteur», art. cit., p CANS C., «Le développement durable en droit interne : apparence du droit et doit des apparences», AJDA, 2003, p V. aussi CANS C., «La Charte constitutionnelle de l environnement : évolution ou révolution du droit français de l environnement?», Droit de l environnement, n 131, septembre Pour une position critique du concept, V. aussi Romi, Droit de l environnement, Montchrestien, Coll. «Domat droit public», 2010, p «Déterminés à promouvoir le progrès économique et social de leurs peuples, compte tenu du principe du développement durable», préambule du traité sur l Union européenne ; «l Union établit un marché intérieur. Elle œuvre pour le développement durable de l Europe fondé sur une croissance économique équilibrée et sur la stabilité des prix, une économie sociale de marché hautement compétitive, qui tend au plein emploi et au progrès social, et un niveau élevé de protection et d amélioration de la qualité de l environnement. Elle promeut le progrès scientifique et technique», 3 e de l article 3 du préambule, Voir les développements de TREBULLE G., «Droit du développement durable», JurisClasseur Environnement et développement durable, fasc. 2400, n 105 et suiv.

100 D autre part, il prévoit un rapport de conditionnalité : le développement d aujourd hui est soumis à la condition du développement de demain. Ce à quoi nous pouvons ajouter que l objectif de développement durable a une portée quasi révolutionnaire, puisque le modèle de développement du XX e siècle, qui inclut le début du XXI e siècle, ne satisfait pas aux exigences de cet objectif. On voit que l introduction de ce principe dans l ordre juridique soulève alors de nombreuses difficultés, comme par exemple l incertitude sur les besoins des générations futures et sur la teneur de leur futur développement qui est considérable 27. Le législateur, à l occasion de la considérable loi, dite «Grenelle II», a apporté des précisions sur le sens de la notion de développement durable en en définissant les finalités 28. Sur les cinq finalités indiquées, la notion de «génération» n apparaît qu une fois et «la lutte contre le changement climatique» ainsi que «la préservation de la biodiversité» renvoient directement à l idée de stabilité ou de conservation. Ainsi, la prise en compte du temps y semble donc peu explicite. Cependant, le développement durable est aussi un formidable vecteur d innovation et de réflexion, une obligation à l intelligence des actes présents et futurs, donc une promesse pour l avenir, à condition de ne pas être utilisé de mauvaise foi. Par ailleurs, en ce qui concerne l application de cet objectif à l espace patrimonial, il faut constater que le patrimoine culturel était absent des considérations de l agenda 21 adopté lors de la conférence de Rio en Par la suite, d autres textes internationaux ou régionaux consacrés au principe de développement durable à la ville ont pris en considération le patrimoine architectural, tels que la Charte de Leipzig sur la ville européenne durable 29. L idée de développement est un défi pour le patrimoine. Les changements économiques et sociaux se concrétisent par la réorganisation perpétuelle de la ville, la modification des espaces publics, des voiries, des équipements, des réseaux, des quartiers, alors que la patrimonialisation de l espace urbain vise à stabiliser certaines formes architecturales, qui correspondent à des fonctions sociales qui n ont bien souvent plus cours. Comment le développement urbain peut-il appréhender les lavoirs, les halles, l habitat médiéval, les ruelles, etc. 30? Dans l organisation contemporaine de la ville, nous assistons généralement à une juxtaposition des espaces les centres commerciaux et les entrées de villes face aux centres historiques, qui correspond donc à une juxtaposition des temps quotidiens, celui du travail, celui des achats, celui des loisirs, celui de l habitat. Le développement durable devrait permettre de surmonter ces différenciations spatiales ou temporelles, et cela en tenant compte du patrimoine. Le patrimoine peut être aussi considéré comme une ressource, un facteur de développement humain et social. La ressource n est pas seulement économique. Elle est aussi historique, esthétique, identitaire, bref culturelle. C est le sens de la convention de Lisbonne sur le paysage 31. L objectif de conservation confronté à la mise en valeur 27 LE LOUARN P., «De l État prescripteur», art. cit., p «III. - L'objectif de développement durable, tel qu indiqué au II, répond, de façon concomitante et cohérente, à cinq finalités : 1 La lutte contre le changement climatique ; 2 La préservation de la biodiversité, des milieux et des ressources ; 3 La cohésion sociale et la solidarité entre les territoires et les générations ; 4 L épanouissement de tous les êtres humains ; 5 Une dynamique de développement suivant des modes de production et de consommation responsables», III de l article L C. env., modifié par l article 253 de la loi du 12 juillet 2010, ENE. 29 Charte de Leipzig sur la ville européenne durable, déclaration des ministres responsables du développement urbain des États membres de l Union européenne, 24 mai Au niveau de l ONU, les thématiques développées concernant la ville ne tiennent pas réellement compte du patrimoine architectural : Convention des Nations Unies sur les «établissements humains», dite «Habitat I»,Vancouver 1976 ; Convention des Nations Unies sur les «établissements humains», dite «Habitat II», Istanbul, juin 1996 ; Déclaration sur les villes et autres établissements humains en ce nouveau millénaire, résolution de l Assemblée générale des Nations Unies, 9 juin OST F., op. cit., p «Notant que le paysage participe de manière importante à l intérêt général, sur les plans culturel, écologique, environnemental et social, et qu il constitue une ressource favorable à l activité économique, dont une protection, une gestion et un aménagement appropriés peuvent contribuer à la création d emplois ; Conscients que le paysage concourt à l élaboration des cultures locales et qu il représente une composante fondamentale du patrimoine culturel et naturel de l Europe, contribuant à l'épanouissement des êtres humains et à la consolidation de l identité européenne», préambule de la Convention européenne du paysage, Florence, 20.X.2000, du 19 juillet 2000.

101 L affirmation de l existence d un horizon du temps long dans notre droit peut aussi être relativisée en regard de l existence d objectifs autres que la conservation du patrimoine. Au développement, durable ou non, est souvent associée l idée de mise en valeur, d ailleurs généralement confondue avec la valorisation économique. Cette dernière approximation n est pas recevable. En effet, l article 6 de la Charte de l environnement prévoit une conciliation entre les trois piliers économique, social et environnemental, et c est au sein de ce dernier qu il faut distinguer la protection et la mise en valeur 32. Ainsi, la dualité complémentaire entre deux notions se situe entre protection et mise en valeur, ou par extrapolation entre conservation et mise en valeur, et non pas entre protection (conservation) et développement économique (valorisation). Le couple formé par la conservation et la mise en valeur relativise l horizon du temps long, ce que nous pouvons maintenant constater en matière d espace patrimonial. L intéressant, mais aussi polémique, périmètre des abords des monuments historiques constitue le point de départ du droit de l espace patrimonial. La loi de 1913 avait ordonné le système de protection des monuments autour de la notion de conservation. Plus tard, l acte législatif qui crée les périmètres de 500 mètres autour des monuments historiques en 1943 ne s écarte pas de ce modèle. Ainsi, le critère de visibilité et la valeur esthétique du monument constituent les fondements du pouvoir de contrôle de l architecte des Bâtiments de France. Toutefois, le critère esthétique est aussi lié à des considérations touristiques 33. L idée de mise en valeur est décelable dans le système des abords dès son origine. Par la suite, la création des secteurs sauvegardés en 1962 apporte de nouveaux objectifs à la conservation du patrimoine en mêlant la protection des quartiers anciens et la restauration immobilière en faveur de l amélioration de l habitat. L espace patrimonial, espaces protégés selon les termes du Code du patrimoine, poursuit donc un double but : de protection et de mise en valeur du patrimoine. Les ZPPAUP doivent être analysés de la même façon. Dès leur création en 1983, le législateur qualifie d ailleurs ces zones de quartiers et sites à protéger et à mettre en valeur. De même, les évolutions législatives successives du régime des abords n échappent pas à cette analyse 34. Les périmètres de protection adaptés ou modifiés sont eux aussi voués en partie à la protection de l environnement du monument et en réalité à la mise en valeur de l espace patrimonial. L espace patrimonial dans son entier est donc soumis à un régime de protection et de mise en valeur. La loi du 12 juillet 2010 portant engagement national pour l environnement a apparemment réussi à pacifier les rapports des acteurs de l espace patrimonial au prix d une disparition des ZPPAUP, remplacés par les aires de mise en valeur de l architecture et du paysage (AMVAP). L objet des nouvelles AMVAP est «de promouvoir la mise en valeur du patrimoine bâti et des espaces dans le respect du développement durable». On peut constater que la mise en valeur porte encore sur le patrimoine bâti, ainsi que sur les espaces sans autre qualification. La protection qui semble devenue un terme inapproprié pour le législateur ne disparaît pas pour autant du régime de ces nouvelles AMVAP. La conservation fait toujours partie du contenu de cet instrument, puisque selon l article L du Code du patrimoine «un document graphique [fait] apparaître le périmètre de l aire, une typologie des constructions, les immeubles protégés, bâtis ou non, dont la conservation est imposée» (L al.4 C. patri.). Cette évolution de la mise en valeur de l espace patrimonial n est pas sans conséquences sur sa dimension temporelle. Indéniablement, la mise en valeur appelle des actions ancrées dans le présent ou le futur proche. Qu il s agisse de la connaissance du patrimoine, de son accès, de son amélioration, de sa remise en état, de la production de biens ou de services dont il peut être l objet, la mise en valeur fait entrer le patrimoine dans la vie quotidienne des habitants ou du public. 32 «Les politiques publiques doivent promouvoir un développement durable. À cet effet, elles concilient la protection et la mise en valeur de l environnement, le développement économique et le progrès social.», article 6 de la Charte de l environnement de Le professeur P.-L. Frier écrit : «La loi du 25 février 1943 protège les abords des monuments historiques dans une optique essentiellement touristique, elle cherche à améliorer l environnement des monuments et le cadre dans lequel ils s insèrent», FRIER P.-L., La mise en valeur du patrimoine architectural, Paris, éd. Le Moniteur, 1979, p Sur les «avatars du régime des abords», voir UNTERMAIER J., «Le temps et la protection du patrimoine. Réflexions sur les instruments évolutifs», M. CORNU et J. FROMAGEAU (dir.), Patrimoine architectural, urbain et paysager : enjeux et dynamiques territoriales, Paris, L Harmattan, coll. «Droit du patrimoine culturel et naturel», p. 226.

102 Ainsi, le but de conservation de l espace patrimonial a progressivement laissé une place de plus en plus grande au but de mise en valeur. Cela dit, nous considérons qu il n existe pas d opposition de principe entre ces deux objectifs. Au contraire, l espace patrimonial peut être conçu comme un système, dans lequel coexistent les deux approches du patrimoine, soit considérée en tant que ressource, soit considérée du point de vue de sa transmission. En ce sens, l esprit des textes du Conseil de l Europe, notamment la Convention de Grenade de 1985, qui se situe donc avant la conférence de Rio, traduit très bien le cercle vertueux qui peut se dessiner entre la conservation, la mise en valeur et le développement : «Rappelant qu'il importe de transmettre un système de références culturelles aux générations futures, d'améliorer le cadre de vie urbain et rural et de favoriser par la même occasion le développement économique, social et culturel des Etats et des régions» (Préambule de la convention de Grenade) 35. Dans cette optique, le développement durable devrait être un guide pour les politiques du patrimoine et d aménagement, qui garantisse la pérennité du patrimoine dans le long terme. 2. Les instruments juridiques patrimoniaux : inscription du patrimoine dans un futur malléable et incertain Au-delà du cadre législatif, les normes de l espace patrimonial sont essentiellement des normes locales mises en œuvre à travers des instruments de planification et de ce fait dotées de deux caractères : prospectif et concerté. La prise en compte du passé comme du futur par le droit de l espace patrimonial est soumis à un risque de «déliaison» des temps au profit du court terme, en raison de l évolution des normes et de l accélération des procédures La planification : le temps de la prospective et de la concertation Une différence notable entre le droit du patrimoine et celui de l urbanisme porte sur la forme des normes de protection et de mise en valeur. Alors que les normes locales d urbanisme sont contenues dans des documents de planification, le Code du patrimoine prévoit l instauration de servitudes d utilité publique dans les périmètres autour des monuments historiques ou dans les ZPPAUP et AMVAP. Cette différence est très relative car les AMVAP ont un mode d élaboration et un régime extrêmement proches des plans d urbanisme. Les AMVAP sont d une certaine façon des plans qui s ignorent, de sorte que les caractères prospectifs et de concertation, peuvent quasiment s appliquer à l ensemble de l espace patrimonial. Les documents d urbanisme Les plans locaux d urbanisme ont clairement une portée prospective. Dans sa rédaction à venir suite à la loi du 12 juillet 2010 dite «Grenelle II», le Code de l urbanisme précise que le rapport de présentation du PLU «s appuie sur un diagnostic établi au regard des prévisions économiques et démographiques et des besoins répertoriés 36». Le projet d aménagement et de développement durable (PADD), présenté en 2000 comme la clé de voûte du PLU, définit ou arrête des 35 Voir aussi l article 10 de la Convention : «Chaque Partie s engage à adopter des politiques de conservation intégrée qui : 1. placent la protection du patrimoine architectural parmi les objectifs essentiels de l aménagement du territoire et de l urbanisme et qui assurent la prise en compte de cet impératif aux divers stades de l'élaboration des plans d'aménagement et des procédures d'autorisation de travaux ; 2. suscitent des programmes de restauration et d entretien du patrimoine architectural ; 3. fassent de la conservation, de l'animation et de la mise en valeur du patrimoine architectural, un élément majeur des politiques en matière de culture, d environnement et d'aménagement du territoire ; 4. favorisent, lorsque c est possible, dans le cadre des processus d'aménagement du territoire et de l urbanisme, la conservation et l utilisation de bâtiments dont l importance propre ne justifierait pas une protection au sens de l article 3, paragraphe 1, de la présente Convention, mais qui présenterait une valeur d'accompagnement du point de vue de l'environnement urbain ou rural ou du cadre de vie ; 5. favorisent l'application et le développement, indispensables à l'avenir du patrimoine, des techniques et matériaux traditionnels», Convention pour la sauvegarde du patrimoine architectural de l Europe, Grenade, 3.X L C. urb. jusqu au 27 janvier 2011, remplacé par L à partir du 28 janvier 2010.

103 orientations générales, relatives notamment à l aménagement et à l urbanisme 37. De plus, la question du patrimoine peut aussi être directement l objet de dispositions de nature prospective, puisque dans le respect du PADD, le PLU peut contenir des orientations d aménagement visant notamment à définir «les actions et opérations nécessaires pour mettre en valeur l environnement, les paysages, les entrées de villes et le patrimoine 38». Ces orientations «peuvent porter sur des quartiers ou des secteurs à mettre en valeur, réhabiliter, restructurer ou aménager». Enfin, en cohérence avec les dispositions du PADD, le règlement peut «identifier et localiser les éléments de paysage et délimiter les quartiers, îlots, immeubles, espaces publics, monuments, sites et secteurs à protéger, à mettre en valeur ou à requalifier pour des motifs d'ordre culturel, historique ou écologique et définir, le cas échéant, les prescriptions de nature à assurer leur protection», 7 de l article L du Code de l urbanisme (anciennement article L ). Le PLU a donc une fonction d anticipation de la ville de demain. Il doit penser l évolution de la ville en fonction de son passé, de ses atouts et de ses besoins. Le PLU est aussi la mise en forme de politiques urbaines, le résultat de choix, de partis pris d aménagement, qui peuvent prendre en considération de manière très variable la question du patrimoine architectural et paysager. La seconde caractéristique remarquable des PLU est la démarche de participation ou de concertation nécessaire à son élaboration. Document décentralisé en faveur des communes, la création ou la révision du PLU donne lieu à une procédure de concertation dont le contenu est déterminé par le maire 39, à l association de différentes personnes publiques ou privées 40, notamment les associations agréées, à l organisation d un débat au sein du conseil municipal ou de l organe délibérant du groupement de communes chargé d élaborer le PLU 41 et enfin au respect de la procédure de l enquête publique 42. Cette démarche de concertation, en partie liée à la technique de planification, apporte une certaine transparence aux choix prospectifs en matière d urbanisme. Elle pourrait aussi garantir une sorte de contractualisation ou de consentement aux règles d urbanisme local. La démarche de concertation assure une dimension participative à la définition du lien entre le passé d une commune et son avenir, même s il ne s agit que d une règle procédurale et que le PLU reste un acte administratif unilatéral. Les personnes concernées, personnes publiques, associations et habitants, sont amenées à discuter de l avenir de leurs quartiers, de leur commune et à se projeter dans un futur commun. On rappellera que le législateur a prévu un document d urbanisme spécifique dans les secteurs sauvegardés, à savoir le plan de sauvegarde et de mise en valeur (PSMV), dont la détermination du périmètre exclut l application du PLU. Sur le fond, «Le plan de sauvegarde et de mise en valeur doit être compatible avec le projet d aménagement et de développement durable du plan local d urbanisme lorsqu il existe 43». Sur le plan procédural, la création du PSMV emprunte l essentiel de son régime à celui du PLU. La différence la plus notable avec les PLU réside dans le caractère étatique du PSMV. Le secteur sauvegardé est créé par l autorité administrative sur demande ou avec l accord de la commune ou, le cas échéant, de l établissement public de coopération intercommunale compétent en matière de plan local d urbanisme après avis de la Commission nationale des secteurs sauvegardés «Le projet d aménagement et de développement durables définit les orientations générales des politiques d aménagement, d'équipement, d'urbanisme, de protection des espaces naturels, agricoles et forestiers, et de préservation ou de remise en bon état des continuités écologiques. Le projet d aménagement et de développement durables arrête les orientations générales concernant l habitat, les transports et les déplacements, le développement des communications numériques, l équipement commercial, le développement économique et les loisirs, retenues pour l ensemble de l établissement public de coopération intercommunale ou de la commune. Il fixe des objectifs de modération de la consommation de l espace et de lutte contre l'étalement urbain.», L C. urb., issu de l article 19 de la loi n Anciennement article L alinéa 1, devenu L C. urb., issu de l arti. 19 de la loi n Article L C. urb. 40 Article L C. urb. 41 Article L C. urb. 42 Article L C. urb. 43 Article L IV C. urb. 44 Article L C. urb.

104 L article L C. urb. présente le mérite d indiquer les objectifs des différents documents d urbanisme, mais pour ce faire cette disposition énumère un inventaire reprenant toutes les fonctions ou tous les enjeux liés à la vie en ville ou dans l espace rural. La loi ENE de 2010 apporte une amélioration à l ordonnancement de l énumération des objectifs de la planification, en conservant le triptyque initial, prévu par la loi SRU qui associe les idées d équilibre, les fonctions de l espace et les questions environnementales. On peut tout de même constater que l objectif de «sauvegarde des ensembles urbains et du patrimoine bâti remarquables» est remonté dans la nouvelle rédaction, du 3 au 1, en devenant un des trois éléments de l objectif d équilibre. L application du principe d équilibre au patrimoine immobilier sous l égide du développement durable amenuise vraisemblablement la portée de l objectif de sauvegarde des ensembles urbains et du patrimoine bâti remarquable. Dans le même mouvement, la notion de développement durable, qui était rattachée à la notion d équilibre dans le texte antérieur à 2010, prend de la hauteur, et se trouve nouvellement placé dans la première phrase de l article L C. urb. ; les «objectifs de développement durable» doivent ainsi être respectés quels que soient les objectifs poursuivis par les documents d urbanisme. Malgré quelques tentatives parlementaires lors de la discussion de la modification de l article L C. urb. prévu par le projet de loi 45, nous devons constater que le patrimoine est un thème second dans la loi ENE, et tout particulièrement en qui concerne le paysage 46. La question du patrimoine a aussi beaucoup été présentée de manière négative dans le débat sur les énergies renouvelables, principalement sur les éoliennes. Les ZPPAUP ou AMVAP Comme l écrit le Professeur Mesnard, «les ZPPAUP sont d abord un processus, plus qu un objet bien délimité et une règle stricte». Tel que révisé par le législateur en 2010, ce processus ressemble fort à la mise en œuvre d un document de planification. Ainsi, les aires de mise en valeur de l architecture et du patrimoine comportent un rapport de présentation fondé «sur un diagnostic architectural, patrimonial et environnemental, prenant en compte les orientations du projet d aménagement et de développement durables du plan local d urbanisme, afin de garantir la qualité architecturale des constructions existantes et à venir ainsi que l aménagement des espaces» 47. On voit bien que le législateur est soucieux de mettre en cohérence des règles patrimoniales avec les documents d urbanisme. Les AMVAP comportent aussi un règlement et un document graphique. La procédure d élaboration des ZPPAUP était déjà marquée par le dialogue entre les communes et l administration étatique, ce qui donnait un caractère concerté à cette procédure. Le nouveau droit des AMVAP renforce ce caractère en introduisant dans la procédure la concertation prévue à l article L du Code de l urbanisme, l examen conjoint des personnes publiques concernées par l élaboration d un PLU. La loi «Grenelle II» crée aussi une commission consultative comprenant des représentants des collectivités territoriales, des responsables d administrations étatiques et des personnes qualifiées Le risque d une «déliaison» des temps au profit du court terme Que ce soit les normes nationales ou les normes locales, leurs modes d élaboration ou de révision apportent un caractère flexible au droit de l espace patrimonial qui ne joue peut-être pas en faveur d une liaison entre le passé et le futur. La flexibilité de la norme législative L article 2 du Code civil énonce que «la loi ne dispose que pour l avenir ; elle n'a point d effet rétroactif». L avenir est le domaine de la loi. Or aujourd hui, on peut se demander si la loi ne dispose pas en vue du présent, celui de l actualité médiatique. F. Ost parle à ce sujet «d une 45 Voir Sénat, séance du 16 septembre 2009, discussion du projet de loi portant engagement pour l environnement en 1 re lecture, JO Sén., 2 e session extraordinaire , 17 septembre 2009, p et suiv. et séance du 17 septembre 2009, JO Sén., 2 e session extraordinaire , p et suiv. 46 PLANCHET P., «Le patrimoine et le paysage face au défi environnemental», AJDA, 2010, p Article L C. patri.

105 accélération chaotique de la production normative» 48. Les qualificatifs de «flou» 49 ou de «flexible» 50 appliqués au droit, mis en avant par des auteurs renommés de la science juridique, semblent bien correspondre à l état de la législation actuelle. Les lois relatives à l urbanisme et à l environnement, et maintenant sans doute aussi celles relatives au patrimoine, n échappent pas à cette tendance. Bien au contraire, elles sont continuellement modifiées et complétées par le législateur afin de traduire dans le droit les inflexions des politiques publiques en la matière. En ce qui concerne le droit de l urbanisme, nous avons vu que ce phénomène est inhérent à celui-ci en raison de son objet et de ses techniques. L instabilité législative du droit de l espace patrimonial soulève une interrogation sur la faculté de ce droit de garantir la prise en compte du passé architectural et paysager et à le transmettre aux générations futures. Les dernières interventions législatives placées sous l impérieux objectif du développement durable laissent planer le doute sur une réponse affirmative 51. Le contenu de ce droit du développement durable amène à concilier 52 des impératifs de développement économique ou des préoccupations énergétiques avec les règles relatives à la conservation et à la mise en valeur du patrimoine. La loi du 12 juillet 2010 se présente à ce titre comme un exemple significatif. Et l on s aperçoit que l adjectif «durable» est peut-être plus porteur de confusions et d incertitudes que de cohérence. La multiplication et la malléabilité de la norme locale La multiplication des instruments juridiques à dimension spatiale, servitudes d utilité publique ou documents de planification, crée une pluralité d espaces soumis à des normes spécifiques. Si l énoncé des règles, par exemple une interdiction de construire, est le plus souvent similaire d un lieu à l autre, la teneur précise, la signification pour les biens protégés et mis en valeur varient en fonction de chaque espace considéré. La décentralisation, variable selon les matières données, accentue cette situation avec l intervention d autorités déconcentrées et d autorités locales sur un même espace. Il y a donc une dimension fortement contingente des règles de l espace patrimonial. C est le phénomène de la territorialisation de la norme. De ce fait, la prise en compte du passé comme de l avenir à travers les normes relatives à l espace patrimonial est susceptible de varier d un territoire à l autre. En fin de compte, la multiplication de normes locales montre que plusieurs temps de l espace patrimonial existent, dans la mesure même ou différentes politiques locales coexistent. Ce fait est lié au principe de libre administration des collectivités locales. Les dispositions supplétives de la loi donnent la possibilité aux collectivités territoriales de mettre en œuvre, ou non, une politique patrimoniale, et de choisir la teneur de cette politique. C est pour cette raison que l homme de l art, représentant l État et disposant d un pouvoir incontournable à travers la procédure d avis conforme, lorsqu il existe encore, gêne l espace de liberté que les collectivités territoriales s aménagent dans le domaine culturel. L architecte des Bâtiments de France reste apparemment ce que nous appellerons le «maître des horloges déconcentré», mais un maître dont les aiguilles se seraient affolées, au regard de l évolution du droit de l espace patrimonial. De plus, la superposition de différents droits sur un même espace par exemple une servitude dans un périmètre modifié s ajoutant aux règles d urbanisme local, risque de créer des situa- 48 OST F., op. cit., p DEMAS-MARTY M., Le flou du Droit, Paris, PUF, CARBONNIER J., op. cit., p PLANCHET P., Le patrimoine et le paysage face au défi environnemental, op. cit., p Sur la question du droit de l environnement et du développement durable A. Van Lang écrit : «de façon générale, il nous semble que la promotion du développement durable constitue une mutation du droit de l environnement d autant plus dangereuse qu elle est insidieuse», voir VAN LANG A., «Les lois Grenelle : droit de l environnement de crise ou droit de l environnement en crise?», Droit administratif, n 2, 2 février Mme C. Cans voit dans l existence d un principe de conciliation consacré par le Conseil constitutionnel à la suite de la décision DC du 28 avril 2005, loi relative à la création du registre international français, un moyen d interpréter l objectif de développement durable de manière désavantageuse pour la protection de l environnement. Mme Cans écrit : «À dégager un nouveau principe, le Conseil constitutionnel aurait pu préciser ce qu il entendait : la conciliation d intérêts divergents et, plus précisément encore, la conciliation de politiques publiques divergentes, artificiellement rassemblées sous le vocable de développement durable, comme l y invitait l article 6 de la Charte», CANS, C «Le principe de conciliation : vers un contrôle de la «durabilité»?, Terres du droit, Mélanges en l honneur de Yves Jégouzo, Paris, Dalloz, 2009, p. 552.

106 tions de polychronie : plusieurs droits, plusieurs temps interfèrent dans un même espace. Le principe d indépendance des législations prévaut et renforce cette différenciation possible entre les normes de sources différentes. Toutefois, le législateur organise de plus en plus les articulations nécessaires, principalement entre la législation d urbanisme et les règles spécifiques à la protection du patrimoine ou de l environnement, et surtout en ce qui concerne les régimes d autorisation. On peut d ailleurs constater que les pouvoirs de l architecte des Bâtiments de France présentaient jusque récemment une belle homogénéité quel que soit le type d espace protégé où s exercent ses compétences. Cette situation conférait une certaine unité aux différents régimes du droit de l espace patrimonial. Aujourd hui, l avis conforme de l ABF en cas de permis de construire ne concerne plus que les périmètres autour des monuments historiques et les secteurs sauvegardés. Le nouveau droit des AMVAP prévoit un nouveau type d avis de l ABF, qui lorsqu il est négatif entraîne l obligation pour l autorité chargée de délivrer le permis de construire (normalement le maire), d opérer un recours auprès du préfet, dont la réponse doit être faite dans un délai donné faute de quoi elle est réputée favorable 53. Cette question des procédures nous amène à relever le problème soulevé par les nouveaux délais imposés par le législateur. Les délais ont été fixés dans un souci d efficacité afin que le droit du patrimoine ne soit pas un frein aux constructions nécessaires au développement économique, particulièrement en ces périodes de crise. En matière d AMVAP, l architecte des Bâtiments de France ne dispose plus que d un mois pour rendre un avis en cas de demande de permis de construire, son silence valant approbation de la décision 54. Dans l hypothèse de désaccord entre l ABF et l autorité compétente pour délivrer le permis de construire, celle-ci saisit le préfet qui ne dispose que d un mois pour rendre une décision, après consultation facultative, non plus de la CRPS, mais de l instance consultative de l aire considérée prévue à l article L C. patri. 55. Conclusion En définitive, le passage par le concept d espace pour appréhender la question du temps du droit appliquée au patrimoine révèle une relation très complexe entre le droit de l espace patrimonial et le temps. Le droit reconnaît depuis longtemps la nécessité de mettre en œuvre des mécanismes pour assurer la mémoire de l architecture et du paysage. Le lien entre le passé et le présent est garanti sans conteste pour le patrimoine protégé et mis en valeur, grâce à une pluralité d instruments juridiques essentiellement issus du droit du patrimoine ou du droit de l urbanisme. Mais les tendances profondes du droit contemporain montrent que différents mouvements sont à l œuvre pour brouiller les pistes. D une part, si en irriguant le droit de l espace patrimonial, l objectif de développement durable apporte une dimension de long terme à la fonction de transmission du patrimoine, il charge aussi ce concept de faux-semblants qui tendent à fragiliser la protection et la conservation du patrimoine. D autre part, l importance du droit de l urbanisme au sein des instruments juridiques de l espace patrimonial favorise l accélération de la production des normes ou l accélération des procédures et apporte une flexibilité. Ces mouvements ne sont sans doute pas favorables à la conservation du patrimoine sur le long terme. En droit de l espace patrimonial, les forces en faveur des liens entre le passé et le futur ne seront peut-être pas suffisantes pour compenser les tendances à l aplanissement pour ne pas dire l écrasement de la profondeur au profit du présent. 53 La nouvelle procédure a vu le jour après deux tentatives législatives d instaurer un avis simple de l ABF, l une, par la loi n du 17 février 2009 pour l accélération des programmes de construction et d investissement publics et privés, tenue en échec à la suite de la censure du Conseil constitutionnel y décelant un cavalier législatif (Décision N DC Loi n du 17 février 2009 pour l accélération des programmes de construction et d'investissement publics et privés Journal officiel du 18 février 2009, p. 2847), l autre qui avait été adoptée lors de la première loi dite Grenelle, loi n du 3 août 2009, disposition législative adoptée contre l intention du Sénat en seconde lecture et après réunion d une commission mixte paritaire. Par la suite, la loi ENE de 2010 a donc trouvé un nouveau compromis. 54 R C. urb. Pour les déclarations préalables le délai est de quinze jours. 55 L C. patri. Pour les déclarations préalables le délai est de quinze jours.

107 LA CONSERVATION DES BIENS AFFECTÉS À L UTILITÉ PUBLIQUE À L ÉPREUVE DE LEUR VALORISATION ÉCONOMIQUE Nathalie BETTIO «Penser le présent comme un passé pour demain» est une préoccupation au cœur de l administration des biens affectés à l utilité publique depuis au moins la fin du XIX e siècle marquée par le principe de la soumission de ces biens au régime de la domanialité publique caractérisé notamment par la règle de l inaliénabilité. Ces biens sont effectivement spécifiques par leur destination en raison de laquelle ils constituent les supports essentiels de la continuité des services publics et de l exercice des libertés publiques, dont la première, celle d aller et de venir. En outre, parmi ces biens, certains, en vertu de leur nature, se distinguent par leur fragilité et / ou leur rareté 1, l absence d équivalent sur le marché. Ces biens se sont en effet, au regard des textes et de la jurisprudence, d abord, depuis le début du XIX e siècle, les espaces publics fondateurs de la communauté politique tels les rivages de la mer, les fleuves et rivières navigables ou flottables, les places publiques, les voies publiques 2 et ensuite, depuis la seconde moitié du XX e siècle, les biens ayant fait l objet d un aménagement spécial 3, puis indispensable 4, pour le fonctionnement des services publics auxquels ils sont affectés. L utilité sociale de ces biens a ainsi conduit notre droit à les sacraliser d une part, en les réservant à l appropriation publique considérée comme le meilleur moyen de garantir leur destination publique et d autre part, en les soumettant au régime exorbitant de la domanialité publique visant à assurer la stabilité de leur affectation. La gestion de ces biens s entendant classiquement comme une activité de conservation s est alors traditionnellement singularisée par une certaine inertie compte tenu de la continuité de l affectation publique marquée par la durée, le long terme, particulièrement lorsque est en cause le domaine public naturel. Or l objectif de valorisation économique des biens publics, affirmé depuis une trentaine d années comme une priorité face aux besoins en financement croissants des personnes publiques, amène aujourd hui à reconsidérer le régime protecteur de ces biens. Les enjeux financiers de la gestion des biens publics, notamment immobiliers, sont érigés en impératif majeur de la gestion publique pour favoriser la performance des personnes publiques et permettre la maîtrise des finances publiques. Il s agit d opérer un allègement des charges et de rechercher des ressources nouvelles afin que les personnes publiques améliorent les conditions de mise en œuvre de leurs missions. La logique marchande s immisce ainsi dans la gestion des biens affectés à l utilité publique amenant alors à rechercher leur rentabilisation qui doit être conciliée avec la nécessité de les protéger. Certes, comme le souligne le Professeur Yves Gaudemet, la valorisation économique des biens publics doit s entendre comme l exploitation économique au service de l utilité publique et 1 CALMETTE J.-F., La rareté en droit public, préf. RAPP (L.), L Harmattan, 2004, coll. Logiques juridiques. 2 Cf. l art. 538 du Code civil (abrogé par l ordonnance n du 21 avril 2006 portant partie législative du Code général de la propriété des personnes publiques). Pour la systématisation jurisprudentielle de l affectation à l usage direct du public comme critère d incorporation d un bien dans le domaine public : v. CE, 28 juin 1935, Marécar, R. p CE, 19 octobre 1956, Sté Le Beton, R. p. 375 ; AJDA 1956, p.472, concl. LONG. 4 CGPPP : art. L

108 106 de la continuité du service public 5. L objectif de valorisation économique pour les personnes publiques ne se fonde pas seulement sur la maximisation du profit, mais aussi sur la meilleure satisfaction de l intérêt général 6. Quoi qu il en soit, désormais l efficience économique est présentée comme un outil permettant d atteindre ces exigences, en favorisant notamment l amélioration de la qualité du service public rendu par la réduction des coûts et un meilleur entretien des biens immobiliers qui y sont affectés 7. Or, l équilibre entre conservation et valorisation économique des biens affectés à l utilité publique est délicat à établir. Dans ce contexte, les solutions mises en place par le législateur et le Code général de la propriété des personnes publiques 8 imposent de s interroger sur les implications des moyens juridiques retenus au regard de la pérennité de l affectation publique des biens concernés. «À force de valorisation ne pousse-t-on pas le bouchon trop loin? Il est difficile de servir deux maîtres ; le tirage entre la conception domaniale classique et la nouvelle conception notariale commence à se faire sentir. Dynamiser la propriété publique sans dynamiter les exigences d intérêt général qui l irriguent, tel est le défi des temps qui viennent 9.» On constate effectivement que la valorisation économique des biens affectés à l utilité publique conduit d abord, d un point de vue symbolique, à une certaine banalisation de ces biens ; ensuite, d un point de vue pratique, à une mutation des moyens juridiques visant à organiser leur protection, ce qui n est pas sans risque et comporte des incertitudes. 1. Valorisation économique et banalisation des biens affectés à l utilité publique Alors que la conservation des biens affectés à l utilité publique constitue la raison d être de la conceptualisation du domaine public (1) ; la patrimonialisation et la valorisation économique du domaine portent atteinte à la symbolique de ces biens, contribuant à leur banalisation patrimoniale et à la redéfinition de l alliance domaine public / domaine du public (2) La conceptualisation du domaine public fondée sur la conservation des biens affectés à l utilité publique La conceptualisation du domaine public au XIX e siècle, que l on associe classiquement aux noms de Proudhon 10, Ducrocq 11 et Berthélémy 12, s est fondée sur la volonté de protéger, notamment par la règle d inaliénabilité, le domaine public mentionné à l ancien article 538 du Code civil. Étaient ici visés et réunis en une masse indivisible et autonome, les fonds publics mis à la disposition de tous, indispensables à l établissement de la vie collective, comme les places publiques, routes, fleuves et rivières navigables ou flottables, rivages de la mer 13. Théorisé comme un espace 5 GAUDEMET Y., «Les travaux de législation privée. Le rapport de l Institut de la gestion déléguée», in La réforme des propriétés publiques, Université Paris II (Panthéon-Assas), Institut de la gestion déléguée, Paris 28 janvier 2004, LPA, n 147, du 23 juillet 2004 (n spécial), p Voir le site : lien «gestion du patrimoine immobilier de l État». Plus généralement sur l idée de performance publique et de modernisation de l administration : CHEVALLIER J., «La politique française de modernisation administrative», in L État de droit, Mélanges Guy Braibant, Dalloz 1996, p. 69 et suiv. ; CAILLOSSE J., «Le droit administratif contre la performance publique?», AJDA 1999, p. 195 et suiv. ; DUPRAT J., «L évolution des logiques de gestion du domaine de l État», AJDA 2005, p. 578 et suiv. 7 Voir le site : lien «gestion du patrimoine immobilier de l État». 8 Ord. n du 21 juillet 2006 relative à la partie législative du Code général de la propriété des personnes publiques, en vigueur à compter du 1 er juillet 2006, ratifiée par la loi n du 12 mai 2009, (J.O. du 13 mai 2009). V. MAUGUE C. et BACHELIER G., «La ratification du code général de la propriété des personnes publiques, enfin!», AJDA 2009, p YOLKA Ph., «Requiem pour la gratuité?», JCP A. 2007, act PROUDHON J.-B. V., Traité du domaine public, Dijon, V. Lagier, , t DUCROCQ Th., L État personnalité civile et domaine, Pontemoing, 7 e éd BERTHELEMY H., Traité élémentaire de droit administratif, Rousseau, 7 e éd., Art. 538 du C. civ. abrogé par l ord. n du 21 avril 2006 relative à la partie législative du Code général de la propriété des personnes publiques. Selon cette disposition : «Les chemins, routes et rues à la charge de l État, les fleuves et rivières navigables ou flottables, les rivages, lais et relais de la mer, les ports, les havres, les rades et généralement

109 107 public à conserver en raison de son affectation, le domaine public, à la différence du domaine privé, s opposait alors à la logique propriétariste et n était pas productif de revenu 14. Comme le soulignait Proudhon, «le domaine public, matériellement considéré, s entend ( ) des choses qui appartiennent à l être moral et collectif que nous appelons le public 15». Il ne constituait donc, pour le gouvernement, «qu un domaine de protection, pour en garantir la jouissance à tous les individus qui peuvent en avoir besoin 16». L État qui personnalise juridiquement la nation en avait ainsi seulement la garde et non la propriété et les autorités publiques ne détenaient à son égard qu un pouvoir de réglementation visant à assurer le maintien de l ordre public 17. D un point de vue symbolique, le domaine public, a ainsi été constitué comme un élément consubstantiel à l État, simplement défini par sa relation avec l être collectif que constitue le public destinataire, le public anonyme et intemporel 18. Cette théorie, en effet, confère une autonomie à une masse de biens caractérisée par son lien avec la nation souveraine en raison de la nature ou de l affectation à l utilité publique des dépendances concernées 19. À travers la conceptualisation de cette universalité, on retrouve l exaltation de la représentation politique. Ainsi comme le souligne le Professeur Christian Lavialle, «De ce point de vue le domaine public est d une certaine façon la forme réifiée du public. Il n existe que par lui et rend visible cette collectivité humaine 20». C est à ce titre que le domaine public se caractérise comme le corps de l État, la représentation réelle du public à travers les espaces qui lui sont réservés et qui sont le cœur de la vie sociale. L évolution de la consistance du domaine public depuis le XIX e siècle n a pas remis en cause cette alliance domaine public / domaine du public. Elle l a au contraire renforcée à mesure qu étaient incorporés dans le domaine public, à côté des espaces publics, les biens affectés à un service public 21 mais aussi des monuments publics ou œuvres d art, «qualifiés pour certains de trésors nationaux où s identifient justement les générations successives d une nation et qui font partie de son imaginaire social. Ils constituent une manifestation de sa permanence, une référence à laquelle chacun des membres du public peut se rattacher, un point fixe qui évite la dissolution de ce public 22». Le régime protecteur de la domanialité publique qui vise à garantir l affectation publique des biens incorporés dans le domaine a donc été et demeure la voie juridique utilisée pour exprimer le lien qui existe entre le public et ces biens singuliers Valorisation économique du domaine public et redéfinition de l alliance domaine public / domaine du public Si les biens du domaine public, compte tenu de leur spécificité, ne sauraient faire l objet d une appropriation privée, la reconnaissance jurisprudentielle de la propriété des collectivités publiques sur les biens du domaine public qui leur sont rattachés, au début du XX e siècle 23, va cependant conduire à une instrumentalisation du domaine par sa patrimonialisation amorçant sa banalisatoutes les portions du territoire français qui ne sont pas susceptibles d une propriété privée, sont considérées comme des dépendances du domaine public». 14 PROUDHON J.-B. V.,.op. cit., p Ibid., p Ibid., p Sur ce point, v. notam. LAVIALLE Ch., «Regard sur l appropriation publique», Droit et ville, n 61 / 2006, spé. p. 324 et suiv. ; et du même auteur «Le domaine public : chose publique ou patrimoine public?», in Pouvoir et gestion, Presses universitaire des Sciences sociales de Toulouse, 1996, coll. Histoire et Gestion, n 5, p. 281 et suiv. 18 Voir notam. LAVIALLE Ch., «Des rapports entre la domanialité publique et le régime des fondations», RDP 1990, p. 471 et «Naissance du public», in Études en l honneur du Professeur Jean-Arnaud Mazères, Lexisnexis 2009, p. 499 et suiv. 19 CHRETIEN P., La distinction des domaines comme forme symbolique. Recherches relatives au droit des biens publics, th. Paris, LAVIALLE Ch., «Du domaine public comme fiction juridique», JCP G., I. 3766, v. p. 260 et du même auteur : «Des rapports entre la domanialité publique et le régime des fondations», op. cit., p. 469 et suiv. 21 CE, 19 octobre 1956, Sté Le Beton, op. cit. 22 LAVIALLE Ch., «Naissance du public», op. cit., p CE, 16 juillet 1909, Ville de Paris, R. p. 707, concl. TESSIER ; S III.97, note HAURIOU ; CE, 17 janvier 1923, Piccioli, R. p. 44 ; S III. 17, note HAURIOU.

110 108 tion 24. À partir de l entre deux guerres, vont s affirmer, face aux enjeux économiques, les objectifs de gestion et de valorisation du domaine public, favorisés également par l affirmation jurisprudentielle, dans les années cinquante, du critère de l affectation à un service public pour définir le domaine public. Si bien qu à partir de la seconde moitié du XX e siècle, le domaine public sera officiellement pensé, non plus simplement comme un espace à protéger, mais comme un patrimoine 25 : un ensemble de choses appropriées, valorisables économiquement. Il s ensuit un déploiement de politiques de gestion domaniale aboutissant aujourd hui à la généralisation de la valorisation et de l exploitation financière des biens domaniaux publics 26 conduisant à une dérive du droit domanial. Pour citer Mme Mamontoff, «il y a éclatement des règles par le marché lequel opère une altération des objectifs auxquels répondait la création de ce régime originairement 27». Les impératifs de rentabilité des propriétés publiques, affirmés aujourd hui comme une priorité, entraînent l atténuation des spécificités de la gestion du domaine public par rapport au domaine privé. Cette évolution est d abord consacrée par la réforme budgétaire de , entrée en vigueur le 1 er janvier 2006, qui impose à l État d inscrire en valeur dans son budget, pour des raisons de transparence et de vérité financière, les propriétés de ses domaines public et privé sans distinction 29. Les biens affectés à l utilité publique bénéficiant jusque-là d une certaine autonomie patrimoniale apparaissent donc désormais comme les éléments d un capital qui doivent être valorisés comme des immobilisations dans un bilan 30. Ensuite, la définition organique de la propriété publique 31 dans le Code général de la propriété des personnes publiques, entré en vigueur le 1 er juillet 2006, conduit à appréhender les biens publics, indépendamment de leur domanialité comme des propriétés publiques, c'est-à-dire, en raison du caractère inhérent de l objectif de valorisation économique pour le droit de propriété, comme des richesses à exploiter et à rentabiliser pour le propriétaire public. Prévaut désormais une vision notariale de la propriété publique 32 qui conduit à une régression et une banalisation des biens du domaine public fondus dans la masse des ressources exploitables et rentabilisables pour la personne publique. «Le codificateur, affranchi de la contrainte du droit constant, n a concentré ses efforts sous couvert de modernisation- que sur la rentabilisation du domaine public, délaissant sa dimension de protection 33». Ce changement de paradigme amène juridiquement à saisir les biens du domaine public plus comme la représentation des intérêts matériels des personnes publiques que comme le reflet du public qu elles représentent 34, signant ainsi la mutation de l alliance domaine public / domaine du public. Pour paraphraser le Professeur Christian Lavialle 35, reprenant les concepts d Hauriou, la 24 Voir notam. sur ce point : LAVIALLE Ch., «Le domaine public : chose publique ou patrimoine public?», op. cit. et «Regard sur l appropriation publique», op. cit. 25 Voir CE, 20 décembre 1957, Sté nationale d Éditions cinématographiques, R. p. 702 ; S , concl. GULDNER. Cette décision marque l affirmation de la domination de la logique de gestion du domaine par rapport aux préoccupations policières qui prévalaient jusque-là. Le Conseil d État reconnaît en effet expressément, pour la première fois, l existence d un pouvoir de gestion du domaine fondé sur le droit de propriété du gestionnaire. Cf. en particulier DENOYER J.-F., L exploitation du domaine public, LGDJ 1969, préf. VEDEL G.. 26 Voir notam. : QUERRIEN M., «La nouvelle gestion du domaine public immobilier de l État», RFAP 1995, p. 675 ; MORAND-DEVILLER J., «La valorisation économique du patrimoine public», in L unité du droit, Mélanges en hommage à R. Drago, Economica 1996, p. 273 ; LAVIALLE Ch., ««Le domaine public : chose publique ou patrimoine public?», op. cit. ; DUPRAT J.-P., «L évolution des logiques de gestion du domaine de l État», AJDA 2005, p MAMONTOFF C., Domaine public et entreprises privées. La domanialité publique mise en péril par le marché, L Harmattan 2003, préf. GODFRIN Ph., p Voir L.O. n du 1 er août 2001 relative aux lois de finances, J.O. 2001, p Cf. LAVIALLE Ch., «Regard sur l appropriation publique», op. cit., p V. aussi sur ce point : BOUDET J.-F., «Les propriétés publiques et la comptabilité publique», in GUÉRARD (S.), (dir.), Réflexions sur le code général de la propriété des personnes publiques, Actes du colloque Université de Lille II du 29 novembre 2006, Litec, p. 59 ; LAVIALLE Ch., «Les propriétés publiques saisies par la comptabilité publique», AJDA 2005, p LAVIALLE Ch., «Regard sur l appropriation publique», op. cit., p Cf. YOLKA Ph., La propriété publique. Éléments pour une théorie, LGDJ 1997, préf. GAUDEMET Y. 32 DELVOLVE P., «Regard extérieur sur le code», RFDA 2006, p Cf. CAUDAL S., «La domanialité publique comme instrument de protection de l environnement», AJDA 2009, p LAVIALLE Ch., «Regard sur l appropriation publique», op. cit., p Ibid.

111 109 personne juridique a pris le pas sur la personne morale 36 : le représentant juridique a pris le pas sur le groupe qu il représente socialement. Le public caché derrière la personne publique n apparaît plus qu à travers l affectation à l intérêt général du bien qui renvoie à une fonction du propriétaire public. «L idée de représentation du public avec ses conséquences s estompe 37». Pour expliciter cette affirmation on peut reprendre les trois caractéristiques relevées par le Professeur Mikhaïl Xifaras pour déterminer la réduction opérée par l enfermement du phénomène collectif dans «l unité subjective d une personne morale» 38. En effet, en premier lieu, dans ce contexte, les droits du public sont requalifiés. L appropriation et la patrimonialisation du domaine public par la personne publique conduisent à ne laisser à ses usagers qu un droit d accès ou de jouissance sur la chose d autrui et non plus sur des biens propres 39. Ce phénomène s illustre à travers certaines dérives de la patrimonialisation avec le développement de phénomènes contestables comme celui de la banalisation de l onérosité de l usage normal du domaine public affecté à l usage de tous 40, traditionnellement gouverné par les principes de liberté, d égalité et de gratuité 41. Il en résulte une atteinte profonde au concept même de domaine public, puisque dans ce cas la réglementation transforme l usage direct du public en usage anormal de ces dépendances. Le sens de l affectation est remis en cause. En deuxième lieu, les droits du public sont directement attribués à la personne publique propriétaire du domaine public. Il est clair désormais que la personne publique n administre plus le domaine directement pour le public mais pour elle-même, dans les limites imposées par le respect des servitudes consenties au public. L instrumentalisation financière des dépendances du domaine public illustre ce phénomène. L affectation de certains biens au public ou à un service public relève de la politique du propriétaire public puisque ce dernier a en principe sur ces biens le pouvoir de disposition et d affectation. En dernier lieu, l intérêt général qui fonde la gestion des biens du domaine public, se confond avec l intérêt particulier de la personne publique propriétaire. Le changement de perspective est notable par rapport à la théorie proudhonnienne selon laquelle «l intérêt dans lequel le domaine est administré est forcément général parce que le public est une généralité indéfinie d êtres humains 42». Désormais l intérêt dans lequel le domaine est administré est forcément général «parce que son pro- 36 Cette distinction de la double nature de la personne publique (personne morale et personne juridique) est une position que M. Hauriou a défendu tout au long de sa vie de 1898 («De la personnalité comme élément de réalité sociale», Revue générale du droit, de la législation et de la jurisprudence, p. 5 à 23 et 119 à 140) à 1929 (Précis de droit constitutionnel, Sirey, 2 e éd.). On en trouve les prémices dans une note d arrêt de 1892 : «La personnalité morale n est pas la même chose que la personnalité civile. La personnalité morale, c est l existence sociale, la personnalité civile c est l existence au point de vue du droit. Or socialement parlant, une association peut exister, l État peut même reconnaître cette existence, sans que l association ne soit admise au bénéfice de la capacité juridique, au bénéfice d acquérir et de contracter en son nom propre». (HAURIOU, note sous CE, 22 janvier 1892, Frères de Saint-Joseph, t. 1 du recueil des notes d arrêts, p. 303). Ici, personnalité civile doit être entendue comme synonyme de personnalité juridique. 37 LAVIALLE Ch., «Naissance du public», art. cit., p XIFARAS M., «Le code hors du code : le cas de la transposition de la propriété en droit administratif», Droits, n 42 / 2006, p Ibid. Voir aussi en ce sens : LAVIALLE Ch.,, «Regard sur l appropriation publique», op. cit., p Au-delà de la généralisation du stationnement payant (Cf. CE, 26 février 1969, Féd. Nationale des clubs automobiles de France, R. p. 121 ; CE, 4 mai 1994, Ville de Toulon, R. p. 221 ; Cass. Crim. 16 juin 1993, JCP G. 1994, II, 22303, note LAVIALLE Ch.), certaines lois sont intervenues pour faire payer la circulation sur certaines voies publiques ou certains ouvrages publics (V. Loi n du 12 juillet 1979 relative à certains ouvrages d art reliant les voies nationales ou départementales, J.O. du 13 juillet 1979, p ; DE LAUBADERE A., «Commentaire de la loi du 12 juillet 1979», AJDA sept. 1979, p. 38 ; v. CE avis du 4 novembre 1997, EDCE 1997, p. 178 ; RDI 1998, p. 224, chron. AUBY J.-B. et MAUGÜE Ch., (concernant le viaduc de Millau). Les transferts de compétences opérés en 2004 dans le cadre de la décentralisation territoriale ont conduit à renforcer ce phénomène, en assouplissant les conditions permettant aux collectivités territoriales et à leurs groupements d instituer des prélèvements obligatoires pour l utilisation normale des dépendances du domaine public routier et du domaine public fluvial sous forme de péages (Loi n du 13 août 2004 relative aux libertés et responsabilités locales, J.O. du 17 août 2004, p , art. 20-III (domaine public routier) et art. 32 (domaine public fluvial). 41 LAVIALLE Ch., «Le domaine public : chose publique ou patrimoine public?», art. cit., p. 290 et suiv. 42 XIFARAS M., «Le code hors du code», art. cit., p. 61.

112 110 priétaire est public (et donc) ses intérêts le sont aussi 43». Finalement, «Non seulement (la personne publique) s approprie les biens du public, mais (elle) prend littéralement sa place 44». 2. Valorisation économique et mutation des moyens juridiques de conservation des biens affectés à l utilité publique L exigence de la valorisation économique des biens affectés à l utilité publique conduit à une mutation de la domanialité publique qui soulève la question du devenir de ce régime et du maintien d un régime général de conservation de ces biens. 2.1 Valorisation économique des biens affectés à l utilité publique et mutation de la domanialité publique La valorisation économique des biens affectés à l utilité publique entraîne une double mutation de la domanialité publique. À côté du Code général de la propriété des personnes publiques, de nombreux textes sont en premier lieu intervenus pour assouplir ce régime. L objectif est de permettre aux personnes publiques de gérer avec le plus de liberté possible leur patrimoine comme le ferait un propriétaire privé soucieux de se comporter en agent économique rationnel qui souhaite un rendement maximal de son capital et son optimisation fiscale. Le régime d occupation constitutive de droits réels sur le domaine public 45, le recours au crédit-bail par les occupants privatifs autorisés nonobstant la domanialité publique à venir des biens à construire, sont autant de techniques qui fournissent ainsi aux personnes publiques les moyens de valoriser leur domaine à terme en assurant un financement privé des équipements publics dont il est le support 46. En second lieu, ces différents textes ont contribué à réduire le champ de la domanialité publique dont l hypertrophie était dénoncée depuis plusieurs années. Cela s est opéré avec d autant plus de facilité que le législateur reste maître de la définition des critères déterminant l affectation d un bien à l utilité publique et son incorporation dans le domaine public. En outre, l inaliénabilité du domaine public n a qu une valeur législative et une portée relative puisque il suffit de déclasser un bien public dans le domaine privé pour pouvoir l aliéner. Concrètement, le législateur a la possibilité d une part, d aménager des exceptions au principe de l inaliénabilité du domaine public et 43 YOLKA Ph., La propriété publique. Éléments pour une théorie, op. cit., p V. XIFARAS M., «Le code hors du code», art. cit., p Voir La loi n du 5 janvier 1988 relative à l amélioration de la décentralisation, J.O. du 6 janvier 1988, p Voir CGCT : art. L et L Ces dispositions définissent le régime des baux emphytéotiques administratifs auxquels peuvent recourir les collectivités territoriales et leurs groupements sur le domaine public non routier. V. La loi n du 25 juillet 1994 relative à la constitution de droits réels sur le domaine public artificiel, codifiée aux articles L et suiv. du Code général de la propriété des personnes publiques (sur ce point voir notam. : LAVIALLE Ch., «L attribution de droits réels sur le domaine public de l État», RFDA, 1994, p ; GAUDEMET Y, «L occupant privatif du domaine public à l épreuve de la loi», Mélanges Guy Braibant, Dalloz 1996, p. 309). Ce dernier mécanisme a été étendu aux collectivités territoriales moyennant certaines adaptations, par l ordonnance n du 21 avril 2006, op. cit. : voir CGCT : art. L à L (sur ce point voir notam. PISANI Ch., «La valorisation des propriétés publiques», JCP A 2006, 1250 ; TRESCHER B., «De quelques apports du nouveau Code général de la propriété des personnes publiques en matière d occupation du domaine public», Contrats-Marchés publ. 2006, étude 6 ; LLORENS F. et SOLER-COUTEAUX P., «Les occupations privatives du domaine public : un espoir déçu», RFDA, sept.-octobre 2006, p. 935 ; LEUFFLEN P., «Externalisation du domaine et protection du service public», AJDA 2007, p. 962). 46 Voir CGPPP : art. L , al. 1, (modifié par la loi n du 12 mai 2009 (art. 121, J.O. du 13 mai 2009) et art L pour le financement des bâtiments nécessaires aux besoins de la justice, de la police ou de la gendarmerie. Voir CGCT : art. L et L Voir DELVOLVE P., «Sécurité intérieure, justice et contrats publics : confirmations et infléchissements», BJCP 2002, n 25, p. 418 ; LAVIALLE Ch., «Les conventions de financement des équipements publics de sécurité intérieure et la loi n du 29 août 2002», Contrats Marchés publ. 2002, chron. 11 ; TRAORE S., «Programme immobilier du ministère de la Justice», AJDI janv. 2004, p. 16. Pour le financement des bâtiments destinés à être mis à la disposition de l État pour les besoins «d un établissement public de santé ou d une structure de coopération sanitaire dotée de la personnalité morale publique», v. C.santé publ. : art. L et L Voir YOLKA Ph., «Établissements publics de santé et bail emphytéotique administratif», JCP A 2004, 1364 ; BRISSON J.- F., «L adaptation des contrats administratifs aux besoins d investissement immobilier sur le domaine public. Les aspects domaniaux des contrats de partenariat», AJDA 2005, p. 591 et suiv.

113 111 d autre part, de classer ou de déclasser dans le domaine privé des biens qui sont pourtant affectés à l utilité publique, les privant ainsi du régime protecteur de la domanialité publique. La réduction du champ d application de ce régime est ainsi d abord consacrée de manière générale par l institution dans le Code général de la propriété des personnes publiques d une définition restrictive de l incorporation d un bien dans le domaine public 47. Comme le relève le Professeur Sylvie Caudal, l application des critères retenus présente en plus paradoxalement le risque d en exclure les espaces les plus fragiles et les plus riches au plan environnemental dès lors que ceux-ci : soit sont interdits à l accès du public par mesure de protection, soit sont «trop» naturels et sauvages et dès lors ne remplissent pas la condition d un aménagement indispensable à l exploitation du «service public de protection de l environnement» 48. Ensuite, le législateur est ponctuellement intervenu, depuis les années quatre-vingt dix, pour faire sortir du domaine public de nombreux biens alors même qu ils demeurent affectés à un service public et ce souvent pour accompagner la privatisation de la structure propriétaire : ainsi en a-t-il été par exemple en 1996 pour les biens de France Télécom 49, en 2001 pour les biens de La Poste 50 et en 2005 pour les biens d Aéroports de Paris 51. De même, les articles L et L du Code général de la propriété des personnes publiques reprennent l ordonnance du 19 août qui déclasse du domaine public les immeubles à usage de bureaux, à l exclusion de ceux qui forment un ensemble indivisible avec des biens immobiliers appartenant au domaine public, afin de permettre à l État de vendre ceux qui sont sa propriété. On assiste ainsi au «recul du lien classique entre service public et propriété publique à mesure que se développe une catégorie de plus en plus répandue en droit français, alors qu elle était jusque-là marginale : celle des biens privés affectés à un service public 53». Certes, au regard du principe constitutionnel de la continuité du service public 54, la continuité de l affectation de ces biens à l utilité publique doit être assurée, selon le Conseil constitutionnel, par l institution d un régime de protection spécifique à l affectation au service public des biens déclassés, régime souvent caractérisé par la règle de l inaliénabilité 55. Cependant, ce phénomène d externalisation des biens affectés à un service public 56 est critiquable à plusieurs égards. 47 CGPPP : art. L et L pour les immeubles et L pour les meubles. Sur cette définition restrictive du domaine public dans le nouveau code, v. notam. : LAVIALLE Ch., «Remarques sur la définition législative du domaine public», RFDA 2008, p. 491 ; YOLKA Ph., «Les meubles de l administration», AJDA 2007, p. 964 ; DELVOLVE P., «Regard extérieur sur le code», RFDA 2006, p. 901, n 6 ; FATOME E., «La consistance du domaine public immobilier : évolution et questions?», AJDA 2006, p ; HUBRECHT H.-G. et MELLERAY F., «Le Code général de la propriété des personnes publiques», Dr.adm. 2006, v. p. 7 ; MAUGÜE Ch. et BACHELIER G., «Genèse et présentation du Code général de la propriété des personnes publiques», AJDA 2006, v. p ; MELLERAY F., «Le Code général de la propriété des personnes publiques. Définitions et critères du domaine public», RFDA 2006, p. 906 ; HUBRECHT H.-G, «Faut-il définir le domaine public et comment? Méthode énumérative et méthode conceptuelle», AJDA 2005, p CAUDAL S., «La domanialité publique comme instrument de protection de l environnement», AJDA 2009, p Sur le «service public de protection de l environnement», celui-ci n a été que très progressivement consacré : cf. TC, 22 octobre 2007, Mlle Doucedame c/ Département des Bouches-du-Rhône, R. p. 607 ; AJDA 2008, p Voir l article 1-2 de la loi n du 26 juillet 1996 qui soustrait au régime de la domanialité publique les biens de France Télécom devenue société nationale (J.O. du 27 juillet 1996, p ). 50 Voir l article 22 de loi n , du 11 décembre 2001 portant mesures urgentes de réformes à caractère économique et financier, qui soustrait au régime de la domanialité publique les biens de la Poste établissement public (J.O. n 288 du 12 décembre 2001, p ). 51 Voir la loi n du 20 avril 2005 relative aux aéroports qui déclasse du domaine public les infrastructures aéroportuaires propriétés d Aéroports de Paris devenue société anonyme (J.O. du 21 avril 2005, p. 6969). 52 Ord. n du 19 août 2004 relative au statut des immeubles de bureaux, qui déclasse les immeubles à usage de bureaux de l État du domaine public en vue de leur cession (J.O. n 194 du 21 août 2004, p ). 53 MELLERAY F., «Le Code général de la propriété des personnes publiques. Définitions et critères du domaine public», art.. cit. 54 Voir Cons.const., déc. n D.C. du 21 juillet 1994, préc.. Pour une analyse de la loi et de la décision, v. notam. : LAVIALLE Ch., RFDA 1994, p ; GODFRIN Ph., CJEG 1995, p. 1 ; DUFAU J., JCP N., 1995.I.3812 ; BEAUREGARD de O., JCP G I.3812 ; LOMBARD M., ALD 1994, n 18, p. 183 ; ROUAULT M.-C., RDI 1995, p Voir Cons.const., déc. n D.C. du 23 juillet 1996, concernant la loi relative à l entreprise France Télécom op. cit. ; voir Cons.const., déc. n D.C du 14 avril 2005, concernant la loi relative aux aéroports, op. cit. Dans ces décisions le Conseil valide les déclassements législatifs des biens affectés à un service public au regard de l institution par le législateur d un contrôle étatique sur la cession des biens nécessaires à l exercice de la mission de service public dont est chargée la structure privatisée. Finalement ces transferts s accompagnent d «une servitude légale d affectation

114 112 D une part, la garantie de la protection des biens affectés aux services publics législatifs ou réglementaires par un régime spécifique, au titre des exigences constitutionnelles liées à l existence et à la continuité des services publics, est relativement précaire. Elle est en effet dépendante de la qualification législative ou réglementaire de mission de service public concernant l activité 57. D autre part, cette perte de maîtrise domaniale aura un coût à la fois financier et symbolique 58 comme l illustre le déclassement des immeubles à usage de bureaux afin de les aliéner. «Coût financier, parce que la méthode céder pour relouer emprunte au Sapeur Camembert : on ne vend qu une fois, et c est pour longtemps ; d où l appauvrissement des administrations, des loyers en plus et des recettes d exploitation en moins. C est sacrifier le long terme au terme court ( ) Coût symbolique aussi, car l assise du service public risque d être ébranlée et restaurer l autorité d un État incapable de loger ses services tient de la gageure 59.» Les assouplissements législatifs concernant la portée de l inaliénabilité du domaine public pour l administration ont accru ces craintes. S il suffit de déclasser un bien pour le faire sortir du domaine public, l administration, contrairement au législateur, ne peut déclasser le bien que si dans les faits le bien n est plus affecté à l utilité publique 60. Or le Code général de la propriété des personnes publiques permet désormais à l administration de déclasser du domaine public des immeubles encore affectés à un service public, soit en vue d une vente au titre de l art. L donc pour des mobiles patrimoniaux, soit en vue d un échange au titre de l art. L , pour permettre l amélioration des conditions d exercice du service public 61. Donc au regard du premier processus, on constate désormais que la valorisation économique des biens affectés à un service public est un fondement légal de leur sortie du domaine public. Ensuite, concernant le second mécanisme les textes sont relativement imprécis quant aux conditions de l affectation du bien acquis dans l échange à la mission de service public affectataire du bien cédé dans l opération 62. Ces procédures accentuent le caractère interchangeable des biens d une même personne publique qui peuvent passer plus facilement du domaine public au domaine privé. Certains auteurs au service public» qui grève ces biens et dont les effets sont comparables à l inaliénabilité du domaine public (Voir BRISSON J.-F., «L incidence de la loi du 20 avril 2005 sur le régime des infrastructures aéroportuaires», AJDA 2005, p. 1839). L aliénation des biens échappe en effet à la compétence du propriétaire et dépend de la décision d un tiers. 56 FATOME E., «Externalisation et protection des biens affectés au service public», AJDA 2007, p Dans la décision des 25 et 26 juin 1986 précitée, le Conseil constitutionnel a en effet formulé qu en dehors des services publics nationaux exigés par la Constitution, «la détermination des autres activités qui doivent être érigées en service public national est laissée à l appréciation du législateur ou de l autorité réglementaire selon les cas ; qu il suit de là que le fait qu une activité ait été érigée en service public par le législateur sans que la Constitution l ait exigé ne fait pas obstacle à ce que cette activité fasse, comme l entreprise qui en est chargée, l objet d un transfert au secteur privé» (V. Cons.const., déc. n D.C. des juin 1986, op. cit., v. considérant n 53) ; «que toutefois, ce transfert suppose que le législateur prive ladite entreprise des caractéristiques qui en faisaient un service public national» (V. Cons.const., décision n D.C. du 30 novembre 2006, (considérant n 14), J.O. du 8 décembre 2006, p ; loi n du 7 décembre 2006 relative au secteur de l énergie, J.O. du 8 décembre 2006, p ; MOLINA P.-A., «Le Conseil constitutionnel précise les conditions de privatisation des services publics», RJEP/CJEG n 639, février 2007, p. 41 ; DRAGO G., «Fin d un service public national. A propos de la décision du Conseil constitutionnel Loi relative au secteur de l énergie», JCP A. 2007, n 2014 ; NOGUELLOU R., «L alinéa 9 du préambule de la Constitution de 1946», Dr.adm., février 2007, p. 3). Ainsi la loi du 31 décembre 2003, relative aux obligations de service public des télécommunications et à France Télécom (loi n du 31 décembre 2003, J.O. n 1 du 1 janvier 2004, p. 9), qui autorise la privatisation de France Télécom, a-t-elle pu abroger le pouvoir de contrôle de l État sur les biens de la société nécessaires à sa mission de service public, en transformant la mission de service public, dont l exécution était jusqu alors exclusivement dévolue à l entreprise nationale, en obligations de service public dont la prise en charge peut désormais être attribuée à plusieurs opérateurs. 58 YOLKA Ph., «Un État sans domaine?», AJDA 2003, p Ibid. 60 CGPPP : art. L Avant d être codifié ce principe était bien établi dans la jurisprudence : v. par ex. : CE, 20 juin 1930, Marot, DP 1931, 3, p. 31, concl. RIVET ; CE, 22 avril 1977, Michaud, AJDA 1977, p. 441, concl. FRANC ; CE, 6 novembre 2000, Comité Somport d opposition totale à l autoroute Caen-Rennes, Dr.adm., 2001, n 42 ; AJDA 2001, p. 547, note BRAUD X. ; CAA Versailles, 23 mars 2006, Cne Chesnay, req. n 05VE Sur ce point voir notam. : FATOME E., «Désaffectation et déclassement», JCP A 2006, 1247 et SARAZIN H., «Désaffectation et déclassement», JCP A. 2006, 1246 ; RAPP L., «Entrée et sortie des biens (la propriété choisie )», Dossier Propriété publique Domaine public, RFDA sept.-oct. 2006, p YOLKA Ph., «Personnes publiques et contrat d échange», RDP, 2008, p. 489.

115 113 ont pu ainsi établir qu un bien affecté à l utilité publique est consomptible 63. Il y a là une instrumentalisation du domaine public qui révèle le franchissement d une étape ultime de sa patrimonialisation. S affirme clairement la volonté des pouvoirs publics de maîtriser ces biens et de permettre, le cas échant, leur aliénation dans des conditions assouplies afin de trouver les financements nécessaires à d autres opérations. «Ces biens de fait sont utilisés comme un mode de couverture de dépenses publiques, un moyen de faire face à des obligations. Ils sont l instrument d une que 64». Il est finalement déplorable que les règles de la comptabilité publique empêchent de distinguer le «patrimoine statique» du «patrimoine dynamique» des différentes personnes publiques, c'est-à-dire respectivement les biens indispensables à l exercice des missions de ces dernières des biens qui ne sont qu accessoires 65. Le cadre fixé par leur affectation, qui dépend largement de l interprétation pour les dépendances affectées à un service public, est-il suffisant pour garantir la protection des biens qui constituent le support de l existence de la personne publique et la continuité de ses missions d intérêt général? Le risque est de voir se développer une dérive présente dès la Monarchie qui consistait à vendre le capital pour financer le train de vie de l État 66 Ce phénomène de respiration du domaine public affecte même aujourd hui les monuments historiques et les œuvres d art, amenant ainsi à s interroger sur les garanties permettant d éviter la cession de quelques «trésors nationaux». S agissant en premier lieu des monuments historiques, ils sont répertoriés dans une base du ministère de la culture tandis que le système Chorus utilisé par France Domaine ne permet pas de les identifier séparément. Ces monuments sont donc considérés comme d'autres immeubles et fondus dans la masse des biens de l'état. Il est ainsi impossible de dénombrer les monuments historiques concernés par le programme des opérations de cession de biens que l'état compte vendre entre 2010 et 2013, et que le ministre du budget, des comptes publics, et de la réforme de l'état a présenté le 9 juin La polémique développée autour de l'avenir de l'hôtel de la Marine, propriété du ministère de la défense située place de la Concorde à Paris et siège de l état major de la marine, illustre parfaitement les problèmes inhérents à une telle approche du patrimoine immobilier de l'état 67. S agissant en second lieu des œuvres d art, si celles constituant les collections des musées de France font partie du domaine public mobilier 68 et sont à ce titre inaliénables 69, elles sont susceptibles, depuis , d être déclassées dans le domaine privé en vue de leur aliénation 71. Cette 63 Voir BOUDET J.-F., «Les propriétés publiques et la comptabilité publique», op. cit., p Voir LAVIALLE Ch., «Regard sur l appropriation publique», art. cit., p Cf. BOUDET J.-F., «Les propriétés publiques et la comptabilité publique», art. cit., p MELLERAY F., «Le Code général de la propriété des personnes publiques. Définitions et critères du domaine public», art. cit. 67 La vente de cet ancien garde-meuble de la Couronne, dont la façade de Jacques-Ange Gabriel et le mobilier constituent une richesse patrimoniale exceptionnelle, a d'abord été envisagée. Puis, compte tenu des vives réactions critiquant la volonté de l'état de «brader» son patrimoine, le gouvernement a renoncé à la vente pour rechercher une utilisation qui permettrait le maintien de sa propriété. L article 11 de la loi n du 23 juillet 2010 relative aux réseaux consulaires a alors introduit un nouvel article dans le Code général de la propriété des personnes publiques (art. L ), permettant ainsi à l État et à ses établissements publics de louer les monuments historiques de leur domaine public dans le cadre d un bail emphytéotique administratif en vue de leur restauration, de leur réparation ou de leur mise en valeur. En plus de permettre à l État d engranger de nouvelles recettes, il s agirait ici, selon le gouvernement, de la meilleure solution pour que l État conserve ses biens et que la restauration soit effectuée sans que cela soit trop coûteux pour le contribuable. Concrètement le preneur du bail bénéficiera ainsi de droits réels sur l immeuble qui pourront être hypothéqués en vue de garantir des emprunts contractés par ce dernier pour financer la réalisation des obligations qu il tient du bail. Par ailleurs, les constructions réalisées dans le cadre de ce bail pourront être acquises par le preneur par le biais du crédit-bail. 68 CGPPP : art. L Code du Patrimoine : art. L Loi n du 4 janvier 2002 relative aux musées de France, J.O. 5 janvier 2002, p Voir notam. : RIGAUD J., Réflexion sur la possibilité des opérateurs publics d aliéner des œuvres de leur collection, rapport remis à la ministre de la Culture et de la Communication, janvier 2008 (http : Le rapport aborde notamment le dilemme patrimonial relatif à l aliénation des œuvres des collections publiques des musées soulignant à ce titre que : «le développement durable nous questionne sur la responsabilité qui est la notre en ce qui concerne l'héritage de connaissances, de valeurs et de beauté que nous transmettrons à nos descendants, et dont le moins que l'on puisse dire est qu'il doit être au moins égal à celui que nous avons nous-mêmes reçu. Encore faut-il que cet héritage ne nous étouffe pas par son poids et son coût».

116 114 procédure de déclassement n a pour l instant été utilisée qu une fois en Toutefois «ce précédent laisse penser que les exceptions au principe d inaliénabilité des collections qu elles soient à visée diplomatique ou économique vont se multiplier 73». D autant que, depuis une loi du 18 mai , la commission scientifique nationale des collections, dont l avis conforme préalable est exigé pour le déclassement 75, n est plus seulement composée de professionnels de la conservation des biens concernés. Elle comprend désormais également des représentants politiques 76 peut-être plus sensibles aux enjeux économiques qu à ceux de la conservation. L institution de cette procédure de déclassement contribue à transformer les biens qui constituent les collections publiques en marchandises 77 et son intervention dans un but de valorisation économique laisse alors planer plusieurs incertitudes soulignées par le Professeur Jean-David Dreyfus 78 dont nous reprendrons ici la réflexion. D abord, s il est admis que l homme pour construire son présent a besoin de se nourrir de l histoire, ne risque-t-on pas de sacrifier les œuvres d art contemporaines en oubliant qu elles sont le témoignage du passé de demain? Ensuite, au regard de l attrait touristique pour les musées français, la cession des biens culturels représentera surement du point de vue économique, un coût plutôt qu un gain. En outre, quelles sont les garanties de l affectation du produit de la cession à l entretien ou à l enrichissement des collections? Enfin, ce mouvement pose la question de la mission dévolue aux institutions muséales qui jusqu ici devaient assurer la permanence des collections publiques au travers des époques. «Présentant des marchandises les musées s adresseront à l avenir moins au public qu à des consommateurs et s appuieront sur une logique qui rappelle davantage le commerce que le service public 79» Valorisation économique des biens affectés à l utilité publique et devenir de la domanialité publique Face à ce phénomène quel est l avenir de la domanialité publique comme régime protecteur des biens affectés à l utilité publique? Le problème dénoncé par la doctrine réside dans l absence de précision quant à l obligation constitutionnelle d appartenance de certains biens au domaine public 80. La Constitution française du 4 octobre 1958, contrairement au texte fondamental d autres pays de tradition romaniste 81, ne renvoie pas expressément au domaine public. Certes, l affirmation contemporaine de l objectif de valorisation économique des biens publics a conduit le Conseil constitutionnel, dans une décision du 26 juin , à préciser pour la première fois «les exigences constitutionnelles qui s attachent à la protection du domaine public», rendant ainsi obligatoire, comme le 72 Voir un arrêté du ministre de la culture et de la communication publié au J.O. du 10 novembre 2009 portant déclassement de cinq fragments de peinture murale provenant de la tombe de Tetiky. 73 BUI-XUAN O., «L inaliénabilité des collections en question», AJDA 2010, p Loi n du 18 mai 2010 visant à autoriser la restitution par la France des têtes maories à la Nouvelle-Zélande et relative à la gestion des collections, J.O. du 19 mai 2010, p Cette loi fait suite au jugement du tribunal administratif de Rouen du 27 décembre 2007 et à l arrêt de la cour administrative d appel de Douai du 24 juillet 2008 (AJDA 2008, p. 1896, concl. LEPERS J., lesquels ont estimé illégale la procédure de restitution d une tête maorie relevant de la collection du muséum de Rouen au motif que la commission scientifique n avait pas été saisie et que le bien n avait fait l objet d aucun déclassement. 75 Code du Patrimoine : art. L issu de l art. 2 de la loi n du 18 mai 2010 op. cit. 76 A savoir : un député, un sénateur, des représentants de l État et des collectivités territoriales. Cf. Code du Patrimoine : art. L issu de l art. 2 de la loi n du 18 mai 2010 op. cit. 77 LAVIALLE Ch., «Naissance du public», art. cit., p DREYFUS J.-D., «La respiration des collections publiques», AJDA 2008, p LAVIALLE Ch., «Naissance du public», art. cit., p Voir par ex. : FATOME E., «A propos des bases constitutionnelles du domaine public», AJDA 2003, p et suiv. ; CHAMARD C., «Domaine public. Indisponibilité. Inaliénabilité. Imprescriptibilité», JCl. Propriétés publiques, Fasc. 61, n 25 ; LAVIALLE Ch., Droit administratif des biens, PUF 1996, n 81, p On peut citer à titre d exemple la Constitution portugaise du 2 avril 1976 dont les articles 84 et z concernent le domaine public de l État, des régions autonomes et des collectivités locales ; la Constitution du Royaume d Espagne du 27 septembre 1978 qui consacre son article 132 au domaine public, aux biens communaux ainsi qu à l ensemble du patrimoine de l État. Cf. CHAMARD C., La distinction des biens publics et des biens privés. Contribution à la définition de la notion de biens publics, préf. UNTERMAIER J., Dalloz 2004, n Voir Cons.const., déc. n D.C. du 26 juin 2003, Loi habilitant le Gouvernement à simplifier le droit, J.O. du 3 juillet 2003, p , (consid. n 29).

117 115 souligne le Professeur Étienne Fatôme, l existence d un domaine public 83. Le Conseil a ainsi établi que ces exigences «résident en particulier dans l existence et la continuité des services publics dont ce domaine est le siège, dans les droits et libertés de personnes à l usage desquelles il est affecté ainsi que dans la protection du droit de propriété que l article 17 de la Déclaration de 1789 accorde aux propriétés publiques comme aux propriétés privées». Pour autant il n a pas précisé les biens affectés à l utilité publique pour lesquels la domanialité publique est le seul moyen de respecter les exigences constitutionnelles attachées à la protection du domaine. Cette incertitude quant à l obligation constitutionnelle d appartenance de certains biens au domaine public laisse donc le législateur libre de définir sa consistance en fonction des besoins. Cette intervention ne saurait cependant dépasser un certain seuil, qui mettrait en péril l existence du domaine public, seuil contrôlé par le Conseil constitutionnel dans le cadre de l erreur manifeste d appréciation. Concernant les biens affectés à un service public, les auteurs se fondent généralement sur l alinéa 9 du préambule de la Constitution de 1946 tel qu interprété par le Conseil constitutionnel dans sa décision «Privatisations» des juin , pour considérer que les biens qui sont le siège de services publics régaliens ne peuvent être déclassés en vue d être aliénés, même par le législateur 85. Or le maintien de la domanialité publique de ces biens n est pas une obligation constitutionnelle. Mme Latournerie a pu ainsi souligner dans les années quatre-vingt-dix : «Il y a un point sur lequel à l heure actuelle je n ai plus de doute : même en ce qui concerne les services publics qu on pourrait regarder, dans un raccourci, comme constitutionnellement obligatoires, qui sont le service public de la justice, de l enseignement etc ni leur existence, ni leur fonctionnement dans des conditions juridiquement correctes telles qu elles ont été définies, c'est-à-dire égalité d accès, continuité, n impliquent nécessairement un régime de domanialité publique 86.» Du fait de la valeur législative du principe d inaliénabilité «les exigences constitutionnelles qui s attachent à la protection du domaine public» imposent seulement de substituer à la domanialité publique des régimes sectoriels de droit public applicables à des biens affectés aux services publics mais inclus dans le domaine privé ou devenus des biens privés. Le Professeur Christian Lavialle a pu ainsi s interroger sur la pertinence du maintien de l affectation à un service public comme critère de l incorporation d un immeuble dans le domaine public 87. À un régime unique et rigoureux de protection des biens affectés à l utilité publique paraît ainsi susceptible de se substituer une pluralité de régimes, de rigueur et de pérennité variables, contribuant à la complexification du droit et posant la question des garanties du maintien de l affectation des biens concernés à un service public. En revanche, concernant les dépendances affectées à l usage direct du public, il semble difficile de les exclure du «noyau dur du domaine public 88». Ces dépendances, généralement du domaine public naturel, mais aussi du domaine public artificiel, avec en premier lieu la voirie, constituent l essence même du domaine public, à savoir l espace public indispensable à l établissement de la vie collective. À moins de renoncer au concept de domaine public et au régime de la domanialité publique, la privatisation de ces biens est difficilement envisageable. Cela conduirait à la disparition même de l État, en le privant d une prérogative de puissance publique essentielle pour son existence, puisqu elle lui permet de garantir l effectivité d un espace minimum, fondateur de la communauté politique, sur lequel il exerce sa souveraineté et dans lequel les libertés publiques 83 FATOME E., «À propos des bases constitutionnelles du domaine public», art. cit., p Voir Cons.const., déc. n D.C. des juin 1986, Loi d habilitation autorisant le Gouvernement à prendre par ordonnances des mesures de privatisation, Rec. 61, RJC I-254 ; voir AVRIL P. et GICQUEL J., Pouvoirs, n 40, 1987, p. 178 ; FAVOREU L., RDP 1989, n 2, p. 399 ; GENEVOIS B., AIJC, 1986, p. 427 et p. 454 ; GUYON Y., Rev.soc. 1986, p. 606 ; RIVERO J., AJDA 1986, p Voir notam. : ESPUGLAS P., Conseil constitutionnel et service public, préf. G. Vedel, LGDJ 1994, p. 22 et suiv. ; ROUSSEAU D., Droit du contentieux constitutionnel, 6 ème éd., Montchrestien, 2001, Domat droit public, p ; CHAMARD C., La distinction des biens publics et des biens privés, op. cit., n 419 à Rapport introductif au colloque : Domaine public et activités économiques, CJEG 1991, hors-série, p. 5. V. dans le même sens : GAUDEMET Y., «Libertés publiques et domaine public», Mélanges J. Robert, Montchrestien, 1998, p. 125 et suiv. ; LAVIALLE Ch., «Le domaine public : une catégorie juridique menacée?», RFDA 1999, p. 578 et du même auteur : «Que reste-t-il de la jurisprudence Société Le Béton?», RFDA 2010, p. 533 et suiv. 87 «Que reste-t-il de la jurisprudence Société Le Béton?», art. cit. 88 Expression empruntée à Mme LATOURNERIE, cf. «Les critères de la domanialité publique», Domaine public et activités économiques, CJEG 1991, hors-série, p. 20.

118 116 peuvent s exercer. De ce point de vue, il apparaîtrait alors souhaitable d inscrire dans la Constitution un principe garantissant l existence d un espace public ouvert à tous. Toutefois, au regard de ses assouplissements issus de l immixtion de l objectif de valorisation économique, le régime de la domanialité publique paraît aujourd hui ne pas offrir suffisamment de garanties pour protéger certains biens qui, compte tenu de leur nature, de leur rareté et de leur fragilité, sont inconciliables avec l objectif de valorisation économique. Ainsi concernant les œuvres d art et monuments historiques il serait nécessaire, comme l ont proposé certains sénateurs, d identifier clairement ceux qui doivent rester la propriété des personnes publiques et introduire un principe de précaution culturel pour le déclassement de ces biens 89. S agissant du domaine public naturel, recouvrant des espaces dits sensibles, la domanialité publique semble un instrument inadéquat pour répondre aux buts environnementaux et culturels que se fixe la société et qui ont pris progressivement une incarnation constitutionnelle avec la Charte de l environnement 90. Certains ont ainsi souligné la nécessité de prendre en compte des considérations de fait liées à la nature afin que le régime applicable au domaine public naturel entraîne un haut niveau de protection, supérieur au régime du droit commun de la domanialité publique 91. Finalement, l évolution contemporaine de la conservation des biens affectés à l utilité publique, sous l influence de leur valorisation économique, ne semble être qu une première étape vers une réforme d envergure qui n est pas sans laisser planer la crainte d une remise en cause profonde du droit des propriétés publiques et peut-être de la domanialité publique. Qu adviendra-t-il alors du public? En effet, «( ) la remise en cause du domaine public est ( ) de façon plus pernicieuse celle du public comme fondement de la société et, par voie de conséquence, celle de l État et de l hétéronomie 92». 89 Rapport d information n 599 ( ) de Mme Françoise Férat fait au nom de la Commission de la culture, déposé le 30 juin Voir notam. sur ce point : BOILLET N., La mise en valeur du patrimoine naturel et culturel en droit public, th. Université européenne de Bretagne, 2009, spéc. p. 349 et suiv. CAUDAL S., «La domanialité publique comme instrument de protection de l environnement» art. cit. 91 FATOME E., «À propos des bases constitutionnelles du domaine public», art. cit., p ; CAUDAL S., «La domanialité publique comme instrument de protection de l environnement», art. cit. 92 LAVIALLE Ch., «Naissance du public», art. cit., p. 512.

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120 LES DYNAMIQUES PATRIMONIALES RÉCENTES DANS LEUR RAPPORT AU TEMPS. L EXEMPLE DU PATRIMOINE MARITIME DE BRETAGNE Françoise PÉRON Les constructions patrimoniales sont au coeur des constructions sociales. Ces constructions, réalisées par les sociétés, à un moment précis de leur histoire, constituent un indicateur fondamental pour la compréhension de leur rapport au temps. En effet les objectifs et les modalités de transmission de biens considérés comme patrimoniaux, qu ils soient matériels ou immatériels, sont différents d une époque à l autre et également d un groupe social à l autre. À chaque fois et dans chaque cas, c est un passé différent qui est convoqué, et de fait recréé, pour servir d appui et de justification aux nouveaux desseins de ce groupe à travers la façon dont il choisi, au présent, de s affirmer dans l avenir. À tous les niveaux géographiques, locaux, régionaux, nationaux et maintenant planétaire, avec l introduction de la notion de «patrimoine mondial de l humanité», l apparition de nouvelles catégories de patrimoines est révélatrice d un changement de société et corrélativement d un changement de rapport au passé. Dans le cadre de la thématique dont il est question ici, le questionnement général portera donc sur les processus d émergence de nouvelles constructions patrimoniales au sein d une société ; processus consubstanciellement liés à la façon dont celle-ci souhaite se projeter dans l avenir et dont elle s invente son passé. Notons qu il en va de même pour les constructions successives d un individu qui, au cours de sa vie, réécrit plusieurs fois son passé sous la nécessité de se définir et de s affirmer face «aux autres» ; sachant que les «autres» ne sont pas les mêmes selon les circonstances et selon les moments de l existence. L exemple d un nouveau patrimoine maritime culturel en Bretagne, de son émergence puis de son développement durant les quarante dernières années, permettra d illustrer le propos et de montrer la complexité et l instrumentalisation des rapports que les sociétés nouent avec leur passé dans l objectif de se construire un avenir. Le grand mouvement de patrimonialisation d éléments bâtis liés aux activités maritimes, tel que l a connu la Bretagne, avec son cortège d invention de nouvelles fêtes de la mer et des marins, de reconstruction d anciens bateaux de travail, d ouverture de nouveaux musées, de restauration de quais désertés et de cales de mises à l eau abandonnées... fait partie d un mouvement plus vaste de patrimonialisation qui s est produit en France dans le cadre des mutations d envergure de l Après-guerre. Dans le contexte d une transformation radicale de la société, des moyens de déplacement et du «déménagement du territoire» 1, le patrimoine rassure et permet de resignifier les territoires et les lieux. Ainsi, de nouveaux patrimoines émergent en France : patrimoines rural, urbain, industriel. Portés par les catégories sociales liées aux emplois tertiaires qui se généralisent alors, ces patrimoines éclatés sont radicalement différents des grands éléments emblématiques de la nation, construits depuis deux siècles. Le mouvement général de patrimonialisation fut si fort durant les décennies que les sociologues, à la suite de Pierre-Henry Jeudy 2, n hésitèrent pas à parler de «patrimoine en folie». Le patrimoine maritime fut le dernier à naître mais la surprise qu il créa et l engouement dont il fut l objet transformèrent ce mouvement, breton à l origine, en un véritable 1 LE LANNOU M., Le déménagement du territoire, rêveries d un géographe, Paris, Le Seuil, JEUDY P.-H., Patrimoines en folie, coll. Ethnologie de la France, Cahier 5, Paris, 1990.

121 phénomène de société. Sur quelles images du passé maritime de la Bretagne et sur quels besoins supposés pour l avenir s est-il créé? C est une première question, une seconde lui fait suite. Partant du constat que les changements sociaux, culturels, techniques et économiques d aujourd hui sont d une telle ampleur qu on ne peut plus parler de mutation de la société mais de métamorphoses globale de celle-ci, quelles relations les sociétés entretiennent-elles en ce début de XXI e siècle avec leur passé et leur futur à travers le patrimoine maritime qu elles fabriquent actuellement? Les réponses données à ces interrogations s appuient sur une expérience collective de recherche/action, menée depuis cinq ans, sur le thème de la construction du patrimoine maritime culturel sur les littoraux de Bretagne, dans le cadre de l Observatoire du patrimoine maritime culturel de Bretagne 3. Deux phases doivent être envisagées dans l évolution des constructions patrimoniales maritimes. La phase d émergence dans la joie, la fête et l improvisation, durant les années marquées par la transformation profonde des activités économiques, des usages et de la structure des littoraux et des sociétés qui y vivent ou qui y séjournent temporairement. Puis la phase actuelle qui est celle de la maturité : un patrimoine désormais mieux affirmé mais du même coup soumis aux enjeux et aux pressions contradictoires de la «surmodernité» qui en changent totalement la nature et en restreignent le développement tout en l institutionnalisant. 1. La phase d émergence du patrimoine maritime dans le cadre de la refondation des territoires du littoral : Rapide cadrage des mots et des concepts Avant d entrer dans l analyse des processus de patrimonialisation des héritages maritimes caractéristiques des années 1980, il est utile de s entendre sur les mots utilisés et d abord de distinguer «héritage» et «patrimoine». Tout ce dont nous héritons ne fait pas patrimoine. Le patrimoine d un individu, d un groupe social, d une nation, à un moment donné de son histoire, est constitué par l ensemble des biens hérités, considérés comme héritages communs et jugés dignes d être transmis aux générations futures. Le patrimoine de chacun (individu, groupe social, nation) est donc subjectif : «considéré comme». Le patrimoine se construit à partir d héritages sélectionnés et revendiqués, dont la nature et l importance varient selon les circonstances et les époques. Le patrimoine n est jamais un «donné», c est toujours un «construit». Le patrimoine est arbitraire, il se décrète. Créer du patrimoine relève d un acte politique dans le sens le plus fort du terme. Même si cette réalité est occultée car le patrimoine se veut consensuel, les constructions patrimoniales établissent un rapport de force entre ceux qui en font la promotion et les autres. Le patrimoine est identitaire, il qualifie le groupe qui l a créé et qui le revendique. Il est intimement mêlé au territoire revendiqué par un groupe ou une nation car il en constitue la marque idéologique et mythique. Le patrimoine redonne sens aux espaces bousculés par la modernité et acte en quelque sorte l avènement de nouvelles formes d occupations spatiales correspondant à de nouvelles formes d organisations sociales. Il permet de signifier à la fois le groupe social qui le construit et le territoire qui correspond à ce groupe. Refondation sociale, refondation historique et refondation territoriale vont de paire. Le patrimoine n est donc pas un héritage mais une dynamique de reconstruction du passé pour les besoins du présent et les projets du futur. Le patrimoine n est pas non plus histoire ; ni mémoire. Il tient du mythe fondateur des territoires vivants d aujourd hui. Le patrimoine est une dynamique 4. À l instar de tous les héritages culturels, les héritages maritimes ont une double dimension. Dimension matérielle, faite ici de quais, de cales, de grues, de bateaux, de marais salants, de quartiers de pêcheurs, de cités portuaires, de lotissements balnéaires Dimension immatérielle com- 3 L Observatoire du Patrimoine Maritime Culturel de Bretagne (OPMC) a travaillé en partenariat et avec le soutien du Conseil général du Finistère, de la Région Bretagne et du ministère de la Culture (DRAC-Bretagne et DAPA). 4 PÉRON Fr. (dir.), Le patrimoine maritime, construire, transmettre, symboliser les héritages maritimes européens, PUR, Rennes, 2002.

122 prenant des rites et croyances particulières, des chansons, des événements religieux particuliers, des savoir-faire et des qualités spécifiques, dont le fameux «esprit marin». Même si, dans une optique d aménagement du territoire qui est celle de notre travail, on ne considère que les héritages bâtis, la longue et riche histoire maritime de la Bretagne fait que les potentialités patrimoniales y sont particulièrement importantes. Presque partout sur les côtes, se trouvent des héritages liés à la défense militaire du littoral qui est aussi une frontière, à la défense physique contre la mer (que ce soit contre ses apports ou ses attaques), à la signalisation des côtes (devenue indispensable au moment de l essor de la grande navigation intercontinentale), au transit terre/mer (facilité par la construction de quais solides et de môles à la fin du XIX e siècle ), aux activités de production primaire et de commercialisation des produits de la mer, aux activités artisanales et industrielles qui ne se seraient pas développées sans la proximité de la mer (dont la construction navale et les conserveries de poisson), à la vie des populations littorales, aux activités balnéaires de loisirs et de santé, aux pratiques légendaires et mémorielles, aux activités scientifiques nées de la mer. En Bretagne, ces potentialités de transmission de l histoire et de la mémoire maritime s expriment surtout dans les petits ports historiques et dans les petits sites portuaires, au nombre de 228, rien que pour le Finistère (plus du double à l échelle de la Bretagne historique), animés par la pêche et le cabotage et dont l activité explosa littéralement dans la période Il est logique que ce soit dans ces petits ports qu une nouvelle prise de conscience patrimoniale maritime ait vu le jour 5. Trois logiques de construction d un patrimoine maritime breton se succédèrent et se complètent durant les deux dernières décennies du XX e siècle Une première logique de nature mémorielle et ethnologique déclenche le mouvement Elle repose sur la prise de conscience du risque de disparition totale des anciens bateaux de travail qui avaient animé les côtes bretonnes pendant plusieurs siècles ; ce qui entraîna la création de petites associations locales. Les premières naquirent en rade de Brest, pour restaurer et de faire vivre les derniers représentants de ceux qui venaient tout juste d être désarmés ou qui achevaient de pourrir au fond des rias et des ports: gabarres de transport, bisquines, chasses-marée, sloop de pêche Les acteurs de ce patrimoine inventent alors un passé maritime à la Bretagne qui réponde à leurs nostalgies, à leurs souhaits et à leurs besoins du moment, à leur catégorie sociale également (classe moyenne). On ne recrée d abord, et presque exclusivement, que des bateaux de travail (pêche et cabotage côtier). On oublie totalement la flotte de guerre, pourtant si importante dans l histoire économique et sociale de la Bretagne. On n octroie qu une faible place aux petits bateaux de plaisance cependant très présents dans les ports au moment de l essor de la pêche artisanale. Le mouvement commence par l organisation des premières fêtes du patrimoine maritime (Pors Beac h 1980, Douarnenez 1986). Pour les acteurs de cette première phase de mise en patrimoine des héritages maritimes, souvent des gens de l extérieur ayant des liens avec ceux du lieu (par leur ascendance ou leur histoire personnelle), l objectif est de maintenir vivantes les cultures maritimes historiques. Cette dynamique mémorielle de conservation et de transmission est caractérisée par la spontanéité, la convivialité, la proximité entre acteurs et spectateurs. On recueille les paroles des «anciens», on apprend auprès d eux les techniques de la navigation à la voile et de la construction navale en bois. On restaure les vieux bateaux de travail, bientôt on en construit de nouveaux. Ce mouvement est soutenu par une logique festive et identitaire qui prend rapidement de l ampleur. Le concours lancé en 1989 par la revue «Le Chasse - Marée» et le quotidien «Ouest - France» invite en effet chaque commune de la côte à présenter pour la première grande fête du patrimoine maritime, prévue à Brest en 1992, le bateau de travail spécifique du port de la commune. Nombre de ces bateaux avaient déjà disparu, ce qui entraîna la construction de répliques. C est ainsi que naquit ce curieux objet patrimonial qu est «le faux vieux gréement» qui trône au cœur de chacune des fêtes maritimes qui se propagent alors comme une traînée de poudre sur le littoral breton, puisque plus de 50 de ces fêtes rituelles de toutes tailles ont acquit rapidement une périodicité (entre 2 et 4 ans) et que les premières fêtes quadriennales de Brest ont rassemblé plus de 2000 bateaux offerts au regard d un million de spectateurs sur les quais. Une foule d associations, 5 PERON Fr., MARIE G., Atlas du patrimoine maritime des côtes du Finistère, Le Télégramme, Brest, 2010.

123 grandes ou petites, sont créées pour construire ou restaurer «un bateau du patrimoine» et le faire naviguer, mais aussi pour remettre en marche un moulin à marée, recueillir des chants de marins, construire des maquettes, organiser des salons du livre maritime, des expositions, promouvoir des films maritimes, créer des réseaux, recevoir des équipages d autres pays Entre 1985 et 2005, 130 associations de ce type ont vu le jour sur le littoral du Finistère. Un musée du bateau est ouvert à Douarnenez également en Le mouvement essaime sur d autres littoraux, sur ceux du Ponant d abord puis, de façon plus modeste, sur le littoral méditerranéen. L ambiance de ces fêtes déclenche de nouvelles formes d identification au maritime. Des groupes de «néo marins» épisodiques apparaissent dans les ports. Costume de pêcheurs, petit bateau à voile reconstruit ou restauré, abonnement à la revue «Le Chasse-Marée», ces adeptes du littoral revendiquent une nouvelle forme d identité maritime le plus souvent davantage affichée que vécue, davantage secondaire et ludique que principale et nourricière. Parallèlement, une nouvelle logique urbaine littorale se développe Sur le plan des municipalités, les élus, d abord réticents ont vite compris l intérêt de ces fêtes. Elles transforment l image de la ville qui, de cité portuaire marquée par le travail et l industrie du XIX e siècle, peut désormais s afficher résolument «ville maritime», afin de faire oublier les difficultés de reconversion des économies portuaires alors en cours, tout en se dotant d un outil touristique qui s inscrira en complémentarité d autres actions de revalorisation : développement des sciences et techniques de la mer, soutiens aux manifestations sportives nautiques et au tourisme urbain littoral. Un nouveau patrimoine, un nouveau territoire, une nouvelle société L essor du patrimoine maritime s explique essentiellement par l avènement d une nouvelle société littorale qui a besoin, pour se souder et se développer, de se constituer un nouveau territoire (sur les décombres de l ancien) et une nouvelle identité (récupérée du passé mais qui n a plus grand chose à voir avec lui) en s inventant, pour se légitimer, un récit mythique fondateur sur lequel elle pourra fonder son avenir. Ainsi va émerger un littoral rajeuni, attractif, festif, sportif, paré d une nouvelle histoire mythique grandiose : l épopée des Paimpolais, l épopée des Sardiniers et de celle des ouvrières sardinières à travers leurs grèves et leurs chansons remises à l honneur. Une histoire nouvelle qui s affiche depuis cette époque en couverture des revues bretonnes qui se multiplient. Ce littoral redevenu enviable et envié, désormais «dans le vent», est celui de la nouvelle société littorale composite qui se rend progressivement maîtresse des lieux. Les fêtes du patrimoine maritime, grandes ou petites, en rassemblant périodiquement des catégories de populations différentes, en un temps et un espace bien circonscrits, jeunes et vieux, urbains venus d ailleurs et ruraux restés au pays, populations maritimes déclinantes et populations tertiaires en essor, ont contribué à souder ces groupes hétérogènes, à créer un ciment social et culturel autour de l objet mythique du bateau. La fête maritime a permis d exprimer un «nous territorialisé», sur la base du maritime, qui exorcise les angoisses sociales et qui aide à dépasser les conflits potentiels entre groupes sociaux différents qui doivent désormais se partager l usage de l espace côtier et envisager leur futur commun. L autre conséquence de cette dynamique patrimoniale dans sa phase émergente est la structuration symbolique du nouveau territoire littoral. Les lieux centraux en sont les sites des grandes fêtes (Brest, Douarnenez, Paimpol), et les centres secondaires ceux des petites fêtes plus locales ; ces centres étant généralement doublés de musées, eux-mêmes hiérarchisés. Les territoires du maritime patrimonial sont aussi irrigués par des réseaux matérialisés sur le sol par les déplacements des visiteurs : parcours en famille ou entre amis d un site à l autre, pèlerinages dominicaux en bord de mer, embarquements vers les îles qui deviennent elles aussi des lieux mythiques. Le territoire ainsi défini est un étroit liseré côtier porteur des identités maritimes de la modernité. En quelques années d effervescence et de ferveur patrimoniale maritime, le littoral est devenu autant un mythe qu une réalité. Le littoral, hier désorganisé géographiquement et socialement par les mutations des années , est maintenant reconstruit à partir des bases symboliques et rituelles posées par cette dynamique patrimoniale fondatrice. Ses spécificités maritimes nouvelles ont été reconnues au mo-

124 ment précis où son identité ancienne allait disparaître. Le désir de mer, qui anime désormais l ensemble de la société française de plus en plus rassemblée sur des espaces urbains ou périurbains, a joué le rôle de racine pourvoyeuse de ce phénomène culturel majeur de la fin du XX e siècle 6. Il est intéressant de noter la disproportion entre le modeste pan de l histoire maritime française (la petite pêche côtière de la fin du XIX e siècle et du début du XX e essentiellement) sur lequel s appuie le mouvement et l ampleur nationale prise par ce phénomène qui mobilisa des populations qui n avaient le plus souvent rien à voir avec ce passé ; et qui parfois pour mieux participer à cette «communion maritime» généralisée s inventaient des racines littorales. Mais le mythe consensuel se délite rapidement Avec le recul d une vingtaine d années, on s aperçoit de l utilité fondamentale de cette première étape de construction du patrimoine maritime. Elle a accompagné, et facilité, le passage d un type de société à une autre sur le littoral, d un type de territoire organisé essentiellement par des formes diversifiées de travail et de production locale en relation directe avec la mer, à un nouveau type de territoire fondé sur des bases radicalement différentes des précédentes. Cette première période se clôt progressivement sous l effet de l extinction des générations de la mémoire, des difficultés rencontrées par les associations et les petits musées pour perdurer, de la transformation de l esprit des fêtes maritimes qui deviennent de grandes manifestations sans âme, instrumentalisées par les pouvoirs en place, de l éviction des familles issues des lieux sous la pression de la demande immobilière extérieure et de la concurrence d autres groupes sociaux. On passe au début des années 2000, des logiques mémorielles, anthropologiques, festives qui ont présidé à la refondation mythique du territoire littoral pour de nouvelles populations et de nouveaux usages à des logiques plus froides, plus dures, plus antagonistes entre groupes sociaux différents animés par des visions prospectives différentes de l avenir du littoral Dans le cadre de la «surmodernité» : le couple patrimoine / territoire au risque de se perdre En effet, depuis vingt ans, le couple patrimoine/territoire formé antérieurement, évolue dans un environnement paradigmatique totalement inédit, celui de la «surmodernité». Le rapport au passé et à l avenir change de nature. La surmodernité, une surabondance de biens interchangeables Le mot est utilisé ici dans le sens que lui ont donné Marc Augé et Georges Balandier 8. Nous suivons ces anthropologues lorsqu ils définissent la surmodernité comme un fait de surabondance ; fragile il est vrai car des restrictions de tous ordres sont en train de réduire cette surabondance. Quoi qu il en soit, par rapport à d autres sociétés, c est encore la surabondance qui spécifie la nôtre. Surabondance événementielle par l information multiple, continue et en temps réel qui fait que l individu ne peut plus trier cette information qui le déborde constamment. Surabondance spatiale par la multiplication des possibilités de se déplacer tout le temps et partout, par le fait de disposer désormais du monde entier au bout de son portable et par l omniprésence des images de paysages en provenance de l ensemble de la planète. Surabondance des références culturelles, superficielles et interchangeables. Pour désigner cette situation, on pourrait aussi parler de nouveau contexte paradigmatique, de nouveau système culturel lié au développement extrêmement rapide de nouvelles sciences et techniques, de nouvelles cultures, et à la globalisation de l ensemble des réalités planétaires. 6 PERON Fr., «La construction du patrimoine maritime en Bretagne», dans Regards croisés sur le patrimoine dans le monde à l aube du XXI e siècle, GRAVARI-BARBAS Maria, GUICHARD-ANGUIS Sylvie (dir.), 2002, p , Presses Universitaires de la Sorbonne, Paris, PERON Fr., «Le patrimoine maritime français», dans GUELLEC J., Lorot, Planète océane, Institut Choiseul, Paris, p , Paris, AUGE M., Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Seuil, Paris, BALANDIER G., «Communication et images : une lecture de la surmodernité», A. CARENI, J.-P. JARDEL (dir.), De la tradition à la post-modernité, hommage à Jean Poirier, p , PUF, Paris, 1996.

125 De ce fait, l opposition entre l ici et l ailleurs, entre la tradition et la modernité, entre le passé et le futur, devient caduque. D où l avènement d espaces de plus en plus interchangeables construits pour un présent «qui n a plus d autre horizon que lui-même» ; qualifié de «présentisme» par le philosophe François Hartog 9. Qu advient-il alors du patrimoine dont la fonction est d abord celle du recueil, par les vivants d aujourd hui, des éléments jugés emblématiques du passé, afin de les transmettre aux individus et aux sociétés du futur? Actuellement, trois logiques de désintégration des territoires historiques et des patrimoines sont à l œuvre sur les littoraux. La logique de l image Les médias et la presse s imposent désormais comme acteurs majeurs de la fabrication des territoires et de leurs patrimoines. Cette logique de l image se déploie dans plusieurs directions. Tout d abord, elle contribue à théâtraliser le maritime au détriment du respect de la réalité historique. Le patrimoine maritime est l objet de mises en scènes de plus en plus spectaculaires. Cette dérive s applique aux grandes fêtes du patrimoine maritime, elle touche aussi les petits sites portuaires et les musées. En isolant, par soucis de «communication», un seul élément historique emblématique sur un site, toujours le même, elles font oublier la richesse et la diversité des autres éléments hérités. De ce fait, l épaisseur territoriale du site disparaît, remplacée par une image de carte postale au moyen de laquelle les médias touristiques matraquent le public. À ces images se mêlent celles des marins devenus héros de la mer. Tous sont courtisés : les vainqueurs des courses au large, mais aussi les marins anonymes des équipages de bateaux de passagers promus au rang de «gladiateurs de la mer», ou encore le commandant du remorqueur de haute mer Abeille Flandre devenu, en un temps, l incarnation vivante du sauveteur en mer. Ces simplifications outrancières appauvrissent de toute part la matière maritime, dans ses profondeurs historiques et sa réalité sociale, modelant de la sorte «une maritimité» de convention, souvent reprochée aux Français 10. Les territoires ont peu de place dans cette logique de l image qui évolue vers la simplification iconique. Ainsi, un corpus réduit d icônes, mêlant patrimoine naturel et patrimoine culturel : la mouette, le phare, la cabine de bain, le galet, le vieux pêcheur, substitue peu à peu la représentation de la chose maritime à la réalité du maritime. En reprenant Roland Barthes 11 on peut dire que les Français, de plus en plus amoureux de la mer et des divertissements qu elle offre, vivent davantage sous l empire des signes du maritime qu en relation concrète avec l infinie richesse historique et la grande dangerosité du milieu littoral et maritime ; y compris ceux qui habitent à proximité de la mer. Cette logique iconographique débridée produit d autres effets regrettables. La surabondance de patrimoines de toute nature mis en images, tue les images. À l instar des autres patrimoines, le patrimoine maritime est victime de son succès. Au sein du brouillage généralisé des images, il n apparaît plus que sous une forme simplifiée, caricaturée, faite d objets interchangeables circulant à l échelle planétaire ; ne signalant plus qu un territoire irréel, fictif, de plus en plus gouverné par le virtuel. L image de la vague s enroulant autour du fût d un phare en est un bon exemple. Les représentations des petits ports bretons passent par un processus identique de dématérialisation produite par une image s adressant d abord à l imaginaire, tandis que les héritages maritimes historiques réels sont menacés de ruine ou de destruction. C est vrai pour les phares en mer. C est vrai aussi pour le modeste urbanisme des petits ports bretons, édifié au moment de l essor de la pêche, à la fin du XIX e siècle. Abolition de l espace, abolition du temps, dématérialisation envahissante... A l inverse, chacun sait que ce sont les territoires _ et non les espaces abstraits _ qui renferment l histoire, la portent et la font vivre concrètement dans leurs paysages et les émotions que ceux-ci procurent. À la limite, qu importe l histoire que les nouveaux territoires de vie transmettent, pourvu qu il y en 9 HARTOG Fr., «Temps et histoire, comment écrire l histoire de la France», Annales HESS, Armand Colin, p , PERON Fr., «Les représentations françaises du maritime», A. CABANTOUIS, A. LESPAGNOL., Fr. PERON (dir.), Les Français, la terre et la mer, Fayard, Paris, p , BARTHES R., Mythologies, Seuil, Paris, 1957.

126 ait une! Ce sont les territoires en devenir, affichant les nouveaux symboles à travers leurs nouveaux bâtis et aménagements emblématiques, qui permettront aux populations de demain de se projeter dans un avenir, à la fois collectif et individuel. La logique de spéculation foncière La logique de la spéculation foncière et immobilière s attaque maintenant à tous les territoires historiques maritimes, et renforce les effets destructeurs opérés par la logique de l image. Sous l impulsion de la demande touristique, résidentielle et plaisancière : fronts portuaires urbanisés, anciens quais de débarquement, zones artisanales (abritant il y a encore quelques années : chantiers de construction navale, conserveries, voileries ), quartiers de pêcheurs, quartiers balnéaires non protégés, sont démantelés les uns après les autres. Ne sont conservés que les héritages les plus spectaculaires classés au titre des Monuments historiques ; et il y en a peu 12. L identité maritime vivante de ces territoires tend de ce fait à disparaître; d autant que les descendants des populations locales sont chassés des lieux par le jeu de la «gentrification» résidentielle. La logique de l accessibilité La logique de l accessibilité, apparemment louable, ayant pour objectif de permettre à tous, quel que soit leur moyen de locomotion (automobile, deux roues, piétonne), d accéder à tous les lieux, à tous les paysages, contribue activement au démembrement des espaces littoraux d intérêt historique. Les petits ports en sont l exemple le plus criant. Ces territoires étroits et fragiles, urbanisés en relation directe avec le maritime, sont aujourd hui en cours de désorganisation urbanistique totale par la construction, ininterrompue depuis quelques années, de routes à 4 voies, de parkings, de ronds-points, de balustrades et de voies cimentées ou carrelées, de pistes cyclables devant impérativement faciliter l approche physique et visuelle des paysages portuaires et maritimes qui leurs sont liés, pour un nombre toujours croissant d individus. Modernisation rimant ici trop souvent avec banalisation affligeante des lieux pour lesquels il n y a pas de protection architecturale ou paysagère spécifique. Des forces d opposition spontanées à ces trois logiques existent mais elles sont impuissantes à les contrer efficacement. Qu elles soient associatives ou individuelles, dispersées et souvent découragées, elles mènent un véritable travail de Sisyphe qui ne leur permet que de répondre au coup pour coup ; ou bien d arriver trop tard. Les forces de restructuration des territoires : trois logiques incluant le patrimoine bâti Pour contrer ces logiques de démantèlement sans contrôle des territoires littoraux historiques, des forces de restructuration se développent. Conduites en fonction d objectifs différents, elles accordent une place très variable aux héritages historiques. Néanmoins, elles ont pour point commun de s inscrire dans un système social et technique radicalement nouveau par rapport à celui de l époque précédente. Un contexte nouveau Tout d abord, les initiatives individuelles ou associatives pour protéger un patrimoine, bien que nécessaires, ne sont plus suffisantes. La densification de la population littorale principale et secondaire, l augmentation de la fréquentation intermittente par des non-résidents (touristes et populations urbanisées des zones géographiques voisines), la multiplication des usages, essentiellement de loisirs, la pression humaine, sont actuellement si prégnantes dans les zones côtières que l adoption d une gestion rationnelle et concertée de ces territoires est devenue absolument impérative. Si la tâche est complexe, elle est en revanche facilitée par l apparition de nouveaux outils scientifiques et techniques pour appréhender cette réalité inédite et la gérer : systèmes d informations géographiques (SIG), banques de données, banques de photos, suivis en temps réel de la fréquentation, simulations spatiales 12 PERON Fr., MARIE G., Atlas du patrimoine, op. cit., p

127 L usage de ces outils, maintenant généralisé, change totalement la donne du problème. Cependant les outils ne sont que des moyens. Les résultats obtenus dépendent des objectifs politiques fixés par les collectivités territoriales et plus largement les citoyens. La logique de la fonctionnalité : rationaliser les usages actuels du littoral Les acteurs territoriaux institutionnels jouent le rôle moteur dans l aménagement du littoral. Communes, communautés de communes, communautés d agglomérations, départements, régions doivent en priorité assurer le bon fonctionnement des espaces côtiers dont l attractivité se renforce d année en année et parer à une demande de plus en plus pressante d infrastructures et de réseaux d hébergement, de transports, d eau potable, d évacuation des déchets, de commerces Ils le font par la mise en place de documents prospectifs que sont les PLU, les SCoT, les Contrats de pays, établis selon une logique pragmatique découlant essentiellement de l évaluation des nécessités de l instant. Dans ces documents, la mise en valeur du patrimoine bâti non monumental du littoral occupe une place mineure. L objectif est plutôt de spécialiser les espaces à partir des fonctions de base qui leur sont assignées. Il en résulte une tendance à la sectorisation du littoral en zones de vie et d emplois et en zones de remise en forme écologique et de loisirs Dans le cas des Parcs naturels régionaux, existants ou en cours d élaboration, qui ont pourtant des projets transversaux à réaliser sur le long terme par le biais de chartes, et qui intègrent la valorisation du patrimoine culturel, le patrimoine maritime bâti est cité dans les documents officiels mais sans qu un contenu réel et opératoire ne lui soit donné pour l instant. Des enclaves spécifiques à intérêt patrimonial sont cependant reconnues : section de front de mer urbanisé des villes portuaires importantes, petits ports historiques, rives des abers, îles; pour des raisons essentiellement de «récréation». Mais aucune protection globale et spécifique, adaptée aux besoins de protection et de mise en valeur de l identité maritime historique de ces territoires n est prévue jusqu à maintenant. Le lien passé, présent, avenir est réduit à sa plus faible composante, celle de vivre de façon biologiquement satisfaisante et culturellement cantonnée au présent et à un avenir immédiat. La logique de la gestion intégrée des zones côtières Dans le cadre de la promotion d un développement durable et maîtrisé des espaces littoraux par le Ministère de l Écologie, de l Énergie, du Développement Durable et de la Mer, la gestion intégrée des zones côtières (GIZC) est conseillée en tant qu outil de gouvernance, à appliquer à tous «les territoires de projets» qui émergent ou émergeront sur le littoral 13. La protection et la valorisation du patrimoine maritime bâti devraient y occuper une bonne place. Hélas, du fait d une conception essentiellement naturaliste du «bon environnement» nécessaire à l épanouissement des individus et des sociétés, héritée des origines nord-américaines de la notion de GIZC, les héritages culturels sont difficiles à intégrer dans le cadre de ce mode de gestion des «zones côtières» ; les espaces littoraux n ayant pas droit ici, même dans les mots, à la qualité de «territoires». La logique de la connaissance spatialisée des héritages et de construction patrimoniale partagée Une troisième logique d aménagement des territoires littoraux commence à apparaître. C est une logique à la fois scientifique, participative et humaniste dont le développement ne serait pas mutilant pour l avenir de nos sociétés car basé sur l objectif de la transmission des cultures maritimes héritées, dans leur épaisseur concrète, historique, mémorielle et expérimentale. Ces cultures héritées et évolutives étant considérées non comme des entraves aux nécessaires réaménagements des territoires littoraux mais comme autant de biens irremplaçables pour l enrichissement et le plein épanouissement des sociétés actuelles et futures. Ces objectifs sont ceux de l Observatoire du patrimoine maritime culturel de Bretagne (OPMC). La méthode de travail, mise au point et testée (localement) par le groupe de recherche/action qui l anime à l Université de Bretagne Occidentale, fut d emblée conçue pour être 13 Collectif, Ministère de l Écologie, de l Énergie, du Développement Durable et de l Aménagement du Territoire, Agir ensemble pour le littoral, Mobilisations scientifiques pour le renouvellement des politiques publiques, Documentation Française, Paris, 2009.

128 reproductible sur l ensemble des littoraux français. La première originalité est de produire des outils de connaissance et de gestion des héritages maritimes (typologie des héritages maritimes, banques de données, inventaires et atlas du patrimoine maritime) mis à la disposition des élus et des citoyens concernés. La seconde originalité, par rapport aux inventaires classiques du patrimoine culturel, est de considérer les «objets» à potentialité patrimoniale, non pas les uns après les autres, mais à partir des territoires sur lesquels ils sont répartis, et dont l association spatiale fait, aujourd hui, sens et identité maritime sociale et culturelle (cartes de spatialisation). La troisième originalité consiste à échanger tout au long de la démarche avec les acteurs intéressés et à recueillir les avis des populations sur la nature, l ampleur et les possibilités de mise en valeur de ce patrimoine, afin de pouvoir produire des recommandations de conservation, restauration et valorisation réalistes, comprises et portées par la population (enquêtes, cartes des enjeux patrimoniaux...) L objectif ultime de cette recherche/action est de déboucher sur la coproduction d un label appuyé sur une charte de mise en valeur. Ainsi serait réconcilié territoire littoral et patrimoine maritime 14, passé supposé et avenir souhaité dans une dynamique toujours en évolution. Le succès apparent de cette démarche, novatrice et participative, ne doit pas faire oublier les difficultés, voire les impossibilités, de sa mise en œuvre. Même si les élus des collectivités territoriales commencent à être convaincus de son intérêt et s ils se plaisent à afficher maintenant leurs préoccupations patrimoniales maritimes, dans la plupart des cas, ils ne disposent pas de moyens suffisants pour la promouvoir réellement. Trop d obstacles subsistent : le manque de culture maritime et urbanistique des élus eux-mêmes, le choix des avantages du court terme pour leurs électeurs, les intérêts particuliers locaux qui poussent à la mise en place d aménagements lourds faisant fi du passé, les groupes de pression constitués par les entreprises vivant de ces travaux, les cabinets d urbanisme enclins à reproduire les aménagements passe partout de l époque, les compétences récemment amoindries des architectes des bâtiments de France. Néanmoins les idées et les outils progressent. Pour une reconnaissance de la dimension éthique du patrimoine maritime Le couple territoire littoral/patrimoine maritime, qui incarne les représentations actuelles (mais passagères) du passé et du futur des littoraux, est désormais institutionnalisé. Il fonctionne sur des bases différentes de celles qui l ont fait naître, mais rien de plus normal. La vraie question est celle du sens et de l orientation de cette évolution. La première phase de production du patrimoine maritime fut celle d une période de deuil. Elle est caractérisée par l émotion, la spontanéité, la chaleur de la convivialité ; développées dans la complicité d acteurs inventant de nouveaux rites de passage d une société à une autre, d un territoire à un autre, et s improvisant un nouveau rôle sans le savoir, celui de créateurs à la fois d un nouveau patrimoine et d un nouveau territoire : le littoral d aujourd hui. La phase actuelle est marquée par un changement total des modalités de production des patrimoines maritimes locaux et régionaux. Les acteurs sont désormais des institutionnels ou des scientifiques qui privilégient la rationalité classique, très souvent l intérêt calculé, rarement l invention et l imaginaire, dans une stricte optique d aménagement global du littoral. L improvisation n a plus officialisation cours, et la «machine patrimoniale» est lourde à manœuvrer. Le risque majeur étant, qu emporté par la technique et débordé par les nécessités de gestion d un littoral de plus en plus surveillé et répertorié, l homme et ses besoins anthropologiques de territoires signifiants ne soient oubliés. Le risque est que tous ces aménageurs, trop souvent à courte vue, n oublient que les lieux du patrimoine maritime sont situés sur les rivages de la mer, lieux de rencontre des grands espaces 14 Les outils d aide à la décision produits par l Observatoire du Patrimoine Maritime Culturel sont les suivants : * Inventaires problématisés sur le patrimoine maritime culturel des communes de Bretagne (Camaret, Crozon, Roscanvel, Clohars-Carnoët, Larmor-Plage, Séné), * Bases de données et SIG ( morphologie du trait de côte, sites portuaires du Finistère, musées maritimes français, fêtes du patrimoine maritime du Finistère, patrimoine maritime religieux...) * Atlas du patrimoine maritime du Finistère, éditions du Télégramme, 144 p., 2010 Les inventaires communaux du patrimoines maritimes culturels, réalisés en partenariat avec le service de l inventaire de la Région Bretagne, sont disponibles sur le site internet : Portail patrimonial de la région Bretagne (GLAD), http/patrimoine.region-bretagne.fr/

129 planétaires la terre, la mer, le ciel et de la trace des actions séculaires des hommes. En cela ces lieux renferment une dimension éthique incomparable, et tellement nécessaire, aux individus étouffés dans le monde si cloisonné de la vie ordinaire. C est cette possibilité d ouverture et d élévation qu il ne faudrait pas tuer BEGUIN François, «Voyage au bout de la jetée : la dimension éthique du patrimoine maritime», dans PERON Fr. (dir.), Le patrimoine maritime, construire, transmettre, symboliser les héritages maritimes européens, p ), Rennes, Un dispositif de ce genre, dit-il, «amorce la possibilité d une élévation du monde édifié par l homme et de son support naturel dans la dimension du paysage» (p. 360).

130 Troisième partie Archiver le présent

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132 ET SI LE PRÉSENT N EXISTAIT PAS! DISCUSSION (ANACHRONIQUE) EN SOCIOLOGIE DU TRAVAIL Sylvie CÉLÉRIER Depuis quelque vingt ans, le présent est devenu un enjeu en sociologie du travail. Le constat peut sembler paradoxal pour une discipline qui, comme l ensemble de la sociologie, se donne pour mission d éclairer ce présent et, parfois, d aider à le prendre en charge. L objectif est pourtant bien celui-là : revaloriser le contemporain, l immédiat, le «grain du présent», dans la compréhension des phénomènes du travail. L observation dite minutieuse de situations sociales forme en effet le matériau premier, et parfois exclusif, d un nombre croissant de recherches en sociologie du travail. Le mouvement concerne d ailleurs l ensemble de la sociologie et, plus loin, des sciences sociales. Il laisse dans son sillage une collection de notions nouvelles ou réévaluées formant un langage partagé qui prétend outiller de nouveaux styles de compréhension des phénomènes. Le «rythme du vécu», le «grain du présent» y occupent une place centrale et contribuent directement à la compréhension des situations examinées. En sociologie du travail, le mouvement s alimente à diverses sources drainant des notions telles que : activité, cognition, engagement, pratiques concrètes, praxis, etc. Ces courants récents proposent une réponse nouvelle, et par bien des côtés radicale, à une série de questions qui se posent avec acuité à la sociologie du travail et qui tient à ce constat premier : cette discipline accède à ses objets d étude par l enquête, c est-à-dire par des formes particulières que prennent ces objets en un temps et en un lieu donnés. Ce passage obligé par le particulier est d ailleurs revendiqué par la sociologie du travail depuis son origine comme garantie contre les spéculations de la philosophie et l abstraction de la première sociologie durkheimienne. L enquête habite ainsi le cœur de ses «formules de recherche» comme mise à l épreuve des analyses au (et du) réel, ce qui la définit comme une science empirique 1. D autres sciences traitant également de l humain ont adopté des schémas différents. La médecine dite moderne par exemple construit l essentiel de ses savoirs sur des recherches collectives standardisées et de moins en moins sur la clinique, moins encore sur le vécu des malades. C est d ailleurs une des premières expériences douloureuses qu impose la maladie que de se voir réduit à une pathologie par les yeux de l expert. Avant d être le «mal» dont nous souffrons, la maladie que combat le médecin exprime un mauvais fonctionnement de notre métabolisme dont les contours sont dessinés par l examen contrôlé de séries de multiples cas semblables au nôtre. La matière de la sociologie du travail se constitue donc et depuis toujours au présent et dans le singulier. Le bureau dont on examine minutieusement les activités n est qu un bureau parmi d autres et, lui-même, une des multiples institutions dans laquelle le travail s exécute. Il aurait pu, tout aussi légitimement, être observé comme étape d un processus productif ou comme élément d un secteur économique. Les outils auraient été différents. L intérêt ou l ennui que les salariés retirent des activités examinées relèvent encore du travail tout comme les apprentissages qui leur ont été nécessaires ou la rémunération obtenue dont l observation ne dit rien. De même, les enquêtes statistiques, aussi représentatives et rigoureuses soient-elles, décomptent certains aspects du travail, mais ne peuvent prétendre les restituer toutes. Les formes et les dimensions du travail ouvrent un inventaire infini dont on ne peut a priori hiérarchiser le contenu. Quoi qu on fasse, le travail déborde les investigations que l on peut en faire, sans compter ses liens avec de multiples 1 CHAPOULIE J., «La seconde fondation de la sociologie française, les États-Unis et la classe ouvrière», Revue française de sociologie, vol. 32, 3, 1991, p

133 autres aspects de la vie sociale qu il modèle et qui le modèlent. Il retrouve en cela les traits de tout phénomène social, mais considérablement accentués par son rôle central dans la production et la reproduction des moyens d existence des sociétés qui engagent aujourd hui des mécanismes d une complexité inégalée. L enquête sur le travail est donc définitivement incomplète et il ne peut en être autrement. De là, des questions lancinantes de la recherche dans ce champ auxquelles elle apporte toujours des réponses qu elles soient explicites ou souterraines : Comment organiser le recueil des données, avec quelles techniques et comment les interpréter? À quelles conditions prétendre expliquer les situations observées? Sous quel objet, finalement, rassembler les investigations partielles qui les ferait se répondre les unes aux autres et permettrait de saisir des mouvements plus généraux? Estce possible et par quelles voies? Etc. Les travaux récents apportent une réponse radicale à ces questions, avons-nous dit. Ils proposent en effet d accentuer encore la marque du présent qu impose l enquête et d y contenir la compréhension de la situation observée. Position radicale, car les autres courants cherchent, au contraire, à s extraire du présent-particulier de l enquête par des modalités de généralisation des observations locales plus ou moins maîtrisées. À cette occasion, les plus formalisés de ces travaux développent une réflexion sur le présent et ses liens avec le passé ou le futur qui éclaire les raisons de son surinvestissement actuel malgré ses fragilités. Pour discuter ces thèses et le présent qu elles poussent au devant de la scène disciplinaire, il faut remonter le temps de la discipline et mobiliser un courant initié par Pierre Naville 2 au moment de la fondation aux débuts des années , poursuivi par Pierre Rolle 4 pour les questions qui nous intéressent ici. L appréhension dynamique du travail le mouvement du salariat fixe en effet le programme de ce courant dont on connaît en général les analyses novatrices sur l automation menées dans ces mêmes années dont les conclusions sont aujourd hui largement admises et reprises. On connaît moins l interrogation sur l articulation des temps qu organise de façon complexe le travail dont une des principales cristallisations porte justement sur les procédures d enquête. Ainsi le bilan de la discipline que présente Pierre Rolle en 1988 n offre pas le panorama général des thèmes et des auteurs qu on aurait pu attendre. Il discute dès ses premières pages les difficultés qu impose la compréhension des temps à la discipline. C est, dit-il, ce qui en fait son originalité et l intérêt. La suite de l ouvrage se consacre pour une bonne part aux erreurs auxquelles conduit l oubli de ces questions fondamentales. On risque en effet de se tromper de «lièvre» en prenant les formes particulières de travail que saisit l enquête pour un équivalent du travail en général et de se tromper d époque en ne fixant aucune temporalité aux objets observés. Pour l avoir ignoré, les sociologues du travail se sont notamment trop longtemps enfermés dans l analyse des postes de travail ouvrier de la grande entreprise 6, ont mal apprécié le développement des activités de service 7 ou embrouillé l analyse de la qualification 8. La sociologie du travail dispose ainsi de deux réflexions sur les dimensions temporelles du travail conduites à des moments distincts et dont nous proposons la confrontation, de façon quelque peut anachronique. Les travaux de Naville, puis ceux de Rolle, ont cependant conservé leur capacité critique très particulièrement sur la question du temps qui nous intéresse ici, c est du moins 2 Courant aussi appelé «analyses de la relation salariale» ou «formalisation de la relation salariale». 3 Selon la convention qui articule la fondation de la discipline à la parution des deux tomes du premier traité de sociologie du travail édités par Georges Friedmann et Pierre Naville en chez Colin. Il est bien sûr aisé de trouver des sources antérieures à commencer par les travaux précédents des deux éditeurs du traité, mais surtout la réflexion sur le travail du XIXe, dont Marx et tous ceux qu il discute, particulièrement Proudhon avec lequel il ouvre un débat qui court et clive encore la sociologie du travail aujourd hui. Sur ce point voir ROLLE P., «À l'origine de la sociologie du travail, proudhonisme et marxisme», dans Le travail et sa sociologie. Essais critiques, Paris, L'Harmattan, 1985, p Pour ce dernier auteur, on se reportera notamment à : ROLLE P., Bilan de la sociologie du travail, vol. 1, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1988 et Où va le salariat?, Lausanne, Pages Deux (éditions), NAVILLE P., Vers l'automatisme social? Problèmes du travail de l'automation, Paris, Gallimard, BORZEIX A., «De quelques fausses similarités, gros malentendus et vrais terrains d entente», Travail et emploi, 94, 2003, p ROLLE P., Où va le salariat?, op. cit. 8 ALALUF M., «Peut-on distinguer les classements techniques des classements sociaux de la qualification?», Formation emploi, 38, 1992.

134 l hypothèse qu on a fait et qui conduit le propos. Capacité critique car, si les deux courants se rapprochent sur certains points, leur désaccord est en revanche définitif sur la prise en charge du temps et, finalement, la conception du présent qui en découle. D où l intérêt de les mettre en relation. Le propos s organisera en trois temps. Nous présenterons d abord et à grands traits les théories qui constituent le présent comme enjeu majeur de compréhension du travail et, plus largement, du rapport des Hommes à leur monde (suivons les acteurs!). Puis nous discuterons la conception du présent et des temporalités qu elles dessinent en appui sur les positions navilliennes («un présent dévorant»). Enfin, nous rappellerons, en esquisse et en conclusion, les pistes ouvertes sur le sujet par Pierre Rolle («Temps et mouvements»). 1. Suivons les acteurs! Une façon d entrer en matière est de se demander pourquoi «le travail concret», «le déroulement de l activité», rencontre aujourd hui un tel succès. On peut les comprendre comme une réponse critique, même si pas toujours explicite, à des courants longtemps dominants de la sociologie du travail dans lesquels le comportement des acteurs, a fortiori leur vécu du travail, était ignoré ou ce qui revient au même vu comme marginal rapporté au jeu des dispositions incorporées ou leur vis a tergo forcément stratégique 9. Pas davantage d exploration des pratiques sociales du côté des modèles de moyenne portée tels les modèles productifs prétendant offrir un cadre méso d interprétation des résultats d enquêtes partielles 10. Certes, dans ces courants dominants, les travailleurs sont observés, plus souvent interviewés, mais les sociologues semblent seuls dépositaires de la profondeur de l expérience des individus dont ces derniers restent définitivement inconscients. L engouement actuel pour les descriptions fines description dense dirait Geertz 11 des situations de travail exprime ainsi un rejet des approches dictant, de l extérieur des individus et sans contrôle, des mobiles, des chronologies, des temporalités ou des catégories. Il revendique une entrée dans la réalité en passant, résolument et explicitement, par l expérience qu en ont les acteurs, de l intérieur pourrait-on dire. On suit ces acteurs, on les «prend au sérieux», selon les expressions consacrées. L activité vécue éclaire ainsi ce qui restait dans l ombre, «tout ce qui est intéressant» 12, qui permet de comprendre la façon dont des formes sociales se transmettent, s abandonnent ou s imaginent. Cette stratégie découvre une terra incognita suscitant enthousiasme et «fraîcheur analytique» 13 très perceptibles dans les recherches qui démultiplient les terrains et les diversifient puisque tout s offre à la découverte, y compris les ateliers d usine si longtemps arpentés par les sociologues 14. Cette posture de recherche est solidaire de deux partis pris. D une part, les acteurs se voient dotés d une capacité réflexive (sinon le modèle ne peut tenir) la plus réaliste possible. Leur monde est pensé comme complexe, habité par plusieurs univers normatifs qu aucun ordre supérieur n organise, ni ne hiérarchise 15. Ces acteurs font leur histoire, produisent leur société, sans qu aucune abstraction directrice n intervienne 16. Ils le font dans et par leurs actions auxquelles sont subordonnées leurs pensées. Complexité aussi par les interactions avec des humains et des non humains 17 que les situations suscitent. Second parti pris, l enregistrement du déroulé de cette activi- 9 DODIER N., «Agir dans plusieurs mondes», Critique, , 1991, p ROT G., «Nouvelles formes d'organisation du travail industriel et modèles productifs», dans Sociologie du travail, quarante ans après, Paris, Elsevier, 2001, p Voir à ce sujet COSTEY P., «Description et interprétation chez Clifford Geertz. La thick description chez Clifford Geertz», Tracés, 4, 2003, p GINSBURG C., Le fromage et les vers : univers d'un meunier du XVI e siècle, Paris, Aubier-Montaigne, LEPETIT B., Les formes de l'expérience, Albin Michel, ARBORIO A. et al. (éd.), Observer le travail : histoire, ethnographie, approches combinées, Paris, La Découverte, BOLTANSKI L. et THEVENOT L., De la justification ; les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, Un des nombreux points par lesquels la notion d activité développée par ces recherches se distingue de celle que proposait Touraine comme historicité TOURAINE A., Sociologie de l'action, Paris, Seuil, 1965; TOURAINE A., La conscience ouvrière, Paris, Seuil, CONEIN B., DODIER N. et THEVENOT L. (dir..), Les objets dans l'action. De la maison au laboratoire, Paris, EHESS, coll. «Raisons pratiques», 1993.

135 té, objet de l enquête, devient le préalable, absolu pourrait-on dire, de tout énoncé. L enregistrement du vécu, qu assurent les enquêtes de type ethnographique ou l exploitation de corpus divers, constitue, au sens plein du terme, des connaissances qui entrent telles quelles dans l analyse. Quelles connaissances? Plongés dans un monde complexe et profondément incertain, les acteurs s emploient à (re)définir les différentes situations qui s enchaînent dans l ordinaire de leur vie, à réagir à des environnements. La notion d engagement signifie le caractère en partie contraint de l exercice : engagement dans des univers normatifs imposés, des interactions complexes, des systèmes d objets, etc. Pour être actifs et réflexifs, les acteurs n en deviennent pas pour autant des démiurges sans frein, ils s éprouvent au monde sans le dominer. Les enquêtes enregistrent leur travail d interprétation et d orientation à l occasion duquel ils articulent différentes ressources dont beaucoup sont préparées dans le passé, telles les dispositions incorporées acquises par apprentissage (qui ne sont pas niées), celles déposées dans les objets, les conventions accumulées, les normes de chaque «cité», le sens commun, etc. Loin des causalités et plus encore des causalités simples, les enquêtes découvrent et décrivent les ressources complexes ou «appuis» en acte auxquels les acteurs recourent pour régler leurs affaires et qu ils «bricolent» à l infini 18 pour un résultat qui n est jamais connu d avance et reste provisoire. 2. Un présent dévorant «Avec la prise en compte du temps, parfois explicitement au premier plan, le travail devient activité», écrit Alexandra Bidet 19 en introduisant un ouvrage collectif sur l analyse des activités de travail. Affirmation mystérieuse au premier abord, car on ne peut reprocher aux sociologues du travail, et même aux plus traditionnels d entre eux, d avoir ignoré le temps dont ils font la matière même des rapports sociaux. Les analyses de l exploitation ou de la domination le mobilisent explicitement via les disciplines qu imposent le chronomètre et les horloges 20, les cadences de la chaîne, le flux, etc. Les travaux sur les rapports sociaux de sexe démontrent la diversité des temporalités entre lesquelles les vies se déchirent 21, temps du vide et du suspens aussi pour le chômage 22, etc. Ce n est donc pas le temps en général qui fait passer du travail à l activité, mais un certain type de temps : celui de la temporalité brève de «l accomplissement pratique», le «grain du sent» 23. Une temporalité, écrasée ou déniée par les courants dominants, dont la restitution permet de considérer l action sociale autrement que comme la réalisation d un plan préalable et de lui retrouver sa part d incertitude. Dans ce contexte, l expérience de travail qui est étudiée n est plus (complètement) structurée par la «dictée temporelle» qu imposerait un temps standard. Les temporalités qu on y découvre traduisent une diversité d activités sociales «jouant» avec le temps en retardant, accélérant, s arrêtant ou différant l action. Le moment, particulièrement dilaté, de la signature des actes de justice par les huissiers que décrit Béatrice Fraenkel en donne un exemple 24. La longueur de l instant, que l acte de signer en lui-même ne justifie pas, révèle l ampleur des enjeux collectifs qu elle engage. Les temporalités sont donc produites par l expérience pratique des acteurs et elles offrent à l observateur un accès à cette dernière. Prendre le temps en compte en ce sens, c est donc, aussi, déployer l hétérogénéité des temporalités. 18 LEVI-STRAUSS C., La pensée sauvage, Paris, Plon, BIDET A. et BORZEIX A. et PILLON T. et ROT G. et VATIN F. (éd.), Sociologie du travail et activité, Toulouse, Octares, THOMPSON E.P., «Temps, travail et capitalisme industriel», Libre, 5, 1979, 21 NICOLE-DRANCOURT N. (éd.), Conciliation travail-famille : attention travaux, Paris, L'Harmattan, DEMAZIERE D., «Le chômage comme épreuve temporelle», dans Les temporalités sociales : repères méthodologiques, Jens Thoemmes et Gilbert de Terssac (ed), Toulouse, Octares, 2006, p DODIER N., «Les appuis conventionnels de l'action. Eléments de pragmatique sociologique», Réseaux, vol. 11, 62, 1993, p Dans BIDET A. et al. (éd.), op. ci.

136 Mais cette hétérogénéité est globalement saisie dans un cadre temporel unique, précisément défini par l enquête et les diverses «séquences» d activités en situation d interactions complexes dont elle se propose de rendre compte. Double présent, donc, et synchrone : présent du déroulé de l activité et présent du chercheur qui l observe, qui se répète de séquence en séquence. Le présent, c est ici une succession de «maintenant» qui domine passé et futur. Le passé n existe que pour autant qu il s entend encore dans le présent, via les ressources ou appuis que les acteurs mobilisent et actualisent constamment. De même, le futur s appréhende dans l invention qu en font les acteurs au présent. Une conception Meadienne de la temporalité 25 dans laquelle le présent est le seul lieu de la réalité, toujours nouveau par la réinvention du passé qu il propose et son anticipation du futur. Par leur activité, les acteurs assurent ainsi une continuité (une répétition) temporelle que rien ne vient heurter. Prendre en compte l expérience humaine amplifie donc la temporalité courte dans laquelle on découvre rythmes, agencements, capacités réflexives, etc. Mais les autres temporalités du social échappent à l analyse (génération humaine, génération technique, capital, salaire, journée et vie de travail, etc.). Elles ne peuvent la réintégrer que comme différence par rapport à l instant observé, soit une scission entre l instant et la durée, l événement et le temps long, dont on ne comprend jamais l articulation ni les définitions. Car ces «autres temporalités», extérieures à l expérience des acteurs, reviennent à la main (invisible) de l analyste. Cette difficulté interne du modèle lui fait obstacle pour saisir les mouvements historiques. Comment comprendre par exemple qu on ne puisse intégrer l activité sociale passée des acteurs qui ont produit les appuis du présent? D excellents travaux remontent la généalogie des dispositifs que mobilise l activité en cours (Dérosières, Topalov, etc.), Pillon et Vatin ont pris ce parti dans leur traité du travail 26. Nous sommes loin cependant d un exposé complet des mécanismes d une production historiques. Ainsi, les analyses de l activité montrent des acteurs produisant leur société, mais restent silencieuses sur les mécanismes par lesquels ils la reproduisent : le passé est un ancien présent, le futur, un présent à venir. L intérêt pour les «accomplissements pratiques», dont on comprend les enjeux pour la discipline, ne tend-il pas alors un piège à l analyse en l enfermant dans un présent impensé, paradoxalement abstrait? 3. Temps et mouvements Quelle conception du présent propose la formalisation de la relation salariale? Notons déjà que l enquête y est, là aussi, le préalable de la recherche et non, comme on le dit parfois, le lieu de validation d hypothèses préliminaires. Elle sert à investiguer un présent inconnu 27. «Observer est la première démarche qui permet ensuite de classer, de combiner, d expliquer et même d expérimenter», écrit par exemple Naville en 1961 dans le Traité, l observation, «systématique de préférence», prenant toutes les formes possibles. Mais, différence majeure, la définition de ce présent, comme cadre temporel de référence, n est pas reçue de l enquête, car il la déborde de toute part. Nos observations, nous l avons vu, sont spatialement et temporellement limitées, nous n observons que certains présents, certains «grains du présent». La démultiplication de ces opérations locales ne peut reconstituer l espace manquant à chacune. Il faudrait les apprécier les unes par rapport aux autres, disposer donc d un espace de référence commun. Autrement dit, savoir ce qu est le présent, or nous l ignorons. Sacrée difficulté dont on ne peut se sortir qu en ne recevant plus aucune forme temporelle comme naturelle, quelle que soit l expérience que nous en donnent nos enquêtes. La difficile montée en généralité, souvent reprochée aux analyses de l activité, ne vient donc pas de l absence d un modèle englobant qui donnerait sens aux observations partielles. Ces analyses en rejettent l option avec des arguments solides. C est plutôt un effet du cadre temporel qu elles reprennent sans examen de leurs observations et qui restreint leurs analyses. 25 PRONOVOST G., Sociologie du temps, Bruxelles, de Boeck, PILLON T. et VATIN F., Traité de sociologie du travail, Toulouse, Octarès, CELERIER S., «Division du travail et forme de valeur», M. BURNIER, S. CELERIER et J. SPURK J. (dir.), Pierre Naville ou l'archipel des savoirs, Paris, L'Harmattan, 1997, p

137 Ce présent de l enquête n est un présent général qu en acceptant que tout ce qu on y voit est plus ou moins organiquement lié, ce que la notion de situation rend d ailleurs opératoire. À vrai dire, on ne connaît pas très bien la nature de ces liens, ni leur durée réelle, ni ce qu ils laissent dans les coulisses. Il est possible que la situation observée, même longuement, s évanouisse dans un autre instant ou se transforme radicalement, et sans qu on le sache, par le jeu d éléments laissés dans l ombre. On est donc obligé, tout en admettant la coïncidence des phénomènes observés, de s interroger sur ce qui rend cette coïncidence possible en la considérant comme le moment provisoire d un mouvement plus large. Chaque phénomène que nous observons est constamment double. Il est élément d un état à un moment donné et phase dans l évolution ou le cycle du phénomène. La formalisation de la relation salariale propose de tenir ensemble ces deux dimensions et se fixe pour (vaste) projet de comprendre «le système d équivalences» qui les articule 28 Revenons à la double nature des faits observés. Ils sont donc éléments d un système et étapes de durées ou de cycles. Au moment où on l observe, le poste de travail par exemple organise une rencontre provisoire entre opération et opérateur dont il nous faut comprendre les conditions d existence et la façon dont il peut se reproduire. Ce qui revient à examiner : la préparation des salariés au travail, les contraintes, le mode de consommation de l activité humaine, le type de productions, le type de consommation, etc. Cette rencontre entre opérations et opérateurs combine une multitude de durées : vie de travail, système productif, cycle du produit, du capital-machine, mode d organisation, système d emploi, etc. Toutes ces durées, l enquête tend à les écraser au profit de la dimension synchronique des faits observés. L exploitation, qui suit l enquête, doit tenter de les retrouver en situant les données recueillies dans le contexte élargi qui a rendu possible leur enregistrement et permettrait son renouvellement. Dans le dédale des durées que le présent abrite en les dissimulant, les analyses de la relation salariale proposent un angle de vue qu elles expriment dans le lexique des relations : décrire les modalités par lesquelles l activité humaine, cette spontanéité, est mobilisée et combinée par les mécanismes productifs. Ce projet de (re)découverte demande de constamment tester les agencements possibles des données de l enquête et d en chercher les incohérences. Poussons pour conclure une des rares métaphores qu utilise Pierre Rolle, celle de la photographie. L enquête, dit-il, est comme un cliché qui résulte d un angle de visée et de multiples choix de diaphragme, vitesse, sensibilité, etc. Empruntons aussi à Antonioni et à son film Blow up en qui travaille finalement la même matière. Thomas le photographe de mode a pris la photo et elle est réussie : un couple s enlace dans un parc londonien. Les agrandissements successifs que réalise le photographe ramènent ce que son œil rendait cohérent à un agrégat de taches et de formes indistinctes, un chaos. Une autre cohérence apparaît cependant en changeant de visée et en suivant cette fois le regard de la femme qui, à bien y regarder, dissonne dans le tableau amoureux. Le grossissement blow up de son visage révèle une fixité douloureuse vers un point d un bosquet proche, fixité inattendue dans ce qui paraît un tendre enlacement. Grossi et regrossi, ce point du bosquet dessine une forme cylindrique qui pourrait bien être le canon d une arme. La scène d amour bascule alors en histoire de meurtre. Amour ou assassinat, la relation n est (en principe) pas la même. La mise à jour de la seconde demande une fouille approfondie des clichés, mais aussi sa mise en relation avec d autres éléments «hors cadre» tout aussi importants : le moment de la carrière du photographe lassé de la photographie de mode dont il fait profession, la tentative de vol des photos dans son appartement, l insistance de la femme à les récupérer quel qu en soit le prix à payer etc. Le présent est un chaos, semble dire cette métaphore. Il ne prend forme que par notre expérience qui n en retient que quelques bribes, plus ou moins harmonieusement articulées, le plus souvent par des routines. Ce présent ne prend sens que dans le récit que nous nous faisons de notre propre vie ou que nous servons aux autres et qui construit la continuité temporelle de notre vie d humain : de notre passé à notre futur. Au niveau de ces expériences toujours partielles, le présent, le passé et le futur acquièrent un sens plein et incontestable, mais expriment-ils les seules formes 28 NAVILLE P., Sociologie d'aujourd'hui : nouveaux temps, nouveaux problèmes, Paris, Anthropos, Inspiré comme on le sait, d une nouvelle de Julio Cortázar traduite en français sous le titre «les fils de la vierge» (CORTAZAR J., Les Armes secrètes, Gallimard, 1973).

138 du temps? Les analyses de la relation salariale répondent par la négative et nous invitent nous pressent à ne jamais les prendre pour des donnés, toujours des résultats dont il faut comprendre le montage et les conditions. L expérience est la matière de cette compréhension à laquelle il faut restituer des formes de temps qui lui échappent, qui nous échappent. Pour (peut-être) les atteindre, il nous faut sans cesse retravailler cette matière, comme le photographe dans sa chambre noire, par des mises en relation du visible et de l invisible in situ, par des mises en perspective éprouvant les données recueillies et traquant leurs incohérences. Au fond, il s agit de ne plus séparer l enquête de son interprétation en organisant de l une à l autre une circulation fluide. Peut-être, héritons-nous ainsi d une pratique inquiète de l enquête, jamais close et toujours à reprendre, mais on y gagne certainement contre l illusion que le présent existe puisqu on y est.

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140 L HISTOIRE DE VIE : UNE STRATÉGIE POUR ARCHIVER LE PRÉSENT? L EXEMPLE DES HISTORIENS TOGOLAIS ( ) 1 Introduction Dr. Joseph Koffi Nutefé TSIGBE S il existe en Afrique un point où les politiques ont échoué dans le domaine de l éducation et de la recherche, c est bien le manque d une stratégie globale mettant la recherche au service du développement, et par ricochet, l absence d une politique de la recherche. Cette situation s est traduite dans bien des pays, entre autres, par l absence de législation au sujet de la conservation des archives et documents publics. Au Togo, certains documentalistes, pour expliquer le refus de la communication des archives de la période postcoloniale, s il y en existe, font abusivement référence à la loi du 3 janvier Celle-ci n autorise en principe la communication de documents publics qu à compter d un délai de trente ans, délai qui, en réalité, est souvent porté à soixante, voire à quatre-vingt-dix ou cent vingt ans, s il s agit de documents «sensibles», pouvant mettre à mal la sécurité de l État ou la vie privée des individus. Cette loi en vigueur en France et dans plusieurs pays démocratiques du monde n a pas été, du moins en l état actuel de nos recherches, ratifiée par le Togo. Les conséquences sont ahurissantes : documents publics des services étatiques très souvent brûlés pour raison d encombrement ou, dans le meilleur des cas, servant de papiers hygiéniques ou d emballage pour les revendeuses de beignets à chaque coin de rue. Ce n est donc pas surprenant que le service des Archives nationales du Togo (ANT) basé à Lomé ne contienne que des documents dont la majorité datent de la période coloniale. Or la communauté des historiens connaît bien la règle selon laquelle nul ne peut écrire l histoire sans documents. Ainsi, dans une situation où les Togolais de la période postcoloniale sont en train de «brader» leur mémoire, il est impérieux de se demander avec quels documents la génération future écrira-t-elle l histoire du Togo d aujourd hui. Longtemps posée, cette interrogation a fini par trouver, timidement, il faut le souligner, sa réponse dans l option pour l histoire de vie. Eu égard à cette donne, il se pose la question suivante : En quoi l histoire de vie constituet-elle pour les historiens togolais, une stratégie pour sauver de l oubli les actions du présent pour la génération future? À partir des travaux scientifiques réalisés par ces historiens, cette problématique sera abordée à travers un plan bipartite. La première partie s intéressera aux contextes et enjeux de l histoire de vie au Togo ; la seconde passera, pour sa part, en revue les travaux sur l histoire de vie et les résultats obtenus. De ces derniers, on peut évaluer la contribution de ce genre historique à l archivage du présent au Togo. 1. L histoire de vie au Togo : contexte et enjeux L histoire de vie, bien qu étant un genre historique relativement ancien, est assez nouveau dans le contexte historique togolais. Ses origines remontent aux années 1990 avec les travaux de Yves Marguerat et Tichtchékou Péléi. Une décennie plus tard, les historiens togolais ont intégré ce genre à leurs productions scientifiques non sans raisons. Toutefois, avant de revenir sur ces réalités, il n est pas superflu de présenter brièvement la notion de l histoire de vie et le contexte historique de son émergence au Togo. 1 Il s agit essentiellement des historiens du Département d Histoire et d Archéologie de l Université de Lomé. Docteur en Histoire contemporaine, Enseignant-chercheur, Maître-assistant au Département d Histoire et d Archéologie de l Université de Lomé. Membre de l Équipe de recherche sur le Développement et les enjeux identitaires en Afrique (E-DEIA-Labo, Université de Lomé Togo). tsinujo2002@yahoo.fr Tél

141 1. 1 Le concept de l histoire de vie et ses origines au Togo Récits de vie, histoires de vie, approche biographique, prosopographie 2 ou encore sociobiographie sont autant de notions qui se réfèrent à des démarches mises en œuvre par les chercheurs en sciences sociales et humaines. Sociologues, ethnologues, anthropologues, psychologues, se sont intéressés à ce genre qu ils ont utilisé dans divers travaux pour décrire des conditions d existence de femmes et d hommes dans une culture spécifique à un moment donné de leur histoire. Parmi la pléthore d exemples, on peut citer celui des sociologues de l École de Chicago qui, dans les années 1920, ont utilisé les histoires de vie dans le souci de comprendre les réalités afférentes au processus de l immigration, de la délinquance et de la déviance dans les villes du Nord des États-Unis 3. Pour les sciences sociales en général, les histoires de vie font partie du «paradigme du singulier pluriel», lui-même intégrant ce qui est appelé «l individualisme méthodologique 4». Il s agit d un paradigme des sciences sociales qui estime que les individus sont les seuls organes moteurs des entités collectives et qu à partir des propriétés individuelles, on peut reconstruire une propriété collective 5. Pour les historiens, l histoire de vie, héritière de la biographie historique qui s intéresse aux protagonistes de l histoire, qu ils soient célèbres, ordinaires ou anonymes en utilisant une méthode excluant la fiction ou le romanesque-, a réacquis droit de cité au tournant des années 1960 grâce au postmodernisme 6 et à l émergence de la micro-histoire, après avoir été fourvoyée par la communauté des historiens 7. En effet, née dans les milieux scientifiques italiens au début des années 1970, la micro- histoire, devenue un courant de recherche historiographique, propose aux historiens de délaisser l étude des masses ou des classes pour s intéresser aux individus. Selon les tenants de ce courant, en suivant le fil du destin particulier d un individu, on parvient à éclairer les caractéristiques du monde qui l entoure. Il s agit donc pour les micro-historiens, de comprendre «comment des processus sociaux englobants, et que nous ne saisissons communément que dans leur définition la plus large, ont été portés par des trajectoires particulières, celle d individus ou de groupes 8». Ce courant qui a trouvé un répondant dans l historiographie indienne, «Les subaltern studies 9», a conduit à une relecture des faits sociaux. Désormais, s est établie une démarche dite de la sociohistoire à l aune d une féconde rencontre méthodologique entre histoire et sociologie. Cette démarche de la sociohistoire permet de comprendre comment les choses se sont réellement passées ou se passent, non plus en terme de dynamique de groupe prenant en compte presque exclusivement les comportements des structures ; mais plus encore, il s agit de considérer les individus en leur qualité 2 Étymologiquement, «prosopographie» signifie «description d une personne». Depuis l Antiquité, elle a été considérée comme une science auxiliaire de l histoire ayant pour objectif, l étude des biographies des membres d une catégorie spécifique de la société, notamment les élites. De nos jours, la terminologie de prosopographie désigne tout simplement l étude de biographies. Pour d amples informations sur la Prosopographie, lire Encyclopédie Encarta, GRAFMEYER Y. et JOSEPH I. (dir.), L école de Chicago. Naissance de l Ecologie urbaine, Paris, Flammarion, Pour d amples informations à ce sujet, lire BOUDON R., «Comment l individualisme méthodologique rend-il compte des règles?», Le Libellio d'aegis, volume 4, n 1, printemps, 2008, p PROST A., «Les acteurs dans l histoire», J.-C. RUANO-BORBALAN, (dir.) L histoire aujourd hui, Paris, PUF, 1999, p Selon DULUCQ S., dans «Critique postmoderne, postcolonialisme et histoire de l Afrique subsaharienne : vers une «provincialisation» de l historiographie francophone?», S. AWENENGO et al., Ecrire l histoire de l Afrique autrement? Paris, L Harmattan, 2004, p. 206, le postmodernisme et le post colonialisme subséquent sont des courants de pensée qui adoptent des démarches visant non seulement à renouveler l étude des rapports entre Occident et non-occident, mais aussi à opérer une rupture épistémologique avec la pensée occidentale classique, ses modes de savoir et d appréhension du monde. Pour d amples informations sur le postmodernisme, lire GANDHI L., Postcolonial theory. A Critical introduction, New York, Columbia University Press, 1998, p À la suite de l École méthodique dont les tenants ont réussi à réaliser, dans la logique de l histoire événementielle, de grandes collections de biographies historiques, l École des Annales, en prônant l histoire globale a, en quelque sorte, réussi à délégitimer les acteurs dans l histoire, surtout avec Fernand Braudel pour qui les forces remplacent les acteurs. Dans ces conditions, l histoire de vie qui repose essentiellement sur le rôle des acteurs dans l histoire n a aucune chance de se développer. Cf. PROST A., «Les acteurs dans l histoire», art. cit., p REVEL J., «Un vent d Italie : l émergence de la micro-histoire», J.-C. RUANO-BORBALAN (dir.), L histoire aujourd hui, op. cit., p CHAKRAVORTY SPIVAK G., «Les subalternes peuvent-ils s exprimer?», M. DIOUF (dir.), L historiographie indienne en débat. Colonialisme, nationalisme et sociétés postcoloniales, Paris-Amsterdam, Karthala-Sephis, 1999, p

142 d acteurs ayant chacun individuellement ou collectivement des stratégies, compte tenu de leur environnement social, économique, politique et surtout culturel 10. À partir de ce retour offensif aux acteurs prôné par les micro-historiens, on peut alors définir l histoire de vie comme une orientation des sciences historiques ayant pour ambition, l étude et la connaissance d une époque et d une société à travers l appréhension de la vie d un individu, d un témoin ou d un acteur encore en vie. C est d ailleurs ce qui fait dire à certains analystes qu en lieu et place de «l histoire de vie» tout simplement, il faudrait plutôt parler de «l histoire d une vie et d un temps 11». Jacques le Goff le confirme à sa manière. En effet, après avoir écrit sur Saint- Louis, il avoue s être «aperçu en cherchant l histoire de l individu que c était un sujet d histoire globale privilégié» «[ ] Pour tenter de caractériser un individu, on est obligé de montrer comment il se forme, comment il agit dans la société à laquelle il appartient. On doit alors parler de tout ce qui caractérise cette société et cette époque 12.» Cette analyse est pertinente dans la mesure où Jacques le Goff, après avoir écrit sur Saint Louis, avoue qu il s est «aperçu en cherchant l histoire de l individu que c était un sujet d histoire globale privilégié» et que «pour tenter de caractériser un individu, on est obligé de montrer comment il se forme, comment il agit dans la société à laquelle il appartient. On doit alors parler de tout ce qui caractérise cette société et cette époque 13». Si en Occident ou ailleurs les historiens ont mis à profit le renouvellement épistémologique initié conjointement par les micro-historiens et les socio-historiens pour s intéresser au genre de l histoire de vie, en Afrique et particulièrement au Togo, l intérêt a été très timide, pour des raisons que Jean Hervé Jezequel explique : «Les réflexions sur les manières de faire et d écrire l histoire sont loin d être absentes chez les historiens de l Afrique. Elles sont cependant assez largement circonscrites aux objets et concepts «spécifiques» à notre champ d études. En effet, consacrant leurs énergies à l indispensable travail de décolonisation des concepts (ethnie, tradition/modernité, collaboration/résistance, etc.) beaucoup d historiens de l Afrique n ont pas toujours suivi les débats et réflexions initiés en histoire sociale par leurs collègues européanistes [ ] Non seulement l histoire sociale de l Afrique ne profite pas du renouvellement épistémologique initié par le «tournant critique» dans les années , mais elle s intéresse également très peu aux méthodologies qui se développent à l intérieur de la discipline historique. Ainsi, des techniques éprouvées comme la prosopographie ou la sociobiographie sont timidement pratiquées en histoire africaine 14». Comme souligné plus haut, la systématisation des travaux sur l histoire de vie au Togo n a commencé que dans la décennie 2000, même si des initiatives plus anciennes ont été prises en la matière, d une part, par D. Westermann 15 et, d autre part, par Y. Marguerat et T. Péléi Yves Marguerat 17, un géographe précurseur des travaux d historiens sur l histoire de vie au Togo? ( ) De 1988 à 1996, Yves Marguerat s est engagé dans une série de travaux qui s apparentent à l histoire de vie des vieux Loméens pour des raisons dont l auteur s explique dans l introduction du premier tome de la série d ouvrages : 10 NOIRIEL G., Introduction à la socio-histoire, Paris, La Découverte, Collection «Repères», EMIDE K. D., Hommes d Église et vie sociale au sud-togo : deux parcours, deux communautés.(histoire de vie des RR. François Anani Missodey-Duvo et Kossi Mawududzi Godwin Ahiagba), mémoire de DEA, Université de Lomé, p LE GOFF J., «L historien au travail», J.-C. RUANO-BORBALAN, (dir.) L histoire aujourd hui, op. cit., p LE GOFF J., «L historien au travail», J.-C. RUANO-BORBALAN, (dir.) L histoire aujourd hui, op. cit., p JEZEQUEL J. H., «Ecrire l histoire comme les autres, l historiographie africaniste de langue française et la question de l histoire sociale», AWENENGO S. et al., Ecrire l histoire de l Afrique autrement? op. cit., p WESTERMANN D., Onze autobiographies d Africains, Lomé, Paris, Haho et Karthala, coll. «Les chroniques anciennes du Togo», n 8, 1938, réédition, MARGUERAT Y. et PELEI T., Si Lomé m était contée Dialogues avec les vieux Loméens, tomes I, II et III, Lomé, Haho/ Presses de l Université du Bénin, 1992, 1993 et Agrégé de géographie et Français de nationalité, Yves Marguerat a été en service à Lomé pour le compte de l ORSTOM de 1978 à Il est l auteur d une pluralité de travaux scientifiques portant sur le Togo, le Cameroun et bien d autres pays africains. Depuis 2005, il a des démêlés avec la justice française.

143 «Depuis juin 1987, Radio-Lomé [la première radio officielle du Togo] commençait la diffusion quotidienne par tranches de 10 à 15 minutes- de l émission Si Lomé m était contée Les responsables de la Radio et l un de ses journalistes les plus enthousiastes, Tchitchékou Péléi, m avaient contacté peu avant pour me demander d exposer au grand public l histoire de la ville, que je distillais jusque-là sous forme de conférences annuelles au Centre Culturel Français. Nous enregistrâmes donc, dans le calme de mon bureau, le récit de l histoire de Lomé, du moins ce que j en savais à l époque. Le succès dépassa très vite les espoirs de la Radio, où affluaient les coups de téléphone d encouragement, venus de toutes les couches de la société : les Loméens, d abord un peu interloqués qu un étranger paraisse connaître leur ville mieux qu eux, se révélaient passionnés par leur propre histoire. Au bout de quelques semaines, nous avions parcouru le fil de la vie complexe mais relativement brève- de la cité. Radio-Lomé insista pour que l on continue. Nous partîmes donc en voiture [ ], à la découverte des quartiers de Lomé : Ici, il s est passé tel événement ; là, on peut voir tel bâtiment, ce qui nous occupa encore un mois. Radio-Lomé, en la personne de son dynamique directeur, M. Pitang Tchalla, insista : il fallait absolument trouver autre chose pour continuer cette émission, qui devenait l une des vedettes de la station. Grâce surtout aux nombreuses connaissances de M. Péléi, lui-même vieux Loméen, et à certains de mes amis, nous partîmes donc à la découverte des anciens de la cité, pour une longue promenade de plus d un an dans les souvenirs de nos interlocuteurs 18.» Pour réaliser ce travail, aucune méthodologie rigoureuse n a été préalablement établie : «Les rencontres se faisaient au hasard des occasions, selon les possibilités des uns et des autres. On passait donc d un instituteur à une sage-femme, d un chef de quartier à un cheminot, d un syndicaliste à un groupe d anciens élèves 19». Le discours oral recueilli à partir de l outil technique d un entretien direct a été transcrit et largement réécrit non seulement pour conformer ce qui est dit oralement aux règles d écriture de la langue française mais aussi et surtout, pour en extirper les innombrables redites et digressions. Toutefois, les informations n ont guère été déformées puisque : «Les textes ainsi remaniés [ ] ont été soumis à nos interlocuteurs [sic], afin de n écrire sous leur nom que des phrases qu ils approuvent effectivement 20.» Ce recueil des informations livrées par les acteurs de la ville de Lomé a été publié en trois tomes. En effet, publié en 1992, le premier tome aborde les sujets suivants : Le doyen des prêtres catholiques : Mgr Anatey ; Une vieille famille de Lomé : les Anthony 21 ; Un artisan maçon : M. Eklu-Natey ; Un fonctionnaire et homme politique : M. Apedo-Amah ; Un enseignant : M. Sitti ; L école de la route d Aneho : M. Géraldo et Mme de Souza ; Les arbres à Lomé : M. Ahyi ; Les chemins de fer du Togo et le quartier Gbadago : M. Dekpo ; Le wharf de Lomé : M. Kpodar ; Les écoles catholiques et les missionnaires : RP Gbikpi-Benissan ; Un infirmier d Etat : M. Agboka ; La fonction publique et la naissance du syndicalisme : M. Awoutey ; Les hôpitaux de Lomé et l un des premiers médecins togolais : Dr Mikem ; Les sages-femmes : Mme Mikem ; L église évangélique : Pasteur Ayivi ; Du «Petit-Dakar» à la mairie de Lomé : Mme Sivomey ; Le quartier Kodjoviakopé : MM de Souza ; L éducation des jeunes filles : les anciennes élèves des sœurs de Notre-Dame-des-Apôtres : Me Thompson-Trenou. Comme on peut le constater, les sujets abordés sont d une diversité indéniable et renseignent sur des pans entiers de l histoire de la ville de Lomé qui, jusque-là sont occultés par l historiographie togolaise de la période coloniale. Le deuxième tome, pour sa part, est publié en 1993 et aborde les sujets suivants : Un village dans la ville : Bè et ses traditions (M. Amèdon) ; La police autrefois (M. Blucktor) ; L architecture et la construction (MM. Da Silva) ; Les photographes et la photographie (M. Badohou) ; Les revendeuses de tissus (Mme Doe-Bruce) ; Le métier de cuisinier (M. Douti) ; Les magistrats et la justice (Mme Kekeh et M. Quashie) ; Conduire une voiture à Lomé autrefois (M. Tagba) ; 18 MARGUERAT Y. et PELEI T., Si Lomé m était contée op. cit., t. I, 1992, p Ibid., p Ibid.. 21 Les initiales sont en majuscule après le point-virgule étant donné qu il s agit des titres de chapitres.

144 Un vieux cordonnier et bien d autres choses encore (M. Liadi) ; Le football et les footballeurs (MM. Lawson, Aguiar, Doe-Bruce, Fumey) ; A cheval sur l Atlantique : Les Nago (MM. Géraldo) ; Les fantassins de l église (M. Mensah et M. Ametozion) ; La vie artistique : littérature, peinture et musique (M. Ananou) ; D un Zongo à l autre, la communauté haoussa (Chef Saliou, MM. Amadou et Garba) ; la banque et la monnaie (M. Paass) ; Les cartes postales anciennes et les sources de l iconographie du Togo (M. David) ; Nos hôtes les plus lointains : la communauté indienne (M. Shriyan) ; Tailleurs et couturières (Mme Nudekor, MM. Mensah, Freeman, Olympio, Amoussa) ; Les débuts de l imprimerie (MM. Akué, Gounou, Segbetsé, Kokou) ; Une visite à l ancien palais des gouverneurs du Togo (M. Apédo-Amah). En dehors du fait que le présent tome contient vingt sujets, alors que le précédent n en contient que dix-huit, la différence réelle entre ces deux tomes se situe dans l approche plus méthodique du deuxième. En effet, alors que dans le premier tome, les interviews se sont intéressé aux individus qui ont, a priori, donné des témoignages afférents aux réalités liées à l exercice de leurs professions respectives, le deuxième tome part des individus pour étudier, avec une précision étonnante, soit un groupe socioprofessionnel, soit le processus d intégration des étrangers à Lomé ou encore la constitution des quartiers à l intérieur de la ville. D ailleurs, les auteurs eux-mêmes ont souligné cette différence : «Par rapport aux entretiens relatés dans le premier volume, ces dialogues sont désormais ciblés avec davantage de précision : un métier, une activité, une communauté ethnique, un quartier 22». Aussi, faut-il le souligner, les informations retenues dans le deuxième tome, sont davantage le fruit du croisement d un certain nombre de témoignages recueillis auprès des acteurs. S agissant du troisième tome qui est paru en 1996, il traite des sujets suivants : La cathédrale de Lomé (RP J. Gbikpi) ; La musique religieuse (RP J. Gbikpi, MM. D. Ananou, A. Essien, M. Ketowou) ; Les taxis (MM. Y. Glé, D. Akué, A. Assogba) ; Le quartier Hanoukopé (M. L. Amegee) ; La communauté libanaise (M. N. Khalife) ; La boxe (MM. B. Djasso, T. Adjé, D. Agbidi «Danger») ; L enseignement secondaire et les lycées (M. et Mme Chr. D Almeida) ; Amoutiévé et la dynastie Adjallé (Togbui M. M. Adjallé, V. M. A. Dadzie-Adjallé) ; La communauté musulmane (El Hadj H. Issa, El Hadj M. Brym) ; Le grand commerce (MM. L. Amegee, G. Savi de Tové, G. Seddoh) ; Une vie de commerçant (Albert «FAO») ; Les techniques de la construction (M. A. Adjamagbo) ; Les avocats (Me J. K. Koffigoh) ; La communauté kotokoli (El Hadj I. M. Ouro-Agouda, El Hadj I. Zakari, chef Y. Tchakoura) ; Le tennis (MM. Kpadeyo-Tomety, V. Lawson, Y. Pasmal) ; La pharmacie et les pharmaciens (MM. A. d Almeida, H. Johnson, M. Ahodikpè) ; Un Français à Lomé (M. L. Christophe) ; Les géomètres et la propriété foncière (MM. E. K. Bruce, A. P. Creppy) ; Une communauté immigrée : les Yorouba (chef El Hadj Lawani) ; Le théâtre et la danse (M. S. A. Zinsou) ; Les souvenirs de Lomé de Robert Cornevin. Abordant également vingt sujets, ce troisième tome s inscrit dans la logique du deuxième, traitant avec suffisamment de perspicacité et de précision des thématiques qui renseignent, à travers les parcours individuels, sur la vie des Loméens toutes origines confondues depuis la période coloniale à la période postcoloniale. Une analyse pertinente des trois tomes permet de tirer quelques enseignements. Il s agit d un recueil de témoignages pour apprécier les réalités de la ville de Lomé de la période coloniale à l époque postcoloniale ; en tout cas c est là l un des objectifs assignés à ces ouvrages. En conséquence, ces derniers ne s engageaient pas sur la voie de l histoire de vie. D ailleurs, ils sont loin d en être spécialistes. Toutefois, la méthodologie adoptée pour rendre compte de ces réalités n est pas moins une méthode de la sociohistoire, de la micro-histoire, voire de l histoire de vie. Car elle part des acteurs, mieux des parcours individuels ou collectifs de vie pour appréhender l histoire sociale d une catégorie socioprofessionnelle, d une communauté ou encore de différents quartiers de Lomé. D ailleurs, les témoins, avant de parler de leurs métiers ou généralement de l objet de l entretien, présentent leur itinéraire de vie (naissance, études ou formations, etc.). Par ailleurs, le fait de traiter avec des acteurs en vie est l un des acquis de cet ouvrage, étant donné que ces derniers ont rectifié puis confirmé la véracité des informations avant leur publication. Il s est agi d un 22 MARGUERAT Y. et PELEI T., Si Lomé m était contée op. cit., t. II, 1993, p. 3.

145 apport inestimable à l historiographie togolaise caractérisée, à l époque, par la prédominance des écrits portant sur la colonisation et son impact sur le Togo. Aucune place n était alors faite aux détails relatifs au vécu quotidien des acteurs «indigènes» ni à leurs carrières professionnelles. Ces trois tomes renseignent également sur les relations mi-figue mi-raisin entre les Togolais et l administration pendant la période coloniale, réalités généralement occultées par la littérature coloniale sur le Togo. Aussi, dans un contexte où les archives sont quasi absentes sur la période postcoloniale au Togo, ces ouvrages viennent-ils à point nommé renseigner sur les réalités relatives à la vie quotidienne des Togolais pendant la période de l immédiat après indépendance, les acteurs étant en majorité témoins de ladite période. Aussi dans ces ouvrages, la photographie est-elle utilisée, non pas comme une copie conforme de la réalité, mais comme une donnée ethnologique, donnant des renseignements historiques sur les modes vestimentaires de l époque dont les acteurs sont le produit. En acceptant de parler de leurs itinéraires de vie, ces Togolais dont les voies se sont depuis lors tues parce que ravis par la mort- ont contribué, tant soit peu, à archiver leur époque (donc leur présent). Les initiateurs pour leur part, ont essayé de sauver de l oubli une partie de ces richesses individuelles ou collectives, sincères ou parfois- quelque peu masquées, distanciées ou très personnelles. Très souvent, pour dépeindre certaines réalités historiques, les chercheurs togolais, en l absence des témoins directs, ont recours à ces recueils pour combler ce vide 23. C est en cela que «Faire du présent, un passé pour le futur» a tout son sens. C est sans doute en raison du succès de cette initiative que les historiens togolais ont pensé à systématiser l histoire de vie en tant que genre historique au tournant de la décennie De la systématisation des travaux d historiens togolais sur l histoire de vie aux résultats : quelle grille de lecture? ( ) Vers le quatrième trimestre de l année 2004, alors que nous étions en train de nous préparer à entamer nos recherches pour l obtention du diplôme de maîtrise en histoire, Michel Goeh-Akué, alors Maître de Conférences d histoire contemporaine et chef du Département d histoire et d Archéologie de l Université de Lomé 24, nous faisait part d un projet qu il souhaitait conduire au sein du Département. Il s agit pour lui d orienter des étudiants vers le genre historique de l histoire de vie afin de faire avancer l historiographie togolaise. Pour lui, ce genre permet de sortir de l ombre, des personnages illustratifs de leur temps afin qu à travers l individu, on puisse retrouver et étudier les réalités de l époque à laquelle il a appartenu. Il fut soutenu par son collègue Essoham Assima-Kpatcha 25. Au départ, ce projet a buté contre la réticence de quelques-uns de leurs collègues (surtout ceux de la spécialité «histoire précoloniale») qui n étaient pas très disposés à embrasser la microhistoire dans une dimension contemporanéiste, tout simplement pour des raisons d école. Malgré tout, l année suivante, ils ont fait leur première expérience en la matière, suscitant d année en année l intérêt, aussi bien au sein du corps professoral qu au sein des étudiants pour ce genre. L analyse des résultats après cinq ans d expérience permet d apprécier la pertinence de cette initiative La formation à l histoire de vie au Togo : une initiative récente aux résultats relativement encourageants 23 C est entre autres, mon propre exemple quand il s est agi dans ma thèse de doctorat unique en histoire contemporaine sur «Infrastructure de transport terrestres et mobilité au Togo ( )» de parler de «être cheminot ou conducteur d automobile au Togo postcolonial ( )». En effet, en l absence des témoins de l époque, j ai longuement utilisé les témoignages contenus dans les ouvrages en question. Cette thèse est soutenue en 2009 à l Université de Lomé. 24 Michel Goeh-Akué est devenu, depuis 2008, Professeur titulaire d histoire contemporaine, co-directeur de la Chaire Unesco «Préservation du patrimoine et rayonnement de la pensée africaine» puis, Directeur des formations doctorales de la Faculté des lettres et sciences humaines de l Université de Lomé. 25 Il était Assistant en Histoire contemporaine à l époque. En 2006, il est passé Maître-assistant ; en 2010, il a accédé au grande de Maître de Conférences.

146 La formation se fait essentiellement dans le cadre du diplôme de maîtrise et des études de troisième cycle. Elle se présente sous la forme des séminaires donnés par les enseignants acquis à la cause de l histoire de vie aussi bien en année de maîtrise que de DEA. C est une seule fois, dans le cadre des journées scientifiques de l Université de Lomé (en 2006 précisément) à l initiative de Michel Goeh-Akué, qu il était question d organiser un atelier en vue de porter à la connaissance de la communauté universitaire qu une telle formation se fait au Département d Histoire et d Archéologie de l Université de Lomé. Au cours de la même année, le responsable scientifique du Département d alors, le Professeur N. L. Gayibor, à l époque président de l Université de Lomé, s est dit disposé à accompagner les étudiants qui voudraient bien orienter leurs travaux vers l histoire de vie. Un grand revirement! Puisqu en sa qualité de responsable de l option «Histoire précoloniale», on connaît sa position vis-à-vis de l histoire contemporaine qui, selon lui, utilise des méthodes parfois journalistiques. C est peut-être en raison de toutes ces réalités que les travaux sur l histoire de vie se sont systématisés. Durant la formation, l accent est mis sur la stratégie des acteurs, le paradigme de l individualisme méthodologique, les réalités de la micro-histoire ainsi que les nuances entre la prosopographie, la biographie historique, l autobiographie, la sociobiographie et l histoire de vie. Aussi, les étudiants sont-ils sensibilisés aux écueils éventuels auxquels ils peuvent faire face dans la réalisation de leurs travaux surtout en présence de l informateur principal sur lequel porte le travail. Il s agit, entre autres, du problème de trou de mémoire (l incomplétude de certains souvenirs), le décalage temporel éventuel entre le «je» présent et le «je» passé (surtout pour les personnes très âgées), le refoulement éventuel d un souvenir douloureux, l inachèvement (ce qui est un truisme, puisque l informateur ne peut pas raconter sa mort), l incomplétude (le choix des épisodes de la vie à raconter n étant ni évident, ni anodin), la précision des bornes chronologiques dont les historiens sont très accolés 26 (qui prennent appui non pas forcément sur des ruptures événementielles, mais renvoient aux années de naissance et de réalisation du travail sur le témoin encore en vie), etc. Cette formation d ordre méthodologique a porté ses fruits. En effet, c est en décembre 2005 que la première moisson a été faite. Il s agit du travail de Mlle A. Lassey 27 portant sur un chef traditionnel du Sud-Togo. Codirigé par Michel Goeh-Akué et Essoham Assima-Kpatcha, ce mémoire explore la problématique suivante : «En quoi la vie de Nana Ohiniko Quam Dessu XIV, roi des Mina, chef traditionnel de la ville d Aného, est-elle illustrative de la mobilité et de la dynamique sociale dans le Sud-Togo de 1918 à 2005»? Pour répondre à cette question, l auteur montre le parcours mouvementé de son interlocuteur allant de son éducation à son intronisation comme chef traditionnel, passant par sa vie d artisan (menuisier) et de militant politique dans la lutte pour l indépendance du Togo. Les réalités liées aux péripéties de la vie de ce personnage font dire à l auteur que ce dernier constitue un acteur, non des moindres, de l histoire du Togo et que son histoire de vie renseigne, à bien des égards, sur la période allant de 1918 à Ce travail, quelque peu de pionnier, a ouvert la voie à une série de travaux portant soit sur des personnages encore en vie, soit sur des personnages ayant tiré leur révérence Les travaux d histoire de vie sur des acteurs vivants En 2006, un mémoire de DEA a été réalisé sous la direction scientifique de Michel Goeh- Akué. Il porte sur deux hommes d églises du Sud-Togo, notamment les révérends François-Anani Missodey-Duvo et Kossi Mawududzi Godwin Ahiagba 29. Le premier est un prêtre de l Église catholique alors que le second est un pasteur de l église presbytérienne du Togo. La problématique soulevée par ce travail est de montrer en quoi les parcours des Révérends sus-cités incarnent ou sont illustratifs des mutations sociales des communautés chrétiennes et de la société au Sud-Togo 26 «Écrire l histoire, c est se situer dans la durée», selon GOERG O., «Bilan et perspectives», S AWENENGO et al., Écrire l histoire, op.cit., p LASSEY A., Nana Ohiniko Quam Dessu XIV : Roi des Mina, chef traditionnel de la ville d Aneho, histoire d une vie et d un temps , Mémoire de maîtrise d histoire, Université de Lomé, Idem, p EMIDE K. D., Hommes d église et vie sociale au Sud-Togo, op. cit.

147 entre 1929 et Dans un contexte où les écrits portant sur l église en général au Togo font la part belle à l œuvre missionnaire coloniale et au clergé européen, ce travail prend pour prétexte les deux acteurs cités pour faire une relecture de l histoire de la vie de l Église en insistant sur l émergence du clergé local (la vocation et la formation), la vie quotidienne des fidèles, les rapports fidèles-clergés, etc. En 2008, trois mémoires de maîtrise ont été soutenus. Le premier portant sur «El Hadj Mensah Kassim : un chrétien devenu musulman. Histoire d une vie et d un temps : » a été réalisé par Tchobodjo Ouro-Sama, sous la direction de Sényo-Louis Adotévi 31. À travers le parcours du personnage, l auteur a réussi à montrer l évolution de l islam au Sud-Togo de 1920 à Même si ce travail n est pas une étude intégrale de l évolution de la religion musulmane au Sud-Togo, comme l a d ailleurs précisé l auteur 32, il a le mérite de montrer les relations actuelles entre les religions chrétienne et musulmane ainsi que les réalités relatives à la conversion des fidèles d une religion à l autre. Cet aspect, faut-il le préciser, est souvent occulté dans la littérature sur les religions dites révélées du Togo. Le deuxième est intitulé «Ogamo Bagnah ou l histoire d un grand commis de l État togolais : ». Présenté par Damtar Djalogue sous la direction de Badjow Tcham 33, ce mémoire part du principe selon lequel Ogamo Bagnah est passé par plusieurs étapes avant de parvenir au stade de grand commis de l État. À chaque étape, il aurait marqué la société togolaise par ses actes. De ce postulat, l auteur pose la problématique suivante : En quoi la personnalité de Ogamo Bagnah a-t-elle influencé la société togolaise de 1932 à1989? Cette étude a montré, à partir de cet acteur, la vie des premiers cadres du Togo postcolonial en insistant sur leurs conditions de formation, l exercice de leurs professions et leur militantisme politique surtout pendant la période de vie du Rassemblement du peuple togolais (RPT), parti unique de 1969 à Contrairement aux autres travaux, ce dernier présente une particularité au niveau de la périodisation. Celle-ci prend appui sur l année de naissance du personnage certes, mais s arrête, à la différence des autres qui prennent soit l année de décès du personnage, soit l année au cours de laquelle le travail est réalisé comme borne inférieure, à l année d admission de l acteur à la retraite. S agissant du troisième, il est réalisé par Bilimpo Namoine sous la direction du Professeur Michel Goeh-Akué et porte sur un chef traditionnel du nord-togo 34. Selon l auteur, cette étude vise à montrer comment la vie du personnage étudié a influencé l histoire des populations de son temps et de son espace de 1922 à Les résultats de ce travail montrent comment l on peut devenir chef traditionnel au Togo, surtout lorsqu on a un niveau d instruction moyen permettant de se mettre au-dessus de la mêlée. Par ailleurs, on se rend à l évidence, à partir de ce travail que la plupart des chefs traditionnels du Togo ont été engagés politiquement à jeune âge, ce qui a conduit nombre d entre eux à l exil. De leur retour, ils sont bien obligés de s aligner derrière les gouvernants qui ont fini par faire leur promotion en les nommant chef de village ou de canton. Cet engagement politique des chefs est souvent décrié par les populations locales qui les désavouent dans bien des cas. Ils perdent ainsi l autorité de fait pour ne s attacher qu à l autorité de droit que leur confère leur décret de nomination. «Histoire d un inspecteur du travail et des lois sociales. Jonathan Kodzo Agbovi ( )». Tel est l intitulé du mémoire soutenu en 2009 par Kokouvi Kpeglo, sous la direction de Essoham Assima-Kpatcha. Ce sujet soulève la problématique suivante : «À part la fonction de surveillance des conditions et d application de la législation du travail, en quoi le corps des inspecteurs du travail et des lois sociales a-t-il contribué à l amélioration des conditions de vie de la 30 Ibid., p Maître-assistant, spécialiste de l histoire précoloniale de l Afrique et du Togo. 32 OURO-SAMA T., El Hadj Mensah Kassim : un chrétien devenu musulman. Histoire d une vie et d un temps : , Mémoire de maîtrise d histoire, Université de Lomé, 2008, p Maître de Conférences à l époque, il est passé Professeur titulaire des Universités. Il est spécialiste de l histoire précoloniale de l Afrique et du Togo. 34 NAMOINE B., Matéyendou Sambiani, chef traditionnel du canton de Bombouaka, histoire d un personnage et d une époque : , Mémoire de maîtrise d histoire, Université de Lomé, 2008.

148 masse laborieuse de 1947 à ?». Ce travail montre qu au-delà de la surveillance des lois du travail, les inspecteurs du travail, représentés ici par le personnage, ont réussi à prodiguer aux employeurs et employés du Togo, des conseils et informations divers et ont joué un grand rôle dans le règlement des conflits dans le domaine des relations professionnelles du Togo postcolonial. En 2010, Palakiyem Falabalaki a mené une étude sur un administrateur civil et homme politique togolais 36. Réalisé sous la tutelle de Essoham Assima-Kpatcha, ce travail montre comment les administrateurs du Togo de l immédiat après indépendance ont eu mal à partir avec les différents gouvernements qui se sont succédé au Togo après 1963, année du premier coup d État militaire. En général, bien que ces travaux ont apporté pas mal d informations sur l histoire du Togo indépendant, on se rend à l évidence que compte tenu du fait que ces études portent sur des acteurs en vie, les auteurs ont parfois tendance à verser dans des discours élogieux, s éloignant quelque peu des principes fondamentaux de la science. Cette constatation n est pas, de façon globale, la même au niveau des travaux portant sur des acteurs qui ne sont plus en vie L histoire de vie des acteurs disparus de la scène Doit-on parler de l histoire de vie ou de la biographie historique dans le cadre des travaux portant sur les acteurs disparus de la scène? La question fait polémique. En effet si les partisans de l Histoire du temps présent estiment que l histoire de vie doit porter sur des acteurs vivants, les tenants de la sociohistoire, fidèles à leur compréhension de la notion générique d acteurs, estiment pour leur part, que les acteurs disparus de la scène, à travers la mémoire gardée de leur existence peuvent contribuer à comprendre les réalités de leur temps 37. Les historiens du Togo, à travers leurs productions, ont pris position pour les deux points de vue. C est ainsi que des travaux ont été réalisés sur des acteurs passés de vie à trépas. Il s agit pour les auteurs de ces travaux, de comprendre, à partir des témoignages laissés par le personnage à l étude sur sa propre personnalité ou de ceux donnés par son environnement médiat et immédiat, les réalités de l époque à laquelle a appartenu l acteur. La recension de la documentation existante fait état de quatre mémoires de maîtrise soutenus sur des acteurs disparus, entre 2007 et Le premier porte sur le docteur Martin Aku. Présenté en 2007 par Mawuena Komla Gozan, sous la direction de Amouzou Koffi Sossou 38, ce travail a montré le rôle joué par le personnage dans le processus de décolonisation du Togo, à travers les différentes élections législatives auxquelles il fut candidat et sa lutte pour la liberté des Togolais aussi bien au Palais-Bourbon qu à l ONU entre 1945 et C est dans la même logique qu il faut inscrire le mémoire soutenu en 2010 sur Augustino Pa de Souza par K. Awessou sous la direction de l enseignant précité. Il a montré le parcours d un Togolais qui, quand bien même il a été associé par l administration coloniale à la gestion du territoire, a combattu en interne le système colonial et contribué à la décolonisation du Togo 40. Ces deux mémoires semblent, à travers leurs titres, s intéresser seulement au parcours politique des personnages étudiés. Mais en réalité, c est de l histoire de vie qu il s agit puisque toutes les étapes de la vie des acteurs sont étudiées et, à chaque fois, les auteurs essayent de faire des extrapolations, ce qui permet de voir au-delà des personnages, les réalités de l époque. En fait, ces travaux viennent combler une lacune dans l historiographie togolaise. En effet, lorsqu on parle de la lutte pour l indépendance du Togo, on insiste sur les forces en présence en oblitérant quelque peu, les acteurs de cette lutte. Or justement, les structures ne peuvent pas être comprises sans les stratégies des acteurs. 35 KPEGLO K., Histoire d un inspecteur du travail et des lois sociales. Jonathan Kodzo Agbovi ( ), Mémoire de maîtrise d histoire, Université de Lomé, 2009, p FALABALAKI P., Histoire d un administrateur civil et homme politique togolais : Antoine Bodjona, de 1934 à 2006, Mémoire de maîtrise d histoire, Université de Lomé, NOIRIEL G., Introduction à la socio-histoire, Paris, La Découverte, Collection «Repères», 2006, p Maître-assistant en Histoire contemporaine. 39 GOZAN M. K., Le docteur Martin Aku dans la politique togolaise ( ), Mémoire de maîtrise d histoire, Université de Lomé, 2007, p AWESSOU K, Augustino Pa de Souza dans la politique togolaise ( ), Mémoire de maîtrise d histoire, Université de Lomé, 2010.

149 «Robert Tétouyoba Essodakou Assih, chef du canton de Pya : », tel est l intitulé du mémoire soutenu en 2010 par Koffi Essoyomèwè Agoda sous la direction de Kodjona Kadanga 41. Partant du postulat selon lequel parmi les chefs du canton de Pya des époques coloniale et postcoloniale, c est Robert Assih qui aurait marqué le plus les esprits des habitants par son long règne ( ) et son parcours professionnel exceptionnel, cette étude explore la problématique suivante : quels ont été les faits marquants de la vie du personnage de 1911 à ? Ce travail est illustratif des Togolais qui, à l époque coloniale, devaient concilier l éducation moderne et traditionnelle, selon la formule restée célèbre de Cheick Amidou Kane, «Apprendre à lier le bois au bois». Il montre également les différentes prises de position politique des chefs traditionnels avec ce que cela implique comme conséquences, sur la moyenne durée, entre colonisation et indépendance. Toujours en 2010, un mémoire de maîtrise a été soutenu par M. Kalimassa sur un ancien chef d État togolais, le colonel Kleber Dadjo. Dirigé par E. Assima-Kpatcha, ce travail a été réalisé grâce aux témoignages recueillis auprès des acteurs aussi bien proches (membres de sa famille) que lointains (les survivants de l époque) du personnage. Il explore la problématique suivante : «Quel a été le parcours de vie qui fait du colonel Kleber Dadjo une personnalité importante de l histoire du Togo 43?». À travers l itinéraire de vie de ce personnage allant d un domestique au chef d État, en passant par la vie d élève, de recru dans l armée, de déserteur, ce travail montre comment «on peut passer de l ombre à la lumière». Et ce parcours a influencé les gens du Nord-Togo dont est originaire le personnage. L illustration la plus parfaite est l émergence de Gnassingbé Eyadema (président de la République togolaise de 1967 à sa mort en 2005) qui a connu, à quelques nuances près, le même parcours. Enfin, le dernier travail de cette rubrique porte sur la vie d un militant et animateur politique togolais, Yao Eklo-Kunale. Présenté par Komla Martin Segoh en décembre 2010 sous la direction de E. Assima-Kpatcha, ce travail pose la question principale suivante : «En quoi la vie de Michel Yao Eklo-Kunale est-elle illustrative de celle des militants qui ont popularisé le RPT (Rassemblement du peuple togolais) grâce à l animation politique 44?». La contribution de ce travail réside dans le fait qu à travers le personnage, on peut décrypter les réalités afférentes à la survie du RPT, surtout entre 1973 et Si dans les travaux portant sur les acteurs en vie, le problème de distanciation est récurrent, ici, il est moins perceptible. Toutefois, tous les travaux ont, à quelques nuances près, ceci en commun : les auteurs font généralement des erreurs d appréciation et ne poussent pas loin leurs analyses pour mieux appréhender les réalités de l époque dont les personnages sont le produit 45. Toutefois les travaux présentés, bien que n étant pas exhaustifs 46, constituent une mine d informations sur l histoire du Togo aussi bien de la période coloniale que postcoloniale. 3. Peut-on archiver le présent à partir des travaux existants? D entrée de jeu, il faut comprendre le présent dont il est ici question dans la logique de l Institut d histoire du temps présent créé en France en 1978 par F. Bédarida dont les tenants estiment que dans les pays colonisés, la notion de temps présent englobe les périodes coloniales et postcoloniales (Bédarida, 2003 : 64). Considérées comme telles, les informations contenues dans 41 Professeur titulaire des universités, spécialiste d Histoire contemporaine. 42 AGODA K. E., Robert Tétouyoba Essodakou Assih, chef du canton de Pya : , Mémoire de maîtrise d histoire, Université de Lomé, 2010, p KALIMASSA M., Histoire d un militaire et chef d Etat togolais : le colonel Kleber Dadjo ( ), Mémoire de maîtrise d histoire, Université de Lomé, 2010, p SEGOH K. M., Histoire d un militant et animateur politique togolais : Michel Yao Eklo-Kunale ( ), Mémoire de maîtrise d histoire, Université de Lomé, 2010, p En tout cas c est le constat personnel que nous avons eu à faire, pour avoir fait partie de la majorité des jurys de soutenance des mémoires présentés entre fin 2009 et Le présent travail a porté sur les mémoires soutenus à l Université de Lomé entre 2005 et Les travaux en cours non encore soutenus ainsi que ceux soutenus à l Université de Kara ne sont pas pris en compte.

150 les différents travaux présentés contribuent à archiver le présent. En effet, jusqu en 2005, l historiographie togolaise est muette sur plusieurs pans de l histoire du Togo surtout de la période postcoloniale (pour des raisons relatives à l écriture de l histoire immédiate en général). Même en ce qui concerne la période coloniale, le jeu des acteurs n est pas suffisamment pris en compte. C est en cela que les histoires de vie sont une contribution importante à l historiographie du Togo. À partir de ces travaux, plusieurs réalités sont connues. Celles-ci renseignent sur deux grands domaines, à savoir l histoire politique et sociale, et l histoire sociale proprement dite. En ce qui concerne l histoire politique et sociale, elle est élucidée, entre autres, par les réalités de la chefferie traditionnelle grâce au croisement de la vision du dedans et du dehors ; les rapports entre la chefferie traditionnelle, le pouvoir politique et les populations locales. Elle est par ailleurs mise en lumière par la clarification des relations mi-figue mi-raisin entre les évolués (élites) et l administration coloniale ; les acteurs de la décolonisation du Togo et leurs parcours ; le problème d intégration des ressortissants togolais à l étranger, la politique de «togolisation» des cadres et le renforcement des compétences, encouragé par la France dans l immédiat après indépendance (dans la logique de sa politique de coopération avec les nouveaux États indépendants), le sort réservé aux fonctionnaires de l administration de la première République après les différents coups d Etat. Aussi, le militantisme et la gestion des carrières au sein du RPT, le népotisme et la corruption au Togo postcolonial, l animation politique et la diffusion de l idéologie du parti unique, ainsi que le processus de démocratisation du Togo au tournant des années 1990 et les déboires du RPT ; les femmes et la vie politique au Togo postcolonial ; le revirement politique de quelques acteurs de la vie politique du Togo, etc. sont-ils à inscrire dans ce canevas. S agissant de l histoire sociale, elle est appréhendée à partir du développement des thématiques comme l employabilité des jeunes diplômés de la période coloniale à la période postcoloniale, les rouages de la mobilité des jeunes togolais (élèves, étudiants, apprentis) vers l étranger proche ou lointain, l inspection du travail et la gestion des lois sociales, les relations employés / employeurs et les rapports entre les religions dites révélées. Il en est de même pour le sujet relatif au processus de formation du clergé local et les rapports entre ce dernier et les ouailles. La temporalité explorée par ces études ( ) épouse la délimitation temporelle de l histoire contemporaine - telle que conçue par les historiens togolais qui va de 1884 (début de la colonisation de l espace togolais) à nos jours. De ce fait, cette temporalité inclut le présent, selon la vision des historiens du temps présent. Eu égard à cette réalité, à la contribution apportée par les études réalisées et surtout au regard de la démarche adoptée pour les réaliser, on peut dire que ces travaux permettent d archiver le présent. Toutefois, il serait osé de conclure que les informations apportées par ces études permettent, de façon générale, de mieux comprendre l histoire coloniale du Togo et d appréhender avec plus de justesse, l histoire des États postcoloniaux d Afrique de 1960 à nos jours et de mettre en perspective le futur de ces États. La raison est que les informations sont encore trop parcellaires et portent sur des personnages trop disparates. Pour justifier cette disparité des personnages, les auteurs avancent souvent le critère de la disponibilité de l acteur. En effet, si l on considère l acteur dans ce genre historique comme principal source d information, rôle que jouent les documents dans la démarche classique des historiens, on convient que ce critère est indispensable pour la réalisation du travail. Cependant, si l objectif, en initiant l histoire de vie au Togo, est de parvenir à combler véritablement les trous de mémoire de l histoire coloniale et à appréhender l histoire postcoloniale du Togo, les formateurs doivent adopter, en concert avec les étudiants, une stratégie dans le choix de ces témoins. Dans cette stratégie, la sélection doit être orientée par le souci de l harmonie au sein des catégories socioprofessionnelles retenues. Par ailleurs, pour éviter de verser dans une étude discriminatoire, mieux, une histoire à la manière des tenants de l école méthodique, les choix ne doivent pas porter exclusivement sur les personnages les plus en vue de la société, entre autres, les chefs traditionnels, les hommes politiques, les hommes d affaires, le clergé, etc. Au contraire, il faudrait d aventure porter aussi l attention sur «les oubliés de l histoire», notamment les populations au ras le sol. C est à ce prix que l histoire de vie peut être considérée comme un genre dont la contribution à l historiographie du Togo sera indéniable.

151 Conclusion Au terme de cette analyse qui met en lumière la contribution de l histoire de vie à l archivage du temps présent au Togo, quelques constats méritent d être faits. D abord, il faut reconnaître que le genre est relativement nouveau au Togo. Les premiers travaux dans ce domaine ont commencé au tournant des années 1990 avec Yves Marguerat et T. Péléi. L initiative s étant révélée prometteuse, les historiens universitaires l ont adoptée systématiquement à partir de En ce qui concerne les formateurs, ce sont les contemporanéistes qui ont relancé l initiative. Selon eux, ce genre fait partie intégrante des champs de l histoire contemporaine. Mais, par la suite, les spécialistes de l histoire précoloniale leur ont emboîté le pas. Il s agit là d une avancée considérable étant donné que cette action permettra, tant soit peu, de décrisper et de démolir, à terme, le prétendu mur entre les spécialistes de l histoire contemporaine et ceux de l histoire précoloniale au Département d Histoire et d Archéologie de l Université de Lomé. S agissant du genre historique lui-même, il contribue à montrer que le parcours des individus, en dehors de quelques singularités, est le produit des événements d un temps. Dès lors, leurs itinéraires de vie, des ascendants à nos jours, en passant par la phase de la formation à la vie active, la carrière professionnelle et la fondation du foyer, constituent une source de données que l historien contemporanéiste se donne pour ambition d explorer pour faire comprendre davantage certaines mutations qu elles soient politiques, culturelles ou sociales, qui affectent de façon durable ou ponctuelle les vies individuelles et collectives 47. Au regard de la moisson, on peut postuler que l histoire de vie est un genre qui a de beaux jours devant lui dans la communauté des historiens togolais. Elle permettra d archiver davantage le présent pour les générations futures, surtout dans un contexte où les archives de la période postcoloniale ne sont pas systématiquement conservées. 47 EMIDE K. D., op. cit., p. 7.

152 J ÉCRIS MA BIOGRAPHIE POUR LES GÉNÉRATIONS FUTURES LA CONSERVATION DES ÉCRITS PERSONNELS Samuel GUILLEMOT «La précieuse histoire de Monsieur Tout-le Monde : En Allemagne, en Italie ou en France, des villes archivent des journaux intimes de gens ordinaires une façon de donner du concret à l Histoire». Cet extrait emprunté à un article de Courrier International datant de Février 2010 met en évidence un phénomène émergeant : la conservation des écritures du «moi» (autobiographies, journaux intimes, etc.). Déjà en 1971, Hubert Larcher prédisait l édification de mnémothèques, des nécropoles d'un nouveau genre, véritables «monuments psychiques» qui conservent une trace de la mémoire de ceux qui ont vécu plutôt que celle du corps ou des restes physiques 1. En France, l association pour l autobiographie (APA) basée à Ambérieu-en-Bugey propose de recueillir gratuitement les écrits personnels, à partir du moment où le narrateur respecte le pacte autobiographique, c est-à-dire qu il s engage à raconter dans un esprit de vérité. Ce comportement questionne les relations qui se nouent entre destin individuel et mémoire collective : de quoi parlent ces récits à destination des générations futures? Quels sont les enjeux liés à la conservation des écrits personnels? Quels intérêts les individus trouvent-ils à s adresser ainsi à de lointains et hypothétiques lecteurs? L originalité de l approche présentée ici est d aborder ces questions par le prisme des «sciences de gestion» avec des méthodologies à la fois qualitatives et quantitatives. La recherche en sciences de gestion est une discipline des sciences humaines et sociales qui consiste à conceptualiser et à penser les pratiques de gestion, de manière à leur donner du sens et à les faire évoluer. Elle se focalise dès lors sur l étude des actions de personnes physiques (dirigeants, salariés, actionnaires, consommateurs, etc.) ou d entités à administrer (entreprises, associations, communautés, etc.). La conservation des récits de vie est ici abordée en tant que services marchands ou non proposés aux individus. Nous nous intéressons donc aux attentes des individus en tant que consommateurs de ces services. Nous débuterons par une brève approche sociohistorique des écritures personnelles et par un aperçu non exhaustif des services permettant de les conserver. Nous poursuivrons par l exposé des choix méthodologiques mis en œuvre de manière à répondre aux questions de recherche suivantes : «quels sont les enjeux liés à l écriture personnelle?» et «pourquoi les individus déposent-ils leurs écrits?». Nous terminerons par une discussion et une mise en perspective des résultats Approche sociohistorique Les écritures personnelles ou du moi 2 se sont développées à partir du XVIII e siècle, en parallèle au processus d individualisation. Auparavant elles n avaient pas lieu d être car l individu distinguait difficilement sa propre conscience de la conscience collective 3. C est dans l ère moderne et encore plus postmoderne que les écritures du moi s épanouissent. En effet, la mise en récit permet de conjuguer les multiples aspects de sa personne dans une représentation d un moi unifié. L écriture de vie résulte, dans ce sens, d un processus de recherche et/ou de construction de sens à 1 LARCHER H., «Mnémothèques pour l An 2000», Bulletin de la Société de Thanatologie, 1971, n 17, p ; BARREAU A., Quelle mort pour demain? Essai d'anthropologie prospective, L'Harmattan, GUSDORF G., Lignes de vie Les écritures du moi (Tome 1), Editions Odile Jacob, DELORY-MOMBERGER C., Histoire de vie et Recherche biographique en éducation, Economica, 2005.

153 partir de faits temporels personnels 4. Les faits temporels personnels correspondent aux souvenirs. Le premier volet (la recherche de sens) fait référence à l écriture fragmentaire de type journaux intimes ou carnets de vie qui rendent compte d un évènement ou d une période de vie à intervalles plus ou moins réguliers. Le second volet consacre la construction rétrospective d une histoire cohérente et correspond davantage aux mémoires et aux (auto)biographies. La conservation des récits de vie La conservation des récits est un marché très hétérogène avec des services -marchands ou non - qui peuvent être dispensés par des institutions publiques (municipalités par exemple), des associations ou par des prestataires privés. Nous en livrons ici un aperçu non exhaustif. Comme nous l avons évoqué en introduction, l association pour l autobiographie (APA) propose de recueillir gratuitement les textes biographiques. Le déposant n a qu à envoyer son texte, signer une déclaration certifiant la nature autobiographique de celui-ci et stipuler les conditions de sa consultation. En effet, le déposant peut interdire la lecture de son texte pour une durée donnée (10, 20, 30 ans, etc.) ou pour le restant de ses jours. L objectif de l association est de constituer un patrimoine biographique qui soit le reflet d une époque par ceux qui l on vécu. Le fond documentaire plus de 2000 ouvrages est constitué de nombreux témoignages sur les guerres (les tranchées de 14-18, la Drôle de guerre, la Résistance, la guerre d Algérie, etc.), sur les conditions de vie d une époque, etc., et constituera et constitue déjà une source de documents mis à la disposition des chercheurs 5. Dans le même sens, aux États-Unis, se sont développées toutes sortes d organisations dont le but est de recueillir et conserver les histoires de vie. Par exemple «The Oral History Association» a mis au point une méthode d interview standard pour collecter et préserver, depuis 1966, les histoires orales des citoyens. L engouement suscité par l utilisation de la réminiscence, la relecture de vie, et les pratiques autobiographiques en général, fait que de nombreuses personnes ou sociétés se sont engagées à préserver les histoires de vie. The «Association of Personal Historians» centralise et aide toutes les personnes intéressées à recueillir et préserver les mémoires : gérontologues, biographes, journalistes, historiens, etc. Dans le registre des offres marchandes, on peut citer le site Internet Biobble, une bibliothèque virtuelle de biographies chronologiques, agrémentées d'images, d'interviews et de dossiers thématiques, dont l accroche est «Biobble conserve votre biographie pour toujours». Si la création du site ne coûte qu un euro, la conservation d une biographie de 2500 mots pour une durée illimitée vous coûtera entre 40 et 65, voir 200, si l on souhaite qu un «biographe» la rédige. Enfin, fleurissent des propositions commerciales pour le moins «innovantes». Par exemple Vidstone propose des pierres tombales dotées d'un écran vidéo permettant de regarder des séquences vidéo de 7 à 8 minutes relatives au défunt. L'alimentation de l'ensemble se fait par l'intermédiaire d un panneau solaire, l écran est protégé par un volet d'acier, une prise casque est même disponible pour les séquences sonores! Une façon de savoir comment la personne a vécu plutôt que de savoir comment elle a disparu Choix méthodologiques Après avoir resitué le contexte, nous allons maintenant évoquer les choix méthodologiques. Premièrement, nous nous sommes restreints à l étude des écrits rétrospectifs des personnes âgées de 60 ans et plus, c'est-à-dire aux œuvres de type mémoires et autobiographies. Cette étude s inscrit en effet dans une recherche doctorale portant sur les effets du vieillissement sur la consommation de services biographiques comme les ateliers d écriture ou le recours à un biographe privé 6. En- 4 PINEAU G. et LE GRAND J-L., Les histoires de vie, PUF, collection «Que sais-je», 1993 ; CARRON J-P., Écriture et identité, pour une poétique de l autobiographie, Edition Ousia, RIOUL R., «Le désir autobiographique», Conférence prononcée le 7 mars dans le cadre de l Université du Temps Libre, Université Marc-Bloch, Strasbourg, GUILLEMOT S., Les motivations des personnes âgées au récit de vie et leurs influences sur la consommation de services biographiques, Thèse de doctorat en Sciences de Gestion, IAE de Brest, 2010.

154 suite, parmi les services existants, nous nous sommes basés sur les archives de l association pour l autobiographie qui encourage ce type de démarche. Pour répondre à la première question «quels sont les enjeux liés à écriture de vie?», nous avons menée une étude croisée entre le sujet (les individus) et l objet (leur récit de vie). Plus précisément nous avons mis en exergue les motivations des individus à écrire leur vie à l aide de 8 entretiens semi-directifs auprès de personnes âgées de 60 à 82 ans ayant écrit une autobiographie qu elles ont déposé à l APA pour 6 d entres-elles (tableau 1). Ces motivations ont été mises en relation avec les grandes thématiques abordées dans les récits. Celles-ci sont apparues suite à une étude lexicographique menée avec le logiciel ALCESTE qui a eu pour propos de restituer les contextes sémantiques de 557 résumés d autobiographies. En effet, chaque récit reçu à l APA, s il n est pas interdit de lecture, est lu «en sympathie» (c'est-à-dire sans jugement de valeur) par un comité de lecture qui est chargé d en faire un compte-rendu descriptif des thèmes abordés. La seconde question : «pourquoi les individus déposent-ils leurs écrits» a été abordée à partir d une étude quantitative : 571 personnes âgées de 60 à 94 ans ont été interrogées par questionnaire sur leur intention d écrire et de déposer leurs écrits dans les archives. L enquête s est déroulée auprès de personnes issues majoritairement des universités du temps libre. Prénom Sexe Age Profession principale avant retraite Enfants Sylvette Femme 63 ans Bibliothécaire Oui Djamila Femme 63 ans Formatrice Non Claude Homme 63 ans Fonctionnaire Non Simon Homme 60 ans Médecin Oui Marie Femme 78 ans Enseignante Oui Marianne Femme 75 ans Entrepreneuse Oui Bernard Homme 76 ans Ingénieur Oui Pierre Homme 82 ans Chercheur Oui Tableau 1 : Liste des entretiens Quels sont les enjeux liés à l écriture de vie après 60 ans? La lecture des 557 comptes rendus nous apprends qu un récit de vie n a pas de «bornes» temporelles ou spatiales : le narrateur peut évoquer sa vie entière ou seulement une partie de celle-ci (les récits d enfance sont très prisés) ; bien souvent il n en évoque qu un aspect (vie professionnelle, vie sentimentale, etc.), ou sa propre existence n est évoquée qu indirectement à travers la vie des autres (de ses ascendants ou descendants, de sa communauté d appartenance, de son village ou de son quartier, etc. ). L analyse lexicale ne sera pas détaillée ici, les lecteurs intéressés pourront se référer à Guillemot et Urien 7. Néanmoins ces résultats complètent ceux des entretiens qualitatifs et indiquent que l écriture de vie semble recouvrir trois types d enjeux majeurs : personnels, sociétaux et relationnels. Des enjeux personnels L écriture du «moi» revêt, assez logiquement, une fonction personnelle. La quête de reconnaissance est un moteur de l écriture biographique et le récit est l occasion de mettre en valeur des choses dont on est fières : «J ai des enfants, j ai des petits-enfants, et j ai envie qu ils sachent vraiment qui je suis» (Sylvette). Il permet par ailleurs d assouvir sa créativité : «Ecrire, c est comme la peinture [ ] Je peins beaucoup aussi. Je suis un peu un artiste» (Bernard). L écriture de 7 GUILLEMOT S. et URIEN B., «La rédaction d'une histoire de vie chez les personnes âgées : fondements conceptuels, dimensionnement et proposition d'une échelle de mesure des motivations au récit de vie», Recherche et Applications en Marketing, 2010, n 25-4, p

155 vie a également une valeur posthume, elle permet de gérer l anxiété face à la mort en s assurant que l on ne sera pas oublié : «je n ai pas d enfant, comme ça je suis sûr que mon nom ne sera pas oublié» (Claude). Des enjeux sociétaux L écriture permet de préserver des choses soit parce qu on les juge utiles pour les générations futures, soit par devoir de mémoire envers les générations du passées. L écrivant endosse alors le rôle de «passeur de mémoire» de l histoire familiale ou universelle : «C est une sorte de patrimoine la mémoire quand on l écrit. Quelque chose de légable, que l on lègue à la société, aux descendants ou à des personnes [ ] qui s intéressent à telles ou telles choses» (Pierre). Dans ce sens, le narrateur peut relater des événements dont il fut acteur ou témoin privilégié, devenir l historien de son village ou de son quartier, mettre en exergue une langue régionale ou un métier d autrefois disparu, etc. A un niveau plus personnel et familial, le récit permet de préserver la mémoire et les expériences de personnes proches : «Je suis dépositaire de l histoire de ma grandmère. Il devait en rester quelque chose» (Djamila). Des enjeux relationnels et émotionnels L écriture a également une fonction relationnelle et émotionnelle. La production de soi comme technique relationnelle 8 (Cardon et Delaunay-Teterel, 2006) n opère pas que chez les plus jeunes. En s exposant ainsi, le narrateur créer une complicité avec le lecteur qui peut engendrer des liens plus facilement. : «Il y a des gens qui deviennent intimes avec ma famille et qui pourtant sont des étrangers [ ] j ai rencontré des gens grâce à mon livre» (Sylvette). Par ailleurs, les évènements émotionnels, le plus souvent traumatisants, sont largement exposés dans les écrits personnels. Outre le fait de «se libérer» de sa peine, écrire ses émotions permet leur donner un support social et ceux, même si la cible n est pas directement présente (Rimé, 2005) : «Je suis un peu victime du remord [ ] peut-être [qu écrire] soulagera un peu ma culpabilité» (Claude). Pourquoi les individus déposent-ils leurs écrits? Dans cette section, nous allons examiner les données issues de l enquête par questionnaire réalisée auprès de 571 personnes âgées de 60 à 94 ans. Si peu de personnes écrivent leurs souvenirs (7,2%), une large majorité envisage plus ou moins sérieusement de le faire un jour (60%). Parmi ceux-ci 35% se disent intéressées par l archivage de leur manuscrit. Il est vrai qu écrire nécessite un certain nombre de compétences et le passage de l intention (je vais écrire) à l action est délicat et souvent différé. L objectif est ici de montrer quelles sont les motivations à déposer son manuscrit dans les archives. Dans les faits, nous avons d abord demandé aux répondants quels types de récits ils envisageaient de rédiger (plutôt un récit issu d une quête de reconnaissance? d une volonté de témoignage?, etc.), puis nous avons pu déterminer, à l aide d analyses statistiques de variance, quels enjeux liés à l écriture de vie (personnels, sociétaux et relationnels) ont le plus d influence sur l intention d archiver ses écrits (figure 1). 8 CARDON D. et DELAUNAY-TETEREL H., «La production de soi comme technique relationnelle. Un essai de typologie des blogs par leurs publics», Réseaux, 2006, n 138, p

156 Figure 1. Analyse de variance statistique Nous avons procédé à une modélisation par équations structurelles avec variables latentes 9. C est-à-dire que les motivations ont été évaluées à l aide de propositions qui sont le reflet des variables qu elles sont censées mesurer. Par exemple pour la motivation «réparer l ego» (enjeux personnels), il a été demandé aux répondants s ils avaient envie d écrire pour «donner leur version des faits», pour «dire la vérité» sur un évènement du passé, ou encore s ils avaient envie de «clarifier une période» de leur passé. Les répondants devant évaluer le degré d accord avec les motivations proposées sur une échelle allant de 1 (pas du tout d accord) à 5 (tout à fait d accord). Pour plus de détails sur la méthodologie de la mesure on peut se référer à Guillemot et Urien 10. Nous disposons ainsi de plusieurs équations pour inférer l intensité de telles ou telles motivations (figure 2). Figure 2. Méthodologie de la mesure (exemple pour la motivation réparer l ego enjeux personnels) 9 HAIR J.F. Jr., BLACK W.C., BABIN J.B., ANDERSON R.E., TATHAM R.L., Multivariate data analysis, 8 th edition, Pearson, Prentice Hall, GUILLEMOT S. et URIEN B., «La rédaction d'une histoire de vie chez les personnes âgées : fondements conceptuels, dimensionnement et proposition d'une échelle de mesure des motivations au récit de vie», Recherche et Applications en Marketing, 2010, n 25-4, p.25-43

157 Les résultats indiquent que les motivations identifiées expliquent pour 30% la variation de l intention d archiver ses écrits personnels. Le reste peut-être du à des éléments situationnels (une demande extérieure par exemple) ou à d autres motivations non identifiées. Les chiffres présentés dans le tableau 2 restituent l impact relatif des variables : plus ils sont élevés, plus ces dernières ont un effet sur la variation de l intention de déposer son récit dans les archives. Ainsi, les enjeux personnels n ont pas d influence significative, c est-à-dire que la variation constatée n est pas suffisante pour déterminer si elle est due au hasard ou non. En revanche, les enjeux sociétaux et relationnels ont une influence sur l intention de déposer son récit avec une influence plus forte pour les derniers cités. Intention d archiver ses écrits personnels Enjeux personnels ns (<0,11) Enjeux sociétaux 0,12 0,17 Enjeux relationnels 0,13-0,26 Tableau 2. Résultats de l analyse de variance Discussion Les résultats de nos trois études (analyse lexicographique, entretiens semi-directifs et étude par questionnaire) se recoupent et indiquent que : - L écriture de vie revêt des enjeux personnels mais ceux-ci ne semble pas déterminant dans le choix de l archivage. Si déposer son récit dans les archives est un moyen potentiel de ne pas être oublié, il n est pas privilégié pour obtenir de la reconnaissance. - L écriture de vie revêt des enjeux sociétaux où l idée est de préserver du temps les choses que l on estime importantes. Les déposants semblent avoir bien compris les objectifs de l APA et le fait que le récit devient une source potentielle pour les chercheurs est un élément valorisant et déterminant dans le fait de déposer son texte. - L écriture de vie revêt des enjeux relationnels et émotionnels dans le sens où écrire permet de partager et trouver un support social à ses émotions. De manière surprenante, l étude quantitative montre que ces aspects de l écriture sont déterminants dans le choix de dépôt. Une explication possible est que celui-ci est parfois envisagé comme une solution de repli : six de nos répondants ont essayé de faire éditer leur récit sans y parvenir. Ces résultats expliquent en partie le succès de l APA qui a deux objectifs, outre constituer un patrimoine biographique pour les générations futures, l association a pour vocation de «faire vivre» les textes biographiques. C'est-à-dire qu elle organise des rencontres entre amateurs de ce genre de littérature du réel, publie une revue et un annuaire regroupant les derniers dépôts une manière de leur trouver des lecteurs. D une manière plus générale, notre étude renvoie aux attentes des individus en tant que consommateurs de services «biographiques» qui se doivent de faciliter l échange intra- mais également intergénérationnels. Nos résultats questionnent également sur la lecture des archives : si l aspect émotionnel disparait avec le temps, il est bel et bien présent et même déterminant au moment du dépôt. Qui se souviendra que le texte sur le communisme municipal d un de nos répondants a été écrit sous le coup de la vengeance : «s ils m avaient donné ma chance, ils n auraient pas hérité de ce bouquin» (Claude). Je termine en soulignant les limites de cette étude qui constitue autant de voies de recherches futures. Les méthodologies employées ont des présupposés épistémologiques forts qui relèvent du positivisme. Les individus ont été interrogés sur leurs motivations conscientes et intentionnelles à écrire, une étude compréhensive complémentaire à la notre serait intéressante à mener. Par ailleurs, l étude quantitative a été réalisée auprès de personnes majoritairement issues des universités du temps libre et doit être répliquée sur un échantillon plus représentatif de la population. Enfin, nous n avons considéré que les écrits rétrospectifs des personnes âgées de 60 ans et plus de

158 type mémoires et autobiographies et n avons pas pris en compte les écrits fragmentaires. Or ces derniers occupent une place importante dans le corpus de l APA. En effet, on y trouve beaucoup de journaux intimes, de carnets de voyage ou d évènements particuliers. Une des motivations à l écriture est ici de préserver des moments pour ne pas les oublier, pour se les remémorer plus tard. Le fond documentaire de l APA regorge également de ce que j appel des «journaux de deuil» qui relatent la perte d un être chère. On comprend bien ici le processus de recherche de sens qui conduit à l acceptation. Le dépôt c est alors un moyen de préserver le souvenir de la personne décédée. Une analyse plus approfondie des motivations aux dépôts de ce type de récit fragmentaire est également à considérer.

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160 LA «CLASSOTHÈQUE» DE L AIDE SOCIALE À L ENFANCE. PASSÉ CONSIGNÉ ET PROJETS TOUT TRACÉS? Émilie POTIN Document administratif et document personnel, le dossier de l Aide sociale à l enfance 1 donne à voir les manières dont se consigne le passé pour justifier la mesure de placement et dont s archive le présent de la prise en charge dans l institution qui protège des enfants considérés en danger ou en risque de l être. Trace administrative et légale d un passage ou possibilité future de mieux connaître son histoire, l Aide sociale à l enfance et les familles ne donnent pas le même statut à ces archives. En regardant les éléments que comportent les dossiers, nous chercherons à comprendre l articulation passé-présent-futur dans les perspectives de chacun des acteurs. Ces écrits peuvent être les témoins de forme d écriture, de type d analyse et de pratiques professionnelles comme les témoins d histoires personnelles, de pratiques familiales et de comportements avant et pendant le placement. Comment donner sens à des écrits qui cristallisent des points de vue qui pour leur part sont en mouvement? Cette question sous tend deux mouvements importants : 1- le rapport à ces dossiers au travers de la relation institution et usagers et du souci croissant de communiquer (dispositions législatives mises en place en 1978, 2002 et 2007) 2- la transformation du regard porté sur le social avec le passage à une psycho-logique. Dans les couloirs du Conseil Général, au sein du service de Protection de l enfance, la classothèque consigne des écrits un peu particuliers. Ils sont classés de manière anonyme à partir de numéros et racontent des histoires d enfants placés. Sur les presque 1700 enfants placés au début de l été 2006, nous avons choisi, à partir de différents critères 2, environ 350 dossiers. Des milliers de pochettes en carton composées de milliers de feuilles de papier matérialisent le passage des enfants à l Aide sociale à l enfance. Le papier, le dossier qui matérialise n est pas seulement à considérer comme un support de l écrit, il est un témoin, un indicateur par sa forme, par sa couleur. Épais ou fin? La taille du dossier - outre la durée de traitement qu il demande - donne un premier indice sur la longueur du parcours (quand le nombre d écrits raconte le temps passé) ou sur l intensité du passage par le placement (quand les notes d incidents s accumulent). Couleurs ternes ou éclatantes? La couleur du dossier nous donne une idée des débuts de la prise en charge (très jauni et très abîmé, le placement de l enfant est ancien, voire remonte aux aînés de la fratrie et dans certains cas au placement des parents), du temps passé mais également du temps à 1 «Le service de l aide sociale à l enfance est un service non personnalisé du département chargé [ ] d apporter un soutien matériel, éducatif et psychologique tant aux mineurs et à leur famille ou à tout détenteur de l autorité parentale, confrontés à des difficultés risquant de mettre en danger la santé, la sécurité, la moralité de ces mineurs ou de compromettre gravement leur éducation ou leur développement physique, affectif, intellectuel et social [ ]». Article L221-1 du Code de l action sociale et des familles. 2 En juin 2006, date à laquelle a débuté notre enquête, il n y avait pas moins de 1683 placements en cours à l ASE du Finistère. Les dossiers afférents sont autant de parcours en construction. C est pourquoi à ce nombre, nous avons souhaité ajouter les dossiers «radiés» au cours de l année passée. 393 dossiers ont été radiés durant l année 2005, ces dossiers illustrent une prise en charge achevée et permettent de mettre en regard des trajectoires de placement en cours et des trajectoires faisant partie d un passé immédiat dossiers constituaient donc la base documentaire à analyser quantitativement. Le traitement des dossiers a été réalisé avec l aide des attachés territoriaux en collaboration avec leur équipe respective. Afin de ne pas trop surcharger leur travail, nous avons choisi de réaliser un échantillon représentatif (en termes d âge et de sexe) au 1/6ème de la population totale.

161 venir (quand les pochettes sont changées pour anticiper les écrits qui devraient arriver dans les prochaines années). Dans les premiers temps de l investigation, la prise de connaissance d un dossier mêle un sentiment de curiosité à un sentiment d appréhension. L envie de savoir, de connaître ce qui s est passé mais aussi la crainte d être déçu par des pratiques inacceptables au vu des normes actuelles. Dix, vingt, trente dossiers, des questions aux professionnels de l administration pour comprendre des appellations, des catégorisations, pour comprendre l organisation informelle des structures d accueil et l articulation du rôle des acteurs Et ces histoires qui apparaissent comme très personnelles au début de la consultation des dossiers deviennent alors impersonnelles. L expérience de la consultation fait apparaître que ces dossiers constituent, avant d être des histoires singulières, des traces du parcours institutionnel. Ce n est ni le parcours, ni un résumé de celui-ci, c est un point de vue alimenté par les professionnels. Constitués pour et par l institution, ces dossiers témoignent d un accès possible à la reconstitution des parcours. Ces supports sont des «archives vivantes» 3 dans le sens où elles sont toujours ouvertes et s alimentent au moment de l enquête. Ce qui les distingue pour partie des archives de l historien. Leur potentiel en termes de matériaux n est pas négligeable et nous avons privilégié en premier lieu 4 ce qu ils permettent de comprendre de la trajectoire institutionnelle concernant ses temporalités, ses lieux d accueil et sa dynamique de déplacements au travers des motifs consignés pour les justifier. Dans cet article, nous proposons de considérer les dossiers non plus comme des supports d information mais comme un objet de recherche dans la mesure où ils constituent des témoins de pratiques permettant de mieux saisir les liens contemporains entre présent, passé et futur au sein du champ spécifique qu est la Protection de l enfance en France. Notre démonstration soulignera en premier lieu les transformations législatives considérables de ces dernières décennies concernant l accès aux dossiers et la reconnaissance d un usager-sujet. Puis, nous ouvrirons les dossiers pour saisir les catégories et les mots mobilisés pour décrire les situations familiales en les confrontant aux points de vue de ceux qui y sont décrits. Afin, finalement, de comprendre comment le poids des temps influe sur les prises en charge. Trois (r)évolutions Le droit des usagers, les considérations sur l enfance et le fonctionnement du système de Protection de l enfance ont connu dans les trois dernières décennies des évolutions majeures. Un bref panorama de ces transformations permet de mieux comprendre le contexte actuel de production des écrits de l Aide sociale à l enfance. Les droits des usagers À partir de la fin des années 1970, les modalités d accès au dossier témoignent d une ouverture institutionnelle en introduisant un droit de regard des usagers. La loi du 17 juillet 1978 qui vise à améliorer les relations entre l administration et son public stipule que «Les documents administratifs sont de plein droit communicables aux personnes qui en font la demande» [Art. 2]. Ce droit est rappelé directement à l action sociale et médico-sociale à l occasion de la loi du 2 janvier 2002 : «L exercice des droits et libertés individuels est garanti à toute personne prise en charge par des établissements et services sociaux et médico-sociaux. [ ] lui sont assurés : [ ] l accès à toute information ou document relatif à sa prise en charge 5.» Il s agit donc d offrir aux bénéficiaires de la Protection de l enfance le droit de connaître ce qui est consigné sur eux, sur leur évolution durant leur placement. «La notion de droit des usagers est toute récente [ ]. Elle 3 BELIARD A., BILAND E., «Enquêter à partir de dossiers personnels. Une ethnographie des relations entre institutions et individus», Genèses, n 70, 2008, p POTIN E., Enfants en danger. Enfants protégés. Enfants sécurisés? Parcours de (dé)placement(s) des enfants confiés à l Aide Sociale à l Enfance. Thèse de Doctorat de Sociologie, Université de Bretagne Occidentale sous le sceau de l Université Européenne de Bretagne, Brest, soutenue le Article du Code de l action sociale et des familles.

162 implique l idée d un droit de regard, voire même d un droit de parole et révolutionnera peut être la nature des écrits professionnels et des documents qui seront désormais conservés dans les dossiers 6.» Du côté des usagers, l enjeu est de mieux maîtriser les éléments constitutifs de leur propre histoire. L enfant-sujet L autre évolution conjointe est celle qui reconnaît de plus en plus l enfant comme un sujet c est-à-dire qui le reconnaît comme constructeur de sens et lui offre le droit de dire, de s exprimer sur tous les événements qui le concernent. Cette reconnaissance passe par différentes mesures. La première est la loi du 15 juillet 1975 réformant le divorce où le juge est invité à prendre en compte les sentiments exprimés par les enfants mineurs. Dans la loi du 22 juillet 1987 portant sur l autorité parentale, est affirmée l audition du mineur de plus de treize ans : «leur audition ne peut être écartée que par décision spécialement motivée 7». La Convention internationale des Droits de l enfant de 1989 stipule que les États parties garantissent à l enfant le droit d exprimer librement son opinion sur toute question l intéressant. La loi du 8 janvier rend possible l audition du mineur en âge de discernement dans toute procédure le concernant. Et enfin, et entre autres, la loi du 5 mars 2007 institue le «projet pour l enfant» établi par les parents et les services départementaux et le porte à la connaissance du mineur. Ces mesures, qui donnent à l enfant un droit d expression et de savoir, reconnaissent la maîtrise qu il peut et doit avoir du cours de sa vie. Et plutôt que de le considérer comme un être en devenir 9 que les adultes doivent modeler, il est considéré comme un être au présent, sujet de son histoire et qui en est également responsable. Cette évolution du regard porté sur l enfant dans les textes réglementaires est parallèle à la considération nouvelle de l enfant dans les sciences sociales 10. Les logiques en mouvement dans le champ de la Protection de l enfance Le système de Protection de l enfance connaît une mutation importante depuis la loi du 5 mars Celle-ci met en cause le rôle de tiers décideur tenu jusqu alors par la Justice et le recours à la protection judiciaire. En contrepartie, les Conseils généraux voient leurs compétences s étendrent : ils accueillent et négocient, ils décident et ils paient. L enjeu de cette nouvelle configuration du système réside dans les modalités de la négociation entre enfant, parent et Département. «Pour garder un sens, une éthique à notre intervention administrative, il va nous falloir inventer des modalités d intervention qui garantissent aux familles et aux enfants un espace démocratique de négociation, de respect des droits et des protections 11.» En transférant au Conseil général un rôle central et pivot (la justice n ayant plus qu un second rôle), en privilégiant l action préventive et l accompagnement administratif, le système passe d une logique de protection qui était jusqu alors majoritairement judiciaire à une logique relevant avant tout du contrat. Cette nouvelle logique s appuie sur la responsabilisation des acteurs familiaux au travers de la contractualisation dans l intérêt de l enfant. Ce mouvement avait déjà été amorcé par la loi du 2 janvier 2002 qui instaurait le contrat d accueil. «Cela suppose une plus grande implication du bénéficiaire-usager dans la définition et la mise en œuvre de sa propre insertion au point de parler de coproduction de service 12.» Isabelle Astier 13 souligne le passage dans l action sociale en général 6 GARDET M., «Présentation du dossier paroles libres, paroles captives», Revue d Histoire de l Enfance Irrégulière, PUR, ENPJJ, n 11, Oct. 2009, p Article 10 du 22 juillet 1987 sur l exercice de l autorité parentale. 8 Loi du 8 janvier 1993 modifiant le code civil relative à l'état civil, à la famille et aux droits de l'enfant et instituant le juge aux affaires familiales 9 SIROTA R., «l enfant acteur ou sujet dans la sociologie de l enfance», Petite enfance et parentalité, Erès, 2005, p SIROTA R., Eléments pour une sociologie de l enfance, PUR, DELALANDE J., La cour de récréation. Pour une anthropologie de l enfance, PUR, CREOFF M., «La Protection de l enfance : impuissance, toute-puissance et recherche de sens», Enfances et psy, Erès, 2008/3, n 40, p , p SOULET M.-H., «Une solidarité de responsabilisation?», ION J. (dir.), Le travail social en débat(s), Paris, La Découverte, 2005, p. 95.

163 d une logique de travail sur autrui à une logique de travail avec autrui qui vise à responsabiliser parents et enfants pour qu ils maîtrisent le cours de leur prise en charge. C est aux familles, parents et / ou enfants, de faire eux-mêmes appel à un accompagnement. À contre-courant de la logique de guichet, il s agit ici de construire de manière participative un projet. Le paradoxe de ce système est de promouvoir un projet sociétal (l intégration sociale) en y apportant un traitement à l échelle de l individu. Il y a donc une distorsion entre le problème social et son mode de traitement et ceci d autant plus que la nouvelle forme privilégiée par le contrat et/ou le projet oblige à se sentir responsable et protège mal de la culpabilité. En cherchant dans l individu, les causes de sa situation et les ressources pour s en sortir, le travail social oublie que c est parce que les personnes n ont pas les ressources nécessaires qu ils sont assistés. «Ce n est pas faire preuve de mépris à l égard de la plupart des usagers des services sociaux de remarquer que, s ils y ont recours, c est qu ils n ont pas par eux-mêmes les ressources suffisantes pour se sortir de leur situation. Les traiter comme des personnes est extrêmement positif, mais à condition de savoir que ce sont des personnes fragiles, vulnérables, souvent en situation de désarroi, et qui ont donc besoin de supports externes 14.» Alain Rénaut qualifie l enfant «d égal paradoxal» 15 dans la mesure où il est l égal des adultes qui l élèvent et l éduquent mais qui a besoin d eux pour devenir ce qu il est. Est-ce qu il n y aurait pas dans le rapport usagers et services sociaux cette même situation paradoxale? Ces trois évolutions montrent une forme de libéralisation des échanges entre usagers et institutions, celle-ci repose sur la capacité des individus à s approprier par eux-mêmes et pour euxmêmes l offre institutionnelle ; à anticiper des difficultés ou à devancer la désignation institutionnelle de difficultés. La question qui reste entière est celle du traitement social et judiciaire des parents et des enfants qui ne sont pas partie prenante dans cet accompagnement ou qui le refusent 16, c est-à-dire ceux qui ne sont en capacité de se projeter au vu du manque de ressources dont ils disposent au présent. À l intérieur des dossiers : les catégories mobilisées et les mots pour écrire Les documents de l Aide sociale à l enfance sont des «documents sensibles» dans la mesure où ils exposent la vie privée des familles. Cette vie privée protégée par le secret professionnel est écrite, détaillée, racontée dans ces dossiers consignés par l administration publique. La vie privée racontée n est pas uniquement celle de l enfant accueilli dans le cadre du placement. Ces dossiers sont classés par fratrie et pour les plus anciens par famille (quand les parents ont également connu le placement 17 ). En plus des personnes directement prises en charge, sont également mis en scène dans ces dossiers ceux qui entourent l enfant : parents, fratrie, lieu d accueil. Un dossier concerne ceux qui sont protégés mais également ceux qui sont mis en cause et/ou assistés car nombre de mesures se réalisent au titre de l assistance éducative c est-à-dire de l article 375 du code civil : «Si la santé, la sécurité ou la moralité d'un mineur non émancipé sont en danger ou si les conditions de son éducation sont gravement compromises, des mesures d'assistance éducative peuvent être ordonnées [ ]». Chaque dossier comporte plusieurs sous parties. Les «décisions administratives» regroupent les demandes d accueil provisoire donc de placement administratif, les fiches de liaison faisant état 13 ASTIER I., «Les transformations de la relation d aide dans l intervention sociale», Informations sociales, CNAF, n 152, 2009/2, p CASTEL R., La montée des incertitudes, Paris, Editions du Seuil, 2009, p RENAUT A., La libération des enfants. Contribution philosophique à une histoire de l'enfance, Paris, Calmann-Lévy, POTIN E., «Du lien dangereux au lien en danger. La place des parents quand leur enfant est placé.», Recherches familiales, UNAF, n 8, janvier 2011, p Les dossiers sont archivés par fratrie et dans certains dossiers, ceux constitués avant 1994, se mêlent à l histoire de placement des enfants, celle des parents quand ils ont été placés dans le département.

164 d un changement dans la prise en charge, l acte de naissance... Les «décisions judiciaires» correspondent à l ensemble des décisions prises par la justice notamment les procès verbaux. Les «courriers» rassemblent les correspondances durant le placement. On y trouve par exemple ceux faisant état des droits de visite et d hébergement. Les «pièces comptables» associent diverses factures (frais de séjour de vacances, frais concernant une pratique sportive ), demande de participation faite aux parents, etc. Les «rapports» sont des documents de taille variable, réalisés souvent avant une audience et/ou au terme d une mesure, faisant état de la situation de l enfant et de sa famille ; y sont relatés l histoire du placement et l histoire familiale, l évolution de l enfant dans son lieu d accueil et dans ses activités scolaires et sociales, la dynamique des liens familiaux avec la famille d origine, les préconisations autour de la poursuite ou de la levée du placement. Les écrits qui se trouvent consignés dans les dossiers des enfants placés ont plusieurs fonctions : l évaluation (en amont de la mesure, en cours de mesure), l information / la communication (entre les différents services en charge de l enfant, entre parents et institution), et la mémoire (pour l institution, pour les enfants devenus adultes ou sortis du dispositif, pour les parents). Décrits par des professionnels de la Protection de l enfance, les parents et les enfants se reconnaissent rarement dans le portrait dressé sur eux, sur leur famille. Ce décalage peut s expliquer par plusieurs phénomènes, nous privilégierons : - la psychologisation du problème social et de son traitement et l usage d un langage et de catégories professionnels complexes qui supplantent les expériences ordinaires vécues par les enfants et les parents. Les écrits révèlent dans leur constitution et dans les éléments mis en avant, un registre de justification tourné vers l individu. Ce que François Dubet nomme la norme d internalité 18 du travail social s illustre parfaitement dans les rapports sociaux ou les jugements où sont cherchés dans l individu lui-même autant les raisons qui rendent compte de sa situation que les ressources à mobiliser pour s en sortir. Ces arguments renvoient à des formes de fragilité «psy». Il n existe pas un seul service social, lieu d accueil collectif où n intervient pas un «psy». Le traitement proposé est indissociable de la désignation du problème et les conditions socio-économiques sont écartées. Ce registre de qualification et d explication des situations s éloigne également des risques de danger énoncés dans le code civil. Le contenu des premiers jugements justifiant le placement permet de percevoir l analyse institutionnelle du dysfonctionnement familial et la mise en scène des différents acteurs familiaux. S appuyant sur la sphère familiale, sur ce qui relève du privé et de l intime, sur ce qui est dissimulé à l intérieur d une pratique familiale quotidienne (dissimulé derrière les murs d un logement, les murs de la sphère privée) sur ce qui se négocie entre membres d une même famille, l enquête sociale et judiciaire peine à lever tous les ressorts de l intimité familiale et décrit bien souvent, plutôt que des faits, des soupçons mis en exergue par les attitudes des parents et/ou des enfants. Mère, père et enfant sont les personnages principaux sur lesquels le texte du jugement s appuie pour caractériser la situation familiale et justifier le placement. Le personnage central de ces jugements, à la fois le plus fréquemment cité et le plus explicitement lié aux dysfonctionnements familiaux, est la mère. Mauvaise mère, mère déviante, mère trop ou pas suffisamment protectrice elle est au cœur de l argumentaire et de la justification du placement. «Au sein de l assistance éducative, la déviance se décline donc au féminin et le lien causeresponsabilité apparaît très fortement sexué. En un mot, la mère, telle qu elle est présentée dans les dossiers, joue le rôle d «acteur social négatif». Cause vivante de la déviance, elle est elle-même déviante 19.» Coline Cardi 20 offre un regard saillant sur la figure de la mère au sein de la justice pénale et civile œuvrant auprès des mineurs. Elle expose notamment cette figure de la mauvaise mère au regard des normes médicales et psychologiques. 18 DUBET F., préface à CASTRA D., L insertion professionnelle des publics précaires, PUF, CARDI C., «La figure de la mauvaise mère dans la justice des mineurs», Y. KNIBIELER, G. NEYRAND (dir.), Maternité et parentalité, Éditions de l École Nationale de la Santé Publique, 2005, p , p CARDI C., «La «mauvaise mère» : figure féminine du danger», Mouvement, n 49, janvier/février 2007, p

165 La «pathologie» maternelle 21 «Les éléments du dossier mettent en évidence la problématique affective importante de Mme Martin et sa grande ambivalence à tous les points de vue. Cette femme, en détresse, subit les événements comme une fatalité, sans en chercher la signification, se situant toujours à l extérieur, faute de capacités d élaboration autour de son vécu douloureux. Trop démunie sur le plan personnalité, elle n a pas conscience des besoins des enfants ni de leur propre souffrance et s avère inaccessible à une remise en cause ou à un travail psychologique.» Mme Martin, dit le psychologue du service éducatif, «présente des carences affectives massives qui ne lui ont pas permis d accéder à une construction psychique suffisante pour pouvoir être en position parentale». Les dysfonctionnements de Mme Martin induisent de fortes carences dans la prise en charge des enfants malgré un étayage massif [ ]» «La grande instabilité de Mme Corre sur tous les plans, instabilité à laquelle les enfants sont étroitement associés, la dégradation de sa situation dans ces derniers temps, les interrogations existant sur son mode de vie et sur le vécu des enfants lorsqu ils sont avec elle, son incapacité à les protéger et à se remettre en question imposent le placement des enfants [ ]» Les experts cités sont «psy». Mais leurs analyses dépassent le cadre de ces professions car elles sont réappropriées par tout un ensemble de professionnels et deviennent une grille de lecture privilégiée dans le secteur social, du «social». Travailleurs sociaux mais aussi juges pour enfant utilisent ces manières de concevoir ce qui pose problème. Cependant, leurs diagnostics ne se posent pas dans les mêmes termes (il ne s agira pas de pathologie, ceux qui s y hasardent sont vivement invités par les spécialistes du champ à regagner leur position). Ce modèle d interprétation du social le réduit à des troubles individuels (troubles de la personnalité, instabilité, carences affectives ) dépourvus bien souvent de tout contexte social. La désignation de certaines «pathologies» irréversibles cristallise un point de vue sur la situation familiale et peine à prendre en compte le temps qui passe, le temps des transformations liées à une vie sans enfant ou à une nouvelle vie. À l intérieur des dossiers, les mots pour expliquer, pour raconter ne sont ni ceux des parents, ni ceux des enfants mais ceux des professionnels. Les sigles (AP, AED, AEMO 22 ) ou les catégories partagées dans le champ témoigne de la technicité mise à l œuvre et éloigne les principaux intéressés du cadre formel de la prise en charge. Ils sont peu nombreux à être capables de dire la catégorie de la mesure qui les concerne. Pierrine Robin 23, en partant du point de vue de l enfant sur ces évaluations écrites, questionne leur nature, elle évoque une évaluation proximale où les professionnels qui évaluent ne sont pas forcément ceux qui connaissent le mieux l enfant ; une évaluation endoformative avec un renvoi systématique et récurrent à l histoire familiale (est-ce que seul le passé dicte le présent?) ; et une évaluation unilatérale dans le sens où les attentes s adressent de manière quasi-exclusive à la famille et sont rarement interrogés les moyens mis en place par les acteurs administratifs et professionnels pour répondre aux objectifs de la mesure. L encadré qui suit offre, en contrepoint des éléments recueillis dans le jugement sur la situation familiale, le point de vue de l enfant après quelques années de placement. 21 Les noms et prénoms mentionnés ont été modifiés afin de préserver l anonymat des personnes enquêtées 22 Accueil Provisoire, Action Educative à Domicile, Action Educative en Milieu Ouvert 23 ROBIN P., «L évaluation de la maltraitance en tension», Séminaire de l Observatoire National de l Enfance en Danger, 6/02/09.

166 La situation de Gildas Jugement en assistance éducative (1998) «Attendu qu il ressort des rapports du [service éducatif] que Mme Ménez, au vécu extrêmement douloureux, est enfermée avec ses enfants dans un fonctionnement gravement pathologique ; que l intervention extérieure est rejetée ou disqualifiée ; que les enfants, à des degrés divers, sont contaminés par la pathologie maternelle et présentent tous des difficultés relationnelles et leur évolution est gravement compromise [ ] qu il ressort, en effet, du rapport d expertise psychiatrique de la mère que «la famille est en grande détresse psychologique ; qu elle a besoin d un solide soutien éducatif, psychologique, voire psychiatrique, mais que le dialogue avec Mme Ménez risque d être très difficile dans la mesure où elle est à l heure actuelle très opposante [ ]»» Point de vue du jeune placé (2007) «Tu as compris aujourd hui pourquoi tu as été placé à 6 ans? Il y avait diverses raisons déjà les finances pour ma mère, c était dur après, c était Enfin, l excuse qu ils avaient trouvée au foyer c était parce que notre mère elle était malade mais ça, ce n était pas vrai. Moi, je suis persuadé que c était à cause des problèmes financiers de ma mère.» Dans la situation de Gildas, le portrait dressé sur sa mère est tout à fait caractéristique de la mise à distance d un certain nombre d autres facteurs: violences conjugales, mobilité contrainte, isolement, précarité du rapport à l emploi, manque de qualification de la mère, difficultés financières Aucun de ces éléments n est ici cité dans les arguments qui justifient le placement. La mère est décrite dans ses troubles «psy» et on explique aux enfants que leur mère est malade. Gildas avait six ans et il sait les difficultés que rencontrait sa mère et qu elle rencontre toujours aujourd hui. L «excuse» mise en avant par les travailleurs sociaux comme le formule Gildas est, semble-t-il, le seul moyen trouvé pour rendre acceptable le placement. Dans cette situation, le jugement vient disqualifier la mère mais disqualifie aussi la raison sociale du placement en invisibilisant les conditions socio-économiques défavorables au développement des enfants. Dans le puzzle de ses références socialisatrices, Gildas fait fi de l histoire écrite de son placement et conserve simplement son expérience et l expérience familiale collective comme références. Mais globalement, le dossier fait partie du puzzle de référence de l enfant. Si l enfant confié très jeune n a pas lui-même de souvenirs ou de convictions, ces écrits peuvent constituer la preuve, la seule vérité 24. Pour ceux confiés tardivement ou pour les parents, leur expérience personnelle et la manière dont ils ont élaboré individuellement ou collectivement sur le placement les conforte dans leur version des faits. Ce sont les contraintes institutionnelles, liées à des changements de référents professionnels ou à des changements de lieux d accueil qui prennent pour base l histoire écrite qui rappellent constamment le passé dans le présent. Le passé pénètre constamment le présent et justifie presque à lui seul la poursuite du placement tant le dossier donne aux expertises un caractère stable dans le temps. Pourtant les expériences et les pratiques familiales évoluent. Comment à l échelle d un parcours de placement offrir aux individus le droit de construire un présent sans systématiser les références au passé individuel ou familial? Qu en est-il du droit d écrire et de composer l usager? De manière formelle, tout un ensemble de logiques institutionnelles et de mesures invitent les usagers à s inscrire dans une trajectoire qui conjugue des droits pour la maîtrise de son histoire, de son présent et de ses projets. 24 En 2004, dans le Finistère, 72 personnes sont venues consulter leur dossier et près de 80% des consultants des dossiers venaient en premier lieu pour connaître le motif de leur placement. Source : Rapport d activité Service de Protection de l enfance, Conseil Général du Finistère, 2004.

167 L injonction faite aux usagers est bien celle d avoir la maîtrise du cours de sa vie en bricolant à partir de ses propres ressources un projet. Formellement, le présent est bien pensé comme un passé pour demain avec la possibilité pour les usagers de se référer au moment souhaité aux écrits produits sur eux afin qu ils maîtrisent mieux leur trajectoire. Seulement les conditions de la prise en charge invitent constamment à imposer le récit institutionnel tel qu il est consigné et à replacer les usagers dans leurs trajectoires passées, qu elles soient individuelles ou familiales. Et il est difficile pour les parents et les enfants de considérer ce passé comme une ressource parce que pour justifier la mesure de protection ou l accompagnement ont été mis en avant les défaillances et les carences du milieu d origine. Évalué en termes de manques plutôt que d atouts, les perspectives pour se projeter à partir de ces écrits sont souvent difficiles car ils portent avant tout la perspective professionnelle, celle des éléments de la vie familiale où va porter le travail éducatif. Quand Isabelle Astier et Nicolas Duvoux dans leur ouvrage La société biographique 25 se demandent «comment permettre aux individus de transformer les coordonnées d un destin social en ressource d ouverture?» La conversion de cette question sur le champ de la Protection de l enfance et sur la question des dossiers invite une autre formulation : comment les éléments du dossier peuvent être perçus comme une ressource d ouverture quand est disqualifié le milieu d origine et que ce passé est celui qui guide le présent de la prise en charge? Pour aller au bout de la démarche de penser le présent comme un passé pour demain, il reste un travail important à réaliser dans la composition des dossiers qui permettent de passer d un droit de regard à un regard croisé prenant en compte la pluralité des points de vue sur l expérience des placements et resituant à la fois le récit institutionnel mais également les récits privés (ceux des parents, ceux des enfants). Le dossier est le témoin d une prise en charge qui se soucie de la continuité des actions exercées. En même temps, cette continuité resserre le champ des possibles en offrant aux usagers un seul et même point de départ qu importe le temps passé et les projets futurs. 25 ASTIER I., DUVOUX N., La société biographique : une injonction à vivre dignement, Paris, L Harmattan, 2006.

168 ARCHIVER LE PRÉSENT DE LA DANSE. UNE RÉFLEXION SUR L HISTOIRE DE LA DANSE ET SUR LES FONDS DE DANSE CONTEMPORAINE EN FRANCE Mattia SCARPULLA 1. Fonds d archives Ea Sola 1 Le fonds d archives Ea Sola est conservé à la médiathèque du Centre national de la danse (CND), à Pantin, banlieue Parisienne. Le CND s intéresse au développement et à la valorisation des patrimoines présents et passés de la danse en France. La médiathèque sauvegarde et met à disposition du public de riches collections d archives, de captations, de livres, et de traces diverses laissées par des artistes, des pédagogues, des associations et des institutions. L évolution rapide de ces activités a permis à la médiathèque du CND de devenir associée pour la danse de la Bibliothèque Nationale de France. Dans les prochaines années, un rapprochement est prévu entre la médiathèque et la Cinémathèque de la danse, qui sera accueillie dans les bâtiments du Centre national de la danse. La chorégraphe Ea Sola, d origine franco-vietnamienne, a décidé de donner au CND une grande partie des documents témoignant de la création et des tournées de cinq de ses pièces (Sécheresse et Pluie 1995 ; Il a été une fois 1997 ; La rizière des musiques 1998 ; Voilà Voilà 1999 ; Requiem 2000). Le titre du dossier de presse en anglais résume l activité de la compagnie entre 1994 et 2001 : il s intitule Ea Sola. A ten years route in Vietnam. Tradition/Modernity. Memory. Ea Sola a voyagé au Vietnam, a observé différentes traditions, leur évolution historique, et elle s en est inspirée pour créer un cycle d œuvres dansées et musicales traitant de «la mémoire collective et personnelle de son pays» 2. Les archives ont été organisées en séparant les documents selon l ordre chronologique et par pièce. Chaque création est illustrée par des photos et des vidéos (des répétitions, des voyages en tournée, des représentations), par des revues et des dossiers de presse, par des traces du décors (maquettes), des costumes (échantillons de tissus) et de la musique (partitions et enregistrements), par des dossiers techniques, et par un riche historique de la comptabilité, de la production et de la diffusion des pièces. En 2007 et en 2008, j ai collaboré pour un inventaire de ce fonds d archives avec l équipe d archivistes et documentalistes de la médiathèque. Mais lorsque le fonds Ea Sola a été confié au CND, il contenait déjà une logique propre, «un projet de faire trace» de la chorégraphe 3. Les différentes sources, photos, articles de presse ou captations filmiques étaient divisées par pièce dans les boîtes que nous avons reçues. Laurent Sébillotte, directeur de la médiathèque, souligne : «[ ] on voit bien comment elle [Ea Sola] nous livre à travers une documentation très complète autant la trace de sa propre mise en mémoire que l histoire de ses œuvres chorégraphiques et musicales 4». La trace qu Ea Sola nous livre à travers ses archives est une narration de sa vie professionnelle, une «mise en mémoire» transcrivant son rapport avec l art et les sociétés qu elle a croisées. 1 Ce premier chapitre est une variation de l article «Trasfigurare le rappresentazioni della memoria. Ea Sola, creazioni e archivio», S. FRANCO et M. NORDERA (dir.), Ricordanze. Memoria in movimento e coreografie della storia, Torino, UTET, 2010, p Ea Sola. A ten years route in Vietnam. Tradition / Modernity. Memory, dossier de presse de la compagnie Ea Sola, Fonds d archives Ea Sola, Centre National de la Danse. 3 GINZBURG C., Il filo e le tracce. Vero falso finto, Milano, Feltrinelli, 2006, p SÉBILLOTTE L., «L archive en danse ou la sauvegarde d une intention», Archives et collections particulières Inventaire des fonds, Pantin, Centre national de la danse, 2010, p. 9-17, citation p. 13.

169 Par exemple, dans les archives, nous possédons peu d informations sur ses activités avant la fondation de sa compagnie : les sources dont on dispose débutent au moment de la création de la compagnie Ea Sola à Paris, dont les statuts, rédigés en deux langues, français et vietnamien, sont datés du 10 octobre Cette même année, Ea Sola retourne une deuxième fois au Vietnam. Grâce à des bourses de recherche, elle avait étudié certaines traditions musicales et dansées du Vietnam pendant un premier voyage en Les deux terrains d observation étaient une exploration distanciée du pays d origine de la chorégraphe, qui aboutira à la création de Sécheresse et Pluie, spectacle chorégraphique et musical qui conclura cette période de voyage et d étude. La trace qu Ea Sola nous livre commence donc par la fondation de sa compagnie, et par un projet sur la mémoire et la guerre, entre France et Vietnam. L inventaire et la composition du fonds d archives Ea Sola témoignent d une narration présente d un certain passé de la chorégraphe. En effet, Ea Sola est vivante, elle continue à tourner dans le monde entier. Ces archives prennent alors une signifiance en lien avec l actualité du personnage et de sa profession. Elle est aussi présente sur Paris, et la consultation des archives par les chercheurs passent par le filtre de son actualité, par le fait qu elle est là, qu elle continue à créer par ses danses et ses archives un portrait d elle et des récits sur le Vietnam. L «intention» de ce fonds d archives, «les motivations qui ont présidé à sa transmission jusqu à nous» 5, est en étroite relation avec la vie présente de la productrice du fonds, mais aussi avec le monde de la danse française. Dans la narration d un parcours artistique conservé dans le fonds, la presse semble créer un mythe autour de cette «jeune asiatique» 6 qui a conquis des publics partout dans le monde. Et dans un article à l autre, les citations de la chorégraphe montrent qu elle se définit comme une «autodidacte», rappelant qu en France, elle n a pas suivi une formation précise, elle a croisé différentes disciplines et est passée par des expériences artistiques hétérogènes 7. «Autodidacte», «jeune asiatique», ces identités définissent Ea Sola dans ses propres archives au travers du langage conventionnel, en usage de la critique aux diffuseurs, des artistes aux archivistes, par les professionnels du monde de l art. Ce sont des mots qui décrivent la chorégraphe et son travail à l intérieur d un panorama de la danse, avec ses codes culturels. «Si l histoire est bien l étude d une réalité passée, il n en demeure pas moins que l accès même de celle-ci au rang d objet d étude dépend exclusivement de l arbitraire des intérêts humains 8». Les archives Ea Sola, leur histoire et leurs mémoires sont en continuelle modification sémantique et symbolique dans un présent qui possède ses contextes politiques et socioéconomiques, et ses protagonistes professionnels. 2. Archiver le présent de la danse «Traiter les sources spécialisées documentant la création et les pratiques de danse depuis le XX e siècle, inciter à la sauvegarde et favoriser la conservation d archives essentielles pour comprendre le développement de l art chorégraphique, mettre en perspective l histoire de la danse pour mieux faire comprendre la création contemporaine et, ainsi, favoriser le développement d une culture du domaine auprès de larges publics : cette mission qui est celle de la médiathèque entre en effet en résonance avec les fonctions essentielles du Centre national de la danse que sont le soutien à la création, la programmation de spectacles, la formation, l éducation artistique et la transmission des répertoires, et l accompagnement des professionnels dans toutes les dimensions de leurs métiers 9.» Monique Barbaroux, directrice générale du Centre National de la Danse, inscrit la mission de la Médiathèque dans celles fondamentales de l institution qu elle dirige. Elle inscrit la conservation du passé dans un travail présent d éducation et de transmission des savoirs et des cultures de la danse. Pour définir la mission de la Médiathèque, elle utilise des mots clés du métier qui sont 5 Ibid., p DIEZ C., «Vietnam, rides, sillons et saisons», La Libre Belgique, 24 mai Collections presse et programmes, Fonds Ea Sola, Centre National de la Danse. 8 GUÉRIN M., La terreur et la pitié, vol 1 La terreur, Arles, Actes Sud, 1990, p BARBAROUX M., «Préface», dans Archives et collections particulières op. cit., p. 7.

170 «création et les pratiques de danse», «art chorégraphique», «histoire de la danse», «éducation artistique», «transmission des répertoires». Ces termes sont essentiels pour comprendre la culture en danse que le CND sauvegarde : les pratiques de la danse sont associées à la création, au métier d artiste, à la production d un spectacle. La «transmission» et l «éducation» sont accompagnées par les mots «artistique» et «répertoires», et la danse qui possède des répertoires est l art du corps en mouvement des théâtres publics. La culture de la danse et l histoire de la danse que le CND sauvegarde et diffuse sont celles de la danse comme art, de la danse qui s est développée dans le monde de l art en occident, dans des dynamiques socio-économiques du service public. Quand j ai lu les inventaires d archives du CND, qui ont été mis en ligne sur le site Internet 10, et quand j ai lu la publication des inventaires des fonds 11, il me semblait évident que la mission d archivage de la médiathèque était aussi influencée par un certain présent de la danse, de ses conventions morales et symboliques. Et quand un artiste contemporain comme Ea Sola, programmé comme chorégraphe dans les théâtres publics, choisit de confier une partie des traces de son passé à une institution comme le CND, le travail de construction d un fonds et d une histoire présente de son passé se concrétisera au travers de la culture que porte cette institution. Les démarches de conservation et de transmission de certains patrimoines transcrivent l histoire de certaines cultures de danse, qui montrent certaines traditions, et l «intention» de leurs producteurs. La publication d Archives et collections particulières 12 est l aboutissement d un inventaire général des fonds de la danse, que Laurent Sebillotte a dirigé en collaboration avec la Bibliothèque nationale de France. Dans ce livret, on trouve une liste des archives et des collections du CND, et un descriptif de chaque fonds. Les fonds ont été partagés en grandes catégories : artistes et compagnies chorégraphiques ; pédagogues et écoles ; artistes plasticiens ; théoriciens, écrivains, critiques et autres personnalités ; théâtres et lieux de diffusion ; institutions et organismes spécialisés. Cette partition se réfère aux grandes catégories professionnelles du monde de la danse occidentale : les créateurs et leurs groupes de travail, les pédagogues qui transmettent les pratiques de danse, les théoriciens qui inscrivent le travail artistique et pédagogique dans des histoires et des mémoires du passé d une communauté, et les lieux où ces groupes professionnels ont travaillé. L ordre de présentation des groupes dans la table des matières indique aussi l inscription de cette publication dans les conventions traditionnelles du milieu de la danse. La première place est donnée aux artistes qui inventent des œuvres et des esthétiques et des styles. La deuxième place aux professionnels qui transmettent les savoirs créés. La troisième place aux lieux, et donc aux équipes des lieux, qui ont permis le travail des artistes et des transmetteurs. La réalité des choses est beaucoup plus compliquée, les professionnels passant souvent d une catégorie à l autre. Mais cette réalité n est pas non plus descriptible dans une publication générale qui veut donner un cadre d ensemble des archives répertoriées au CND. Le but de cet inventaire est d illustrer les collections que les professionnels intéressés peuvent venir consulter. Il est évident que la structure de ce guide se base sur la manière la plus simple de construire une liste de données, la manière la plus diffusée en France. J y vois les logiques dominantes de diffusion des discours et des cultures de la danse. Chaque descriptif d un fonds est composé par ces sous-parties : description du fonds ; producteur du fonds ; dates extrêmes ; nature des documents ; état du fonds ; personnes et organismes reconnus ; œuvres chorégraphiques ; bibliographie. On privilégie certains noms, qui sont reconnus, certaines œuvres aussi, on donne une biographie essentielle du producteur, des dates et un argumentaire des contenus pour situer dans des contextes historiques les collections de traces, et donc aussi l «intention» de construire un fonds. Cette «intention» évolue dans le dialogue entre l archiviste et le producteur. Quand j ai inventorié le fonds d archives Ea Sola, j ai décrit moi-même chaque collection par ordre chronologique, en trouvant des noms qui fassent sens, d artistes, de pédagogues, de diffuseurs et d institutions. D une part, pour des raisons de conservation, on organise les collections selon les supports (papiers, DVD, pellicules, etc.) ; d autre part, comme Laurent Sebillotte l écrit : Archives et collections particulières, op. cit. 12 Ibid.

171 «l archiviste cherche (sans le savoir toujours) à rendre [la mémoire de la danse] la plus disponible pour tous, et à répondre aux enjeux de la rendre accessible 13.» Je me suis rendu compte de l importance de l affirmation «sans le savoir toujours». Si je relis mon inventaire, et le catalogue des archives du CND, je m aperçois que ma démarche de chercheur, comme celle des documentalistes et archivistes de la médiathèque, emploie des mots clés, un ordre de collection et de conservation, qui enracine les archives dans la culture de la danse française la plus reconnue. Archiver le présent sur la danse, écrire de la danse, est une profession qui doit faire face à une culture officielle, une histoire de la danse, qui a choisi ce qu on nomme danse et comment. Dans cet article, j ai commencé par l analyse de l inventaire des archives Ea Sola parce que j ai voulu souligner que moi-même, dans mon inventaire, je suis tombé dans une transcription de traces d archives élaborées par une culture officielle de l archivage. J observe maintenant des ambiguïtés entre les faits tracés et conservés par la chorégraphe, et la manière de les nommer et les conserver par une institution française. Par exemple, Ea Sola ne parle pas que de chorégraphie pour ses œuvres, parce qu elles sont des spectacles totaux, où des pratiques de musique, de théâtre et de danse se mélangent. Mais Ea Sola est programmée comme chorégraphe sur la scène publique française, et donc son travail filtre par son identité de créatrice en danse. En outre, elle rencontre plusieurs manifestations dansées dans ses voyages vietnamiens, qui sont formateurs, mais dans la présentation de l inventaire, les lieux officiels où on danse à l occidentale sont les seuls mentionnés, les lieux où la danse a une identité reconnue selon les pratiques et les définitions occidentales. Dans les contraintes temporelles et spatiales de déchiffrage et traduction, l archiviste privilégie «sans le savoir toujours» un usage commun de ce qu on indique comme danse. L archivage présent de la danse s est construit en lien avec une histoire de la danse, et en lien avec un devoir de mémoire, que je définirai dans les deux chapitres suivants. Ensuite, j illustrerai des formes d archivages contemporaines qui surgissent en lien avec cette histoire et ce sentiment de responsabilité. 3. L histoire de la danse Quand on s intéresse à la danse, comme danseur, comme chercheur, comme archiviste ou diffuseur, on aborde les spectacles comme des objets en création, en tournée, ou comme une trace d une mémoire dans des archives, selon le filtre de l histoire de la danse. L histoire de la danse illustre le développement en Europe des techniques classiques, modernes et contemporaines, de la notation chorégraphique, et de la construction de l identité des savants des pratiques de danse (maître de ballet, danseur amateur et danseur professionnel, chorégraphe et directeur artistique etc.) 14. Les premiers documents étudiés dans cette histoire sont les traités de danse du XIV e siècle italien. Domenico da Piacenza, Antonio da Cornazano et Guglielmo Ebreo enseignent la manière de danser en public à la classe noble des nations italiennes 15. La danse s identifie à l art de la cour, à la manière d être bien en société, même si la danse de cour est un résumé de cultures dansées dans plusieurs classes et depuis plusieurs décennies. Les pratiques sociales dansées d autres classes entrent peu souvent dans l histoire de la danse, et elles sont tout de suite codifiées selon les préceptes des danses savantes dont l histoire de la danse traite. Cette tradition savante et noble se diffusera dans les royaumes Français, Anglais et Espagnol, et dans les États mittel-européens. Au cours du XVIII e siècle, en France et en Russie, la danse de cour devient un spectacle public, les danseurs amateurs nobles sont côtoyés par les danseurs de métier. La danse se légitime comme art noble et bourgeois, monte sur scène sous le nom, entre autres, de chorédrame, d opéra-ballet ; en- 13 SÉBILLOTTE L., «L archive en danse», art. cit., p Cf. DESPRES A. et LE MOAL Ph., «Recherche en danse/danse en recherche», DAUTREY J. (dir.), La recherche en art(s), Paris, MF, 2010, p Cf. PONTREMOLI A. et LA ROCCA P., Il ballare lombardo. Teoria e prassi coreutica nella festa di corte del XV secolo, Milano, Vita e Pensiero, 1987 ; FAURE S., Corps, Savoir et Pouvoir. Sociologie historique du champ chorégraphique, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2001.

172 suite, on parlera de danse classique. Le XIX e siècle voit la diffusion colonialiste des pratiques et de l histoire de la danse. Mais au XX e siècle les techniques classiques commencent à être mises en doute, par la modification des codes et conventions vers des techniques modernes et contemporaines, portant d autres symboliques poétiques, féminines et masculines et politiques. Si je survole les anthologies 16 avec lesquelles je me suis formé en Italie et en France, au début de mes études universitaires, je constate surtout deux niveaux de lecture : les pratiques du corps en mouvement d avant le XIV e siècle sont interprétées et racontées en suivant les préceptes de la danse de cour, qui a représenté la légitimation culturelle de la danse par une transcription écrite et théorique. En 1895, Maurice Emmanuel soutient à la Sorbonne un Essai sur l orchestique grecque, étude des mouvements d après les monuments figurés 17. Les pratiques dansées des grecs sont réinventées suivant les études sur le mouvement et les pratiques de la danse à la fin du XIX e siècle. En effet, dans cet essai, on représente une civilisation très ancienne dansant comme les danseurs classiques. L importante historienne Germaine Prudhommeau 18, a «cru discerner dans cette danse grecque antique un ancêtre lointain de notre danse classique, théorie qu elle a relayée ensuite pendant de nombreuses années dans ses enseignements et jusqu à récemment dans ses ouvrages 19». Si on s arrête sur l histoire de la danse du XX e siècle 20, vers les années , on constate une fracture culturelle, influencée par les contextes politiques et sociaux, et racontée par une opposition entre les pratiques classiques et les pratiques contemporaines. L empreinte des États-Unis est déterminante dans cette fracture. Mais l histoire de la danse est narrée comme une continuité, en privilégiant des mouvements, des nations, en lien avec l histoire coloniale et les dominations occidentales. De conséquence, si on fait bien attention à ce qu on lit, les mouvements contemporains, même s ils sont nés en opposition à la danse classique, possèdent une pratique de la danse qui illustre une appartenance technique commune aux milieux de la danse classique, avec ses altérités singulières. L opposition classique / contemporain en danse visible à un premier degré de lecture reprend une manière d écrire la danse en se rapportant à l histoire politique européenne et américaine. La définition générale de danse classique et de danse contemporaine se nuance à la reconnaissance historique de cultures minoritaires dans les univers nationaux. Dans les narrations des anthologies de l histoire de la danse, la danse classique symbolise le pouvoir conservateur, une société traditionnelle, coloniale et raciste, tandis que la danse contemporaine symbolise les groupes qui se sont rebellés, comme dans les années 1960, les mouvements, féministes, noirs et gays. L histoire de la danse nous raconte pourquoi aujourd hui on danse de cette manière sur la scène publique, dans les formes les plus traditionnelles, la danse classique, ou dans celles définies de «contre-culture» 21, la danse contemporaine. Si je suis les enseignements de Carlo Ginzburg sur l identité des classes subalternes qui se dessine dans les archives des inquisitions 22, il faudrait analyser aussi les traces d autres manifestations de danse, conservées dans les archives de la police, de l Église, par exemple, parce que ces archives sont représentatives d autres regards sociaux. On découvrirait des manifestations de danse d autres classes sociales. En parallèle, la recherche anthropologique actuelle en danse pointe son attention sur la présence d autres codes linguistiques et formels qui nomment et traduisent d un continent à l autre les cultures du corps en mouvement Cf. CALENDOLI G., Storia universale della danse, Milano, Mondadori, 1985 ; SACHS C., Introduction à l histoire de la danse, tr. fr., Paris, Gallimard, EMMANUEL M., Essai sur l orchestique grecque, étude des mouvements d après les monuments figurés, thèse de doctorat en musicologie, soutenue à la Sorbonne en Cf. PRUDHOMMEAU G., L histoire de la danse, Nîmes, La Recherche en danse, DESPRES A. et LE MOAL Ph., «Recherche en danse / Danse en recherche «, art. cit., p Je survole un autre livre de mes études de BENTIVOGLIO L., La danza contemporanea, Milano, Longanesi, Cf. GERMAIN-THOMAS P., Politique et marché de la danse contemporaine en France ( ), thèse de doctorat en sociologie, Urfalino Ph., Paris, École des Hautes Études en Sciences Sociales, Ginzburg trouve dans des archives judiciaires et policières des traces de pratiques de la vie du peuple que les histoires officielles, comme l histoire de la danse, ne traitent pas. GINZBURG C., Il formaggio e i vermi. Il cosmo di un mugnaio del 500, Torino, Einaudi, 1999, «Introduzione» p. XI-XXXI 23 Cf. Anthropologie de la danse Genèse et construction d une discipline, GRAU A. et WIERRE-GORE G. (dir.), Pantin, Centre National de la Danse, 2005.

173 Cette dernière vague d études porte un questionnement, une relativisation de l histoire de la danse qui a pendant longtemps été transmise comme officielle, au sein d un ensemble de valeurs et de savoirs légitimes. 4. Devoir de mémoire En 1990, après la chute du mur de Berlin et la fin du bloc soviétique, la société capitaliste se globalise, grâce aussi au développement informatique. D une part, une construction socioéconomique libérale commune se diffuse avec le pouvoir des multinationales. D autre part, les cultures minoritaires occidentales et des traditions de pays d Afrique ou d Asie se diffusent. Même si une logique de classe reste toujours valable (qui possède l argent possède aussi le pouvoir), cette libéralisation capitaliste apporte une modification des rapports de forces, de ce que signifie être dominant ou subordonné. En effet, l État-nation perd de l importance, et les multinationales et les flux culturels choisissent les développements de connaissances et la construction économique internationale, sans plus passer automatiquement par des catégories nationales. La communauté européenne, après la défaite coloniale, immergée dans les modifications identitaires et territoriales des flux migratoires, commence à augmenter le nombre de lois mémorielles, qui imposent des hommages à certains événements historiques. Un devoir de mémoire commence à se diffuser. Il voudrait justifier et reconnaître la responsabilité des États dans les souffrances subies par des communautés minoritaires, qui font toujours plus entendre leur voix. Des conflits se créent parmi les politiciens et parmi les historiens, sur la responsabilité de l État-nation français dans les guerres et les économies internationales après la deuxième guerre mondiale 24. La notion de responsabilité et le devoir de mémoire sont à la base de plusieurs programmes ministériels dans des directions contradictoires : nourrir une histoire qui soit le passage direct des États-nations européens à l Europe ; critiquer l histoire coloniale mais en soulignant les aspects positifs de l apport européen ; modifier les débats sur les droits des femmes et d autres minorités sociales, en effaçant la notion de minoritaire, et la notion de classe ; promouvoir des activités et des cultures ouvertes à tous grâce à l apport des médias. La notion de responsabilité a pour mission d introduire une réflexion sur l histoire des États-nations, juste au moment où ils sont en train de perdre leur importance représentative et socio-économique. Le devoir de mémoire devient un programme d État fondé sur ce qui reste d une nation, d un modèle culturel qui commence à être dépassé 25. Les politiques culturelles multiplient les projets sur la mémoire et la transmission, mots clés du devoir de mémoire. En 1998, le Centre national de la danse est la première institution d État complètement dédiée à la conservation d une culture de la danse. Après vingt ans, les projets pour un devoir de mémoire sont plus nombreux : le Centre chorégraphique national de Rennes prend le nom de Musée de la danse 26. Le directeur artistique, le chorégraphe Boris Charmatz, propose de propulser les recherches chorégraphiques contemporaines vers un devoir de découverte et de diffusion de l histoire de la danse. Depuis plusieurs années, des compagnies s intéressent à la recréation de ballets anciens ou plus récents, et de leurs propres chorégraphies. La multiplication des publications sur la danse se construisent sur le dialogue entre pratique contemporaine et hommage à des personnalités et à des mouvements passés qui appartiennent à l histoire de la danse Cf. Devoir de mémoire, droit à l oubli?, FERENCZI T. (dir.), Bruxelles, Complexe, Cf. NORA P., Les lieux de mémoire, tome 1-3 Paris, Gallimard, ; RICOEUR P., La mémoire, l histoire, l oubli, Paris, Seuil, Début de la présentation du projet : «Né d un croisement contre-nature entre le musée, lieu de conservation, la danse, art du mouvement, et le centre chorégraphique, lieu de production et de résidence, le Musée de la danse est un paradoxe qui tire sa dynamique de ses propres contradictions : un espace expérimental pour penser, pratiquer et élargir les frontières de ce phénomène qu on appelle la danse ; et une opération qui s actualise à chacune de ses manifestations». 27 Les points communs entre les publications, les projets de récréations et reconstructions, sont visibles dans les programmes de recherche universitaires des départements en danse, et sur les notes d intention des programmes de saisons 2006, 2007, 2008 et 2009 du Centre National de la Danse.

174 Les fonds d archives du Centre national de la danse attestent aussi de l exercice d un devoir de mémoire, un hommage moral à une histoire de la danse qui est aussi une narration continuelle des pratiques et techniques occidentales, diffusées en France, et par lesquelles le Centre national de la danse fonde sa présence sur le territoire national français. 5. Les fonds d archives de la danse contemporaine Au sein des fonds d archives du CND, nombreuses sont les collections sur la danse contemporaine. On entend par danse contemporaine les chorégraphes et les compagnies qui sont programmés de nos jours dans les salles publiques 28. La plupart de ces créateurs mélangent techniques classiques, modernes et contemporaines, et ils ont construit leur projet en dehors des lieux traditionnels de la danse, c est-à-dire les opéras et les théâtres lyriques. Dans ces institutions, les œuvres d art se conservent automatiquement selon la logique du répertoire : les créations d un artiste entrent au nombre d œuvres chorégraphiques qui peuvent être remontées selon les occasions par les compagnies affiliées aux opéras. Les compagnies de danse qui créent et tournent leurs pièces dans des scènes au rayonnement national, régional, départemental ou municipal, structurent leur projet autour de la notion d expérience : les chorégraphes et leurs compagnies se concentrent sur le processus de création, sur le rapport avec le temps, l espace et les personnes qui permettent le développement d une action dansée. Le spectacle final est seulement l un des éléments qui ont composés ce processus de création 29. En outre, dans réseau de service public, les chorégraphies tournent peu 30. Plusieurs chorégraphes qui ont entamé leur carrière dans les années 1980, commencent donc maintenant à se poser des questions sur la manière de laisser une trace de leur de passé de créateurs. Par exemple, la génération des créateurs de la nouvelle danse française, premier mouvement qui se dissocie de la danse classique et qui est programmé dans les salles publiques des années 1980, sont ensuite devenus en partie les directeurs artistiques des Centres chorégraphiques nationaux, institutions qui ont comme première mission le développement de la culture vivante de la danse. À partir des années 1990, cette génération a commencé à être remplacée par une nouvelle génération à la tête des Centres chorégraphiques. En conséquence de la modification de leur statut social, sortant des institutions nationales qui leur donnaient une autonomie de travail, et se trouvant au milieu d un grand nombre de compagnies de danse, des chorégraphes comme Catherine Diverrès, Maguy Marin, Régine Chopinot ont construit de projets d archives, en lien avec la médiathèque du Centre national de la danse. Ces chorégraphes marquent ainsi un passage dans leur vie, en quittant une identité au sein des Centres chorégraphiques nationaux, et en reprenant à un travail de compagnie indépendante, en dehors d une structure légitime, et en laissant une partie de leur passé dans un fonds d archives. Comme je l ai écrit pour le fonds Ea Sola, les archives sont organisées en étroite relation avec les chorégraphes ou avec des membres de leurs compagnies. Ils se structurent autour de l «intention» de Diverrès, Marin ou Chopinot, en lien avec leur carrière actuelle sur la scène publique. Jérôme Bell est l un des chorégraphes les plus importants de la dernière décennie. Depuis 1995, ses spectacles ont comme sujet la mise en doute des catégories de la danse. Il joue sur les identités professionnelles, ce qu on nomme danse, danseur, contemporain ou classique. Ses chorégraphies se réfèrent directement aux mécaniques de production et de diffusion des pièces théâtrales en danse. Bell joue aussi sur les définitions des codes gestuels de la danse, souvent en faisant exécuter à ses danseurs des gestes du quotidien ou inspirés de publicités ou de films, en niant les traditions de la danse. Jérôme Bell a aussi confié au CND plusieurs collections retraçant son travail depuis J utilise donc la définition qui est la plus commune au sein du milieu, des diffuseurs aux critiques, et dont attestent les articles de presse de Jean-Marc Adolphe, Rosita Boisseau, Dominique Fretard, Daniel Conrod, etc. 29 GERMAIN-THOMAS P., «La rupture contemporaine», dans Politique et marché, op. cit., p «Le développement de la danse contemporaine en France depuis les années 1970», Ibid., p

175 Des chorégraphes de la génération des années 1980 à ceux des années 1990, la nécessité de laisser une trace de leur passé se construit dans une production de mémoire, et leur passé sera lu au travers de l identité que ces artistes ont assumé dans le présent de production d archives. Cette production est évidente dans des manifestations organisées au CND, qui rendent hommage à la carrière d un artiste ou d un théoricien. Les 28 et 29 janvier 2007 se déroule au CND Éclats de matière 31, ensemble de performances et de rencontres autour de la chorégraphie Projet de la matière de Odile Duboc et François Michel du Odile Duboc fait partie de la génération des chorégraphes directeurs des Centres chorégraphiques nationaux des années Pendant deux jours, les locaux du CND sont investis par des débats, des projections, des expositions, des activités pédagogiques. La diffusion du CND se concentre sur les habitants de Pantin, en organisant aussi des activités pour amateurs de tout âge. La chorégraphie Projet de la matière est proposée en plusieurs scènes découpées et dansées au long des deux journées, interprétées par l équipe de la création. Julie Perrin, chercheure en danse, publie un livre sur les traces qui restent de cette création, et entame un dialogue avec les différents protagonistes en direct, pendant les deux journées 32. À la même occasion, Odile Duboc quittant le poste de directrice du Centre chorégraphique national de Belfort, ses archives commencent à arriver au CND. La manifestation présente un parcours chorégraphique, différentes traces, en lien avec les mémoires des personnes qui ont côtoyé la chorégraphe, et par la présence de la même chorégraphe. En outre, Projet de la matière devient ainsi un nouveau spectacle, interdisciplinaire et déambulatoire. Le vendredi 19 février 2010 a eu lieu la conférence Écrire, dessiner, danser, regarder avec Patrick Bossatti 33. Peintre, critique et théoricien de la danse disparu jeune, les archives Bossatti ont été confié au CND par sa famille. La conférence présente le travail d archivage, la thèse de doctorat de l écrivain est lue au public pendant toute la journée, ses œuvres d art sont exposées. La journée se termine avec une nouvelle version de la chorégraphie Mana danse de nada, par le chorégraphe et danseur Bertrand Lombard. Patrick Bossatti, après avoir collaboré avec plusieurs chorégraphes, en retranscrivant les gestes observés par l écriture ou par la peinture, dessine sa propre danse Mana danse de nada. Les dessins sont donnés par Bossatti à Bertrand Lombard, qui les interprète lors de plusieurs manifestations, depuis les années En 2010, Mana danse de nada est présentée pour la première fois en l absence de son créateur. Chaque fois que cette danse était présentée, elle se construisait en rapport avec un public, un lieu et une occasion différente. Cette fois, elle est dansée dans un hommage à son créateur, dans une situation où on interpelle les mémoires du passé. Dans les deux manifestations, des fonds d archives ouvrent à de nouvelles danses. L hommage à Odile Duboc interagit avec un nouveau spectacle. L hommage à Patrick Bossatti est par contre né de l intention de revaloriser un passé qui est désormais conclu avec la mort de l artiste. Dans les deux cas, la richesse des fonds, des traces, est rendue publique, des temps didactiques sont organisés autour de la production des archives. Mais surtout, cette visibilité des sources se mêle à de nouvelles activités humaines, qui en donnent une lecture et une version. Cette lecture présente devient une nouvelle identité de ces personnages et de leurs histoires passées, et cette nouvelle mémoire deviendra, dans le futur, comme un passé par de nouvelles lectures. Une mémoire est composée de traces et d oublis, d une superposition de différentes couches d interprétations et de lectures. Dans certains cas, l oubli d une première mémoire est désormais évident. Je pense aux fonds d archives Bagouet et Francine Lancelot. Dominique Bagouet est l un des chorégraphes marquant la danse contemporaine française. Il est mort en 1992, en pleine reconnaissance publique. Après vingt ans, ses créations et lui-même sont encore beaucoup cités. Le Carnet Bagouet, collectif de ses collaborateurs, composé en 1993, continue à garder vivant l art créatif et pédagogique de Bagouet. Depuis quinze ans, cette compagnie propose par des publications, des chorégraphies, un archivage de traces écrites, sonores et visuelles, et des conférences, une mémoire et une transmission de l œuvre de Dominique Bagouet. Le chorégraphe était attentif à l enracinement de ses danses dans les traditions gestuelles et musi- 31 Cf. Programme Éclats de matière, 28 et 29 janvier 2007, Centre National de la Danse. 32 PERRIN J., Odile Duboc. Projet de la matière, Pantin-Paris, CND Les Presses du Réel, Cf. Programme Écrire, dessiner, danser, regarder avec Patrick Bossatti, 19 février 2010 et catalogue Mana danse de nada, Centre National de la Danse.

176 cales, populaires et nobles, artistiques ou folkloriques. Son travail était déjà une citation de plusieurs cultures dansées et musicales. Au CND, deux fonds d archives sont dédiés à Bagouet, celui de la chercheure Isabelle Ginot, qui a travaillé pour sa thèse de doctorat sur son parcours chorégraphique 34, et celui des Carnet Bagouet 35. Si le nom de Dominique Bagouet a marqué l histoire de la danse française, la compagnie Carnets Bagouet offre des chorégraphies sur les traces du chorégraphe disparu à des générations qui n ont jamais assisté à ses chorégraphies. Le livre de Ginot est aussi une lecture minutieuse du travail de Bagouet. La réactualisation d un passé proche reste un travail personnel des danseurs de Bagouet, un travail en écho à un passé, à un enseignement, mais qui se nourrit toujours plus du passé des Carnets Bagouet eux-mêmes, des lectures théoriques et d hommages, plutôt que de celui de Dominique Bagouet. Les Carnets Bagouet ont ressenti la nécessité d archiver et de transmettre le présent de Dominique Bagouet, mais au cours des années, d une lecture à l autre, le présent retient les créations Bagouet selon les Carnets Bagouet, qui possèdent leur passé, une tradition toujours réinventée, et les variations chorégraphiques des Carnets Bagouet deviennent plus accessibles que le passé de Bagouet, parce que les Carnets Bagouet sont présents. La mémoire de Bagouet est filtrée par les mémoires des Carnets Bagouet, et comme spectateur ou chercheur, j ai toujours assisté au travail des Carnets Bagouet, qui se fonde désormais sur un mythe : si la réalité artistique de Bagouet est tombée dans l oubli, il reste vivant comme mythe premier qui inspire des mémoires et de nouveaux présents dansés. Dans un mouvement beaucoup plus large, la reconstruction d un oubli est en acte dans les chorégraphies de danses anciennes. Le Centre national de la danse accueille les archives de Francine Lancelot 36, chorégraphe et chercheuse en danse baroque contemporaine, décédée au début des années De danseuse et chorégraphe, elle s était reconvertie comme maître de conférences à l université de Nice. Ses archives illustrent des collections de notations, d articles, de recherches sur la musique et la danse de l époque Baroque. Quelques danseurs, français, italiens ou américains, reconstruisent depuis des décennies les danses de cette longue époque, qui va du XV e au XVIII e siècle 37. Lancelot composait ses performances sur les techniques baroques en admettant l impossibilité de redonner à voir un spectacle qui a perdu sa spécificité culturelle du contexte historique originaire. Ses archives montrent sa théorisation personnelle de l actualité de la danse baroque, qui reprennent des images, des pas, des symboles d il y a longtemps, filtrés par les logiques spectaculaires d aujourd hui. Dans son passage de la pratique à la théorie, et vice-versa, Lancelot a commencé à organiser des matériels qui racontaient son travail chorégraphique. Ensuite, ses héritiers professionnels à Nice, et dans un deuxième temps au CND, ont commencé à donner une forme de conservation et de consultation à ces traces. Toutes les périodes historiques sont mélangées : les archives retracent la retranscription d une danse qui récrée sur scène une époque passée, en retraçant l histoire passée, mais en contextualisant au présent l absence à jamais de ce passé. Les notions de présent et de passé prennent une connotation différente selon l expérience singulière de construction d une mémoire et d un fonds d archives. La nécessité de reconnaissance de l artiste, qui veut que son passé ne soit pas perdu, le pousse à commencer un dialogue entre des formes classique d archivages, les archives, et sa pratique actuel de la danse. Dans le cas de Francine Lancelot et des Carnets Bagouet, les mémoires se multiplient, et aussi les temps conservés, analysés, décrits. Les producteurs des archives s occupent d un temps passé et ce passé devient leur présent de travail et d étude, sur lequel ils composent une mémoire, une expérience de laisser une trace d un passé, mais aussi une trace de leur travail même sur ce passé 38. Les hommages à Duboc et Bossatti illustrent une interaction entre un public et un fonds d archive. L expérience de production des mémoires est alors montrée, avec des captations qui se répètent en boucle sur des écrans, des 34 GINOT I., Dominique Bagouet, un labyrinthe Dansé, Pantin, CND, Les Carnets Bagouet : la passe d une œuvre, LAUNAY I. (dir.), Besançon, Les Solitaires intempestifs, Sur le fonds d archives Francine Lancelot, voir les articles de NORDERA M., «L archivio dell esperienza nell esperienza dell archivio: le segnature di Francine Lancelot», p et de SEBILLOTTE L., «La fioritura postuma delle opere, ovvero l orizzonte dell archivista, tra produzione e analisi dell archivio», p , dans Ricordanze, op. cit. 37 Pour une description de plusieurs exemples de ce mouvement voir FRANKO M., La danse comme texte. Idéologies du corps baroque, tr. fr., Paris, éditions de l Éclat, Sur la mémoire entendue comme expérience, RICOEUR P., «De la mémoire à la réminiscence», La mémoire, l histoire, l oubli, op. cit., p

177 écrits qui sont présentés dans des expositions, avec une nouvelle version de danses, avec les conversations et les présences des collaborateurs de créations anciennes. Le public est conduit par une logique de présentation, mais il est aussi libre de prendre connaissance de ces traces dans l ordre qu il veut, en passant de la danse aux captations, aux salles où Duboc sont proposés des exercices, ou celle où l on peut entendre des textes lus. «Toute mémoire est individuelle et ne peut se reproduire elle meurt avec chaque individu. Ce qu on appelle mémoire collective n est pas le travail du souvenir, mais une stipulation : voilà ce qui compte, voilà comment l histoire s est déroulée, et les images sont là pour inscrire l histoire dans nos têtes 39.» La mémoire est en continuelle modification, en s inscrivant dans des archives selon les codes d une histoire de la danse qui a influencé le métier, en s inscrivant dans la lecture des personnes. La mémoire est toujours un oubli, pour la raison banale qu un individu ne peut pas se rappeler de tout, et qu il essaie alors d interpréter et de combler ce qu il croit savoir. Entre tradition et création. Une conclusion Les générations citées de la danse française depuis 1980 sont réputées pour avoir introduit un nouveau discours artistique qui dépasse l histoire de la danse officielle des artistes qui ont grandi dans les opéras, les ballets, dans une tradition classique. Ils font partie de la «contre culture» en danse, de chorégraphes qui s engagent à parler des transformations sociales, et qui critiquent la culture conservatrice de la danse classique 40. Mais en explorant leurs fonds d archives, je m aperçois du contraire : d Odile Duboc à Jérôme Bel, leurs traces ont été données pour en faire des archives, et le métier d archivage se réfère à des codes linguistiques et aux catégories professionnelles et symboliques qui sont les mêmes que celles de des répertoires et des archives de la danse classique. Les modalités d inventaires, la naissance d un fonds d archives et la conservation d une mémoire sont pour l instant inscrits dans la composition d une histoire qui est la continuation des manières d archiver communes aussi avec les institutions lyriques. Ces artistes, dans leur engagement à sauver des mémoires, reconstruisent leur passé de manière personnelle, mais en utilisant les mêmes savoir-faire de catalogage. Ils ne dépassent pas un discours d appartenance ou d altérité par rapport à une culture occidentale, où les diffuseurs, les artistes et les archivistes peignent des générations d artistes et leurs mémoires pour leur originalité, mais en les enracinant dans une même histoire et dans un même marché qui montrent la répétition d une histoire dont les nouvelles générations disent se dissocier. Mais ce sont ces conventions qui permettent que les nouvelles générations soient inscrites dans une histoire, et donc reconnues. Et dans un temps court comme celui de quarante ans, des chorégraphes ne peuvent qu alterner des réélaborations sur un même ensemble de techniques et cultures en danse, s ils veulent évoluer dans un système social. Si les discours et les œuvres d un artiste se positionnent politiquement et socialement en relation avec son contexte professionnel, le rapport de ces discours et de ces œuvres avec l histoire officielle de la danse et avec l histoire du contexte social d appartenance ne peut que relativiser l idéalisme de l artiste, et l inscrire dans des démarches politiques préexistantes. 39 SONTAG S., Devant la douleur des autres, Paris, Christian Bourgois, 2003, p GERMAIN-THOMAS P., «La rupture contemporaine «, art. cit..

178 Quatrième partie Légitimer les fondements du futur

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180 RESSOURCES EN LIGNE ET MUTATIONS DES COLLECTIFS ENSEIGNANTS Ghislaine GUEUDET et Luc TROUCHE Le travail présenté ici relève des Sciences de l éducation, et plus précisément de l étude des pratiques des professeurs, avec un objectif de formation, d accompagnement de ces professeurs. Nous nous intéressons à des mutations en cours de la profession d enseignant, mutations liées aux possibilités offertes par les ressources numériques et les réseaux. Ainsi la recherche que nous exposons vise à analyser des mutations, pour accompagner celles-ci : il s agit de considérer le présent pour penser l enseignement de demain, et pour y préparer les professeurs. Il s agit également de contribuer à élaborer des ressources, et des usages scolaires de ces ressources, susceptibles de favoriser les apprentissages des élèves. Nous abordons ces questions avec une perspective didactique, c est-à-dire en accordant une attention particulière aux contenus de savoirs en jeu (qui, dans nos travaux, relèvent des mathématiques). Dans ce chapitre nous situons dans un premier temps le contexte de notre recherche, en précisant, parmi les mutations de l enseignement liées au numérique, celles auxquelles nous nous intéressons. Nous présentons ensuite la perspective théorique que l objectif d étude de ces mutations profondes nous amène à développer. Nous détaillons l étude du cas d une association en ligne de professeurs, Sésamath, qui élabore et diffuse de nombreuses ressources pour l enseignement des mathématiques. Nous considérons de manière générale l évolution de l association, puis étudions dans le détail le travail d un de ses membres actifs. L élaboration et l usage de ressources numériques, comme le travail collectif des professeurs grâce aux réseaux, vont certainement continuer à se développer ; nous montrons que ces évolutions nécessitent de penser spécifiquement la formation. 1. Des mutations en cours J utilise le TBI 1 à tous les cours, mais aussi la craie. J apprécie énormément l apport du TBI pour le calcul mental (les calculs défilent toutes les 14 secondes, dans un diaporama préparé avec open office et dmath), et nous corrigeons immédiatement. Les élèves apprécient et nous essayons de nous tenir à un rythme d une à deux fois par semaine. (témoignage d une enseignante de mathématiques de collège, espace de discussion de la communauté TBI, site Sésaprof 2 ). Cet extrait d un témoignage posté par une enseignante sur le site Sésaprof correspond à une pratique désormais courante, pour nombre de professeurs : échanger avec des collègues distants, partager son expérience, via des sites web, forums ou listes de diffusion. Un professeur qui exerce dans un petit collège par exemple est bien souvent l unique représentant(e) de sa discipline. La communication distante permet de rompre cet isolement. Même dans les établissements où les professeurs, plus nombreux, peuvent travailler en équipe, le numérique joue désormais un rôle essentiel pour la communication : les professeurs communiquent par mail, ou déposent des fichiers dans un dossier partagé, profitant de l Environnement Numérique de Travail de l établissement. Selon le rapport Pochard 3 sur le métier d enseignant et ses évolutions, les jeunes professeurs communiquent, participent de plus en plus fréquemment, via Internet, à des collectifs de différentes 1 Tableau blanc interactif POCHARD M., Livre vert sur l évolution du métier d enseignant. Ministère de l éducation nationale, 2008,

181 natures. Ce travail collectif fait d ailleurs l objet d incitations institutionnelles «officielles». Ainsi le référentiel de compétences professionnelles des enseignants, relatif aux technologies (C2i niveau 2 enseignant 4 ) comporte un domaine de compétences (domaine B1) intitulé «Travail en réseau avec l utilisation des outils de travail collaboratif». Selon ce référentiel, les enseignants doivent pouvoir «Rechercher, produire, partager et mutualiser des documents, des informations, des ressources dans un environnement numérique», mais également «Contribuer à une production ou à un projet collectif au sein d équipes disciplinaires, interdisciplinaires, transversales ou éducatives» (ces deux compétences du domaine B1 5. doivent obligatoirement être validées pour valider la certification). Ainsi, au-delà de simples discussions, il s agit pour les professeurs également d échanger, d élaborer ensemble, de partager des ressources pour leur enseignement. Naturellement, de très nombreuses ressources pour l enseignement sont désormais disponibles en ligne. Ceci ne signifie pas que le travail du professeur se réduise désormais à chercher une «bonne ressource», puis à l exploiter telle quelle dans sa classe. De nombreux professeurs conçoivent des ressources en ligne, et les diffusent. La plupart des professeurs qui téléchargent une ressource la modifient, l adaptent, l associent à d autres... Le numérique amène à considérer les professeurs comme concepteurs de ressources pour leur enseignement, concepteurs qui ne travaillent pas seuls mais au sein de différents collectifs. Tous ces bouleversements interrogent la recherche en éducation, suscitant de nombreuses questions. Quelles sont ces nouvelles formes de collectifs d enseignants? S agit-il de regroupements éphémères, ou de collectifs qui peuvent exister dans la durée, et de quelle manière? Qu en est-il de la qualité des ressources développées par des collectifs enseignants? Est-ce que certains modes de conception de ressources assurent la qualité de celles-ci, et peut-on faire un lien entre qualité des ressources et qualité des usages en classe des ressources? Nous allons apporter ici des éléments de réponse à de telles questions, à travers l étude du cas de l association Sésamath. Auparavant nous présentons la perspective théorique que nous retenons pour notre recherche Ressources et documentation des professeurs, perspective théorique Les études didactiques, et les théories qui les ont fondées, ont d abord essentiellement considéré les élèves, et les apprentissages qu ils développaient. La figure du professeur a ensuite émergé, comme agent actif, dans le cadre de la classe, de ces apprentissages. Les mutations que nous venons d évoquer nécessitent un élargissement de l étude, à trois niveaux : en considérant le travail du professeur en classe et hors classe, en considérant les dimensions collectives de ce travail, en considérant enfin le développement de ce travail sur le temps long Le travail sur les ressources au cœur de l activité du professeur Cet élargissement amène naturellement à porter le regard sur les ressources, qui sont le support et le produit du travail du professeur, en classe comme hors classe, qui donnent matière aux interactions entre enseignants, qui sont les marqueurs des évolutions professionnelles au cours du temps. Dans cet objectif, nous donnons à la notion de ressources un sens large. Exploitant l étymologie même du mot, nous pourrions dire, comme Adler 7, qu est ressource tout ce qui contribue à re-sourcer l action du professeur. Cet élargissement est en fait très utile : il permet de désigner, à travers le mot de ressources, tout ce qui agit sur le professeur organisant son enseignement, et tout ce sur quoi le professeur agit au cours de cette organisation. Sont ainsi considérées comme ressources des manuels, TRGALOVA, J., JAHN A.-P., SOURY-LAVERGNE S. QUALITY PROCESSES FOR DYNAMIC GEOMETRY RESSOURCES: THE INTERGEO PROJECT. V. DURAND-GUERRIER, F. ARZARELLO, S. SOURY-LAVERGNE (DIR.) PROCEEDINGS OF CERME 7, 2009, P , LYON, INRP. 6 GUEUDET G., TROUCHE L., Conceptions et usages de ressources pour et par les professeurs, développement associatif et développement professionnel, Les dossiers de l ingénierie éducative, 65, 2009, p p:// 7 ADLER J., Conceptualising resources as a theme for teacher education, Journal of Mathematics Teacher Education, 3, 2000, p

182 des objets techniques dédiés à l enseignement (comme des logiciels de géométrie dynamique) ou non (comme des tableurs), des méls échangés avec des collègues ou encore les copies des élèves. Le développement de l Internet induit aussi, naturellement, un rassemblement d une telle diversité d objets sous une même dénomination : ce que l on trouve sur le web, ce sont bien à la fois des idées de problèmes, des scénarios pour les mettre en œuvre, des outils pour les explorer, des propositions ou avis d utilisateurs. L approche théorique que nous développons part de cette notion large de ressources pour construire une conceptualisation du travail enseignant. Cette approche considère le cœur du travail du professeur comme un travail avec et sur les ressources. C est un travail producteur 8 (il s agit d organiser un enseignement donné), c est un travail conditionné (il se déroule au sein d une institution donnée 9 ), c est un travail collectif (sensible aux interactions, entre autres, avec les élèves et avec d autres professeurs) et c est un travail constructeur (développant les connaissances du professeur). Reprenant des concepts développés en ergonomie cognitive 10, nous distinguons, au cours de ce travail, deux processus duaux que nous avons déjà évoqués pour préciser notre acception de ressources : - un processus d instrumentation, les ressources agissant sur le professeur (comme tout artefact, une ressource ouvre de nouvelles possibilités pour l action du professeur et influe sur sa pratique) ; - un processus d instrumentalisation, le professeur agissant sur les ressources (comme dans tout processus d appropriation, le professeur incorpore de nouvelles ressources en les mettant «à sa main»). Nous distinguons, comme pour tout travail, ce que celui-ci utilise et ce qu il engendre. Pour désigner le produit du travail du professeur, nous utilisons, en reprenant une notion de l ingénierie documentaire 11, le mot de document. Précisons le sens que nous donnons à cette notion : le professeur engage dans son activité des ressources et ses propres connaissances. Le travail de conception de son enseignement a un aspect producteur (les ressources qu il a rassemblées, modifiées et structurées) et un travail constructeur (de nouveaux gestes professionnels, des connaissances qui ont évolué au cours de ce processus). Nous considérons qu un document est une entité mixte, composée des ressources produites, des gestes qui les mobilisent, et des connaissances qui pilotent leurs usages Les genèses documentaires, moteur du développement professionnel Enfin, reprenant de l ergonomie cognitive (Rabardel) la notion de genèse, nous appelons genèse documentaire le processus de développement des ressources en document, dans le cours de l action finalisée du professeur. L aspect finalisé est fondamental : c est bien pour enseigner «quelque chose» que le professeur développe un document. Les choses à enseigner sont structurées par des programmes et l organisation même de la discipline (les mathématiques pour ce qui nous concerne). Par exemple, le professeur de mathématiques en collège doit enseigner la symétrie centrale en classe de cinquième. Il est confronté ainsi à un type de situation d enseignement : «introduire la symétrie centrale à un niveau scolaire donné». Pour réaliser l enseignement correspondant, il va rechercher et travailler des ressources et les mettre en œuvre sans sa classe. Ce travail, il va le réaliser à plusieurs reprises (la même année, pour des classes différentes, et/ou l année suivante). C est au cours de ce processus de répétition et de création continue que se développe le document dédié à l introduction de la symétrie centrale en classe de cinquième. Nous venons de présenter les points clés de l approche documentaire du didactique : une acception large de ressources ; l importance des genèses documentaires, au cours desquelles le professeur développe des documents à partir des ressources qu il mobilise ; une compréhension d un document comme un complexe de ressources reconfigurées, de gestes et de connaissances ; une 8 SAMURCAY, R., RABARDEL P., Modèles pour l'analyse de l'activité et des compétences, Samurcay, R., Pastré, P. (dir.) Recherches en didactique professionnelle, 2004, p , Toulouse, Octares 9 DOUGLAS, M., Comment pensent les institutions, Paris, La Découverte, RABARDEL P., Les hommes et les technologies, approche cognitive des instruments contemporains, Paris, Armand Colin, PÉDAUQUE R. T. (coll.), Le document à la lumière du numérique, Caen, C & F éditions, 2006.

183 compréhension des genèses documentaires comme combinaison de processus duaux d instrumentation et d instrumentalisation. Il nous faut nécessairement prendre en compte, dans cette modélisation, la globalité de l action du professeur : - le professeur est confronté à un ensemble de situations d enseignement. Il est amené ainsi à travailler un ensemble de ressources qu il rassemble, met à sa main, organise, structure. Nous appelons système de ressources le répertoire qu il rend ainsi mobilisable. Les documents qu il développe sont aussi structurés : ils ont certaines ressources en commun ; ce sont parfois des connaissances identiques qui les pilotent. Ils constituent ainsi un système documentaire ; - le professeur n agit pas seul. Sa rencontre avec d autres professeurs, au sein d une diversité de collectifs, se traduit par des interactions entre genèses documentaires. On est alors conduit à considérer que chaque genèse documentaire se nourrit de ces interactions et ne peut se comprendre qu à travers l analyse de l action collective des professeurs Des développements méthodologiques nécessaires Analyser le travail du professeur hors classe et en classe, sur le temps long des genèses documentaires, en prenant en compte la diversité des interactions qui les nourrissent, suppose de nouveaux outils méthodologiques. De fait, le développement de l approche documentaire est allé de pair avec le développement d une méthodologie adaptée, les avancées de l une permettant de nouvelles avancées de l autre. Ce renouvellement méthodologique s appuie sur un principe essentiel, l investigation réflexive 12, qui sollicite le regard du professeur sur la genèse de ses documents (en mobilisant un ensemble d outils, par exemple un journal de bord tenu par le professeur durant plusieurs semaines). On peut ainsi avoir accès, à travers le regard du professeur, à une certaine continuité du travail sur les ressources. Cette étude longitudinale est complétée par des études transversales, en analysant avec le professeur, à des moments donnés, la structure de son système de ressources (par exemple à partir de représentations schématiques mettant en relation les ressources rassemblées et structurées par le professeur et les classes de situations auxquelles elles répondent). Cette méthodologie est en cours de développement : au delà des principes généraux qui la fondent, elle peut s actualiser différemment, suivant les terrains de l étude et les questions de recherche 13. Nous y revenons ci-dessous, en considérant sa mise en oeuvre dans une étude de cas. 12 GUEUDET G., TROUCHE L. (dir.), Ressources vives, la documentation des professeurs en mathématiques. Rennes, PUR et Lyon, INRP, ALDON G., Handheld calculators between instrument and document, ZDM, the International Journal on Mathematics Education, 42, 2010, p ; SABRA H., «Entre monde du professeur et monde du collectif : réflexion sur la dynamique de l association Sésamath», Petit x, 81, 2009, p

184 3. Sésamath, une association en ligne d enseignants Dans l enseignement des mathématiques, des collectifs impliquant des professeurs existent de longue date. Ainsi la Commission Internationale pour l Enseignement des Mathématiques (ICMI 14 ) a été fondée en 1908 ; en France, l association des Professeurs de Mathématiques (APM 15 ) existe depuis En 1969, à l initiative de l APM ont été créés les Instituts de Recherche sur l Enseignement des Mathématiques (IREM), structures autonomes dans les universités visant la formation continue des professeurs de mathématiques, et le développement de ressources pour l enseignement des mathématiques. Au sein des IREM sont constitués des groupes de travail, rassemblant des enseignants du premier ou du second degré et des universitaires, travaillant conjointement sur des questions liées à l'enseignement des mathématiques. Ce travail collectif, qui est au coeur du fonctionnement des IREM, amène simultanément la formation des enseignants impliqués dans les groupes, et la production de ressources pour les classes. L importance des IREM, dans le paysage de l enseignement des mathématiques en France, a certainement joué un rôle dans le développement de l association Sésamath 16, comme nous allons le voir maintenant Sésamath : conception de ressources et genèse d une association Sésamath est une association en ligne de professeurs de mathématiques, dont la plupart exercent en collège. Elle a été fondée en L esprit qui anime Sésamath est résumé, sur le site web de l association par la formule «les mathématiques pour tous». Sésamath élabore et diffuse des ressources gratuites pour l enseignement des mathématiques, de diverses natures. L association est née du rapprochement de quelques professeurs, développant chacun leur propre site web. Ceux-ci ont souhaité mutualiser les ressources qu ils élaboraient ; ils se sont ensuite lancés en commun dans le développement d'une base d exercices en ligne, Mathenpoche 17 (notée MEP par la suite). L objectif était de couvrir l'intégralité du programme de collège avec des exercices interactifs ; le niveau 6e a été réalisé en 2003, et ainsi de suite jusqu'à l'achèvement du niveau 3 e en professeurs ont contribué à la conception de MEP, en se répartissant les tâches selon un modèle coopératif 18 du travail collectif ; en effet, chacun était responsable, pour chaque niveau, d'un ensemble de chapitres ; il n y avait pas de connexion entre les chapitres, mais au final une simple juxtaposition de travaux de chacun DILLENBOURG P., What do you mean by collaborative learning?, P. DILLENBOURG (dir.) Collaborativelearning: Cognitive and Computational Approaches, 1999, p. 1-19, Oxford, Elsevier, en ligne

185 Figure 1. «Complète par le nombre manquant», un exercice MEP de niveau 6e. MEP a immédiatement rencontré un grand succès, auprès des élèves et des professeurs. Aucun logiciel comparable n existait à l époque ; du point de vue des élèves, il offrait une interactivité attractive, les réponses étant immédiatement validées, ou corrigées. Du point de vue des professeurs, MEP permettait de proposer de manière différenciée des exercices aux élèves (les professeurs inscrits sur MEP peuvent choisir dans la base certains exercices, et les faire afficher pour certains élèves). Pour certains professeurs, il représentait également sans doute un moyen simple de répondre aux demandes institutionnelles d intégration des technologies dans leur enseignement. Dans certaines académies, l institution a soutenu de manière importante le développement de MEP, en proposant des stages de formation continue adaptés, et surtout en finançant des serveurs spécialement dédiés à MEP (ainsi que du personnel, pour la maintenance de ces serveurs). Dans le même temps, d autres ressources étaient développées, allant de simples fiches d exercices au format pdf à des logiciels, par exemple en géométrie dynamique. En 2006 l association comptait environ 70 membres ; l implication active dans un projet de développement est une condition pour être membre. Déjà, des formations techniques étaient régulièrement assurées à l interne de l association, pour le groupe de concepteurs, et pour d autres professeurs souhaitant rejoindre ce groupe. Plusieurs changements ont ensuite eu lieu, entre 2005 et L association a développé des collaborations avec des chercheurs 19, et les ressources élaborées ont intégré les résultats de ces collaborations. Ainsi pour les exercices MEP, au niveau de la classe de 3 e lorsque l élève propose une solution fausse, la correction lui est proposée mais sa réponse reste cependant affichée à l écran, une fonctionnalité qui permet aux élèves de revenir sur leurs erreurs, et dont l importance avait été soulignée dans une recherche sur l emploi de MEP pour la proportionnalité 20. Dans le même temps, Sésamath a lancé l élaboration de manuels scolaires. Ces manuels ont une forme numérique ; ils sont gratuitement accessibles en ligne, en comportent des compléments interactifs au texte du manuels, comme des figures dynamiques par exemple. Mais ils sont également commercialisés sous format papier, pour un coût moitié moins élevé que celui des manuels commerciaux. En France, les manuels Sésamath sont les premiers manuels sous licence libre : ils peuvent être librement reproduits et utilisés, sans fins commerciales. Pour la conception des manuels, des professeurs non membres de l association ont été impliqués. Ils ont travaillé via une plate-forme, permettant des échanges et des ajustements de tous les textes : les manuels ont été conçus sur un mode collaboratif. Le succès rapide de ces manuels a amené des réactions des éditeurs privés, confrontés à cette concurrence, mais également de 19 KUNTZ G., CLERC B., HACHE S., «Sésamath : questions de praticiens à la recherche en didactique», C. OUVRIER-BUFFET, M. J. PERRIN-GLORIAN (dir.) Approches plurielles en didactique des mathématiques, p , Laboratoire de didactique André Revuz, Université Paris Diderot, GUEUDET G. «Travailler avec mathenpoche autrement?», Repères IREM, 75, 2009, p

186 l'institution, certains inspecteurs craignant de voir des professeurs appliquer intégralement le «modèle» Sésamath, sans aller chercher différentes sources pour leur enseignement. L association a mis en œuvre des réponses aux critiques formulées, en étendant encore le champ de ses réalisations (pour ne pas rester à l intérieur d un «modèle» unique, mais offrir des possibilités variées). Elle a notamment ouvert un site, Sésaprof, accessible à tous les professeurs utilisateurs de ressources Sésamath, où ceux-ci peuvent échanger sur divers forums, et même participer activement à des projets de développement de ressources nouvelles. L une des plus récentes réalisations de l association est LaboMEP, un environnement virtuel qui permet aux professeurs de puiser dans l'ensemble des ressources Sésamath, de constituer des groupes d élèves, et de composer à partir des ressources des séances de travail qui peuvent s adresser à différents groupes d élèves. Figure 2. LaboMEP, un environnement virtuel pour les professeurs Après ce regard large, porté sur la genèse de l association, sur ses principaux projets et leurs évolutions, nous nous proposons d entrer au cœur du travail qui y est effectivement réalisé, en suivant un membre de Sésamath. 3.2 Le travail de Pierre dans l association, le jeu individuel / collectif Pierre a 35 ans, c est un professeur actif dans l association Sésamath. Cette implication dans le collectif se lit aussi dans le travail qu il mène dans son collège, où il est responsable des ressources TICE 21, et dans sa classe, où il laisse une grande responsabilité aux élèves dans la construction du savoir. Nous illustrons le jeu individuel / collectif qui structure son enseignement à partir de trois «vues» sur son travail que Pierre nous a fournies (dans le cadre de notre méthodologie d investigation réflexive, 2.3). La première vue concerne l organisation de l espace de sa classe (figure 3). Nous avons demandé à Pierre de représenter cette organisation, en mentionnant les évolutions éventuelles qui ont pu se produire au cours du temps. À partir de ces trois représentations, on peut repérer des évolutions fortes, qui montrent une prise en compte conjointe de la responsabilité que les élèves doivent prendre dans l avancée du savoir dans la classe (le professeur se met en retrait), du travail collectif des élèves 21 Technologies de l Information et de Communication pour l Enseignement

187 (l organisation des tables favorise les échanges entre eux) et enfin du travail collectif avec les autres professeurs (qui deviennent partie prenante de l espace de la classe) En 2007, les élèves font face au TBI et au tableau noir. Le bureau du professeur est à gauche de la classe, juste sous le TBI. En 2008, une nouvelle configuration est testée, le professeur reste à gauche, le TBI passe à droite. L objectif de ce changement : un tableau blanc apparaît, qui constitue la mémoire de la classe, le professeur se place en retrait par rapport aux tableaux «de travail», le tableau noir et le TBI, ces deux tableaux ne sont plus «frontaux» par rapport à la classe. En 2010, nouvelle organisation, dont Pierre dit qu elle lui donne toute satisfaction. On note en particulier : - une structure des tables dans sa classe «en chevrons», «pour favoriser les échanges entre élèves» ; - l intégration, dans la représentation que fait Pierre, de la classe de son collègue («on échange parfois nos classes, pour varier les formes de travail des élèves») et de la salle informatique («pour des TP 22»). Figure 3. Une évolution de l organisation de l espace de la classe pour une meilleure prise en compte du collectif La deuxième vue concerne la conception des exercices. À partir du journal de bord ( 2.3) de Pierre et des entretiens avec lui, on peut reconstituer une partie de la généalogie des exercices qu il conçoit. Ces exercices évoluent régulièrement (figure 4), prenant en compte les apports des collègues, les ressources de l association (le manuel et le logiciel TraceEnPoche sont conçus par Sésamath) et l expérience propre de Pierre dans sa classe. Les programmes de tracé évoqués ici consistent à organiser un jeu entre trois registres de représentation : la figure géométrique construite avec un logiciel, la description littérale de la figure, et le script informatique (colonne de droite de l écran, figure 4). 22 Travaux Pratiques.

188 «Oui, des versions qui ont évolué parce que, ben la première version il n y avait rien sur les programmes de tracé c était la version brute que m avait donné le collègue, après y a eu moi, une chose que j avais faite, et puis ça n avait pas très bien marché dans la classe, donc je l ai refait différemment, donc là j ai au moins trois versions [ ] J ai abandonné ces fiches parce que c était un peu longuet, je les ai réutilisées, mais de manière indirecte, parce que ce que j ai fait cette année, j ai pris une figure du manuel, et le leur ai fait faire avec TraceEnPoche, mais c était pas prévu comme ça dans le manuel». Figure 4. L image d une figure dynamique avec un programme de tracé ; en parallèle, les traces, sur le journal de bord, de l évolution des ressources La troisième vue concerne l organisation des ressources de Pierre, et l évolution de cette organisation. On peut voir (figure 5) les deux représentations schématiques que Pierre a réalisées, à un an d intervalle, pour décrire son système de ressources ( 2.2) La première représentation met en évidence l importance des ressources de l association, que nourrit Pierre (il participe à la conception des manuels de Sésamath) et qui nourrissent en retour son activité. La plupart des ressources évoquées sont des ressources en ligne et collectives. Les ressources personnelles sont des archives et des ressources officielles. Un an après, la deuxième représentation fait apparaître des changements, dont certains sont liés à une réflexion personnelle («Il me semblait plus juste de séparer "moi" et ma "base de donnée de ressources perso"» ; «depuis l'an dernier j'ai réfléchi aux documents que j'avais récupérés auprès de mes collègues du collège. Et j'en ai trouvé finalement quelques uns, et une bonne partie a été utilisée sans modification personnelle. Je l'ai donc indiqué sur le dessin». D autres changements semblent liés à une évolution des pratiques («On notera une plus grande importance dans l'utilisation de mes ressources personnelles. Je réutilise en particulier plus d'activités du manuel Sésamath que j'ai modifiées pour que cela me convienne mieux. J'utilise également un peu plus d'activités que j'avais construites les années antérieures»). Figure 5. Évolution des représentations schématiques des ressources réalisées par le professeur

189 Entre ces deux représentations, il y a eu une évolution dans les relations de Pierre avec Sésamath : il n est plus membre de son conseil d administration (un enfant est né entre temps, qui prend naturellement du temps). Sa prise de distance relative avec Sésamath l amène à re-évaluer l apport des collègues de son établissement, à avoir un regard critique sur les ressources de Sésamath, qu il n utilise plus telles quelles, mais en les révisant pour les adapter au mieux à son projet d enseignement. Du suivi de Pierre, nous retenons que les ressources numériques lui permettent de, et le conduisent à, interagir avec de multiples collectifs. Cet exemple montre que les trajectoires des professeurs, au sein des associations, ne sont pas linéaires : l engagement varie au cours du temps, et l avenir des associations dépend de leur capacité à former, à recruter de nouveaux membres. Ces dimensions peuvent également prendre des formes nouvelles, avec le recours aux ressources numériques Comment prendre appui sur les évolutions en cours, et les accompagner? Il ne s agit pas pour nous de présenter ces mutations comme des avancées déterminantes, dont l impact sur les apprentissages des élèves serait une évidence. Les questions de qualité des ressources en ligne sont délicates 24 ; de plus la qualité a priori d'une ressource disponible ne garantit pas la qualités de ses usages. Il est donc essentiel pour la recherche en éducation d'étudier les questions de qualité, des ressources et de leurs usages, et d outiller la formation des professeurs sur ces points. Dans la perspective d approche documentaire que nous avons adoptée ici, le professeur est vu non comme un simple utilisateur, mais comme un concepteur de ses propres ressources, les moyens numériques lui conférant des responsabilités accrues. De ce constat nous tirons deux types de conséquences : il est nécessaire d accompagner les professeurs, pour l exploitation de ces possibilités nouvelles ; la conception de ressources, par des collectifs de professeurs, peut être retenue comme principe de formation continue. Prendre en compte ces deux conséquences conduit à penser des formations reposant sur l accompagnement de collectifs des professeurs, qui vont élaborer ensemble des ressources pour leurs classes, les tester, les réviser conjointement. Nous avons proposé de telles formations en particulier dans le cadre du dispositif 25 Pairform@nce. Ce dispositif national de formation continue vise l intégration des technologies, par des professeurs de toutes les disciplines, du premier comme du second degré. Il propose, sur une plateforme nationale, des parcours donnant la structure de formations à mettre en oeuvre dans les académies. Ces formations reposent toutes sur la conception collaborative de séquences de classe par des équipes de professeurs. Ce sont des formations hybrides, alternant travail en présence (3 journées présentielles, dans les formations que nous avons proposées) et travail distant (durant au moins 3 mois, dans nos formations, si possible pendant l'ensemble de l année scolaire), utilisant une plateforme académique. Nous n allons pas entrer ici dans le détail d une telle formation et de ses effets, nous renvoyons le lecteur intéressé à notre ouvrage 26. Ce que nous voulons souligner, c est que notre appui sur l analyse par la recherche des mutations qui prennent place dans le présent de l enseignement amène un changement de perspective à plusieurs niveaux : 23 D ATABEKIAN C., JOUNEAU-SION C. & VANROYEN J.-P., «Associations d enseignants et travail collaboratif, quels modèles?», Dossiers de l ingénierie éducative, 65, 2009, p , online pdf 24 TRGALOVA J., JAHN A.-P., SOURY-LAVERGNE S., Quality process for dynamic geometry resources : the Intergeo project, V. DURAND-GUERRIER, S. SOURY-LAVERGNE, F. ARZARELLO (dir.), Proceedings of the Sixth European Conference on Research on Mathematics Education, 2009, p , INRP 25 SOURY-LAVERGNE S., GUEUDET G., LOISY C., TROUCHE L. (dir.), Parcours de formation, de formateurs et de stagiaires : suivi et analyse, Rapport de recherche, INRP-ENSL, 2011, 118 p. 26 GUEUDET G., TROUCHE L., «Genèses communautaires, genèses documentaires : histoires en miroir», G. Gueudet., L. Trouche, Ressources vives, la documentation des professeurs en mathématiques, Rennes, PUR et Lyon, INRP, 2010, p

190 au niveau des enseignants, qui sont vus comme concepteurs de leurs propres ressources, qui sont également considérés comme membres, effectifs et potentiels, de divers collectifs et non plus comme des professeurs individuels ; au niveau des formations qui peuvent leur être proposées, qui doivent reconnaître ces responsabilités nouvelles, les potentialités des collectifs, et viser un soutien à la conception de ressources plutôt que la proposition de «bonnes ressources», ou d exemples de «bonnes pratiques». Le numérique amène ce changement de regard, cet éclairage nouveau ; il offre également des outils pour la mise en oeuvre des principes de formation proposés ici, comme par exemple une plateforme distante permettant la discussion en ligne et le dépôt de documents dans des espaces partagés. Cependant réaliser un tel programme ne demande pas seulement des moyens informatiques. Pour que les professeurs puissent construire, en formation, les compétences que l'institution a officiellement reconnues dans la certification C2i2e (voir partie 1), il faut également que cette institution mette en place les conditions de réalisation de telles formations. C est sans doute une des conditions pour que les potentialités identifiées par la recherche deviennent les réalités de demain!

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192 LE PORTFOLIO NUMÉRIQUE POUR S AUTO-DIRIGER Catherine LOISY co -auteur Stéphanie MAILLES-VIARD METZ Introduction La recherche INO, Identité Numérique (e-portfolio) et Orientation, se situe au carrefour de plusieurs questions vives, celle de l orientation active des apprenants qui est une préoccupation des politiques éducatives et celle de l identité numérique qui constitue un questionnement prégnant dans la société aujourd hui. L «identité numérique» renvoie aux représentations qu un système d information donne à voir d une personne ; ces représentations sont constituées des contributions et traces qui sont laissées soit par la personne elle-même, soit par d autres personnes. La question de l identité numérique est devenue prégnante avec l avènement du Web 2.0 qui offre des potentialités quasi infinies pour la communication avec des outils (blogs, forums, etc.) actualisées par exemple par la participation à des réseaux sociaux. Cette situation pose divers problèmes, par exemple en termes de lien identité/visibilité en raison de la large et persistante visibilité des traces que les personnes n envisagent pas toujours y compris lorsqu elles exposent des choses de leur plein gré, ou en termes de lien liberté/responsabilité, notamment par l usage de documents dont on n est pas propriétaire ou lorsqu on laisse des traces sur autrui. Il est nécessaire de poser la question de l accompagnement des jeunes. La recherche INO est née dans le contexte universitaire à partir d activités conduites autour de la construction du projet de l étudiant intégrées dans le module Projet Professionnel Professionnalisé du Diplôme Universitaire de Technologie du Département d'informatique de l IUT de Montpellier. En réponse aux attentes institutionnelles vis-à-vis de l orientation et l accompagnement des étudiants (Décret n o du 8 avril 2002), les objectifs de ce module sont de faire construire aux étudiants un projet personnel et professionnel articulé à une réflexion sur leur identité numérique 1. Il s est d abord agi de savoir si la problématique INO pouvait être transférée de l enseignement post-bac à l enseignement secondaire dans le contexte «ordinaire» de la classe. L aspect éducation à l orientation entre de plain-pied dans les compétences définies dans le Socle commun de connaissances et de compétences (Décret n du 11 juillet 2006) qui présente les sept compétences de tout élève dont la maîtrise est nécessaire pour obtenir le diplôme national du brevet (DNB) depuis 2011 ; la compétence 7 «L autonomie et l initiative» mentionne des attentes relatives à l implication de l élève dans ses apprentissages et particulièrement à la construction de son orientation ; le rôle actif de l élève est souligné, celui-ci doit se donner «les moyens de réussir sa scolarité et son orientation, de s adapter aux évolutions de sa vie personnelle, sociale et professionnelle». Ces attentes ont également été rappelées dans la circulaire Préparation de la rentrée 2009 (MEN-DGESCO, Circulaire n du ) qui stipule «Dans le cadre de l orientation active, les équipes éducatives apportent les informations nécessaires sur les métiers, les formations du supérieur et les différents dispositifs d aide» Il est attendu que les élèves soient actifs dans la construction de leur projet d'orientation, mais aussi qu ils agissent avec l aide de toute l équipe éducative, enseignants compris. Dans les textes, l élève n est plus orienté, c est lui-même qui «s oriente» et cette dévolution de responsabilité amène un accompagnement spécifique ; d une part, l élève doit apprendre à 1 MAILLES-VIARD METZ S. et ALBERNHE-GIORDAN H., «Du e-portfolio à l analyse du produit et du processus de conception du projet personnel de l étudiant», Revue Internationale des Technologies en Pédagogie Universitaire, 5(3), 2008, p

193 construire ses ressources à partir des informations disponibles, d autre part il doit développer une connaissance de soi, qui, en relation avec le projet d orientation, est articulée avec la question de ce qui peut être extériorisé et de ce qu il est préférable de garder pour soi. Dans le contexte contemporain, la question de l extériorisation / visibilité s actualise dans ce que l on nomme «identité numérique». On ne trouve pas, tout du moins à l heure actuelle, mention des questions relatives à l identité numérique dans les textes institutionnels, mais elle a pu être extrapolée par un travail de collecte et d analyse des attentes institutionnelles. Ainsi, la compétence 4 du Socle commun «La maîtrise des techniques usuelles de l information et de la communication», mentionne que l élève doit faire un usage responsable des TIC ; la compétence 6 «Les compétences sociales et civiques» évoque des attentes relatives aux notions de responsabilité et de liberté et du lien qui existe entre elles. La recherche INO offre une opportunité d aborder la question de la responsabilité en lien avec une question sociale prégnante (il suffit de voir le nombre de documents disponibles sur Internet traitant de l identité numérique, comme des diaporamas conçus pour des formations d enseignants ou des relations de faits divers sur les aspects néfastes de l exposition des personnes) et de manière vivante pour les élèves en les mettant en situation de pratiquer et analyser dans un contexte encadré des activités qu ils pratiquent déjà, pour la plupart, hors du système scolaire. La recherche INO participe à une recherche conduite dans le cadre d une convention entre l INRP (devenu l IFÉ, Institut français de l éducation) et le ministère visant à accompagner le développement du projet Pairform@nce. Pairform@nce ( est un programme national de formation continue des enseignants du premier et du second degré, de toute discipline. Initié par la SDTICE (sous-direction des technologies de l information et de la communication pour l éducation) du MEN (Ministère de l éducation nationale), il visait au départ le développement de l intégration des technologies numériques dans l enseignement et devait permettre aux enseignants venant se former de valider les compétences du C2i2e. Dans le programme, les offres de formation prennent la forme de parcours qui donnent l architecture et des ressources pour des formations qui peuvent être partagées entre les académies qui le souhaitent. L accent est porté sur le travail collaboratif à tous les niveaux, conception de parcours, formations s appuyant sur ces parcours, mise en œuvre d activités en lien avec les thématiques des parcours dans les classes. L analyse des pratiques professionnelles y occupe une place notoire également, par analyse des pratiques, il est entendu les modalités qui permettent aux personnes de développer des compétences liées à la prise de recul par rapport à l'action et à la production de connaissances sur l action 2. La recherche conduite par un consortium coordonné par l INRP a participé au développement du programme, par la conception de parcours de formation, par l étude des processus de conception et d appropriation des parcours, par la conception d assistants pour l appropriation des parcours, par l étude de l effet des formations sur les pratiques des enseignants 3. En lien avec la thématique de cet ouvrage «Penser le présent comme un passé pour demain», nous nous demandons comment les outils numériques peuvent être au service d un projet qui favorise une réflexion des élèves sur le présent et qui leur permette de construire une anticipation de leur futur. Comme il a été montré précédemment, la recherche INO s inscrit dans la réponse à des attentes institutionnelles. Il n y a cependant pas ou peu de pratiques stabilisées sur ces questions, sauf pour ce qui concerne l orientation au niveau du collège où des activités ont pu être mises en œuvre dans le cadre du Socle commun : l accompagnement autour de l identité numérique apparaît comme une question totalement nouvelle pour tous les enseignants. Avant de construire un parcours de formation continue sur ces questions, le premier temps de la recherche a donc été celui de la «construction du problème» auquel une formation pourrait répondre ; deux questions ont guidé ce travail d élaboration : Les élèves doivent s'approprier les ressources disponibles pour l information sur les métiers et les formations : qu'est-ce que s'approprier ces ressources en fonction des différentes étapes 2 WITTORSKI R. (dir.), Formation, travail et professionnalisation, Paris, L Harmattan, GUEUDET G., SOURY-LAVERGNE S., TROUCHE L. (dir.), Vers des assistants méthodologiques pour les professeurs, Rapport de recherche, Lyon, INRP, 2008 ; SOURY-LAVERGNE S., TROUCHE L., GUEUDET G. (dir.), Parcours de formation en ligne, étude de processus d appropriation, Rapport de recherche, Lyon, INRP, 2009 ; SOURY-LAVERGNE S., GUEUDET G., LOISY C., TROUCHE L. (dir.), Parcours de formation, de formateurs et de stagiaires : suivi et analyse, Rapport de recherche, Lyon, INRP, 2010.

194 de la scolarité? Comment accompagner cette appropriation? Les élèves doivent développer une attitude réflexive à propos de leur identité numérique et de leur orientation : quelle forme peut-elle prendre en fonction des différentes étapes de la scolarité? Comment accompagner ce processus réflexif? Pour faciliter la construction du problème, l hypothèse qu un homomorphisme entre les outils mis en place pour les praticiens et ceux dont l utilisation est attendue avec les élèves peut favoriser l activité constructive des praticiens est posée. Le dispositif destiné aux enseignants est construit en référence à un modèle qui soutient d une part la réflexivité par l analyse des pratiques professionnelles, d autre part le travail collaboratif. Comment les praticiens agissent-ils dans cet environnement numérique qui favorise le travail collaboratif et la réflexivité? Que mobilisent-ils ensuite lors de la conception et de la mise en œuvre d activités à destination de leurs élèves? Après avoir exposé les fondements théoriques, la méthodologie de la recherche INO sera présentée, puis deux études de cas seront réalisées. La première prendra pour objet l utilisation de l environnement numérique par les praticiens et se donnera pour but d étudier leurs interactions avec cet environnement, l analyse qu ils font de leurs pratiques et l organisation de leur travail collaboratif. La seconde analyse portera sur ce que les enseignants construisent pour répondre aux attentes du projet : comment l agir des élèves est soutenu, comment se met en place le processus réflexif «sur soi» et le travail collaboratif. La discussion mettra en relation ces deux analyses pour discerner les interrelations. 1. Cadre théorique Nous considérons que la connaissance a un caractère construit 4 et que les processus constructifs sont consubstantiels de l activité productive ; l activité productive qui vise l atteinte d objectifs par des tâches, sous-tend l activité constructive, celle qui permet l ouverture du champ des possibles et le développement du sujet. L apprentissage est d abord social, le langage jouant un rôle clé dans le processus de socialisation et dans le processus de développement 5. Les dispositifs mettant en œuvre des environnements numériques doivent prévoir des interactions sociales pour soutenir le processus réflexif et la construction de la démarche. Ce cadre général permet de se placer dans une perspective de développement sur la vie entière, celle de la construction d un processus évolutif. L apprenant est considéré comme un sujet capable au sens de Rabardel 6, c est-à-dire un sujet en devenir qui est l acteur de son propre mouvement et de ses dynamiques d'évolution. Le «sujet capable» renvoie au versant pragmatique d un sujet qui agit et transforme des objets du monde, et dont l activité produit quelque chose. Selon l auteur, «Le sujet capable est à la fois sujet d activités productives au quotidien et sujet d activités constructives, par lesquelles il modèle ses systèmes de ressources et de valeurs, ses domaines, situations et conditions d activités pour le futur.» (ibidem, p. 13). Pour agir, le sujet capable dispose d un ensemble de ressources qui sont constitutives de son pouvoir d agir. Certaines ressources sont internes «connaissances, capacités cognitives générales, schèmes d action ou d opération, savoir-faire, souvenirs, concepts, informations, rapport au savoir, rapport au réel, image de soi, culture 7» (Perrenoud, 2000, p. 55). D autres ressources sont externes. Pour le sujet, toutes ces ressources «médiatisent et donnent forme à ses différents rapports au monde : rapports aux objets d activités, aux autres sujets et à lui-même» (Rabardel, p. 12). L activité ne se limite pas à la transformation des objets ; sujet en devenir, le sujet capable transforme aussi, par l agir, son système de ressources pour le futur. On se trouve ainsi dans un proces- 4 PIAGET J., La naissance de l intelligence chez l enfant, Neuchâtel, Delachaux & Niestlé, VYGOTSKI L., Pensée et langage, Paris, Éditions sociales, 1934/ RABARDEL P., «Instrument subjectif et développement du pouvoir d agir», P. RABARDEL et P. PASTRE (dir.), Modèles du sujet pour la conception, Toulouse, Octarès Éditions, 2005 / 2009, p PERRENOUD Ph., «D une métaphore l autre : transférer ou mobiliser ses connaissances?», J. DOLZ J. et E. OLLAGNIER (dir.), L énigme de la compétence en éducation, Bruxelles, De Boeck, Coll. Raisons Éducatives, 2000, p

195 sus de développement où s articulent l histoire propre du sujet et celle de «ses communautés, collectivités et groupes sociaux» (ibidem, p. 13). Ce cadre permet de penser les situations de travail comme concernant en premier lieu l agir, c'est-à-dire de les concevoir comme des systèmes de ressources pour l activité. Dans les processus d appropriation de dispositifs susceptibles d être des ressources ou des moyens de l activité productive, Rabardel 8 distingue deux composantes indissociables, l instrumentation et l instrumentalisation qui révèlent le caractère le plus souvent constructif de l activité productive. La première renvoie aux transformations du sujet en résultat à l appropriation de l artefact. La seconde renvoie aux transformations de l artefact qu opère le sujet. L appropriation et la transformation apparaissent ainsi étroitement liées dans les genèses instrumentales et l instrument luimême conserve une double nature d extension à la fois externe et interne au sujet ; les instruments sont «incorporés au corps agissant 9», ils médiatisent trois types de rapports : le rapport à l objet de l activité avec des médiations qui comportent des dimensions pragmatiques orientées vers l action et des dimensions épistémiques orientées vers la connaissance de l objet lui-même ; le rapport du sujet à lui-même avec les médiations réflexives orientées vers la connaissance et la gestion de soi ; le rapport du sujet à autrui avec les médiations interpersonnelles orientées vers la gestion de toutes les dimensions dans lesquelles autrui est partie prenante. Dans le cadre de la recherche INO, le portfolio numérique a semblé un outil adapté pour plusieurs raisons. Tout d abord, le fait de vouloir faire un travail sur l identité numérique incite à utiliser un support numérique de présentation. Ensuite, le portfolio, collection de traces et de réflexions que le sujet récolte et organise, est adapté pour soutenir le développement de genèses instrumentales : Le portfolio prend forme dans un «objet-portfolio» que le sujet conçoit et développe lui-même ; les médiations concernant l objet de l activité sont incorporées au produit. Les dimensions pragmatiques et épistémiques sont entremêlées puisque la connaissance du produit et sa construction sont étroitement imbriquées ; La principale fonction du portfolio est l analyse réflexive de son auteur sur luimême et sur ses propres activités 10 ; le portfolio soutient par nature les médiations réflexives ; Enfin, le portfolio participe de médiations interpersonnelles, d une part parce qu il peut être utilisé dans des espaces plus ou moins publics (privé / semi-public / public) permettant ainsi de ménager des possibilités d'échanges à différents niveaux, avec différents acteurs, d autre part parce que dans les situations de formation l accompagnement de la démarche portfolio est très important, les rapports inter-fonctionnels soutenant les rapports intersubjectifs et la construction de la démarche elle-même (Loisy et al., 2011) 11. Ce modèle permet de définir les attentes vis-à-vis de ce que les enseignants concevront et mettront en œuvre dans les classes, mais il sous-tend également la construction du dispositif d accompagnement du projet créé par l équipe de recherche à destination des praticiens euxmêmes 12. Le dispositif, au sens de Linard 13 agence des moyens physiques (un site web, des chercheurs qui encadrent le projet, etc.) et symboliques (le référentiel du Socle commun, une démarche, 8 RABARDEL P., Les hommes et les technologies, approche cognitive des instruments contemporains, Paris, Armand Colin, RABARDEL P., «Instrument subjectif», art. cit., p ALLAL L., «Impliquer l apprenant dans le processus d évaluation : promesses et pièges de l autoévaluation», C. DEPOVER et B. NOËL (dir.), L évaluation des compétences et des processus cognitifs, Bruxelles, De Boeck, 1999, p LOISY C., BRETON, H., MAILLES-VIARD METZ S. «E-portfolio et orientation : quel(s) accompagnement(s) pour la construction du parcours professionnel?» Revue Internationale des Technologies en Pédagogie Universitaire, 8 (1-2), éditeurs G. Gueudet, G. Lameul et L. Trouche, Disponible en ligne : 12 LOISY C., MAILLES-VIARD METZ S., BENECH P., «Scénarios pour l identité numérique et la construction de l orientation», SIDIR M., BRUILLARD E., BARON G.-L. (dir.), Acteurs et Objets Communicants. Vers une éducation orientée objets?, Lyon, INRP, 2010, p LINARD M., «Conception de dispositifs et changement de paradigme en formation», Education Permanente, Regards multiples sur les nouveaux dispositifs de formation, 152, 2002, p

196 etc.) dans le but de produire des résultats (la construction et la mise en œuvre de scénarios développant une attitude réflexive sur l identité numérique et l orientation), et résulte de l'intention d'un agent, en l'occurrence l équipe de recherche. Pour favoriser les genèses instrumentales, le dispositif INO doit offrir un environnement qu il est aisé de s approprier sur le plan technique, mais qui permet une grande liberté d action, et, dans le but de soutenir le processus constructif, le dispositif doit favoriser la réflexivité notamment par l analyse des pratiques professionnelles des praticiens 14 et le travail collaboratif. 2. Méthodologie Dans la recherche INO, l objectif des tâches est de construire un scénario pédagogique et de le mettre en œuvre dans des classes pour le niveau enseignement secondaire ; de ce fait, la recherche implique la collaboration des chercheurs avec des praticiens. Ces derniers sont au nombre de quatre, deux professeurs de lycée, un professeur et une conseillère d orientation psychologue (COP) dans un collège ont participé à la recherche lors de la première année du projet. Dans le lycée, le projet se déroule dans deux classes de seconde dans les disciplines lettres et langues. L établissement est un lycée général et technologique important situé dans une ville moyenne qui accueille des élèves de toutes catégories socioprofessionnelles. Les enseignantes considèrent que l équipement informatique est important. Dans le collège, le projet se déroule dans une classe de cinquième dans la discipline technologie et dans des activités hors classe conduites par la COP avec les mêmes élèves. L établissement est un collège important d'une petite ville qui accueille des élèves de classes sociales moyenne et peu favorisée (nombreux élèves boursiers) dont une grande partie vit en milieu rural. L équipe du collège considère que l'équipement informatique est correct. Les chercheurs ne prescrivent pas les activités à mener en classe, leur organisation, les rôles des acteurs, les outils, etc., ils précisent leurs attentes et le cadre et laissent une grande latitude aux praticiens. En revanche, ils insistent sur l'utilisation d un portfolio de type numérique car dans la problématique de la recherche INO, le portfolio, et particulièrement la version numérique, e- portfolio, est adapté à la construction de l identité numérique et de l orientation des élèves : L objet e-portfolio est congruent avec le contexte puisqu il s agit de développer une réflexion autour du numérique et parce qu il permet une instrumentation en lien avec l identité numérique ; Un des intérêts de la démarche portfolio réside ici dans le fait que l analyse réflexive est favorable à la construction d une dynamique identitaire professionnelle 15 ; il est attendu que les activités de classe favorisent la réflexivité des élèves, mais l accompagnateur doit veiller à ce que la forme numérique du portfolio n engage pas les apprenants dans une logique de présentation de soi en occultant le retour réflexif 16 ; Concernant les médiations interpersonnelles, il s agit de faire en sorte qu'autrui soit partie prenante de l'activité de chacun en mettant en œuvre un dispositif qui propose et soutient le travail collectif des élèves. Le matériel mis à disposition de l équipe de concepteurs est un espace Web ouvert sur Google site accessible à toute l équipe de recherche. Il est divisé en deux sous-espaces, l un est dédié à la construction du projet, l autre est un lieu de dépôt, par l équipe de recherche, d outils pour soutenir la construction et l analyse des scénarios. Le sous-espace dédié au projet est divisé en dossiers partagés au sein de l équipe «Le projet INO», «Journal de bord», il comporte aussi un dossier «Bibliographie» avec les références collectées par chacun et un dossier «Glossaire» dans lequel chacun peut contribuer à définir les termes qui caractérisent la recherche (identité numérique, portfolio, e-portfolio, etc.). Le dossier «Le projet INO» comprend les documents relatifs au projet en général, comme le cadrage institutionnel, le calendrier de la recherche, les comptes- 14 SCHÖN D., The Reflective Practitioner, New York, Basic Books, JORRO A., «La construction de l éthos professionnel en formation alternée», Travail et apprentissage, 3, 2009, p LOISY C., BRETON, H., MAILLES-VIARD METZ S. «E-portfolio et orientation : quel(s) accompagnement(s) pour la construction du parcours professionnel?», art. cit.

197 rendus des réunions, les référentiels de compétences des enseignants Le dossier «Journal de bord» est le lieu de dépôt des documents relatifs au travail réalisé par les enseignants dans les classes, les enseignants peuvent l organiser comme ils le souhaitent, ils sont aussi incités à renseigner un «journal de bord en ligne», tableau de suivi de l activité dans lequel il est attendu que chaque concepteur note, au fil du travail réalisé, ses activités en lien avec le projet INO, les ressources construites et/ou exploitées, une analyse des ressources. Le corpus est constitué de données recueillies par différentes méthodologies de recueil : Tout au long du projet, des données sur l activité de classe déposées librement par les praticiens sur le site collaboratif de la recherche. Il s agit des scénarios (produits du processus de conception des situations d apprentissage), de fiches de préparation de séances, de fiches données aux élèves, de productions des élèves, des sites des élèves, etc. ; Tout au long du projet, des données relatives à l analyse des pratiques professionnelles dans les journaux de bord en ligne ou leurs avatars ; À différents moments du projet, les représentations des praticiens sur l avancée du projet et sur divers points en relation avec les questions de recherche, scénarios, compétences construites et / ou mobilisées pendant le projet par eux-mêmes et par les élèves, perception de l environnement numérique et des outils, évaluation, etc. Ces représentations sont recueillies par entretiens. Deux séries d entretiens ont été conduites, la première a eu lieu en mars par l équipe d établissement au sein même des établissements, la seconde série a eu lieu en juillet en passation individuelle dans une salle mise à la disposition de l équipe de recherche dans les locaux du rectorat de l Académie où le groupe avait coutume de se réunir. Tous les répondants ont accepté de participer aux entretiens et ont répondu aux questions posées. Les entretiens ont été intégralement transcrits ; À la fin de cette première année de la recherche, un bilan de la participation au projet a été recueilli par questionnaire. Les réponses ont été fournies par équipe pour les enseignantes de lycée et individuellement pour les participants du collège, soit trois questionnaires renseignés. Une analyse de contenu est réalisée sur l ensemble des données recueillies ; les documents disponibles en ligne, sites Web, diaporamas du projet, journaux de bord, comptes-rendus de réunions, fiches élèves, etc. ; les transcriptions verbatim des entretiens ; les réponses apportées au questionnaire final. En séparant l activité des praticiens et celle des élèves, on recherche tout type d information qui permet d alimenter les trois thématiques, ce qui rend compte du savoir-agir dans les environnements numériques, ce qui relève de la réflexivité «sur soi», ce qui relève du travail collaboratif. 3. Résultats 3. 1 Activité des praticiens Les participants se sont créé des dossiers sur le site collaboratif du projet, un dossier par enseignante au lycée, un dossier pour l équipe du collège ; ceci correspond également à un dossier pour chaque classe impliquée dans le projet. Chaque dossier créé au lycée porte le nom de l enseignante. Le dossier créé au collège porte le nom de l établissement. Sur ces dossiers, sont déposés les scénarios conçus pour chacune des classes et les documents associés, trois scénarios sont donc recueillis. Le site de la recherche est donc utilisé comme lieu de stockage des productions de son activité par chaque participant, mais surtout les enseignants car les fiches élaborées par la COP comme support des activités sur la connaissance de soi qu elle a conduites avec les élèves de la classe de cinquième ont été déposées sur le site par l enseignant de la classe. Il semble que l utilisation des outils numériques ne pose pas de problème majeur aux participants, aucune réponse au questionnaire ne mentionne de difficultés concernant les outils et l un des participants dit lors d un entretien «c était juste un petit développement». Aucune observation croisée n a été mise en place, mais l équipe de recherche n a peut-être

198 pas assez insisté sur cette modalité d analyse de pratiques. Concernant le «journal de bord en ligne» proposé sous format Excel, seules les enseignantes de lycée ont tenté de le renseigner au début du projet, puis elles se sont arrêtées car elles trouvaient le format proposé trop lourd (par exemple, lors des deux semaines de démarrage de son activité, une des enseignantes avait déposé et analysé sept activités portant sur le projet), le cadre trop éloigné de l activité d enseigner. On peut penser que cet outil, pensé par l équipe de recherche pour que les formateurs utilisant des parcours Pairform@nce puissent suivre leur activité, n était pas adapté à ce public qui devait tout créer au niveau des activités de classe et était donc amené, presque chaque jour, à faire quelque chose en lien avec le projet, et ce, sur une période beaucoup plus longue que celle d une formation continue d enseignants. En revanche, ces enseignantes ont tout de même mis en œuvre quelque chose qui relève du suivi de leur activité ; dans leurs dossiers, elles ont créé une page sur laquelle elles ont déposé systématiquement des comptes-rendus de leurs réunions de préparation et d analyse des projets de classe. Ces réunions se déroulant en présentiel au sein de l établissement, les comptesrendus apparaissent comme une forme d écrit adaptée pour rendre compte de l analyse des pratiques professionnelles. Les enseignantes de lycée ont aussi procédé à une analyse de leur scénario avec un outil qui a été mis à la disposition des participants ; cet outil avait été précédemment utilisé par l équipe de recherche pour l analyse d un scénario 17. Dans le dossier du collège, on ne trouve pas de journal de bord en ligne renseigné ou autre avatar rendant compte du travail collaboratif de l équipe et de l analyse des pratiques professionnelles de ses membres. Il n y a pas non plus d analyse du scénario final par l équipe du collège. Lors des réunions de travail en présentiel, des temps ont été consacrés à l analyse des pratiques professionnelles ; lorsqu une situation critique était présentée par un participant, plutôt que de chercher une réponse toute faite, les praticiens étaient invités à décrire dans le détail leur vécu de l action, puis, par des questionnements, ils étaient amenés à trouver par eux-mêmes des pistes explicatives et compréhensives. Cette modalité d analyse de pratique a été appréciée, par exemple, un des participants écrit dans le questionnaire «Les regroupements ont été très pertinents». L analyse des pratiques professionnelles est plébiscitée, ceci peut être argumenté à la fois par ce que les participants disent lors des entretiens et par les réponses données au questionnaire, avec trois «oui» à la question «Avez-vous apprécié l'analyse de pratique?» et une réponse spontanée à la question «Qu avez-vous particulièrement apprécié dans le projet INO?» : «Le questionnement impliqué par la démarche». Lors des entretiens, un répondant mentionne la distanciation que permet l analyse de pratiques «le plus important pour moi ça a été de me distancier par rapport à moi-même» et le rôle que joue la verbalisation des pratiques dans cette prise de distance, même s il n est pas aisé de verbaliser ses activités. Il semble donc que le dispositif soutient les médiations réflexives bien que des différences par rapport à la réflexion sur soi soient observées sur les sites. Tous les enseignants ont déposé le fruit de leur travail dans leur dossier et l ont rendu visible à l ensemble de l équipe, ainsi, chacun peut consulter tout ce que les autres membres du groupe font, par exemple l enseignant de collège a produit beaucoup de fiches pour exploiter les ressources de l ONISEP. Concernant les interactions et le travail collaboratif, contrairement à ce que l organisation des dossiers des participants sur le site laisserait à penser, bien que les enseignantes de lycée aient fait le choix de créer des sites séparés, leur travail est le plus souvent collaboratif ; elles ont élaboré ensemble les documents relatifs au projet (pour l analyser et le comprendre, pour le défendre au sein de leur établissement ou de l inspection) ; chacune a inséré un lien vers le site de sa collègue ; on y trouve également une page dans laquelle elles écrivent le bilan de leurs réunions en présentiel qui sont très régulières (une fois par semaine du lancement à la fin de la première période du projet, puis moins souvent quand le projet fonctionne). A contrario, la collaboration semble moins importante dans l équipe du collège. On ne trouve pas de trace des échanges entre les deux praticiens. Les fiches de travail sont déposées par l enseignant, la COP n est impliquée que dans les activités sur la connaissance de soi ; lors des entretiens, elle dit regretter de ne pas avoir été plus engagée et qu il n y ait pas eu plus d échanges, y compris en présentiel. Elle l attribue à des différences dans les personnalités de chacun ; au-delà des «personnalités de chacun», il semble que les représentations sur le travail collaboratif sont différentes entre son col- 17 LOISY C., MAILLES-VIARD METZ S., BENECH P., «Scénarios pour l identité numérique», art. cit.

199 lègue et les autres participants, car, à la question «Pour vous, qu est-ce que le travail collaboratif?» posée dans le questionnaire, trois des réponses mentionnent la mise en commun de qualités, de compétences, d objectifs et la réflexion partagée autour du projet commun, alors que son collègue insiste davantage sur l échange d informations «le travail collaboratif consiste à pouvoir échanger les informations et les idées». Il semble donc qu un des participants voie le travail de groupe comme une occasion d échanger des informations, alors que les autres mettent davantage l accent sur ce qui permet d apprendre à plusieurs en mutualisant les expériences élargies de chacun et en visant un but partagé. Les outils qui sont les plus à même d accompagner le travail collaboratif cités dans les réponses au questionnaire sont «échange de mails, visioconférence» et «Outils de communication synchrones (+ face à face)». Cette dernière réponse, ainsi que d autres comme la justification de l absence de collaboration du fait de «grandes difficultés pour nous réunir car nos emplois du temps n étaient pas compatibles», renforcent le constat effectué précédemment sur le rôle des réunions en présentiel comme moteur du travail à distance 18. Le dispositif soutient le travail collaboratif comme le montre le fait que sur les huit réponses apportées à la question ouverte «Qu avez-vous particulièrement apprécié dans le projet INO?», cinq concernent les bénéfices liés aux échanges et au travail collaboratif. Il semble possible de dire que le dispositif participe de médiations interpersonnelles, mais il semblerait que ce soit le dispositif dans son ensemble et non l environnement numérique lui-même. En synthèse de cette partie, il semble que l appropriation de l environnement n a pas semblé poser de problème, mais il est impossible d affirmer que la COP l a vraiment utilisé. L analyse de pratique apparaît comme une modalité intéressante et utile pour construire le projet ; elle est soutenue par le dispositif dans son ensemble. Pour les répondants, le travail collaboratif est associé au présentiel, réunions du groupe de recherche et réunions de binômes, mais il est possible de considérer qu il va au-delà car ce que chaque enseignante de lycée dépose sur le site constitue des ressources pour sa collègue, il y a donc bien collaboration. Le bénéfice est moins perçu par l enseignant de technologie en raison de l éloignement plus grand entre sa discipline et celles des autres participants Conception et mise en œuvre d activités avec les élèves Les séances de classes n ont pas été observées directement, ni par l équipe de recherche, ni par des observations croisées ; sur l activité des élèves, il existe donc les scénarios et les documents afférents, ce que les praticiens disent lors des entretiens, et, pour le lycée seulement, des sites Web d élèves. Ces données sont analysées selon trois entrées, la construction de l «objet-portfolio» par les élèves, l analyse réflexive des élèves au sein du dispositif, les interactions entre élèves. Dans chaque classe, les scénarios produits indiquent que des activités sur l identité et sur l orientation ont été mises en place. Au collège, le scénario indique que le premier travail réalisé portait sur l orientation. L enseignant dit que sa participation au projet INO est l occasion de mettre de nouveau en œuvre des activités autour du Parcours de Découverte des Métiers et des Formations et du Passeport Orientation Formation de l ONISEP pratiquées par lui les années antérieures. Ces environnements constituent des viviers de données dans lesquels ses élèves vont puiser, mais l essentiel de leur travail se fait sur fiches ; l enseignant crée d ailleurs plusieurs fiches sur la découverte des métiers adaptées à ce travail autour des environnements de l ONISEP qu il exploite avec ses élèves, puis qu il dépose comme ressources pour ses collègues. La seule activité avec les élèves conduite par la COP est un travail sur la connaissance de soi. On ne trouve pas de production d élève dans le dossier de la classe. L enseignant dit que le portfolio du Passeport Orientation Formation n est pas accessible en dehors d environnements dédiés ; il a donc été impossible de voir une production réalisée par la classe du collège, ce qui ne donne aucune visibilité sur ce que pourrait être un portfolio d élève de collège. Au lycée, les enseignantes commencent par le travail sur l identité numérique qu elles articulent avec des attentes disciplinaires sur la connaissance de soi, la nouveauté réside dans l usage d un environnement numérique, chaque élève crée son «blog» personnel où il dépose un certain nombre de travaux. Tous l ont fait sauf un élève qui était souvent 18 LOISY C., BENECH P., MAILLES-VIARD METZ S., «E-portfolio d orientation : de nouvelles compétences pour les enseignants?», Actes du congrès international AREF 2011, Genève, sept

200 absent. Le travail sur l orientation vient ensuite ; il se déroule aussi sur les blogs, il est donc possible de voir ce que les élèves produisent. Sur la page de chaque classe de lycée, on trouve des liens vers les blogs individuels des élèves et un lien vers le blog de l enseignante, les deux enseignantes en ont créé un pour elles-mêmes. Les blogs des élèves offrent des présentations générales similaires à ceux de leurs enseignantes. Le titre même du scénario d anglais «I act, I fly» montre que l enseignante a la volonté de faire agir ses élèves avant qu ils ne «s envolent». Seuls les scénarios et les discours permettent d approcher l activité réflexive «sur soi» des élèves. Dans les scénarios, on peut observer que les activités prévues sur la connaissance de soi au collège ou sur l identité numérique au lycée sont toujours de type réflexif et ancrées «sur soi». Au lycée, les élèves réalisent leur portrait sur les sites. Le scénario d anglais, en plus de l agir «I act», envisage des activités «sur soi» autour de ses possibilités «I can» et autour de ses rêves «I dream». Le scénario de lettres mentionne qu à travers la création de son blog l élève doit être «capable de se présenter aux autres», «Mettre en valeur sa personnalité afin de savoir ce qui [lui] plaît», «Savoir d où l on vient». Au collège, c est la COP qui conduit l activité réflexive sur la connaissance de soi, «traits personnels», «autoportrait», «autoévaluation de la connaissance de soi» et un travail original sur les «valeurs relatives au travail». Les activités sur l orientation sont différentes en collège et en lycée. Au collège, il n est pas fait mention d une activité réflexive et les trois premières consignes écrites sur les fiches d exercices «Lancez la recherche sur les métiers en cliquant sur par centre d intérêt», «Sélectionnez de 1 à 3 intérêts qui vous correspondent», «Dans la liste des métiers obtenus, sélectionnez jusqu à 6 métiers qui vous intéressent» montrent que l enseignant a le souci le faire en sorte que les élèves partent d un projet personnel, mais il n est jamais fait mention de la manière d accompagner le processus réflexif «sur soi» pour que l élève fasse émerger ce qui lui correspond et ce qui l intéresse. Au lycée, les activités sur le projet professionnel sont articulées au travail sur la connaissance de soi, par exemple, l objectif annoncé en anglais est «Mieux me connaître (identité) et apprendre à transférer mes compétences pour mieux réussir à l école et après l école» et sous-entendent une réflexion sur soi «apprendre à construire mes choix». La réflexion sur l orientation est présente jusque dans la formulation de l évaluation demandée aux élèves sur le projet, par exemple, en lettres l élève doit exprimer si «la réflexion sur l orientation m a permis d être plus conscient de ce que j aimerais faire». Le travail réflexif «sur soi» est considéré comme important par tous les participants, mais les activités pédagogiques permettant de l accompagner n ont pas pu être mises en place en classe de technologie. Ce type d activité est cependant possible à tous les niveaux scolaires puisque la COP les réalise avec de petits groupes d élèves. Encore une fois, seuls les scénarios et les discours permettent d approcher les activités collaboratives des élèves. Dans les scénarios du lycée, le travail collectif, les interactions entre élèves, le travail en groupes, les groupes d écoute, les interactions, sont mentionnés à plusieurs endroits. L environnement numérique utilisé pour soutenir les blogs est présenté comme un lieu possible pour les interactions des élèves. Les activités collectives et collaboratives sont moins présentes dans le scénario de collège, les outils utilisés ne semblent pas les favoriser «le Webclasseur ne le permet pas forcément / l échange inter-élèves / puisqu il faut passer systématiquement par l'espace classe», enfin la formulation-même des temps collectifs, «mises en commun», laisse à penser qu il s agit davantage de partager des informations que de co-construire quelque chose. L ouverture sur des professionnels externes à l école est présente en revanche quelque soit le niveau d enseignement. Si les blogs d élèves de lycée peuvent être pris pour des «portfolios de présentation», l existence, qui vient d être montrée, d un travail réflexif et collaboratif en relation avec la production du blog permet de penser qu il s agit de véritables «portfolios réflexifs» qui visent la construction d un processus sur le long terme et non la simple présentation de soi. Conclusion L hypothèse qu un homomorphisme entre les outils mis en place pour les praticiens et ceux

201 dont l utilisation était attendue en classe pouvait favoriser l activité constructive des praticiens avait été posée. Le dispositif destiné aux enseignants était construit en référence à un modèle qui soutient d une part la réflexivité par l analyse des pratiques professionnelles, d autre part le travail collaboratif. Les résultats sont nuancés. Les enseignantes de lycée utilisent les outils du Web 2.0 et font construire à leurs élèves des sites Web qui ressemblent à leurs propres pages ; elles mettent en place des activités de type collaboratif et réflexif pour en accompagner la production. Au collège, il est impossible d avoir une idée précise car nous n avons pas eu accès aux productions des élèves ; des activités de type réflexif ont été mises en place par la COP en petits groupes, ce qui tend à indiquer que la variable «âge des élèves» n est pas la seule raison de cette situation. Les variables «personne qui met en place l activité» et «nombre d élèves présents à la fois» sont confondues, or un nombre d élèves réduit permet des modalités de travail dans lesquelles les élèves sont plus actifs par rapport au fonctionnement en classe entière. Nous proposons en conclusion de regarder ces activités d élèves en relation avec ce que font les praticiens dans l environnement numérique qui leur est dédié. Pour commencer, nous présentons in extenso les définitions données dans le questionnaire final à la question «Aujourd'hui, quelle définition donneriez-vous [du terme] e-portfolio?» Réponse 1 «Un outil qui permet d accéder à toutes les ressources fiables à partir d une seule interface. C est aussi un espace de stockage qui permet de conserver et de classer les recherches et les productions effectuées tout au long du parcours scolaire de l élève.» ; Réponse 2 «Espace numérique dédié à la collecte de données et documents me concernant (perso et pro)» ; Réponse 3 «Espace numérique dans lequel un individu a la possibilité de consigner des informations le concernant. Libre à lui de donner l accès aux informations en fonction des personnes à qui l on s adresse.». Dans la première réponse, l accès aux ressources apparaît en premier, il est suivi par la dimension «stockage». La définition ne mentionne aucune prise en charge par l élève de son orientation : à partir de cette définition, on peut par exemple se demander qui, de l apprenant ou de l encadrant, classe les recherches et les productions? La dimension collaborative n est pas présente. Dans la deuxième définition, on retrouve l idée de collecte, mais il y a une personnalisation de l activité «me concernant». Dans la troisième définition, c est l individu qui consigne ce qui «le» concerne. La dimension collective est présente et l usager du e-portfolio gère cette ouverture à autrui. La réponse 1 est aussi celle du participant qui n a pas mis en place d activité réflexive «sur soi» et d activités collaboratives avec les élèves et qui a peu participé aux échanges au sein du groupe, même s il a donné beaucoup de documents qu il a personnellement conçus en accès à tout le groupe. Les autres réponses viennent de participants qui ont mis en place des activités de réflexion «sur soi» avec les élèves. La dernière réponse est la plus complète des trois ; elle lie la prise en charge de l objet par l individu avec une personnalisation et avec une ouverture à autrui, même si celle-ci reste incomplète du fait qu autrui n est pas partie prenante de l activité constructive. En lien avec la présente thématique «Penser le présent comme un passé pour demain», il semble que les outils numériques puissent être mis au service d un projet qui favorise un retour sur le présent, par des élèves, dans le but de construire une anticipation de leur futur. Ce retour sur le présent est permis par une instrumentation (apprendre à se repérer dans les informations de l environnement, construire des instruments susceptibles de supporter le cheminement), par une réflexion sur soi aujourd hui (qui suis-je aujourd hui, quelles sont mes centres d intérêt ou mes rêves actuels, quelles sont mes possibilités), par des interactions sociales qui restent cependant encore difficiles à intégrer dans l organisation pédagogique d une classe ordinaire, notamment en collège.

202 L HISTOIRE DE L ÉDUCATION : DISCIPLINE DE RECHERCHE HISTORIQUE OU SCIENCE AUXILIAIRE DE L ACTION PÉDAGOGIQUE? LES LEÇONS D UNE COMPARAISON FRANCO-ALLEMANDE Jean-Luc LE CAM À quoi sert l histoire de l éducation? En quoi peut-elle nous aider à comprendre non seulement le passé, mais aussi les problèmes présents de nos institutions d enseignement et des processus qui s y jouent? Et, à partir de cette mise en perspective du passé dans le présent, lui est-il possible d extrapoler une vision du futur, autrement dit de faire du présent un passé pour demain? Pour répondre à ces questions, le mieux est d élargir quelque peu le regard, tant sur le plan temporel que géographique, car c est dans la comparaison dans le temps et dans l espace que l on peut le mieux appréhender les différents usages et potentialités de cette discipline. Notons tout d abord l importance de la dimension temporelle dans les débats sur les questions d éducation. Ce domaine touche en effet à la fois au passé, au présent et au futur. Au passé, car toute éducation vise et implique la transmission d un héritage, culturel ou religieux, cognitif et pratique, de savoirs, savoir-faire et savoir être que les générations ont au fil du temps mis au point, accumulés ou elles-mêmes transmis. C est pourquoi le discours sur l éducation est volontiers conservateur. Mais il touche aussi au futur par la «matière» qu il entend transformer ou préparer. C est un lieu commun des discours sur ce que doit être l éducation à promouvoir. Ceux-ci sont saturés de futurisme, pour reprendre cette catégorie des régimes d historicité distingués par François Hartog 1. Même dans les sociétés d Ancien Régime attachées à l idéal fixiste de la conservation sociale, il était convenu que travailler sur l éducation revenait à investir pour demain 2. Et dans les périodes où l idée de progrès a triomphé, telles les apogées de l humanisme, des Lumières ou du positivisme, les utopies éducatives comme les projets ambitieux de transformation du monde par l éducation se sont multipliés. Enfin, c est bien évidemment dans le présent immédiat que se trouvent les problèmes à résoudre, les défauts à corriger mais aussi les moyens à mobiliser, les organisations et les méthodes à appliquer voire à réformer. Et ce toujours dans l idée d un avenir à améliorer, tout en gardant l œil fixé sur le passé où puiser des sources d inspiration pour les réformes à faire, ou au moins des leçons sur les erreurs à ne plus commettre. Voilà pourquoi les discours et débats sur l éducation ont toujours quelque part un rapport avec le temps. Ils conjuguent dans un mélange parfois explosif conservatisme, futurisme et injonction à agir immédiatement dans le présent. Nous verrons à titre d illustration dans une première partie, comment les débats sur l éducation convoquent régulièrement le passé à l appui de leur thèse. Cela pourrait légitimer l histoire de l éducation comme discipline non seulement de recherche, mais aussi de conseil à l action. Pour comprendre ce qu elle recouvre exactement, il nous faudra revenir brièvement à ses origines, qui se situent à la fois au XIX e siècle et en Allemagne. Cette spécialité a ensuite rapidement essaimé ailleurs en Europe et en Amérique du Nord et a été, suivant les périodes, plus ou moins en vogue ou négligée, décriée. Cette conjoncture n est pas sans intérêt pour comprendre les forces intellectuelles, politiques et sociales qui ont porté l histoire de 1 HARTOG F., Régimes d historicité : Présentisme et expériences du temps, Paris, Le Seuil, Voir par exemple les discours tenus après la guerre de Trente Ans, LE CAM J.-L., «Extirper la barbarie. La reconstruction de l Allemagne protestante par l École et l Église au sortir de la guerre de Trente Ans», F. PERNOT, V. TOUREILLE (dir.), Les lendemains de guerre, Bern, Peter Lang, 2010, p

203 l éducation. À travers ce bref regard historique, on peut donc approcher les utilités différentes qu on a pu lui trouver. Ce qui nous renseigne aussi sur sa finalité, ce sont les disciplines dont elle est issue et les institutions qui l ont portée. Ici aussi, je dirais plus encore, la comparaison internationale s impose parce qu elle est particulièrement éclairante. Nous nous limiterons à la France et à l Allemagne qui présentent des conceptions très différentes de l histoire de l éducation, au moins pendant une longue période, à tel point qu on peut parler de culture nationale de la discipline 3. Enfin, nous verrons à travers ses thèmes de prédilection ce qu elle cherche à comprendre et par là même ce à quoi elle peut servir, mais aussi comment elle se positionne par rapport aux enjeux du présent. 1. La projection du passé dans les débats contemporains sur l éducation et l école Il est convenu en France et dans bien des pays d Europe de dire que l école va mal et de convoquer à la fois l histoire et les comparaisons internationales à l appui de ces convictions. L actualité récente, avec la publication de la dernière enquête PISA sur les performances scolaires comparées des élèves de 15 ans dans les pays de l OCDE, l a illustré en relançant les polémiques sur les causes d une dégradation du système scolaire français et les moyens d y remédier 4. Mais, bien avant cette publication, le débat public était déjà rempli de déplorations sur les problèmes de l école : baisse de niveau des performances scolaires, ou disparité accrue de ses résultats en fonction des origines sociales et géographiques, difficultés d adaptation et d insertion des enfants issus de l immigration, perte de l autorité et banalisation de la violence, remise en cause des disciplines dans leur pérennité et leur hiérarchie, par exemple disparition des humanités, fonte des sections littéraires au profit des filières scientifiques ou économiques dont on dénonce par ailleurs quand même la baisse de niveau, perte de l efficacité pédagogique et démotivation des enseignants. Sur ces sujets s opposent très grossièrement deux écoles : l une aspire à la restauration d un modèle scolaire méritocratique fondé sur le primat des disciplines, qui aurait fonctionné avec efficacité dans le passé en permettant une véritable promotion sociale par l école ; l autre rejette comme réactionnaire cette vision, «source» essentiel des problèmes dans les dysfonctionnements de la société et plaide pour un enseignement centré sur l élève ou tout au moins attentif à l individu dans sa singularité psychologique et sociale. La première position est défendue avec plus ou moins de variantes et de finesse pas deux types d acteurs : d une part des enseignants «de terrain» qui se réclament de cette confrontation pratique avec la réalité pour pourfendre un discours pédagogique issu d institutions ou d acteurs détachés de ces contraintes (les «pédagogistes») et dénoncent la dégradation que sa prise en compte dans les réformes et les pratiques éducatives contemporaines aurait provoquée 5 ; d autre part ceux qui sous le nom de (philosophes) républicains s attaquent au principe même d une science pédagogique en vertu du fait que chacun porte en soi la raison en ce qu elle a d universel et que la République doit instruire cette raison indépendamment des différences individuelles 6. Les sciences de l éducation seraient donc perverses en ce qu elles renonce- 3 Pour un tour d horizon plus vaste, voir COMPERE M.-M., L histoire de l éducation en Europe, Paris, INRP/Peter Lang, Le programme PISA (Programm for International Student Assessment) conduit par l OCDE vise à mesurer les performances des systèmes éducatifs des pays membres et non membres. La première étude de ce type fut menée en 2000, (mais publiée en 2001) et suit depuis un rythme triennal. Ce n est donc qu en 2001 que les pays purent mesurer de façon relativement objective leur position dans ce classement. 5 Un genre dont Jean-Paul BRIGHELLI, enseignant de Lettres modernes, s est fait une spécialité sur le mode le plus provoquant et polémique avec successivement, chez Jean-Claude Gawsewitch Éditeur, Paris : La Fabrique du crétin, 2005 ; À bonne école, 2006 ; Une école sous influence ou Tartuffe-roi, 2006 ; Fin de récré : pour une refondation de l école, 2008 ; et dernièrement : Tireurs d'élites : défense et illustration de l élitisme républicain, Paris, Plon, Voir aussi la satire de l IUFM de François VERMOREL : La Ferme aux professeurs, Paris, Editions de Paris, 2005 ; et POLONY N., Nos Enfants gâchés. Petit traité sur la fracture générationnelle, Paris, JC Lattès, 2005 ; M(me) le président, si vous osiez : 15 mesures pour sauver l école, Paris, éditions Milles et une nuits, Sinon des acteurs moins médiatiques se sont regroupés en association pour assurer cette défense : Sauver les lettres ( Restaurer l école ( 6 FINKIELKRAUT A., Une Voix vient de l'autre rive, Paris, Gallimard, Enseigner les lettres aujourd'hui, Paris, Tricorne, Idem, Collectif, La querelle de l'école, Paris, Stock, Voir l analyse de Bernard CHARLOT, «Les sciences de l éducation en France : une discipline apaisée, une culture commune, un front de recherche incertain», p.

204 raient implicitement à élever l élève vers l'universel en posant avant toutes choses le principe d une adaptation de l'enseignement à l élève. Certains «pédagogues» ont répliqué en dénonçant les exagérations et les apories de leurs contradicteurs et l impossibilité d un retour en arrière 7. Les rejoignent aussi ceux qui placent en premier la dimension sociale de l'œuvre éducative et son attention nécessaire à l individu 8. Nous nous garderons bien de trancher ici le débat, sinon pour constater que chaque camp a su appliquer plus de perspicacité à déceler les faiblesses des positions adverses que les siennes propres. Pour l objet de notre réflexion actuelle, il importe seulement de relever que l un des points sur lesquels porte le bras de fer est l appréciation du fonctionnement de l école du passé, celle d avant 1968 voire celle de la III e République, en tout cas antérieure aux réformes inspirées par le courant des «pédagogues». La référence au passé est utilisée des deux côtés, soit pour disqualifier les positions adverses («l école de papa»), soit au contraire pour l exalter comme tradition au sens noble à travers une instance supérieure à fonction axiologique, ici la République. Ce qui pourrait rassurer, c est que des débats analogues ont cours dans bien des pays. L Allemagne par exemple a connu en 2001 un véritable «PISA-Schock» à la découverte des médiocres résultats scolaires de ses enfants et adolescents. Elle avait l illusion d être à l abri d une telle contre-performance en se fondant sur une prestigieuse tradition éducative et universitaire qui avait souvent servi de modèle dans le monde, et sur la réforme audacieuse qu elle en avait entreprise après la seconde guerre mondiale pour en extirper tout ce qui avait pu conduire au désastre du nazisme. Trois particularités, issues précisément des réformes adoptées après la guerre, furent remises en cause à cette occasion 9. D une part la faible pression du système éducatif sur l enfant, qui lui laisse en général l après-midi libre pour différentes activités et se caractérise par un âge de scolarisation tardif : un retour à la Ganztagschule d avant-guerre fut préconisé et déjà mis en application ici et là. D autre part, la liberté et la diversité des systèmes scolaires due à la constitution fédérale de la république, qui laisse à chaque Land toute autonomie en matière d éducation ; ce qui fait que le baccalauréat (Abitur) de la Bavière démocrate chrétienne n a rien à voir avec celui de la Hesse sociale-démocrate. Enfin, dans ce cadre ouvert, la question de la structuration même du système scolaire, dont les expériences contrastées d un Land à l autre semblaient se retrouver dans les résultats de l enquête PISA : les Länder ayant choisi de garder un système à trois voies séparées, conforme à l ancienne tradition allemande (Hauptschule, Realschule, Gymnasium) s en sortaient apparemment mieux que ceux qui réunissaient toute la population scolaire dans des écoles à cursus adaptés, voire dans une Gesamtschule, équivalent approximatif de notre collège unique 10. Les Al , ici 150, HOFSTETTER R., SCHNEWLY B. (dir.), Le pari des sciences de l'éducation, Bruxelles, De Boeck Université, Marcel GAUCHET a également pointé la menace que faisait porter sur l entreprise éducative le processus d individualisation pédagogique et affirmé que l autorité était une condition de l éducation : voir (en coll. avec BLAIS M.- Ch. et OTTAVI D.) Pour une philosophie politique de l éducation, Paris, Hachette, 2003 ; Conditions de l éducation, Paris, Stock, À l autre extrémité du spectre idéologique se développe aussi une critique radicale de l école telle qu elle est, mais qui aboutit finalement à la proposition de sa dissolution : Julie ROUX, Inévitablement (après l'école), Paris, La Fabrique, DE VECCHI G., École : sens commun... ou bon sens? Manipulations, réalité et avenir, Delagrave, RIMBERT F., La fabrique du génie. À bas l école de Papa, éd. du Temps, Et bien sûr Ph. MEIRIEU, qui a fait figure de symbole du «pédagogisme» pour ses adversaires en raison de son rôle dans la création des IUFM, voir entre autres : Frankenstein pédagogue, Paris, ESF éditeur, nouvelle édition, Pédagogie : le devoir de résister, Paris, ESF éditeur, nouvelle édition, 2008 et son site L enquête PISA est venue apporter de l eau à leur moulin, cf. BAUDELOT C. et ESTABLET R., L élitisme républicain. L école française à l épreuve des comparaisons internationales, Paris, Seuil, D origines diverses, ce sont des prises de positions moins polémiques qui cherchent avant tout à proposer des solutions : CHAPELLE G., MEURET D., Collectif, Améliorer l'école, Paris, PUF, WAVELET J.-M., Une école pour chacun, Paris, L Harmattan, PETITCLERC J.-M., Lettre ouverte à ceux qui veulent changer l'école, Paris, Bayard, BENTOLILA A., Urgence école. Le droit d'apprendre, le devoir de transmettre, Paris, Odile Jacob, DUMONT J.-L., CAMARA S., L école, les jeunes et la culture, Paris, L'Harmattan, Une sélection de l analyse des réactions : FAHRHOLZ B., Nach dem PISA-Schock : Plädoyers für eine Bildungsreform, Hamburg, Hoffmann und Campe, HUISKEN F., Der "Pisa-Schock" und seine Bewältigung : wieviel Dummheit braucht, verträgt die Republik?, Hamburg : VSA-Verl., SCHWAGER R., PISA-Schock und Hochschulmisere : hat der deutsche Bildungsföderalismus versagt?, Perspektiven der Wirtschaftspolitik, Bd. 6 (2005), p DEUTSCHER FRAUENRAT, Vom Sputnik-Schock zum Pisa-Schock : Bildung in Deutschland, Berlin, Dt. Frauenrat, DEMMER M., «Vom PISA- Schock zur PISA-Show», Die deutsche Schule 99, 2007/4, p PAYK B., Deutsche Schulpolitik nach dem PISA- Schock : wie die Bundesländer auf die Legitimationskrise des Schulsystems reagieren, Hamburg, Kovač, STANAT, P. et al., PISA 2000 : Die Studie im Überblick. Grundlagen, Methoden und Ergebnisse, Berlin, Max-Planck- Institut für Bildungsforschung, 2002, p

205 lemands se sont donc aussi retournés vers le passé de leur système scolaire et ses évolutions pour y repérer les transformations qui ont pu expliquer cette contre-performance. Certes, à la différence de la France, il n'est pas bien porté en Allemagne de nourrir trop ouvertement la nostalgie du passé, pour des raisons compréhensibles 11. Voilà pourquoi le débat s alimente plus volontiers outre-rhin de la comparaison dans l espace plutôt que dans le temps. Mais il est aussi des voix qui s élèvent pour rejeter le modèle d une éducation évaluée en termes de performances techniques, qui soustend l esprit et la méthodologie de l enquête PISA, et pour revendiquer le maintien de la tradition culturelle nationale d une éducation désintéressée, ou en tout cas largement ouverte, qui s incarne typiquement dans le concept de Bildung. Ce rappel de la grandeur et de l efficacité d une tradition éducative allemande est aussi particulièrement sensible dans le débat qui entoure la réforme actuelle de l université et qui s illustre dans des questions du type : Humboldt est-il mort 12? Dans les deux pays donc, mais avec des variantes tenant à leur histoire politique et culturelle, les problèmes contemporains du système scolaire ont provoqué également, avant toute proposition de réforme, un regard rétrospectif sur leur évolution, que l on peut assimiler à une démarche historique. 2. Aux origines d une discipline incertaine : de l Allemagne pédagogique à la France républicaine Si, dans les deux pays, se sont trouvés dès le XVIII e siècle des érudits pour faire l histoire d établissements scolaires particuliers ou de certains ordres enseignants, l histoire de l éducation conçue comme une spécialité identifiée et comme une discipline auxiliaire de la science pédagogique est une invention allemande. Théodore Barrau ( ), enseignant et moraliste français, la décrivait plaisamment en 1857 pour la dénigrer : «Il est des sciences laborieusement inutiles : de ce nombre est celle qui, depuis le commencement du XIX e siècle, a pris naissance en Allemagne sous le nom d histoire de la pédagogie ou de la pédagogique [en fait Pedagogik], ce qui signifie en français Histoire de l éducation et de l enseignement ; une foule de livres ont été publiés sous ce titre. Les pères de famille et surtout les instituteurs pourraient être séduits par ce titre : nous voulons les prévenir à ce sujet et leur épargner une étude dont ils ne recueilleraient aucun fruit 13.» Il s en prenait ensuite au penchant à l anecdote, à l idéalisme et au nationalisme, voire au chauvinisme, dont faisaient preuve selon lui ces spécialistes d une fausse science, qui pourtant n étaient pas encore coupables d avoir pris l Alsace et la Lorraine. Il y affirmait que l histoire de l éducation n existait pas coupée de l histoire générale et qu elle ne saurait être une science de pédagogues. Ainsi était soulignée d emblée la différence d'approche entre les deux pays. L Allemagne était en effet depuis les Lumières le pays par excellence de la pédagogie. Si Rousseau n est certes pas allemand, son Émile avait fait beaucoup d émules dans les pays germaniques (auxquels il faut compter une bonne partie de la Suisse). Cette époque vibrait d ardeur éducative au point de recevoir dans l historiographie allemande l appellation de «siècle pédagogique» (das pädagogische Jahrhundert) 14. C est pourquoi l Allemagne est le premier pays à avoir introduit à l université un enseignement de pédagogie théorique ou sciences de l éducation, rattaché d abord Internet. URL : 11 Voir cependant TRÖHLER D. «Schulgeschichte als Argument der politischen Presse», CARUSO M., KEMNITZ H., LINK J. W. (dir.), Orte der Bildungsgeschichte, Bad Heilbrunn, Klinkhardt, 2009, p MATTHES E., «Bildungsgeschichtliche Bezüge in aktuellen Diskussionen über Schulreform», ibid., p SCHIEDERMAIR H., «Ist die Universitätsidee von Wilhelm von Humboldt tot?», Erfurter Universitätsreden 5, 2002, p Article paru en 1857 dans le Manuel général de primaire, 3e série, n 1, p. 4-5 sous le titre «De l histoire de l enseignement et de l éducation», reproduit dans Histoire de l éducation, mai 1986, n 30, p L expression est employée pour la première fois par le célèbre pédagogue Joachim Heinrich Campe ( ). Voir HAMMERSTEIN N., HERRMANN U. (dir.), Handbuch der deutschen Bildungsgeschichte, t. II, 18. Jahrhundert, München, Beck, 2005, où l on trouvera une abondante bibliographie.

206 à la philosophie 15, tandis que certains théologiens y accordaient aussi, depuis Hermann August Francke ( ) et le piétisme, une attention particulière 16. Cette discipline continua son développement jusqu à conquérir son autonomie au tournant du XIX e et du XX e siècle. La montée en puissance des sciences de l éducation entraîna par contrecoup un intérêt accru pour l histoire de l éducation et de la pédagogie. Celle-ci connut un premier apogée dans les années 1860 à 1920 environ 17. Deux grandes tendances la régissaient alors : la Geistesgeschichte, dans la tradition de l historisme, ce pendant allemand du positivisme historique français, qui réunit l histoire des idées et de l esprit du temps, tels qu ils se révèlent dans la pensée de personnalités extraordinaires. L histoire de la pédagogie théorique, des grands penseurs et de leurs projets éducatifs ou des politiques scolaires modèles en étaient les centres d intérêt. D autre part se développa avec beaucoup de succès une histoire des institutions scolaires et de leur transformation au cours des âges. Ces études furent portées par la Gesellschaft für deutsche Erziehungs- und Schulgeschichte ( ) qui mena notamment une formidable entreprise d édition de sources, les Monumenta Germaniae Paedagogica (62 tomes, dont 56 parus avant 1918) 18. Ces deux tendances avaient en commun la conception que l histoire de la pédagogie était en fait une recherche pédagogique dans l histoire qui devait, à la lumière des bons et des mauvais exemples passés, contribuer à l amélioration du système éducatif contemporain 19. Cet apogée de la discipline correspond clairement à la période triomphante du Second Empire allemand. C est l époque où les Français envoyaient en Allemagne des missions pour étudier le système scolaire et universitaire du pays qui les avait vaincus en Tout cela s est écroulé peu à peu dans les années du fait des transformations de la société allemande suite à la guerre et à la crise et de l envahissement des sciences de l éducation d abord par la psychologie, puis après 1933 par l idéologie national-socialiste, son hypernationalisme et sa «science des races» (Rassenkunde). La défaite du nazisme n entraîna pas un retour à la situation quo ante. L historisme et le règne des «sciences de l esprit» avaient entre temps cédé devant la «realistische Wendung» (le tournant réaliste), c est-à-dire l intrusion des nouvelles sciences sociales, au détriment de l histoire, comme éléments constitutifs essentiels de la réflexion sur l éducation 21. La recherche pédagogique s est séparée alors complètement des études historiques sur l école, qui végétèrent plus ou moins au niveau de l érudition locale. Le traumatisme consécutif à l écroulement du III e Reich et le refoulement qui s ensuivit avaient aussi contribué à la perte du sentiment de l histoire. Seule l historiographie de l Allemagne de l Est reprit, avec une redistribution des valeurs, la tradition positiviste d une histoire de l éducation donneuse de leçons, conçue comme celle d un progrès trouvant son achèvement dans l œuvre scolaire de la République Démocratique Allemande Les premiers cours sont donnés à Königsberg à partir de 1776 par Emmanuel Kant, Johann Friedrich Herbart lui succédera en La première chaire spécialisée de pédagogie est fondée à Halle en 1779 pour Ernst Christian Trapp, et des cours analogues sont attestés dans la même décennie dans d autres universités protestantes (Iéna, Göttingen, Helmstedt), ibid., p Ibid., p LUNDGREEN P., «Historische Bildungsforschung», R. RÜRUP (dir.), Historische Sozialwissenschaft. Beiträge zur Einführung in die Forschungspraxis, Göttingen, 1977, p HERRMANN U., Historische Bildungsforschung und Sozialgeschichte der Bildung. Programme, Analysen, Ergebnisse, Weinheim, KRAUSE-VILMAR D., «Materialen zur Sozialgeschichte der Erziehung. Über die Arbeit der Gesellschaft für deutsche Erziehungs- und Schulgeschichte ( )», Zeitschrift für Pädagogik 18, 1972, p HORN K.-P., «Die Gesellschaft für deutsche Erziehungs- und Schulgeschichte ( )», G. GEIßLER, U. WIEGMANN (dir.), Außeruniversitäre Erziehungswissenschaft in Deutschland. Versuch einer historischen Bestandsaufnahme, Köln, Böhlau, 1996, p La production la plus remarquable de cette école historique est celle de Friedrich PAULSEN, Geschichte des gelehrten Unterrichts auf den deutschen Schulen und Universitäten vom Ausgang des Mittelalters bis zur Gegenwart, 2 tomes, 3e éd., Berlin/Leipzig, TROUILLET B., Der Sieg des preussischen Schulmeisters und seine Folgen für Frankreich, , Köln, Böhlau, MATASCI D., «Les missions pédagogiques françaises en Allemagne : un exemple de circulation transfrontière des modèles scolaires ( )», Trajectoires 3, 2009, URL : 21 LUNDGREEN P., art. cité, p GÜNTHER K.-H., «Traditionen und Leistungen der Geschichte der Erziehung als Wissenschaftsdisziplin in der Deutschen Demokratischen Republik», M. HEINEMANN (dir.), Die historische Pädagogik in Europa und den USA, Teil 2, Stuttgart, 1985, p IDEM, Geschichte der Erziehung, 11 e éd., Berlin [Ost], 1973.

207 Il fallut attendre les années 1970 pour voir une certaine renaissance et rénovation de l histoire de l éducation. Les impulsions venant de la sociologie et les innovations de l historiographie étrangère, notamment américaine, avaient suscité en retour un intérêt pour le fonctionnement social de l école à travers l histoire, sujet totalement négligé jusqu alors par l historiographie allemande 23. C était aussi le moment de l expansion rapide du système scolaire accompagnant la démocratisation de l accès à l enseignement et le miracle économique allemand. Il se trouve qu au même moment, la France connaissait aussi un nouvel engouement pour l histoire de l'éducation après une longue éclipse. Sa tradition dans ce domaine était certes moins prestigieuse et ancienne. Mais la Troisième République et son œuvre scolaire avaient tout de même provoqué en contrepoint un débat historiographique entre les tenants du Nouveau et de l Ancien Régime, entre les partisans de l'état et ceux de l'église : les premiers voulant démontrer que tout n était qu'obscurité avant la Révolution française et glorifier l œuvre de la République, tandis que les seconds voulaient réhabiliter les ordres enseignants et la réforme catholique en leur attribuant la paternité de l alphabétisation et de la scolarisation des Français, progrès que la Révolution et ses désordres avaient selon eux plutôt détruits 24. C est donc un arrière-plan plus politique que pédagogique qui sous-tend en France l intérêt pour 'histoire de l éducation, à laquelle il est assigné une fonction d auxiliaire idéologique. Pour le reste, elle n était pas très différente dans sa nature de son homologue allemande, avec son double intérêt pour les institutions scolaires et les grands penseurs de la pédagogie. Les travaux de Gabriel Compayré ( ) constituent l apport le plus remarquable de cette historiographie ; son engagement politique derrière Jules Ferry est représentatif de la dimension idéologique de son travail 25. Un autre acteur éminent de cette historiographie engagée fut Ferdinand Buisson, auteur d une thèse sur Sébastien Castellion et d'un ouvrage sur Condorcet, mais surtout coordinateur d un imposant chantier éditorial réunissant plus de 350 collaborateurs : le Dictionnaire de pédagogie et d instruction primaire. Véritable «Bible» de l école laïque et républicaine, il comporte de nombreux articles à dimension historique et devint à son tour un «lieu de mémoire» 26. Il est intéressant pour notre sujet de noter que cette entreprise était à la fois inspirée par l exemple allemand de l encyclopédie pédagogique de Karl Albert Schmid 27, puis motivée dans sa seconde édition par le souci de faire le bilan de trente années de politique scolaire et notamment de la réforme de L histoire de l éducation était donc bien conçue à l époque comme élément de la réflexion sur la transformation contemporaine du système éducatif. Au même moment, elle devenait un élément de la formation des maîtres, en prenant un tour moins philosophique ou politique et plus sociologique. En 1904 en effet, Émile Durkheim inaugurait à la Sorbonne un cours d histoire de l enseignement en France, dans le cadre du stage pédagogique que la réforme de 1902 avait prévu pour tous les candidats à l agrégation. Il sera publié en 1938 par son élève Maurice Halbwachs 28. Le fait que cette publication posthume ait encore un sens un tiers de siècle plus tard, et même toujours en 1969 pour sa seconde édition, montre assez le marasme et le désintérêt dans lequel plongea ensuite la discipline. Elle se réduisait à des ouvrages de vulgarisation à destination 23 LUNDGREEN, art. cit., p DENIS D., KAHN P. (dir.), L'École de la Troisième République en questions. Débats et controverses dans le Dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson, Bern, Peter Lang, COMPAYRE G., Histoire critique des doctrines de l éducation en France depuis le seizième siècle, 2 tomes, Paris, Hachette, Histoire de la pédagogie, 1886, 4 e édition (apparemment la plus ancienne conservée), qui devinrent des standards maintes fois réédités. Il est aussi l auteur de 13 monographies sur les Grands éducateurs. Ses Éléments d'éducation civique et morale (1880), considérable succès de librairie scolaire, furent mis à l Index. Il fut d abord professeur de lycée puis d université, puis député du Tarn de 1881 à 1889 dans le groupe des républicains modérés, enfin recteur d académie. Sur son apport théorique aux sciences de l éducation, voir VERGNIOUX A., «La théorisation par l histoire : Gabriel Compayré», IDEM, Théories pédagogiques Recherches épistémologiques, Paris, Vrin, 2009, p NORA P., «Le Dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson, cathédrale de l école primaire», IDEM (dir.), Les lieux de mémoire, t. I La République, Paris, Gallimard, 1984, rééd. Paris, Gallimard, coll. Quarto, p La première édition fut publiée par Hachette entre 1882 et 1887, une nouvelle édition en 1911, actuellement accessible sur le site de l INRP, 27 SCHMID K. A., Encyklopädie des gesamten Erziehungs- und Unterrichtswesens, 11 tomes, Gotha, Besser, Version digitale sur 28 DURKHEIM E., L évolution pédagogique en France, Introduction de M. Halbwachs, Paris, PUF, 1938, 2 e éd Il avait déjà fait à Bordeaux un cours d histoire de l éducation et des doctrines pédagogiques.

208 des élèves-maîtres 29, ou de reprise de l histoire des doctrines pédagogiques sans nouvelle approche épistémologique 30. La raison en était comme en Allemagne la victoire de l approche essentiellement psychologique et pratique des problèmes pédagogiques. Les années allaient apporter un renouveau significatif, mais sur des bases assez différentes dans les deux pays. 3. Une résurgence sur des bases différentes : historiens contre pédagogues Une comparaison franco-allemande montre comment les conditions institutionnelles d exercice d une discipline peuvent être déterminantes pour les orientations scientifiques de celleci. Outre Rhin, l histoire de l'éducation est restée, conformément à ses origines, pour l essentiel fermement agrippée aux départements de sciences de l éducation. Elle a donc bénéficié indirectement de l expansion considérable que ceux-ci ont connue dans cette période, à l instar de la plupart des sciences sociales, mais d autant plus qu'ils sont, dans la tradition allemande, dépositaires de la formation des enseignants. Entre 1966 et 1980 le nombre d universitaires relevant des sciences de l éducation a été multiplié par 5,5, tandis que celui des étudiants spécialisés en pédagogie s est accru de 3000 à plus de , et que les candidats à l enseignement, qui passaient au moins pour partie par ces départements, voyaient leur nombre doubler 31. Signe de l autonomisation et de la montée en puissance de la pédagogie, désormais seule une petite minorité de ses membres provient d autres domaines scientifiques, contrairement à ce qui se faisait avant-guerre. Cette expansion quantitative des sciences de l éducation s est accompagnée d une différenciation interne en nombreuses spécialités (actuellement 25!), dont l'histoire de l éducation fait désormais officiellement partie : la Société allemande des sciences de l éducation (Deutsche Gesellschaft für Erziehungswissenschaft), fondée en 1964, a créé en 1972 une Commission historique qui accéda peu après à la dignité supérieure de Section 32. Aujourd hui, elle constitue la première des 13 sections de la DGfE (Sektion Historische Bildungsforschung der DGfE) 33. L avantage de cette situation de dépendance a été de fournir aux historiens allemands de l'éducation des conditions institutionnelles et matérielles inconnues en France, en termes de nombre de chaires, de thèses soutenues, d instituts et de vecteurs de diffusion 34. Sur le plan des revues, l avantage peut sembler moins net puisqu il fallut attendre 1991 pour voir la recréation, un siècle après les premières revues scientifiques dans le domaine 35, d un Bulletin annuel de la recherche en histoire de l éducation 36. Mais des travaux historiques pouvaient déjà être publiés dans différentes revues de sciences de l éducation et continuent à l être, au moins pour les articles concernant la période contemporaine 37. Au total, cette base institutionnelle, à laquelle il faut rattacher les éléments suisses-allemands et autrichiens qui partagent la même tradition, donne à la spécialité un poids sans comparaison avec la situation française, qui confine à celui d une véritable discipline. Mais la contrepartie de ces avantages est la situation de dépendance de l histoire de l éducation vis-à-vis des sciences pédagogiques qui l hébergent. 29 Par exemple LEIF J., RUSTIN G., Histoire des institutions scolaires, Paris, Delagrave, SNYDERS G., La pédagogie en France aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, PUF, CHATEAU J., Les grands pédagogues, Paris, PUF, 1956, nombreuses rééditions. Dernier avatar de cette approche, G. AVANZINI G., Histoire de la pédagogie du 17 e siècle à nos jours, Toulouse, Privat, TENORTH H.-E., «Les sciences de l éducation en Allemagne. Un cheminement vers la modernité entre science, profession enseignante et politique», HOFSTETTER, SCHNEWLY, op. cit., p La Société est subdivisée en 13 sections et 31 commissions particulières, elle comporte 2600 membres, cf. La section historique a son propre site : 34 TENORTH H.-E., art. cit. HORN K.-P., «Historische Bildungsforschung an den deutschen Universitäten: Personal, Studiengänge, Forschung», CARUSO et alii, Orte der Bildungsgeschichte, op. cit., p Mitteilungen der Gesellschaft für die deutsche Erziehungs- und Schulgeschichte Zeitschrift für Geschichte der Erziehung und des Unterrichts Jahrbuch für Historische Bildungsforschung dont le premier tome parut en Voir les thèmes 37 Pädagogische Rundschau depuis 1947 ; Bildung und Erziehung depuis 1948 ; Zeitschrift für Pädagogik depuis 1955 ; Jahrbuch für Pädagogik depuis 1992 ; Zeitschrift für Erziehungswissenschaft (ZfE) depuis 1998 ; Erziehungswissenschaftliche Revue (EWR), revue électronique de recensions dans tous les domaines de l éducation depuis 2002.

209 En France, les sciences de l éducation ne trouvèrent une structuration et une identité plus affirmée qu avec la fondation en 1967 de leurs premiers départements universitaires autonomes 38. Mais ceux-ci restèrent relativement modestes car ils n eurent jamais de rôle comparable dans la formation des enseignants. Un petit nombre d historiens y furent cependant rattachés. En même temps, suivant une tradition centralisatrice bien française, le gouvernement chercha à soutenir la discipline par une institution nationale : en 1970 le recteur Maurice Bayen, nommé Haut fonctionnaire chargé de l histoire de l éducation, flanqué d une commission permanente, obtint la fondation d une Mission puis d un Service d histoire de l éducation qui sera finalement rattaché à l Institut national de recherche pédagogique le 18 octobre Ce service sortait en décembre 1978 le premier numéro d Histoire de l éducation qui devint rapidement la revue française de référence du domaine, jouissant d une reconnaissance internationale. Le SHE a joué en outre un rôle essentiel dans la construction d instruments de travail et de ressources pour la discipline : bibliographie annuelle, répertoires voire numérisations de sources, annuaires de chercheurs, etc. Elle abrite aussi une équipe de recherche, associée au CNRS de 1989 à 2004, actuellement en cours de reconfiguration suite au déménagement et à l intégration de l INRP à l ENS Lettres et Sciences Humaines de Lyon sous le nouveau nom d Institut Français de l Education (IFE) 40. Ce rattachement, plus formel que fonctionnel, à l INRP ne doit pas masquer le fait que ce mouvement de renaissance de l histoire de l éducation des années 1970 à 1990 a été porté essentiellement par des historiens de formation «classique», sans lien avec les départements de sciences de l éducation : Antoine Prost, Maurice Crubellier, Paul Gerbod, Dominique Julia, Roger Chartier, Marie-Madeleine Compère, Jean Quéniart, François Furet, Mona Ozouf, Françoise Mayeur, Jean Noël Luc, Pierre Caspard, certains d entre eux ayant aussi d autres spécialités de recherche dans le champ historique 41. C est précisément parce qu ils importaient des questionnements, des approches et des méthodes aiguisées sur les chantiers de la «Nouvelle» histoire sociale et culturelle, en grande vogue à l époque, qu ils ont pu profondément renouveler l historiographie de l éducation en l orientant vers l étude des pratiques réelles de l école et de l éducation, en particulier dans leurs dimensions sociales et culturelles. Certains de ces travaux étaient aussi inspirés par les apports de la nouvelle sociologie incarnée par Pierre Bourdieu. Celle-ci opérait un effet de dévoilement sur le fonctionnement social du système scolaire, analysé comme outil de reproduction opérant au profit des élites, ces dernières étant présentées toutefois de façon plus complexe qu'auparavant grâce à la notion différenciée de capital symbolique 42. De ce fait, les institutions scolaires et les hiérarchies de savoirs héritées ne devaient plus tant être comprises dans leur logique affichée que comme des instruments de légitimation d'un système social. La conséquence de cette approche aurait pu être le rejet d'une histoire de l'éducation perçue dès lors comme un divertissement de l essentiel, mais elle lui a donné au contraire un nouveau souffle et une orientation sociale très caractéristique de l école française 43. Au-delà de l effet d aubaine provoqué par la rencontre de questionnements et de méthodes innovantes mis au point sur d'autres champs et d un terrain depuis longtemps délaissé, l intérêt pour ce domaine a été stimulé par le contexte de la politique et de la conjoncture scolaire 38 VERGNIOUX A. (dir.), 40 ans des sciences de l éducation. L âge de la maturité? Questions vives. Actes du colloque de Caen 2007, Caen, Presses universitaires de Caen, Voir l historique de la création dans le premier n de la revue. 40 Voir détails sur le site, et dans Service d histoire de l éducation, Rapport Scientifique , Lyon, INRP, 2009, ( L équipe de chercheurs a été finalement rattachée en janvier 2012 au laboratoire de Recherche Historique Rhônes-Alpes (LARHRA) 41 Il est impossible dans le cadre de ce survol de donner les références bibliographiques qui s imposeraient. Nous renvoyons à la bibliographie annuelle de la revue Histoire de l éducation, désormais en cours d informatisation et aux synthèses historiographiques déjà produites : JULIA D., «Les recherches sur l'histoire de l'éducation en France au siècle des lumières», Histoire de l éducation 1, 1978, p CASPARD P., «Histoire et historien de l éducation en France», Les dossiers de l éducation 14-15, 1988, p CHERVEL A., «L histoire des disciplines scolaires. Réflexions sur un domaine de recherche», Histoire de l éducation 38, 1988, p HAVELANGE I., «20 ans de bibliographie d histoire de l éducation française ( )», Histoire de l éducation 93, 2002, p BOURDIEU P., PASSERON J.-Cl., La Reproduction. Éléments pour une théorie du système d enseignement, Paris, Minuit, BOURDIEU P., Les héritiers. Les étudiants et la culture, ibid., Homo academicus, ibid., La Noblesse d État. Grandes écoles et esprit de corps, ibid., Un spécimen remarquable de cette rencontre de la perspective sociale et de l histoire sérielle fut donné par l enquête de Dominique JULIA et Wilhelm FRIJHOFF, Ecole et société dans la France d Ancien régime, Paris, Armand Colin, 1975.

210 de la période, marqué par les défis de l entrée dans la scolarisation de masse et de l élévation du niveau d étude 44. Les résultats de cette rupture épistémologique au profit de l histoire socioculturelle furent nombreux et prirent la forme de synthèses déjà abouties sur certains grands chantiers tels l'histoire de l alphabétisation 45 ou la redécouverte de l éducation de la France d Ancien Régime 46, ou au contraire de thèses et d essais sur des sujets plus spécialisés. On put éditer dès 1981 une grande histoire collective de l éducation en France en quatre tomes, représentative de ces nouvelles directions de recherche 47. Puis, compte tenu de la loi des rendements décroissants, des nécessités de renouvellement thématique dans la gestion d'une carrière universitaire mais aussi des changements de vogue historiographique, l histoire de l éducation française quitta les têtes d affiche de la nouveauté historique pour suivre un destin plus ordinaire, mais aussi plus régulier dans son fonctionnement. Une nouvelle génération de chercheurs se spécialisa dans un domaine qui s était entre temps assis institutionnellement, même s il a gardé parfois aux yeux de certains la réputation d un genre mineur 48. Les statistiques bibliographiques sont là pour l attester, l histoire de l enseignement est une des rubriques qui ont le plus augmenté en trente ans (+ 354%), grâce aussi à l implication croissante des spécialistes des différentes disciplines scolaires 49. Si cette progression traduit indubitablement un intérêt et une demande sociale d histoire de l éducation, on peut se demander quel rapport ces productions entretiennent avec les problèmes actuels et les enjeux futurs de l éducation, et si elles contribuent à leur maîtrise ou à leur compréhension, enfin si elles ont, de ce point de vue, les mêmes orientations en France et en Allemagne. 4. Des thématiques irriguées par le présent et le poids de l histoire, une prétention et une capacité différenciées à peser sur l action De façon plus ou moins consciente, les historiens sont souvent stimulés dans leurs recherches par les problématiques du présent. Et ils sont le mieux placés pour repérer dans le système éducatif contemporain la subsistance de structures ou de particularités du passé et à en expliquer les raisons et la genèse. En France, on l a vu, les débats idéologiques autour de l école, concernant notamment les rôles respectifs et souvent contradictoires de l État et de l Église dans l éducation et l apport de chaque régime politique à l œuvre scolaire ont suscité de nombreux travaux 50. La commémoration de la loi de 1905 et le débat contemporain sur la laïcité, à vrai dire posé dans un cadre tout à fait différent qu à l origine, ont été l occasion d un regard rétrospectif où l éducation avait sa part. En Allemagne, où cette opposition n existe pas, c est plutôt l importance du fait confessionnel comme élément structurant le système éducatif qui a polarisé les recherches, avec toutefois une prédilection pour le protestantisme, souvent assimilé au progressisme 51. Sinon, le difficile travail de 44 Dans ce contexte, les questions de la démocratisation et de l école unique se faisaient d autant plus brûlantes comme le soulignait la critique marxiste de Christian BAUDELOT et Roger ESTABLET, L école capitaliste en France, Paris, Maspero, L école primaire divise, ibid., FURET F., OZOUF J. (dir.), Lire et écrire. L alphabétisation des Français de Calvin à Jules Ferry, 2 t., Paris, Minuit, CHARTIER R., COMPERE M.-M., JULIA D., Éducation en France du XVI e au XVIII e siècle, Paris, SEDES, PARIAS L.-H. (dir.), Histoire générale de l enseignement et de l éducation en France, Paris, Nouvelle Librairie de France, t. 1-4, Voir la postface de Guy CAPLAT, t. 4, p , qui porte sur la demande sociale d histoire de l éducation. 48 Voir ce qu en dit plaisamment Jean-Noël LUC, «Territoires et pratiques de l'histoire de l éducation. Le point de vue d un historien des XIX e et XX e siècles», VERGNIOUX A. (dir.), 40 ans des sciences de l éducation, op. cit., p , ici HAVELANGE, art. cit., p Il existe une bibliographie pléthorique sur le sujet. Signalons seulement le grand colloque organisé à l occasion du bicentenaire de l Université napoléonienne intitulé L État et l éducation , La Sorbonne - École normale supérieure, mars 2008, en cours de publication par la revue Histoire de l éducation. 51 On a notamment discuté de l application à l histoire de l éducation du concept de confessionnalisation forgé par les historiens de l État princier et de l Église, ou de la datation du processus de sécularisation, JACOBI J., MUSOLFF H.-H., LE CAM J.L. Säkularisierung vor der Aufklärung? Bildung, Kirche und Religion , Köln, Böhlau, EHRENPREIS S., SCHILLING H. (dir.), Frühneuzeitliche Bildungsgeschichte der Reformierten in konfessionsvergleichender Perspektive. Schulwesen, Lesekultur und Wissenschaft, Berlin, Duncker & Humblot, WINTER A., Das Gelehrtenschulwesen der

211 dépassement du passé (Vergangenheitsbewältigung) et d éducation démocratique, qui figure parmi les premières obligations du système scolaire allemand, a eu pour conséquence une multiplication des travaux disséquant les ressorts de l endoctrinement et de l embrigadement par l école sous les régimes autoritaires ou dictatoriaux qui ont marqué l histoire allemande, de l absolutisme au nazisme en passant par l impérialisme 52. Un travail similaire est fait depuis la chute du mur sur le système éducatif de l ex RDA 53. Mais on peut faire l hypothèse que l autre tropisme, toujours présent, de l histoire de l éducation allemande pour les Lumières pédagogiques et l application progressive de leurs idées est également pour une part un contrepoint à cette entreprise nécessaire mais psychologiquement difficile d exorcisation du passé. Il y a bien sûr aussi des points communs des deux côtés du Rhin dans cette mise en perspective historique des problèmes présents. Par exemple, la place des femmes dans cette histoire, longtemps négligée, a fait l objet dans les deux pays d une attention accrue, répondant ainsi aux soucis contemporains de parité 54. Les interrogations actuelles sur les performances scolaires et les façons de les évaluer ont stimulé les recherches sur les travaux d élèves et la certification par l examen 55. Et la perpétuelle discussion sur la formation des enseignants encourage naturellement l étude de la professionnalisation progressive du corps professoral 56. Les rencontres internationales et les nécessités de renouvellement des thématiques ont fini en outre par rapprocher les points de vue. Malgré le poids de l histoire des idées et des institutions, l histoire socioculturelle a bien fini aussi par irriguer pour partie l historiographie allemande de l éducation 57. Inversement, les recherches françaises ont changé de paradigme, passant d une interrogation centrée essentiellement sur le fonctionnement social de l école et ses enjeux politiques à des enquêtes sur la réalité des pratiques pédagogiques et la constitution des disciplines enseignées et d une culture scolaire, rejoignant ainsi certains des centres d intérêts des pédagogues allemands 58. Si l on reprend toutefois la question posée en introduction sur la contribution de l histoire de l éducation à la compréhension du présent et à la préparation de l avenir, on retrouve de fortes nuances dans les deux approches. En Allemagne subsiste le penchant naturel à intégrer l histoire de l éducation au grand ensemble des sciences pédagogiques, voire même à l instrumentaliser comme auxiliaire d une discipline universitaire intitulée «pédagogie générale», «pédagogie systématique» ou «science de l éducation générale». Son objet est de produire, à partir de la discussion critique de ses concepts principaux et en puisant dans les diverses sciences humaines et sociales, Residenzstadt Berlin in der Zeit von Konfessionalisierung, Pietismus und Frühaufklärung ( ), Berlin, Duncker & Humblot, Voir notre compte rendu de ces deux ouvrages sur le site Francia Recensio 2010/3. 52 À titre d échantillon, on consultera l article de revue bibliographique de HORN K.-P., «Erziehung im Nationalsozialismus. Eine Sammelbesprechung», Erziehungswissenschaftliche Revue 3/1, 2004 ( et les n 7 et 9 du Jahrbuch für Historische Bildungsforschung (2001, 2003). 53 On accédera en français à ces problématiques et à la bibliographie grâce à DROIT E., Vers un homme nouveau? L éducation socialiste en RDA , Rennes, PUR, La plupart des spécialistes de la question se retrouvent dans la grande histoire de l éducation des femmes de KLEINAU E. et OPITZ C. (dir.), Geschichte der Mädchen und Frauenbildung, 2 tomes, Frankfurt/M., New York, Sur la France, voir ROGERS R., «L éducation des filles. Un siècle et demi d historiographie», Histoire de l éducation , 2007, p et le site 55 CHERVEL A. MANESSE D., Comparaison de deux ensembles de dictées, , Rapports de recherches 1, COMPERE M.-M., PRALON-JULIA D., Performances scolaires de collégiens sous l Ancien Régime. Études d exercices latins au collège Louis-le-Grand vers 1720, Paris, INRP/Publ. de la Sorbonne, BELHOSTE B. (dir), L Examen. Évaluer, sélectionner, certifier (XVIe-XXe siècle), n spécial, Histoire de l éducation 94, HERDEGEN P., Schulische Prüfungen: Entstehung Entwicklung Funktion, Prüfungen am bayerischen Gymnasium vom 18. bis zum 20. Jahrhundert, Bad Heilbrunn, Klinkhardt, URABE M., Funktion und Geschichte des deutschen Schulzeugnisses, ibid., APEL H.-J., HORN K.-P., LUNDGREEN P., SANDFUCHS U. (dir.), Professionalisierung pädagogischer Berufe im historischen Prozeß, Bad Heilbrunn/Obb., Klinkhardt, Pour la France, voir les travaux de Boris Noguès, de Philippe Savoie, Christophe Charles, Emmanuelle Picard, et le Rapport scientifique du SHE, Paris, INRP, 2009, p Voir l exemple de l histoire de la période moderne, LE CAM J.-L. «L histoire de l éducation en Allemagne avant les Lumières : Les colloques de l Arbeitskreis für die Vormoderne in der Erziehungsgeschichte», Histoire de l éducation 121, janvier-mars 2009, p On consultera sur le site déjà cité du SHE les publications et séminaires d André Chervel, Marie-Madeleine Compère, Annie Bruter, Bruno Belhoste, entre autres. Voir aussi le Rapport scientifique du SHE très complet, édité en 2004, 2006 et 2009 à l INRP.

212 une théorie générale et systématique de l éducation 59. La démarche d Helmut Fend, professeur émérite de pédagogie et de psychologie de l éducation à l université de Zürich, est révélatrice de ce point de vue : dans la vaste somme de la théorie de l éducation en quatre volumes qu il a entrepris de publier, le premier tome traite de l école essentiellement du point de vue de la sociologie des organisations, tandis que le second est consacré à l histoire du système éducatif européen conçu comme un chemin particulier dans l histoire des civilisations et que le troisième aborde la réalité des politiques scolaires et les modes de pilotage du système 60. L auteur mêle ici diverses sciences humaines et sociales, dont il n est pas spécialiste, au service de sa construction globale, se sentant suffisamment légitimé par le but de son étude, ce qui n irait pas de soi dans la conception française. Dans la même veine, mais plus conforme à la tradition d histoire des idées et de philosophie de l éducation, et donc totalement détachée de l observation des pratiques, l entreprise d Alfred Schäfer, professeur de pédagogie générale, cherche à retracer l invention du «pédagogique» dans le cheminement de la philosophie depuis l Antiquité jusqu au XIX e siècle 61. Certes, un nombre croissant d historiens de l éducation allemands, y compris ceux issus de la pédagogie, travaillent à la façon des historiens généralistes et en adoptent volontiers la revendication d indépendance et de conformité aux standards de la discipline. Mais l on sent bien que cette émancipation n est pas sans poser problème à une corporation qui se trouve institutionnellement au service des sciences de l éducation et de la formation des enseignants. Les derniers débats sur les orientations de la recherche le confirment : l adhésion croissante aux paradigmes de l histoire socioculturelle universitaire aurait, selon des voix critiques, éloigné la discipline de son utilité sociale et l aurait même, après une floraison dans le dernier quart du XX e siècle, conduite à une relative stérilité, faute d impulsions nouvelles venant du terrain. Certains plaident donc pour la reconstitution d un lien étroit entre cette recherche et les besoins de la formation des enseignants 62. Lors du colloque annuel des historiens de l éducation allemands en 2007, Andreas von Prondczynsky a proposé que leur discipline se place à nouveau dans la perspective d une théorie systématique de l éducation en gardant ainsi un ancrage explicite dans les sciences pédagogiques 63. Peu avant, ce congrès annuel orientait d ailleurs la réflexion vers des problématiques comportant une dimension pratique, telle celle du jugement des succès et des échecs des expériences éducatives, ou celle du rapport à la politique de la discipline 64. Le débat français est tout autre mais revient à poser finalement aussi la question de l utilité de l histoire de l éducation pour l action présente. Aucune voix audible ne plaide pour une soumission utilitariste de la discipline aux sciences de l éducation 65 et tous les acteurs reconnus se placent 59 HORN K.-P., «Zur Bedeutung der allgemeinen Erziehungswissenschaft: Anmerkungen aus Disziplingeschichtlicher Perspektive», Bildung und Erziehung 57/4, 2004, p FEND H., Neue Theorie der Schule. Einführung in das Verstehen von Bildungssystemen, Wiesbaden, VS Verlag für Sozialwissenschaften, Geschichte des Bildungswesens. Der Sonderweg im europäischen Kulturraum, ibid., Schule gestalten. Systemsteurung, Schulentwicklung und Unterrichtsqualität, ibid., SCHÄFER A., Die Erfindung des Pädagogischen, Paderborn, Schöningh, Voir mon compte rendu dans la Revue de l Institut français d Histoire en Allemagne 2, 2010, p Cette critique a d abord été formulée par un Américain d origine allemande, Jurgen HERBST, «The history of education : state of the art at the turn of the century in Europe and North America», Paedagogica Historica 35, 1999, p Le Belge Marc DEPAEPE lui a répondu en montrant que cette ancienne histoire de l éducation n était pas scientifique mais se contentait de styliser les classiques dans une perspective morale et étroitement nationale : «A professional relevant history of education for teachers : Does it exist? Reply to Jurgen Herbst s State of the art article», Paedagogica Historica 37, 2001, p Sur les débats qui agitent l historiographie de l éducation, voir le n spécial de Studies in Philosophy and Education, 23/5-6, 2004, et CASALE R., TRÖHLER D., OELKERS J. (dir.), Methoden und Kontexte. Historiographische Probleme der Bildungsforschung, Göttingen, Wallstein, 2006 (voir notre compte-rendu dans Bulletin de la Mission Historique Française en Allemagne 44, 2008, p ). 63 PRONDCZYNSKY A. v., «Historische Bildungsforschung : Auf der Suche nach dem systematischen Ort der Bildungsgeschichte», CARUSO et alii, Orte der Bildungsgeschichte, op. cit., p LIEDTKE M., MATTHES E., MILLER-KIPP G. (dir.), Erfolg oder Misserfolg? Urteile und Bilanzen in der Historiographie der Erziehung, Bad Heilbrunn/Obb., Klinkhardt, MILLER-KIPP G., ZYMEK B. (dir.), Politik in der Bildungsgeschichte - Befunde, Prozesse, Diskurse, ibid., Depuis la rédaction initiale de ce texte s est formée en juillet 2011 une Association pour le développement de l histoire en sciences de l éducation (ADHSE) ayant pour finalité «la promotion des études historiques sur l éducation et notamment l édition et la diffusion d une revue publiée à cette fin», ainsi que l organisation de «séminaires de recherche, colloques ou journées d études sur des questions vives en éducation dont l intelligibilité requiert une mise en perspective historique» (art. 2 et 3 des statuts. Ses huit membres fondateurs appartenant tous aux sciences de l éducation, on pourrait

213 résolument dans les pratiques scientifiques de l histoire universitaire généraliste, seules à même d éviter les écueils qui guettent le spécialiste d une technique qui s improvise historien : contresens historique, anachronisme, téléologie, réduction des causalités au champ interne à l objet étudié, pour ne citer que les principaux. Le domaine de l école et de l éducation a ceci en outre de périlleux qu il est rempli de termes qui désignent sous le même nom des réalités en fait totalement différentes suivant les époques, alors qu inversement la tendance actuelle au néologisme et à la renomination politiquement correcte contribue à faire perdre le sens des continuités 66. Surtout, une histoire coupée de la connaissance de la complexité de son contexte et de ses facteurs s expose à toutes les cécités et tous les contresens 67. Même le recours à la source originale ou au témoin contemporain ne suffit pas à l écarter sans expertise suffisante dans le «métier d historien». J ai pu montrer comment une approche différente des sources pouvait conduire à une appréciation radicalement opposée de la situation matérielle des maîtres d écoles du Brunswick après la guerre de Trente Ans 68, ou comment une contre-enquête critique dans les archives contredisait la mémoire, passablement reconstruite, d un témoin de premier choix tel Pierre-Jakez Hélias sur la réalité sociale qui l entourait au lycée de Quimper entre les deux guerres 69. Si les historiens français spécialistes de l éducation sont donc attachés à un ancrage dans les disciplines historiques, ils n entendent pas moins contribuer par leur recherche à la compréhension de l évolution de l école aujourd hui. L utilité «pratique» qu ils reconnaissent à leur production, c est justement de relativiser, de mettre en perspective, de construire la compréhension du présent dans sa profondeur historique tout en démontrant la multiplicité des facteurs à l œuvre et l importance des contextes 70. Cela permet d une part d éviter l impression fallacieuse de nouveauté face à des phénomènes ou des réponses pédagogiques qui sont depuis longtemps attestés et qui ont parfois aussi déjà trouvé leurs limites. Certains contempteurs de «l école de papa» seraient sans doute étonnés de voir la créativité des pédagogues anciens et l acuité des analyses du système scolaire de certains de leurs contemporains. D autre part et en sens inverse, comme on l a déjà évoqué, une connaissance contextualisée du passé des institutions éducatives évite de succomber aux assimilations abusives et aux comparaisons diachroniques trompeuses. Enfin, l histoire devrait permettre de démonter un certain nombre de mythes que toute société construit, autant dans le positif que dans le négatif, et qui obscurcissent sa compréhension du passé comme du présent : ainsi cette figure mythique de l instituteur de la III e République, ce «hussard noir», qui serait le héros de la scolarisation et de l alphabétisation des campagnes, mais aurait aussi au passage écrasé les cultures régionales tout en fabricant le sentiment national. Des décennies de recherche ont établi au contraire la lente construction dès l Ancien Régime, dans le sillage des Réformes, du réseau scolaire et interpréter cette fondation comme une tentative de faire revenir dans leur giron l histoire de l éducation «confisquée» par les historiens depuis 1970, à un moment où le SHE est fragilisé par le transfert de l INRP à Lyon (cf. supra n. 40). Il faut toutefois pour en juger attendre ce que seront les orientations et les pratiques de cette association, qui ne s esquisseront qu avec la première assemblée générale, le 19 novembre Voir les exemples savoureux cités par CASPARD P., «L histoire de l éducation dans un contexte mémoriel. Réflexion sur quelques évolutions problématiques», Histoire de l éducation 121, 2009, p ici p Voir comment cet enchevêtrement de causes et de domaines doit être envisagé à propos de l histoire des établissements secondaires laïcs ou du développement des écoles enfantines, LUC J.-N., «Territoires et pratiques», art. cité, p. 111, et Idem, L invention du jeune enfant au XIX e siècle : de la salle d asile à l école maternelle, Paris, Belin, LE CAM J.-L., «Fortune et infortunes des maîtres de Wolfenbüttel : paradoxes, faux-semblants et réalités de la condition matérielle des enseignants au sortir de la guerre de Trente Ans», R. CASSARD et alii (dir.), Le prince, l'argent, les hommes au Moyen Age. Mélanges offerts à Jean Kerhervé, Rennes, PUR, 2008, p LE CAM J.-L., «Le parcours de Pierre-Jakez Hélias vu par l historien de l éducation ou La mythologie de l école républicaine», J.-L. LE CAM (dir.), Hélias et les siens, Actes du colloque Pierre-Jakez Hélias, Brest, CRBC, 2001, p (hal ). 70 Voir PROST A., «L apport de l histoire», J. BEILLEROT, N. MOSCONI (dir.), Traité des sciences et des pratiques de l éducation, Paris, Dunod, 2006, p , notamment p. 29 : «La perspective historique ne simplifie pas l analyse. Elle démystifie, j aimerais dire elle déniaise en complexifiant. L histoire n est pas un filet d eau claire, un parcours linéaire évident d une cause à une conséquence. Elle est va-et-vient entre le présent où s'enracinent ces questions et un passé aux échelles plurielles, où elle cherche ses réponses. Elle tente d'articuler dans son récit les conditions objectives et les intentions des acteurs, de donner leur poids aux contraintes tout en dégageant la fécondité des événements, de chercher dans le tout la raison des parties sans cesser de saisir chaque partie dans sa singularité. Et surtout sans oublier que le tout, comme les parties, sont en perpétuelle évolution, selon des rythmes changeants et des degrés divers. Par quoi elle est école de complexité. Et de modestie.»

214 de l alphabétisation du pays, sans parler des voies d instruction alternatives à l école ; de même, la thèse de Jean-François Chanet a montré l intérêt affirmé des instituteurs et des écoles normales pour les cultures régionales et leur contribution à leur sauvegarde 71 ; enfin, les études sur le rapport entre enseignement et sentiment national incitent à apporter beaucoup de nuances voire des démentis à ce schéma d un nationalisme insufflé par le haut et par l école 72. Dans le domaine de la pédagogie aussi et de son efficience, la recherche démontre que ce n est pas tant l école de Jules Ferry qui faisait de l orthographe une obsession, que celle qui l a précédée, au point de faire de la grammaire scolaire une discipline essentiellement tournée vers son apprentissage, ou que les résultats objectivement mesurés des performances d élèves à travers les âges sont loin de corroborer le mythe répandu d une maîtrise générale de l écrit au temps béni du certificat d étude 73. Il semble donc qu il y ait une distorsion importante entre l image que l opinion commune et bon nombre des débatteurs évoqués en première partie, y compris le personnel politique, continuent de cultiver sur l histoire de l école et ce que la recherche a établi depuis 40 ans. Pierre Caspard, directeur du Service Histoire de l Éducation depuis sa fondation jusqu en 2010, a montré dans un article pénétrant comment la vague mémorielle et la sanctification du patrimoine, qui a touché l école comme d autres domaines dans les 20 dernières années, a pu aggraver cette difficulté à recevoir et vulgariser les acquis de la recherche 74. La mémoire ne cherche pas tant à comprendre le passé et les évolutions dans le temps qu à y trouver les aliments de nos obsessions et de nos nostalgies actuelles. Elle est de ce point de vue le contraire de l histoire comme discipline de recherche. Dans le débat public comme dans la vulgarisation sur l histoire de l école, telle qu elle s opère par exemple dans les musées scolaires ou les beaux livres commémoratifs, le curseur est resté pour cette raison, constate-t-il, bloqué sur l école de la III e République, contrepoint fantasmé des problèmes contemporains de l enseignement, sempiternellement encensée dans la nostalgie d un âge d or perdu. Chez les futurs enseignants, la situation n est guère meilleure. Une enquête menée auprès d élèves d IUFM en 2002 a montré que ceux-ci n étaient certes pas aussi imprégnés de ces représentations, sans doute caractéristiques de générations plus âgées, mais qu ils n avaient qu une image totalement stéréotypée de leurs prédécesseurs : des maîtres pauvres mais respectés, savants mais piètres pédagogues faute de «mettre l enfant au centre des apprentissages» 75. Incapables de percevoir les évolutions avec un minimum de nuances et de dépasser la vulgate sur laquelle certains croient fonder la légitimité des IUFM, leur perception du temps était réduite à un «présentisme» du pauvre, simple dichotomie entre un «désormais» et un «jadis» indifférencié et passablement brumeux, commençant déjà pour eux en amont de la loi d orientation de C est donc avec un sentiment quelque peu désabusé que Pierre Caspard, au terme de son mandat, fait le bilan des applications de la recherche des historiens de l éducation dans la formation des enseignants ou de sa mobilisation par les acteurs du système éducatif pour aider à comprendre les problèmes du présent 76. Conclusion Les exemples allemand et français offrent l illustration de deux orientations différentes de l histoire de l éducation, dans leur origine comme dans leur application. L une est issue majoritai- 71 CHANET J.-F., L école républicaine et les petites patries, Paris, Aubier, PROST A., FALAIZE B. (dir.), École, histoire et nation, n spécial, Histoire de l éducation 126, 2010, notamment Olivier LOUBES, «L école et les deux corps de la nation en France ( )», p Sur l orthographe cf. supra n. 55. Plus généralement, CHERVEL A., La culture scolaire. Une approche historique, Paris, Belin, Voir supra n CASPARD P., «La profession enseignante, entre histoire et mémoire. Une enquête chez les maîtres en formation», M. GRANDIERE, A. LAHALLE (dir.), L innovation dans l enseignement français, XVI e -XX e siècle, Lyon/Nantes, INRP/CRDP des Pays de la Loire, 2004, p Art. cit. n. 66, p. 82. Voir aussi CASPARD P., ROGERS R., «The history of education in France : a laboriously useless science?», J. ECKHARDT LARSEN (dir.): Knowledge, Politics and the History of Education, Copenhague, LIT-Verlag, 2011 (à paraître).

215 rement de la philosophie et des sciences de l éducation et l autre des sciences historiques et politiques. La première bénéficie d un ancrage institutionnel très solide dans la formation des enseignants, gage de puissance, mais au prix d une certaine dépendance et d un risque d instrumentalisation ; la seconde ne possède pas les mêmes atouts matériels ni la même reconnaissance sociale, mais elle a gagné en quelques décennies une légitimité scientifique certaine dans le champ de la recherche historique. Les débats en cours dans la discipline montrent que celle-ci se trouve en fait prise en tension, en France comme en Allemagne, entre ces deux pôles, celui de l utilité sociale et celui de la logique scientifique. Certes l on pourrait laisser cohabiter deux formes d historiographie de l éducation, comme c est plus ou moins encore le cas dans les deux pays : l une, «traditionnelle», retraçant essentiellement l histoire des politiques scolaires et des théories pédagogiques à des fins pratiques de formation des enseignants et l autre, véritable spécialité de recherche historique, se chargeant de continuer à explorer, en embrassant des objets toujours plus variés dans un dialogue avec les autres sciences sociales, la complexité des facteurs d évolution du système éducatif et des modes d enseignement 77. Mais ce serait laisser perdurer auprès des utilisateurs finaux l illusion d optique entretenue par cette ancienne historiographie, celle de la primauté des constructions théoriques sur le cours réel des choses et des structures : or l'histoire, c'est la description de ce qui a été et non pas de ce qu'on a voulu qu'il soit, même si l on doit bien sûr prendre en compte les théories, les discours et les normes. L enjeu pour la discipline serait donc de réussir à rétablir une circulation entre la production de cette recherche historique moderne et l éclairage par l histoire des réflexions sur l enseignement que doivent conduire les acteurs du système, quel que soit leur niveau. Cela implique sans doute un effort des chercheurs pour diffuser les résultats de leurs travaux dans des synthèses accessibles aux non spécialistes, comme ils ont su le faire il y a 30 ans. L élargissement constant du champ de la recherche, la complexification des objets et des méthodes, et la spécialisation qu ils induisent, rendent cette synthèse plus difficile aujourd hui qu alors. Mais cela suppose aussi que la capacité de réception du public visé ne soit pas détournée ou entravée par la projection de stéréotypes mémoriels ou le ballast de présupposés idéologiques sourds à toute démonstration contraire. Moyennant quoi, l histoire de l éducation pourrait être à nouveau une source d inspiration pour les acteurs et réformateurs de l école présente et future. Non pas sur le mode d historicité du futurisme qui consistait, dans une téléologie plus ou moins optimiste, à se placer dans la continuité d une marche vers le progrès dont on égrenait les diverses étapes, les revers et les succès ; mais sur un mode à la fois plus modeste et plus ambitieux, qui n impose pas une lecture univoque de l histoire mais une éducation du regard. Elle met en lumière les permanences structurelles comme les potentialités offertes par la combinaison conjoncturelle de facteurs complexes, rappelle l inertie des pesanteurs sociales mais aussi la fécondité des changements culturels. Dans la mise à distance qu offre l observation du passé, une démarche historique critique et ouverte aux autres sciences sociales trouve le champ d exercice qui lui permet ensuite de retourner vers le présent un regard décillé, dans un mouvement comparable, mutatis mutandis, à ce que Jean Piaget, dans sa théorie de la connaissance, appelait la décentration. 77 C est un peu ce que décrit François JACQUET-FRANCILLON, «L histoire de l éducation et de l enseignement dans et hors les sciences de l éducation», VERGNIOUX, 40 ans, op. cit., p

216 ENTENDRE AUJOURD HUI LA PAROLE DES PARENTS POUR MIEUX LES ACCOMPAGNER DEMAIN. LA DYNAMIQUE DES RELATIONS ENTRE CHERCHEURS ET PROFESSIONNELS À L OCCASION D UNE RECHERCHE CONTRACTUELLE Yvonne GUICHARD-CLAUDIC Partir de l expérience d une recherche contractuelle menée pour le Conseil Général du Finistère pour poser un regard réflexif sur les rapports qu entretient le sociologue avec les partenaires institutionnels qui sollicitent son expertise à l occasion d un contrat de recherche, telle est la démarche exposée ici. C est en effet une des caractéristiques de notre discipline, qui ne se retrouve pas par exemple en histoire ou en lettres, que de pratiquer la recherche contractuelle, de répondre à des appels d offre qui prédéfinissent d une certaine façon notre questionnement, ce qui peut paraître contraire à une posture scientifique qui recherche la connaissance pour elle-même, de façon désintéressée en vue de faire progresser le savoir et non en vue d un but pratique. Pourtant, la problématique de la réponse de la sociologie à la demande sociale n est pas nouvelle ; elle est même constitutive de l émergence de la discipline. «Nous estimons que nos recherches ne valent pas une heure de peine si elles ne devaient avoir qu un intérêt spéculatif», déclarait Émile Durkheim dans un ouvrage fondateur 1. Aider à comprendre les problèmes qui constituent la trame de la vie quotidienne de nombreux individus et éclairer les «décideurs» à cet égard sont des objectifs classiques du travail sociologique. Il n empêche que cette démarche ne va pas de soi. On fera ici le pari que moyennant le respect par le chercheur des critères de rigueur propres à l épistémologie de notre discipline et la confiance accordée sur ce point par ses partenaires, leur rencontre peut être porteuse de connaissance pour analyser les enjeux du présent et fonder, au moins en partie, des éléments de politique ou plus modestement, améliorer certaines pratiques dans le futur. Mon propos se fonde sur une enquête menée en pour le Conseil Général du Finistère sur la place des services publics dans les ressources mobilisées par les parents en cas de difficultés éducatives 2. L enquête prend place dans un contexte social et politique : les difficultés que peuvent rencontrer certains parents dans leur rôle éducatif, mais aussi l inquiétude liée aux transformations de la famille et à leurs conséquences dans le comportement social des jeunes, ont conduit les pouvoirs publics à mettre en œuvre des actions de soutien parental, au point que cette question du soutien à la parentalité constitue aujourd hui un élément fort de la réflexion et des interventions des administrations dans le domaine de la santé, de la justice, du social et du familial. Il conviendrait de travailler avec les familles, de les associer à l action des professionnels, de les considérer comme des partenaires. Pour autant, cette notion de soutien à la parentalité ne renvoie pas à une définition bien arrêtée, ne constitue pas un référentiel d action clairement délimité. L aide à la fonction parentale est au contraire traversée par deux logiques contradictoires 3. L axe préventif du référentiel de protection de 1 DURKHEIM É., préface à De la division du travail social, Paris, PUF, 1986 pour une édition récente. 2 GUICHARD-CLAUDIC Y. (dir.), BIHANNIC L., avec la collaboration de CHARRIER G., DEROFF M.-L. et POTIN É., La place des services publics dans les ressources mobilisées par les parents en cas de difficultés éducatives. Le point de vue des parents finistériens, Rapport pour le Conseil Général du Finistère, Brest, novembre AVENEL C., «La relation aux aides sociales «du point de vue» des bénéficiaires», Recherches et prévisions, n 72, juin 2003, p

217 l enfance vise à établir et renforcer les liens entre les parents et leurs enfants, à aider les parents dans l accomplissement de la fonction parentale, tout en respectant les individus et leurs compétences propres. Dans cette optique, les parents devancent ou viennent chercher de la ressource face à d éventuelles difficultés. Ils ne sont pas perçus comme défaillants ou démissionnaires mais comme des individus responsables qui tentent par l intermédiaire de relais extérieurs de mener à bien les tâches parentales qui leur incombent. Dans une seconde logique, le soutien à la parentalité est vu comme un moyen de sécurité publique, et la prévention concerne cette fois moins l enfant que les tiers. Dans ce cas, l action publique se nourrit de la problématique de l insécurité et le but visé est le contrôle de l ordre familial, considéré comme une composante de l ordre social global. Les logiques de l accompagnement de la parentalité sont donc complexes et peuvent s exprimer, selon les cas, davantage sur le versant de la contrainte ou sur celui du soutien. Par ailleurs, les dispositifs de soutien à la parentalité sont très divers, dispersés géographiquement et pas nécessairement articulés entre eux. On sait peu de choses sur la connaissance qu ont les parents des différentes actions menées, or l information des familles, notamment des plus défavorisées, devrait constituer un élément essentiel de toute politique de prévention. On peut aussi valablement s interroger sur ce qui favorise ou freine le recours à ces services, dès lors que des services sont identifiés par les parents comme de nature à pouvoir les aider en cas de difficultés éducatives. Enfin le point de vue des parents directement concernés par une mesure de soutien à la parentalité, qu il s agisse de prévention primaire, secondaire ou tertiaire, est encore assez peu connu. Le souhait d appréhender plus précisément l expérience des parents finistériens sur ces différents points a conduit le Conseil général du Finistère à déposer un appel d offres pour une étude consacrée à l accès de la population aux services en protection de l enfance. C est à cet appel d offres que nous avons répondu et pour lequel nous avons été retenus. Les partenariats noués à cette occasion ont été plus nombreux, plus rapprochés dans le temps et plus ancrés dans la durée que ce que j avais pu connaître dans d autres enquêtes. C est pourquoi ils m ont conduit à interroger les interactions entre le sociologue et son commanditaire. Trois temps, qui respectent peu ou prou le déroulement chronologique de l enquête, organiseront le propos : le premier temps traitera de la mise au point du questionnement et de la méthodologie mise en œuvre aux différentes étapes de l enquête ; le second concernera la lecture faite par les professionnels de nos travaux. C est ici la rencontre des savoirs issus des pratiques professionnelles des uns et des autres qui est en jeu, avec les aléas et les incompréhensions éventuels qui peuvent survenir mais aussi parfois des éclairages nouveaux sur nos résultats. Dans un troisième temps enfin, c est l ancrage de ces travaux dans un territoire et dans une temporalité de plus longue durée qui sera envisagée. 1. Déconstruire et reconstruire la demande dans les catégories et avec les méthodes qui sont celles de notre discipline, tout en essayant de répondre au mieux à la demande qui nous est exprimée. Prenons d abord connaissance, en quelques mots, de l enquête en question. Les objectifs poursuivis dans le cadre de cette étude étaient : - de cerner les situations et expériences vécues par les parents finistériens comme difficiles dans l éducation de leurs enfants ; - de chercher à évaluer la connaissance qu ont les parents finistériens dans leur ensemble des différentes formes d aide à la parentalité qui peuvent leur être proposées en cas de difficultés éducatives; cette connaissance est-elle très fragmentaire ou porte-t-elle sur une large partie de la gamme des services proposés et des acteurs engagés? Comment ont-ils obtenu l information qu ils détiennent? Qu est-ce que cela nous apprend sur l accessibilité des services? - d identifier les représentations qu ils ont de ces services, dès lors qu il en ont une connaissance, même approximative : en ont-ils une image stéréotypée et négative ou les considèrent-ils

218 comme une solution possible à leurs difficultés? Quelle représentation ont-ils des familles, des milieux, qui, selon eux, ont recours à ces services? Quelle est la source de ces représentations? - de mieux connaître les familles bénéficiant d un accompagnement en protection de l enfance ou d un soutien à la parentalité : quelles sont leurs caractéristiques sociales? Quel est le cheminement qui les a conduites à bénéficier d une telle mesure? Comment évaluent-elles l expérience qu elles ont de la mesure? - en confrontant ces représentations de la population globale des parents finistériens, l expérience du groupe plus limité des parents «aidés» et celle des professionnels et autres acteurs du secteur de la protection de l enfance, d identifier les facteurs freinant ou au contraire favorisant la demande d aide en cas de difficultés éducatives afin d aider à déterminer les actions susceptibles d améliorer l accessibilité aux services. L appel d offres portait une attention particulière à la méthodologie à mettre en œuvre pour réaliser cette étude. Il proposait même un cadre relativement précis, que nous avons en partie respecté, mais que nous avons reformulé dans un sens qui nous paraissait plus conforme aux objectifs poursuivis. Trois phases étaient prévues. Phase 1 : Une partie de l étude devra porter sur un échantillon représentatif de parents finistériens rencontrant ou ayant rencontré des difficultés éducatives, un besoin de soutien à la parentalité. L échantillon, la conduite de l enquête et les résultats seront réalisés et exploités par le prestataire, après validation par le Conseil général du Finistère. Pour la première phase, la demande portait sur un échantillon représentatif de parents finistériens rencontrant ou ayant rencontré des difficultés éducatives, un besoin de soutien à la parentalité. Un tel intitulé suggérait la réalisation d un questionnaire auprès d une large population d enquête représentative de la population des parents finistériens. Ce souhait nous a semblé être en contradiction avec la définition que donnait l appel d offres des difficultés éducatives : «Les «difficultés éducatives» dont il est question ici recouvrent une réalité difficile à caractériser de manière précise car celle-ci est fluctuante en fonction de chaque situation, en fonction des ressources mobilisables par les parents. Cette étude s intéresse aux problématiques rencontrées par les parents dans l éducation de leur enfant qui se sentent «dépassés» par la situation. C est ici le sentiment des parents qui compte, plus que l identification objective de difficultés.» On a affaire ici à une définition qualitative de la notion de «difficultés éducatives», fondée sur le sentiment qu ont les parents de se sentir «dépassés» par la situation plus que sur l identification objective des difficultés. Pour appréhender les représentations et expériences subjectives, une démarche compréhensive et exploratoire nous a semblé plus adaptée qu un questionnaire standardisé. C est donc ce que nous avons proposé. La première étape a de ce fait consisté en une étude exploratoire qui visait à définir la gamme des situations vécues comme problématiques par les parents, en se fondant sur l hypothèse que l expression «difficultés éducatives» recouvre une grande variété de situations objectives et subjectives. Il s est agi, à ce stade de l étude, de s adresser à l ensemble de la population de parents afin de cerner les difficultés aussi bien «ordinaires» que plus spécifiques rencontrées par les parents. Il n est pas évident de rencontrer des parents en partant de l entrée «difficultés» car ce n est pas une entrée valorisante pour l enquêté(e). Nous avons donc imaginé un protocole qui nous permettrait de rencontrer en face à face une centaine de parents. Pour ce faire, et afin de réaliser des entretiens sur ce sujet auprès d une centaine de familles, nous avons contacté environ 2600 parents à partir des établissements scolaires où sont scolarisés leurs enfants (école maternelle, primaire, collège, lycée, général et professionnel). Les établissements scolaires ont été choisis dans des communes de l ensemble du département. L implantation de l école a constitué un autre critère de diversification : taille de la commune et de l établissement, milieu rural ou urbain, école de centre ville ou de ZEP Cette entrée nous a semblé être celle qui permettait de toucher toutes les familles et de couvrir tous les âges des enfants ou des jeunes. Par l intermédiaire des chefs d établissements qui ont accepté de collaborer à l enquête, nous avons adressé aux parents un petit questionnaire qui visait à recueillir un certain nombre de réponses sur notre sujet. Le questionnaire comportait un talon à nous retourner au cas où la ou les personnes acceptai(en)t de nous accorder un entretien. La

219 procédure s est révélée assez productive puisque nous avons reçu 368 réponses au total soit un taux de réponse de 15% ; sur ces 368 répondant(e)s, une centaine de personnes acceptaient de nous rencontrer ; au total, pour rester dans les limites temporelles de l enquête, ce sont 86 entretiens qui ont été réalisés dans cette première phase. Phase 2 : Une partie de l étude devra porter plus spécifiquement sur un échantillon de parents bénéficiant d un accompagnement en protection de l enfance ou de soutien à la parentalité. Dans une seconde étape, la recherche s est focalisée sur la situation de parents finistériens bénéficiant d un accompagnement en protection de l enfance ou de soutien à la parentalité. Il était initialement prévu que nous réalisions une sociographie de l offre existante en matière de soutien à la parentalité, l idée étant d établir une typologie à partir du champ d action des structures, de leur localisation géographique, de leur habilitation, du type de difficultés qu elles prennent en charge, de leur organisation Cependant, au moment où nous avons commencé à entreprendre cette tâche, nous nous sommes aperçues que le site Infoparents 29 remplissait cette mission infiniment mieux que ce que nous pouvions espérer produire, surtout compte tenu du peu de temps dont nous disposions et de la grande diversité de l offre départementale en matière de soutien à la parentalité et de protection de l enfance. Nous avions également prévu de contacter 200 parents afin qu ils répondent à un questionnaire, soit 100 parents concernés par une mesure de protection de l enfance et 100 parents bénéficiaires d une forme de soutien à la parentalité. Les territoires d action sociale (TAS) ont été contactés par l Observatoire afin de fournir la moitié de ces contacts. Il incombait à l équipe de recherche de contacter un ensemble de structures pour trouver les 100 autres parents. La démarche initiée auprès des TAS n a pas été couronnée de succès ; seuls 8 parents ont pu être recrutés par cette voie et leur profil ne correspondait pas vraiment aux situations recherchées, les mamans fréquentant la PMI (centre de protection maternelle et infantile) pour des suivis d allaitement ou de courbe de poids constituant la moitié de ce groupe. En accord avec le Conseil général, la méthodologie initialement prévue a été revue : l équipe de recherche a proposé de rencontrer des professionnels de structures intervenant en protection de l enfance ou en soutien à la parentalité et d initier une démarche monographique : un entretien réalisé avec un ou plusieurs professionnels de la structure serait mis en regard avec 4 ou 5 entretiens réalisés avec des parents usagers des services de cette structure. L idée était de répartir les entretiens entre les trois niveaux de prévention : primaire, secondaire et tertiaire 4. Cette démarche devait se substituer à la sociographie de l offre initialement prévue. Dans cette optique, l équipe a sollicité 24 structures prenant en charge une ou plusieurs de ces missions afin, d une part de rencontrer un ou plusieurs professionnels de terrain, en contact avec les parents au sein de la structure, et d échanger sur sa pratique, d autre part que ce professionnel oriente les chercheurs vers quelques situations de parents et les aide à obtenir l accord des parents pour la réalisation d un entretien sur leur expérience parentale. Les structures se sont montrées dans l ensemble ouvertes à notre démarche. Au final, ce sont 18 structures qui nous ont accordé un entretien avec le ou la responsable, souvent avec l équipe. Les structures qui nous ont mis en relation avec des parents nous ont permis à chaque fois de réaliser 1 à 2 entretiens, exceptionnellement 3. Au total, seuls 37 parents ont pu être contactés de cette façon, certaines structures n étant pas parvenues à nous mettre en relation avec des parents ou n étant pas en mesure de le faire (ex : structures au sein desquelles l identité des parents n est pas fournie). Sur ces 37 contacts, 30 ont débouché sur un entretien, certaines personnes s étant dérobées à la dernière minute, refusant finalement l entretien ou l annulant pour le reporter à une date incompatible avec les impératifs de l enquête. 4 «Si l on adapte la définition de la prévention primaire utilisée par l OMS (Organisation Mondiale de Santé) au champ de la protection de l enfance, tous les «actes destinés à diminuer l incidence des difficultés d une population avant que celles-ci n apparaissent» contribuent à cet objectif. ( ) La prévention secondaire recouvre «les actes destinés à diminuer la prévalence des difficultés dans une population.» ( ) La prévention tertiaire a pour objectifs de reconstituer des ressources et/ou limiter les effets déstructurants liés à une rupture ou une difficulté.» «Les acteurs de la protection de l enfance en Finistère», CG29, Direction Enfance-Famille, 09 / 10 / 2008.

220 On le voit, les aléas de l enquête nous ont conduites à adapter notre méthodologie. À chaque fois, les choix ont été faits en accord avec le commanditaire, ce qui n était pas évident car nous n étions pas toujours certains de pouvoir mener à bien nos objectifs. Une grande sincérité était nécessaire, et pourtant il fallait demeurer crédible. Il est vrai que l échec du Conseil Général en ce qui concernait l implication de «ses» professionnels permettait de relativiser nos propres difficultés. Face aux obstacles rencontrés pour accéder à un nombre suffisant de parents, le choix de l entretien approfondi, à caractère biographique, de préférence à un questionnaire standardisé, s imposait. Ces entretiens, d une durée de 30 minutes à 2 heures selon les cas, ont été souvent très riches et nous ont permis d accéder à des situations diverses, parfois très difficiles quand il s agissait de prévention secondaire et surtout tertiaire. Ils se sont déroulés au domicile de la (ou des) personne (s) ou dans tout autre lieu de son (leur) choix. L attention portée par les membres du service enfance aux questions méthodologiques ne s est pas démentie et elle a trouvé un prolongement directement opérationnel peu avant l été. En effet, la nécessité d entendre la parole des parents était réaffirmée par le ministère, qui demandait aux services de réunir des parents et de les faire dialoguer et nos interlocutrices étaient alertées par les difficultés qu il pouvait y avoir à organiser ce type de dispositif au pied levé. Elles nous ont donc demandé de rédiger une note méthodologique pour expliquer la complexité de notre démarche. Phase 3 : Une partie de l étude permettra de faire ressortir l avis des professionnels, élus et représentants d usagers concernés sur le sujet pour mettre en perspective ce qu ils identifient comme freins ou facteurs dans l accès aux services. L Observatoire départemental de la protection de l enfance pourra mettre à disposition du prestataire le réseau des partenaires ainsi que tous les espaces collectifs de travail nécessaires, notamment dans le cadre des travaux préparatoires au schéma enfance jeunesse. Au printemps 2010, trois demi-journées ont été consacrées à des réunions avec les professionnel(le)s du département intervenant en matière d aide à la parentalité ou en protection de l enfance : représentant(e)s du projet éducatif local de la ville de Brest et autres membres de l Éducation nationale, de l UDAF (Union Départementale des Associations Familiales), professionnel(le)s des territoires d action sociale et autres membres des services sociaux du Conseil général, de la gendarmerie, Parentel 5, éducateurs et psychologues travaillant en foyer ou dans des structures de suivi en milieu ouvert, directeur de CMP (Centre médico-psycho-pédagogique), la palette des structures parties prenantes était large. Lors de ces réunions, une présentation des grandes lignes du rapport intermédiaire, qui résumait les premiers résultats de l étape 1, a été effectuée et a donné lieu à des échanges nombreux et parfois à de vives réactions aux propos tenus par certains parents. On peut regretter que l analyse n ait pas été plus avancée au moment où ces réunions se sont tenues. Cette absence de maîtrise du calendrier était une vraie limite pour nous, même si dans le même temps, elle nous forçait à avancer. Nous venions de terminer la collecte du matériau de la première étape depuis deux mois et en avions effectué un premier balayage, nous étions en train de mettre en place les conditions de réalisation de l étape suivante en consultant les structures citées dans le point précédent. En ce sens, les réunions ont permis de confronter ces premiers résultats 6 avec l expérience des professionnel(le)s. Leur point de vue était intéressant à recueillir à ce stade de l enquête car il nous a permis de resituer un certain nombre de propos tenus par les parents dans un contexte institutionnel que nous ne maîtrisions pas toujours parfaitement. Ainsi par exemple, la fille handicapée d un des parents rencontrés était scolarisée en SEGPA (Section d Enseignement Général et Professionnel Adapté). Une assistante sociale scolaire d abord, puis la responsable des services médicaux académiques nous ont fait remarquer qu il ne fallait pas confondre enseignement spécialisé, dans le champ du handicap (CLIS Classe d Insertion Scolaire, IME Institut Médico-Educatif, UPI Unité Pédagogique d Intégration 7 ) et enseignement adapté (SEGPA) ; le but de la SEGPA est de faire en sorte que 5 Service d écoute de parents. 6 Nous hésitions à parler de résultats à ce stade de l étude car l analyse des entretiens demandait à être encore approfondie. Il s agissait bien pourtant de confronter ces premières analyses au point de vue des professionnels. 7 Désormais ULIS (Unité Localisée pour l Inclusion Scolaire).

221 l élève sorte du système scolaire avec un diplôme de niveau 5 (CAP). Il peut y avoir occasionnellement un enfant handicapé avec un projet précis en SEGPA comme il peut y avoir ce type d enfant dans l enseignement «ordinaire» mais ce n est pas son projet initial. Les mêmes interlocutrices nous ont tenu au courant des nouveaux dispositifs mis en place pour mieux dépister la dyslexie, un problème dont nous avaient entretenu de nombreux parents. Par ailleurs, les tours de table ont amené les professionnel(le)s à mettre en regard leur expérience avec celle vécue par les parents et que nous rapportions. Ils ont aussi pu réfléchir et donner leur avis sur certaines suggestions et propositions émises par les parents. Enfin les rencontres nous ont permis de préciser le sens de notre démarche, qui sera explicitée dans le point suivant et les objectifs poursuivis par le Conseil général. Il n a pas été inutile de préciser qu en aucun cas nous n étions là pour porter un jugement sur les services dont nous parlaient les parents ni pour effectuer une évaluation de leur fonctionnement. Sur ce point les échanges ont été parfois vifs car alimentés par des malentendus. Nous rapportions la parole des parents en l absence de tout jugement normatif sur le fonctionnement des services mais cette posture peut être difficile à entendre par des professionnel(le)s qui estiment, souvent avec raison, mettre tout en œuvre pour bien remplir leur mission. Or ici, interroger les parents, c est accepter d entendre ce qu ils ont à dire, la façon dont ils ressentent subjectivement les choses, même si cela ne cadre pas nécessairement avec l expérience des professionnel(le)s. Ce peut être aussi, pour ce qui nous concerne, proposer une autre interprétation des propos tenus, en particulier ceux des parents d enfants placés, recueillis dans la seconde étape, en lien avec la stigmatisation très forte dont ils pensent faire l objet et le désir de défendre leur identité de parents. Ce peut être enfin insister sur la nécessité de limiter la psychologisation des interprétations et de resituer les situations individuelles dans un contexte social voire sociétal plus large. 2. La lecture de nos travaux par les professionnels La lecture de nos travaux par les professionnels vient d être évoquée concernant une étape intermédiaire dans la restitution des résultats. Arrêtons-nous maintenant sur la lecture à laquelle a donné lieu la première version du rapport final, puis sa version finalisée. Nous avions un gros matériau ; la restitution de nos résultats était très attendue en vue de la préparation d une réunion importante sur l accompagnement des parents. Peu après la restitution de la première version, dotée d une conclusion pas tout à fait aboutie, une réunion avec les attachées du service Enfance a été organisée et ces professionnelles m ont fait part de leur intérêt pour différents aspects du rapport. J étais particulièrement intéressée par cette réunion car la lecture qui est faite de nos travaux par des professionnels est censée constituer un éclairage pour des décisions à prendre ou la mise en œuvre d orientations politiques, par exemple dans le cadre d un nouveau référentiel législatif. Mais en même temps nous ne connaissons que de façon imparfaite les missions concrètes, les connaissances et les attentes de nos interlocuteurs. Par ailleurs, la restitution de travaux qualitatifs met l accent sur des logiques d actions ou de parcours de cas particuliers et il n est pas toujours évident sur cette base de monter en généralité. Je me demandais donc ce que mes interlocutrices allaient retirer du rapport, ce qu elles allaient critiquer, ce qu elles auraient éventuellement apprécié. Leur lecture a été pour moi très éclairante ; peu après, la mise en place d un atelier de lecture de notre comité scientifique est venue compléter les apports de cette entrevue. Cet ensemble de regards croisés m a permis de reprendre et d approfondir certains points et de construire une conclusion vraiment synthétique, mettant en valeur les points forts de l étude et ses points aveugles, susceptibles de réalimenter notre questionnement. 3. Et après? L ancrage de ces travaux et de ce partenariat dans la durée Dans quelle mesure ce genre de travail est-il susceptible d avoir des retombées concrètes? Il faut certainement rester modeste quant à son impact. Néanmoins, une véritable attention nous est

222 accordée par nos partenaires. Il s agit pour eux d un investissement dont il est souhaitable qu il ait des suites. Pour cette étude, la responsable de l Observatoire départemental de la protection de l enfance (ODPE), à l origine de l appel d offres, a organisé trois ateliers de lecture avec des professionnels volontaires, auxquels je suis conviée. La trame des séances est la suivante : un certain nombre de domaines sont identifiés dans l étude ; les partenaires sont invités à s exprimer sur les éléments de connaissance qu ils retirent de l étude dans ce domaine, enfin il leur est demandé d en cerner les implications pour le Conseil général. Cette méthode n est pas nouvelle. Émilie Potin a fait sa thèse 8 sur les parcours d enfants placés suite à une grosse étude qu elle a effectuée avec les mêmes partenaires et sur le site de l ODPE 29, on peut voir non seulement le texte intégral de son étude, la synthèse qu elle en a effectuée, mais aussi le résultat des ateliers de lecture auxquels son étude a donné lieu et un fichier concernant les suites que le Conseil général lui a données. Cette dynamique engendrée autour des questions de parentalité va sans doute prendre dans l année à venir un tour nouveau puisque nous sommes sollicitées en tant qu expertes pour participer à des dispositifs incluant les parents 9. Conclusion Il ne s agit pas d idéaliser ce type de partenariat, qui présente nécessairement des limites à nos propres yeux (les temporalités de la recherche ne sont pas celles de l action politique ni même administrative, par exemple) comme à ceux de nos interlocuteurs (le recul, qui est par ailleurs attendu de nous, nous rend parfois très prudents et rétifs aux généralisations hâtives). Cependant, il peut constituer un cadre de travail fructueux pour les chercheurs comme pour son commanditaire. Par ailleurs, l intérêt de partenariats comme celui qui vient d être décrit est aussi bien d ancrer de façon durable la recherche sur un territoire que de tisser des liens avec des partenaires institutionnels que nous sommes amenés à rencontrer au cours d autres enquêtes. Je reprendrai ici les propos de Robert Castel ( ), qui souligne que pour lui, un des objectifs de la sociologie doit être de comprendre et de prendre en charge ce qui pose problème aux gens : «Cela signifie qu il existe dans toute société sans doute, et dans la nôtre aujourd hui certainement, ce que l on pourrait appeler des configurations problématiques, des questions qui s imposent à l attention, et pas seulement à l attention des savants, parce qu elles perturbent la vie sociale, disloquent le fonctionnement des institutions, menacent d invalidation des catégories entières de sujets sociaux. J oserai avancer que la palette de ces «configurations problématiques», problématiques parce que l on peine à les comprendre, et plus encore à les maîtriser représente un programme (le programme?) privilégié de la recherche théorique aussi bien que pratique en sociologie.» 8 POTIN É., Enfants en danger. Enfants protégés. Enfants sécurisés? Parcours de (dé)placement (s) des enfants confiés à l Aide sociale à l enfance, thèse de sociologie, Brest, Ateliers citoyens «Haut-parleurs». 10 CASTEL R., «La sociologie et la réponse à la «demande sociale»», Sociologie du travail, 2000, p

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224 Cinquième partie Vers une logique de responsabilisation

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226 RETOUR SUR LE CONCEPT DE DETTE ÉCOLOGIQUE Julien DELORD Introduction Il existe sans conteste une dimension dissimulée de notre rapport à la temporalité que dévoile le défi de «penser le présent comme un passé pour demain». Alors que la temporalité occidentale moderne, sous l influence de l eschatologie chrétienne, se pense essentiellement sur le mode linéaire de la flèche irréversible du temps, il existe une autre temporalité, de nature cyclique, dont nous sommes aussi les héritiers à travers la pensée grecque antique. Si cette dernière trouve son expression la plus naturelle dans le déroulement des cycles journaliers, lunaires ou annuels, nous souhaitons montrer cidessous qu elle est aussi la plus appropriée pour penser la responsabilité écologique des générations passées, présentes ou futures les unes relativement aux autres, notamment en matière de dette écologique. Il s agit de défendre ce paradoxe, en apparence seulement, que c est en développant une éthique de la dette, c est-à-dire du passé, que nous pourrons, en toute effectivité, appréhender l environnement de demain. Mais auparavant, il nous faut préciser ce que nous entendons par ce concept ainsi que les raisons pour lesquelles il nécessite une attention éthique toute particulière dans le cadre d une métaphysique temporelle qui fasse boucle entre le futur et le passé 1. Définitions de la dette écologique La notion de «dette écologique» recouvre globalement l idée qu un groupe humain surexploite les potentialités offertes par l environnement, notamment en matière de renouvelabilité et de durabilité de ses ressources naturelles, et qu il se trouve en état de débiteur net, soit vis-à-vis de la nature elle-même, soit vis-à-vis d autres groupes humains. Nous allons voir qu il existe plusieurs types de dette écologique : une dette envers la nature (écocentrée), une dette entre générations (intergénérationnelle), une dette entre Etats (interétatique), et même une dette privée (entre une entreprise et pollueuse et ses victimes). Pour autant, la définition la plus connue est de nature politique : selon l ONG sudaméricaine Accion Ecologica 2, il s agit de «la dette accumulée par les pays industrialisés du Nord envers les pays du tiers monde à cause du pillage des ressources, des dommages causés à l environnement et l occupation gratuite de l environnement pour le dépôt des déchets, tels que les gaz à effet de serre, provenant des pays industrialisés». Les deux idées phares du concept sont alors clairement les «dommages écologiques» ainsi que les «droits inéquitables d accès aux ressources 3». Du point de vue des réparations financières, cette dette écologique intègre de nombreuses dimensions dont la dette «carbone» (ou dette climatique) due aux émissions de gaz à effet de serre provenant des pays industrialisés, la biopiraterie, les passifs environnementaux dus à l extraction forcée 1 Cette réflexion est une version raccourcie et actualisée d un article paru en 2010 auquel le lecteur pourra se référer pour une version plus complète de notre réflexion sur la dette écologique : DELORD J. et SEBASTIEN L., «Pour une éthique de la dette écologique», Revue Vertigo, vol. 10, n 1, PAREDIS E., GOEMINNE G., VANHOVE W., MAES F. et LAMBRECHT J., The concept of ecological debt. Its meaning and applicability in international policy, Gent, Academia Press, 2009.

227 des richesses naturelles, l exportation de déchets dangereux, etc. De même les scientifiques se sont emparés du concept premier de dette écologique pour l étudier en termes théoriques, méthodologiques et pour étendre le sens original du concept à d autres considérations plus vastes. Ainsi trouve-t-on des articles scientifiques sur les notions de dette écologique, de dette générationnelle, de dette climatique 4, de dette d extinction 5, de dette environnementale 6, d interactions entre dette écologique et empreinte écologique 7, etc. D un point de vue économique, les méthodes proposées pour calculer la dette écologique nécessitent des estimations monétaires sur la valeur de l environnement, lesquelles sont très difficiles à établir pour plusieurs raisons, notamment les paramètres d incertitude, les impacts environnementaux non comparables, la substituabilité limitée entre capital naturel et capital humain, le caractère arbitraire des taux d escompte ainsi que les barrières éthiques, tel que le caractère sacré de la nature pour certains peuples. Mais, au-delà même du débat sur les méthodes de calcul de la dette écologique, ce concept pose des questions éthiques et politiques : à partir de quelle période doit-on commencer à calculer cette dette écologique? Les pays pauvres devraient-ils avoir une part plus importante des ressources naturelles dans le futur de manière compensatoire? Les communautés pauvres ne devraient-elles pas avoir le même pouvoir de consommer et produire que les pays riches ont eu dans le passé? Est-ce juste de demander aux générations présentes des pays riches de payer pour les fautes de leurs aïeuls? Mais si les générations présentes refusent d endosser la responsabilité de leurs parents, qui le fera? Ne devraiton pas tout aussi légitimement pouvoir calculer la dette écologique d une compagnie, voire d un individu (dette privée) ou la dette qu un pays a contractée envers ses générations futures (dette générationnelle)? Des questions qui restent pour l instant en suspens mais auxquelles nous allons tenter de fournir un cadre éthique sous-jacent. Une éthique de la dette écologique Cet article part du postulat que l irruption de la notion de dette écologique sur la scène politique internationale coïncide avec le déclin d une vision volontariste du futur de la planète, vision qui trouve ses justifications morales dans les courants d éthique environnementale orientés vers l avenir. Car la crise environnementale n invite pas seulement à repenser une nouvelle éthique environnementale, elle l impose. Elle la conjugue à l impératif, sur le mode de la nécessité. Elle en fait notre destin. La catastrophe est là et l éthique de demain se matérialise déjà dans son sillage. Il s agit de l «effroi de Cassandre 8», celui de l impossibilité d échapper aux déterminismes environnementaux, aux créances d un monde aux dépens duquel nous avons trop longtemps vécu à crédit. Dès lors, l éthique du futur n a guère d intérêt ; quant au futur de l éthique, il repose nécessairement sur un regard rétrospectif, car l acceptation de cet événement singulier qu est la catastrophe écologique en train de se déployer ne pourra se faire que sur fond d un acquiescement au passé. Il s agit de faire advenir le sens de la catastrophe en parallèle à son surgissement ; d en faire un destin librement accepté afin d éviter les troubles, d épurer les remords ou les regrets, de régler les comptes, c est-à-dire, d abord, de faire les comptes. C est justement à partir de ce constat encore peu audible il y a vingt ans, à savoir qu il était temps de faire les comptes écologiques résultant de l utilisation des ressources environnementales, qu a émergé le mouvement de la dette écologique. Comme en témoigne l ambiguïté de l expression «faire les comptes», il s agit d un acte aussi bien économique que moral, symbolique qu éthique. 4 SIMMS A., Ecological Debt, Global Warning and the Wealth of Nations, London, Pluto Press, O NEILL R. V., Is it time to bury the ecosystem concept?, Ecology, n 82, 2001, p AZAR C. et HOLMBERG J., Defining the Generational Environmental Debt, Ecological Economics, vol. 14, n 7, 1995, p TORRAS M., An ecological footprint approach to external debt relief, World Development, vol. 31, n 12, 2003, p MATHIAS J.-C., Politique de Cassandre. Manifeste républicain pour une écologie radicale, Paris, Sang de la terre, 2009.

228 L alternative de se tourner vers une philosophie catastrophiste 9 qui se définisse résolument comme une éthique du futur, et qui, en raison même de sa nature, n ait pu être évaluée à l aune de ses effets, n est guère plus satisfaisante pour deux raisons intimement liées. Dans la mesure où les catastrophes auxquelles se rapportent ces pensées sont toujours à venir, dans un futur possible, elles témoignent elles aussi, comme en négatif, d un optimisme éthique non moins affirmé : en effet, envisager le pire serait la meilleure façon de l éviter. Contre Dupuy ou Jonas, redisons que la catastrophe n est plus à venir, mais qu elle est déjà là, qu elle est en train de déployer son ombre, inexorablement, sur nos territoires et sur nos sociétés. Nous vivons déjà «au temps des catastrophes 10», plus précisément au temps des «catastrophes lentes 11»! Une catastrophe lente, selon Michel Puech n est pas «une explosion violente, à un instant donné, qui s impose dans l être, mais un lent effondrement intérieur, qui s insinue dans l être». La catastrophe lente est beaucoup plus insidieuse, à peine visible et pourtant inéluctable, irriguée par un faisceau de causalités diffuses aux effets pourtant globaux. Caractéristiques de l éthique de la dette écologique Désormais, la nouvelle génération de philosophes de l environnement devra conjuguer la catastrophe, non pas au futur antérieur, comme le font Hans Jonas ou Jean-Pierre Dupuy, mais au conditionnel passé. Il ne s agit plus de travailler avec la «mémoire du futur», mais de retravailler les potentialités futures du passé, de ré-explorer la mémoire écologique des catastrophes en cours pour refonder les normes du vivre futur sur une épuration de nos dettes passées. Mais encore faut-il pouvoir les identifier et les évaluer. Dans son sens le plus commun, la dette renvoie à la dette marchande, l échange décalé temporellement de nature fiduciaire ou matérielle. Toutefois, la dette ne se réduit pas à l échange marchand. Dans l économie du don (Mauss, 2007) basée sur le triptyque d obligations «donner, recevoir, rendre» en dehors de toute contrainte formelle, la «dette de don» apparaît comme le moment essentiel qui suscite le contre-don de la part de celui qui a reçu et qui l engage à son tour à donner 12. Enfin, il existe une dette de nature purement abstraite, c est-à-dire symbolique ou morale, dont le créancier peut relever de la plus éthérée des natures, tel Dieu pour le croyant. La dette désigne donc à la fois une quantité, ou plutôt une différence, et un sentiment à valeur plus ou moins normative, allant même jusqu à évoquer une faute comme en témoigne la tradition germanique où l homonyme Schuld dénote aussi bien l idée de dette matérielle que de faute morale. L objectif de cette réflexion est d adjoindre aux évaluations économiques et quantitatives de la dette écologique sa nécessaire dimension morale et symbolique. Auparavant, il nous faut discerner plus clairement les différents sens de la dette écologique, ce que nous allons entreprendre en proposant une typologie de la dette écologique déterminée par la réponse à cette question essentielle : envers quelles entités, humaines ou non-humaines, avons-nous contracté cette dette écologique? La dette écologique écocentrée Puisqu on parle d écologie, la première réponse qui vient à l esprit n est autre que la nature ellemême! C est à la Terre, à sa biodiversité, à son climat, à son sol et à son sous-sol, que nous sommes en train d emprunter plus que de raison et que nous causons des préjudices irréversibles qu il nous faudra dédommager. Toute la difficulté revient à évaluer ce que l humanité (tous pays et générations confon- 9 Cf. JONAS H., Le principe responsabilité, Paris, Champs/ Flammarion, Dupuy J.-P., Pour un catastrophisme éclairé, Quand l'impossible est certain, Paris, Seuil, STENGERS I., Au temps des catastrophes. Résister à la barbarie qui vient, Paris, La découverte, PUECH M., Les catastrophes lentes, Le Portique, n 22, 2008 [En ligne], Consulté le 07 novembre 2009 : 12 MAUSS M., Essai sur le don. Forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques (1925), Paris, Quadrige / Presses universitaires de France, 2007.

229 dus) doit vraiment à la nature, c est-à-dire à déterminer en quelle intensité, et depuis quand celle-ci a surexploité et détruit illégitimement la nature. Il ne saurait être question pour l humanité de garantir un état de nature «vierge» de toute transformation anthropique, mais de contenir ces transformations à un degré qui n affecte pas la soutenabilité effective de la nature jusque dans le très long terme. Une manière d estimer économiquement cette dette écologique, que nous qualifierons d «écocentrée», consisterait à calculer à un instant t l ensemble des coûts de restauration et de conservation nécessaire pour résorber les destructions passées et futures anticipées afin de garantir la soutenabilité de tous les écosystèmes 13. Sachant qu une activité humaine soutenable qui ne dépasse pas la capacité de charge (carrying capacity) des écosystèmes est neutre. Une activité dommageable à la soutenabilité des écosystèmes correspond à une dette, alors qu une activité qui tend à restaurer ou à rendre la nature plus résiliente constitue une forme de crédit écologique. Une méthodologie pour tirer le bilan de ce que nous devons à la planète est de convertir notre impact écologique en empreinte terrestre globale. Selon le Footprint Network, inspiré par les travaux de Mathis Wackernagel 14, l humanité nécessiterait en 2009 l équivalent d une planète et demie pour continuer à subvenir à ses besoins au rythme actuel 15. Sans entrer dans les détails, ce bilan ne prend pourtant pas en compte l ensemble des dommages à venir, mais prévisibles dès aujourd hui, comme la dette climatique, c est-à-dire l ensemble des changements climatiques inéluctables d ici la fin du siècle provoqués par les gaz à effet de serre d ores et déjà émis ; ou encore, la dette d extinction qui anticipe la disparition dans les décennies à venir de milliers d espèces qui sont à l heure actuelle en déclin démographique inexorable 16. Cette dernière composante de la dette écologique écocentrée pointe cruellement du doigt notre impuissance à la rembourser dans son intégralité. Comment ferons-nous pour remplacer des espèces disparues ou des écosystèmes à jamais perdus? Au-delà des calculs économiques, il apparaît qu une partie de cette dette écologique écocentrée relève d une obsédante moralité. Cette dette écologique écocentrée nous rappelle que nous sommes les fruits d une nature qui nous fait en permanence don d elle-même. Originairement, et de multiples mythologies issues des peuples anciens de la Terre sont là pour le célébrer, nous sommes en perpétuelle situation de dette, de dépendance et de fragilité vis-à-vis de la nature. La dette écologique anthropocentrée Nous en resterons là pour ce qui est de la dette écologique écocentrée ou naturelle, bien qu il soit tout à fait loisible de commenter ad libitum ses facettes multiples. Car cette première approche de la dette écologique reste trop frustre par sa confrontation directe et englobante de l humanité face à la nature. Elle ignore en effet un point de justice environnementale élémentaire, à savoir l inégalité fondamentale des humains relativement à la destruction ou à la jouissance des biens environnementaux. Il est nécessaire d envisager une seconde approche de la dette écologique, de nature intra-humaine celleci, une dette contractée par certaines catégories d humains envers d autres humains à propos des biens naturels et environnementaux. Cette dette écologique, que nous qualifierons d «anthropocentrée», se décline en plusieurs sous-catégories selon l identité des débiteurs, des créditeurs et la longueur de l intervalle temporel entre son origine et son remboursement supposé. Il nous faut pour cela accepter une partition de l humanité en entités déterminées selon des temporalités distinctes (générations, passées, présentes, futures) et selon des statuts économiques opposés (les pays riches, les pays pauvres). Sans discuter tous 13 GOEMINNE G. et PAREDIS E., The concept of ecological debt : some steps towards an enriched sustainability paradigm, Environment, Development and Sustainability, 2009 [Publié en ligne le 6 novembre 2009]. 14 WACKERNAGEL M. et al., Tracking the ecological overshoot of the human economy, Proceedings of the National Academy of Sciences (USA), vol. 99, n 14, 2002, p The Footprint Network, Ecological Footprint Atlas, 2009, [en ligne], Consulté le 15 novembre 2009, 16 O'NEILL R. V., op. cit.

230 les cas de figures, nous sommes confrontés essentiellement à deux cas de figure problématiques que nous distinguerons selon la nomenclature suivante, que nous reprenons d'axel Gosseries 17 : - la dette écologique intergénérationnelle, lorsque les générations successives sont dans un lien direct de filiation ou d appartenance, prend son sens dans les pays riches où la question de la transmission des biens (mais aussi des dettes) entre générations peut devenir problématique. - La dette transgénérationnelle ne fait sens que lorsqu une même cohorte ou génération se compose d au moins deux communautés distinctes sur le plan de la filiation avec deux statuts économiques et empreintes écologiques différentes. Se pose dès lors la question de la transmission de la responsabilité des anciennes générations riches ou pollueuses envers les jeunes générations pauvres ou polluées. Incontestablement, la dette écologique, celle dont nous avons retracé l émergence et qui tient lieu de slogan politique dans son opposition frontale à la dette financière des pays du sud, doit être désignée comme une dette écologique anthropocentrée transgénérationnelle. Toute dette écologique inter- ou trans-générationnelle résulte du fait qu une génération destructrice nette du point de vue environnemental n a pas épuré sa dette écologique écocentrée avant de la léguer aux générations suivantes. Ainsi, la dette écologique serait toujours due par les générations passées envers les générations futures. Et de même que la génération présente serait détentrice d une dette écologique envers les générations suivantes à hauteur de son abus d exploitation, les générations passées, elles-mêmes destructrices nettes, seraient en dette vis-à-vis de la génération présente. Dans ce cadre-là, de nombreuses théories morales, notamment les théories de la justice intergénérationnelle, démontrent l immoralité profonde de l acte qui consiste, pour une génération donnée, à contracter une dette écologique ainsi qu à la léguer aux générations suivantes. Cette démonstration s appuie, à partir du principe d équité générationnelle, sur une interdiction a priori de s endetter relativement au capital naturel des écosystèmes qui nous sustentent. Mais il subsiste toujours la nécessité de définir une éthique de la dette écologique, un modus vivendi à destination des générations déjà endettées contre leur gré. Dette de vie et dette de conditions de vie Arrêtons-nous sur le principe même de l endettement, sur l une de ses dimensions symboliques constitutives : la notion d endettement ontologique ou filial. En venant au monde, le sujet se trouverait d emblée en position d endettement originaire pour le don de vie qui lui a été fait, en particulier à l égard de ses parents, et par extension, à l égard du monde et de la nature qui rendent sa vie possible. Selon Aristote, de cet endettement originaire résulterait un devoir qui primerait sur tous les autres : «l assistance due à nos parents pour assurer leur subsistance passe avant tout autre devoir, puisque c est une dette que nous acquittons, et que l aide que nous apportons à cet égard aux auteurs de nos jours est quelque chose de plus honorable encore que le souci de notre propre conservation 18». Comment empêcher que la dette filiale n écrase les responsabilités propres à la dette écologique intergénérationnelle? Selon nous, c est en radicalisant le constat de Nathalie Sarthou-Lajus pour qui «le rapport parental apparaît comme un système de dettes mutuelles mais la réciprocité et l égalité dans l échange ne sont pas pour autant rétablies, car la dette parentale et la dette filiale sont foncièrement rentes 19». À l encontre de la pensée aristotélicienne, nous n inférerons pas d une dette de vie tenue pour incommensurable par les enfants une dette matérielle illimitée ou première envers les parents. Cette proposition résulte d une distinction claire entre une dette de nature symbolique et une dette de nature matérielle, entre ce que nous nommons d une part une «dette de vie», et d autre part, une «dette de 17 GOSSERIES A., Penser la justice entre les générations, De l'affaire Perruche à la réforme des retraites, Paris, Aubier (Flammarion), ARISTOTE, Ethique à Nicomaque (trad. J. Tricot), Paris, Vrin, 1994, 1165 a SARTHOU-LAJUS N., L éthique de la dette, Paris, PUF, 1997, p. 39.

231 conditions de vie». La dette écologique intergénérationnelle ressortit uniquement à la seconde. Mais comment vivre en ayant reçu une dette écologique conduisant inéluctablement à une dégradation catastrophique du monde tout en étant persuadé que les générations antérieures ne savaient pas, qu elles l ont fait pour notre bien, au nom du progrès technique ou économique? Comment accepter une identité sociale et générationnelle tout à la fois déterminée par les désirs de progrès de nos ascendants, et dans le même temps, menacée par les rétroactions négatives des effets de ce même progrès? L esquive consisterait à minimiser la dette écologique transmise à la génération actuelle en invoquant l ignorance des générations passées, incapables d anticiper les méfaits consubstantiels des avantages scientifiques, techniques et économiques, «mécaniquement» promis par la puissance du progrès. Du point de vue des générations passées, il serait possible de se consoler en se disant qu elles ont transmis plus de «potentialités» que jamais, c est-à-dire plus de capitaux financiers et de savoirs, qui nous permettront de faire face à cette dette écologique. Pourtant, l éthique de la dette nous rappelle qu il n y a qu une seule issue à la dette : la payer, la liquider, régler ses comptes. Au temps des catastrophes, il nous faut pouvoir interroger le passé «écocide» qui ne passe pas. La dette aristotélicienne nous en empêche en rabattant toute forme de dette intergénérationnelle sur une forme absolue et impayable de la dette, la dette filiale. En distinguant «dette de vie» et «dette des conditions de vie», et en incluant dans cette dernière la dette écologique intergénérationnelle, une responsabilité de la dette écologique pour elle-même va désormais pouvoir faire sens. Une métaphysique temporelle de la dette écologique Comment dès lors amener les générations responsables de l état de dette écologique à répondre de leurs actions (ou de leur non-action)? Le lien entre dette et responsabilité s impose à la réflexion quoique son articulation soit des plus problématiques. L individu en situation de dette, a fortiori s il l a contractée volontairement, se pose par là même en situation de répondre de son remboursement. Mais la responsabilité découle-t-elle d un appel de la part d un être vulnérable, donc créditeur et instituteur d une dette, comme le nouveau-né qui porte en lui une dette de soin, pour reprendre le paradigme jonassien (Jonas, 1990) ou bien est-ce la primauté de la dette établie sur une mémoire comptable, qui conduit à l instauration d un sentiment moral afférent, le sentiment de responsabilité? Quoi qu il en soit, si le cas d une dette écologique délibérément contractée par une génération, et appelant par là même une responsabilité avec force de réponse vis-à-vis des générations futures, ne pose pas de problème éthique particulier si ce n est la question de la légitimité à forger en premier lieu une telle dette, ce qui relève de la justice intergénérationnelle il n en va pas de même d une dette résultant des conséquences involontaires de l agir d une génération ignorant jusqu à la possibilité d une dette écologique. Nous retrouvons ainsi la problématique introductive de cet article : dans quelle mesure et à quelles conditions la jeune génération actuelle d humains vivant dans des pays riches et développés, avant même de considérer sa responsabilité envers ses propres descendants, peut-elle tenir ses parents pour responsables de la catastrophe écologique en cours? L exercice est sans conteste périlleux, car il exige de cheminer prudemment entre le Charybde d une inquisition écologique révisionniste et le Scylla d une résignation fataliste. Une piste nous est pourtant suggérée par Nathalie Sarthou-Lajus, à partir de sa lecture du philosophe de la culpabilité, Jacques Lacroix. Elle nous indique que «le repentir [ ] représente la possibilité de modifier le sens de son passé et de ne pas subir le futur comme une fatalité. Si le futur n est pas entièrement déterminé par le passé, c est parce que le sens même du passé n est pas définitivement joué et le futur peut en reprendre la signification, donner lieu à des dénouements insoupçonnés 20». Le repentir, en tant qu émanation d un sentiment de culpabilité accepté, se transcendant par un retour sur lui-même, déclenche une deuxième boucle de rétroaction chez le sujet, de nature ontologique, une boucle temporelle 20 Ibid., p. 89.

232 et pas seulement morale cette fois, qui conduit à réviser le sens du passé et par conséquent des événements déterminant la singularité du sujet. Mais la vertu du repentir ne peut s imposer à autrui. Ce qui est sain et souhaitable pour un individu peut-il l être pour une génération entière, qui plus est une génération à laquelle on n appartient pas? Autrement dit, peut-on forcer nos parents à se repentir, à regretter les conséquences négatives, même inintentionnelles, d actes bienfaisants? Certainement pas de manière directe. Cependant, la structure temporelle du repentir est intéressante. Comment la conserver de manière légitime? Comment nous autoriser à porter un regard sur le passé qui dépasse la simple «leçon de l histoire», à refonder notre mémoire constitutive afin de pouvoir émettre des jugements avec force normative rétrospective? Nous choisissons de nous adosser à la métaphysique temporelle développée par Jean-Pierre Dupuy 21, qu il a baptisée le temps du projet, et en laquelle nous décelons un outil précieux pour dépasser les apories nées de la conception traditionnelle de la responsabilité, même si, par ailleurs, nous nous distançons du concept de catastrophe qu il développe et de la priorité quasi-exclusive qu il porte à la pensée de l avenir. Dupuy développe une métaphysique propre au catastrophisme, faisant appel au concept de «mémoire de l avenir» qui prend à rebrousse-poil la métaphysique traditionnelle du temps basée sur l hypothèse «causaliste» selon laquelle dépendance contrefactuelle et dépendance causale procèdent simultanément l une de l autre : «nous tenons que nos actions présentes ne peuvent pas avoir d effet causal sur le passé et nous en inférons que le passé est contrefactuellement indépendant du présent. Nous tenons par ailleurs que nos actions présentes peuvent avoir un effet causal sur l avenir, et nous en inférons que l avenir dépend contrefactuellement du présent 22». Dupuy parvient, en se basant sur un théorème de Von Foerster qui établit une distinction entre dépendance causale et dépendance contrefactuelle, à concevoir une métaphysique du temps (le temps bouclant du projet par opposition au temps buissonnant de l histoire) qui tienne l avenir pour fixe (indépendant contrefactuellement) alors qu il reste ouvert d un point de vue causal (c est-à-dire dépendant causalement). Pour Dupuy, il s agit de tenir un point de l avenir fixe par convention, en l occurrence la catastrophe, non pour qu elle se réalise comme pour tout projet positif, mais pour mieux l éviter! Pour étendre le schéma conceptuel de Dupuy 23 (cf. figure 1), nous souhaiterions proposer un schéma en double boucle, tel un signe infini ( ), dont les boucles, l une tournée vers le passé et l autre vers l avenir, se rencontreraient au moment présent (cf. figure 2). La boucle droite, tournée vers le futur, reprendrait le schéma de Dupuy, mais cette fois entre l avenir et le présent. Quant à la boucle gauche, celle tournée vers le passé, elle relierait selon la même métaphysique temporelle du projet (disons désormais de la dette) le passé au présent. Ici, les termes de dépendance s inversent par rapport à l orientation initiale de Dupuy, qui était tournée vers la catastrophe à venir. À un point passé tenu pour fixe causalement, c est-à-dire auquel nous sommes reliés par un chemin causal indépendant, nous pouvons rétroagir envers ce point passé selon un parcours ouvert ou contrefactuellement dépendant, et cela à l aide de contrefactuels rétrogrades. Ce type de contrefactuel, qui comme tout contrefactuel conditionnel part d antécédents non réalisés afin d en déduire les conséquences possibles (de la forme «si A alors B»), présente la particularité supplémentaire que l antécédent (A) décrit un effet et que le conséquent (B) décrit sa cause, autrement dit que A se situe après B, donc qu il rétroagit sur B, sur le passé : un exemple de contrefactuel rétrograde est «si Hitler avait gagné la guerre, il aurait alors envahit la Russie six semaines plus tôt». Si ce raisonnement peut paraître juste, il est scientifiquement infondé. Cela a été longuement discuté, mais ce type de raisonnement contrefactuel rétrograde semble pourtant légitime lorsqu on traite de croyances, de valeurs, c est-à-dire de contenus épistémiques. (Autre exemple : lorsqu un calviniste, qui croit en la réussite terrestre comme un signe de la grâce di- 21 DUPUY J.-P., op. cit. 22 Ibid., p Ibid., p. 191.

233 vine, bien que celle-ci ne dépende que de Dieu, affirme «si je travaille dur et que je deviens riche, c est qu alors Dieu m avait élu». Or, Dieu a déjà choisi avant sa naissance. Le calviniste croit pourtant qu il peut contrefactuellement décider de son passé!). Afin de rassurer le lecteur sceptique, nous ne ferons que reprendre cette remarque de Dupuy : «[si] le temps du projet viole le premier principe de l argument dominateur [selon lequel le passé est irrévocable], ce pouvoir n est évidemment pas causal, aucune loi physique n est violée 24» ; remarque qui reprend des conclusions antérieures de Dupuy sur la rationalité évidentialiste en théorie de la décision 25. Ce pouvoir contrefactuel contrevient à la conception courante selon laquelle «dans le temps de l histoire, les agents se coordonnent par convention sur le passé, tenu fixe 26». Le tour de force de Dupuy est justement de mettre en évidence qu il s agit bien d une convention, alors que tout dans notre expérience biologique et sociale du monde contribue à nous la rendre aveugle, «tant elle nous semble naturelle». Il ajoute même que cette conception n est pas sans vertu sociale ni efficacité économique puisque «c est parce que nous tenons le passé pour fixe que les composantes fondamentales du lien social comme la promesse, l engagement, le contrat, etc., sont possibles. Si je me suis engagé à rembourser le prêt que vous m avez consenti, rien dans l avenir ne pourra changer le fait que je me suis ainsi engagé 27». Nous venons d identifier là l obstacle majeur à surmonter pour penser la dette écologique des générations passées. Cette pensée traditionnelle de la promesse et de la dette est précisément au fondement d une responsabilité entendue comme la réponse à un engagement tenu pour absolu et irrévocable car pris antérieurement et en toute connaissance de cause. Or, les générations passées, en s engageant sur le chemin d un endettement écologique massif, ne se sont rendu compte des effets de leurs actions qu ultérieurement et n ont pas agi en toute connaissance de cause. Selon la tradition, on devrait en conclure qu elles ne sauraient être tenues responsables moralement ou pratiquement, car aucun engagement ne peut leur être assigné à un point fixe du passé. Or, ce raisonnement s appuie sur une convention dissimulée : cet absolu, ce point fixe du passé, ne tient qu à la métaphysique temporelle qui sous-tend le concept commun de dette! En nous appuyant cette fois sur la métaphysique temporelle développée par Dupuy, le passé n est plus tenu pour fixe et dépend contrefactuellement du présent. C est parce que les signaux de l avenir qu ont reçus nos prédécesseurs, autrement dit, parce que leurs rétrodictions issues de leurs propres prédictions («images de l avenir») étaient erronées, que nous sommes en droit de soutenir nos propres interprétations contrefactuelles, lesquelles donnent un sens différent au passé tel qu il s est effectivement déroulé causalement jusqu au point présent. Nous sommes autorisés à tenir nos ancêtres pour responsables de la dette écologique car nous avons le pouvoir contrefactuel de déterminer le point du passé qui fasse sens en perspective du futur catastrophique que nous tenons pour fixe contrefactuellement (et largement causalement). Ce contrefactuel murmure à l oreille des générations passées : «puisque vous aviez envisagé tel futur, alors vous aviez l obligation, dans le passé, de faire la promesse d être un jour responsable de la dette que vous contractiez». Car vous avez agi causalement comme si cette dette ne pouvait qu exister. Un dernier argument en faveur de cette révision de la métaphysique temporelle en faveur de l institution de plein droit de la dette écologique des générations passées relève de la notion de «fortune morale», avancée par le philosophe britannique Bernard Williams 28. On peut envisager ce concept comme une extension des morales conséquentialistes en situation d agir dans l incertain, là où il est aisé de dénoncer leur faiblesse. En effet, comment porter un jugement moral sur les conséquences d une action si ces dernières semblent relever du pur hasard? Bernard Williams défend l idée que le 24 Ibid., p DUPUY J.-P., «Temps et rationalité», dans R. FRYDMAN (dir.), Quelles hypothèse de rationalité pour la théorie économique? Cahiers d économie politique, Paris, L Harmattan, 1994, p DUPUY J. P., Pour un catastrophisme..., op. cit., p Ibid. 28 WILLIAMS B., Moral Luck, Cambridge, Cambridge University Press, 1981.

234 facteur «chance» doit faire partie intégrante du jugement rétrospectif portant sur la valeur initiale de l action. Le concept de fortune morale nous autorise pour notre problème à tenir rétrospectivement comme responsable (moralement) un agent ici collectif responsable (causalement) d une action dont nous attribuons (contrefactuellement) l issue singulière à la chance (ou pour le moins à une large part de chance, car il n est pas contestable que les générations passées aient aussi fait preuve de négligence, bien consciente celle-là). D aucuns remettront en cause la portée normative de cette approche de la dette écologique en soulignant que cette dette est bien difficile à rembourser par les générations de nos aînés (disons ceux qui ne sont plus dans la vie active depuis de nombreuses années) et, de facto, impossible à épurer par les générations passées disparues. Juger les morts, n est-ce pas une idée oiseuse, voire même scandaleuse, par son absence d équité étant donné l absence, par définition, des morts? Pourtant, un philosophe comme Axel Gosseries dresse un tableau très détaillé de la place que l on serait en droit d assigner aux défunts dans le cadre des théories de la justice intergénérationnelles, et présente à ce titre une position postulant l «existence» des morts accompagnée d obligations morales associées 29. Dans la même veine, Michael Ridge défend l idée que les vivants doivent considérer les conséquences de leurs actions au «bénéfice» des morts, dans le cas de conflits transgénérationnels comme l esclavage, afin de parvenir à une position équitable pour les descendants des morts en question 30. Succinctement, cette position s appuie sur deux arguments, à savoir qu un dommage (ou un bénéfice) ne doit pas forcément être ressenti pour être objet de considération (le dommage fait à une réputation par exemple), et que le devoir de justice ne se résume pas à un devoir de bienfaisance matérielle. Par conséquent, si les vivants sont censés respecter certaines obligations envers les défunts afin de ne pas leur infliger de dommages injustes, pourquoi ne seraient-ils pas en droit, de manière tout à fait symétrique, de condamner moralement les défunts et de leur infliger des dommages posthumes au bénéfice symbolique des vivants injustement lésés par les défunts? Pour aussi extrême qu elle paraisse, cette position nous permet en toute rigueur de défendre l idée que nous puissions imputer, en termes de dette écologique, une responsabilité morale à toutes les générations passées qui auraient causalement œuvré à son existence, et que nous puissions exiger des réparations justes à cet égard, que ces dédommagements prennent la forme d un préjudice matériel (taxe «écologique» sur les héritages par exemple) envers les générations encore en vie, ou de manière plus fondamentale, un dommage posthume (symbolique et moral) envers les générations disparues. C est aussi en cela que notre modèle théorique de la dette écologique intergénérationnelle diffère du fameux proverbe indien («Nous n héritons pas de la Terre de nos ancêtres, nous l empruntons à nos enfants»), très en vogue à l heure actuelle, dans la mesure où, selon ce dernier, la dette s éteint avec la génération qui disparaît! Discussion En toute honnêteté, nous souhaitons souligner que plusieurs options morales s offrent pour penser la morale de la dette écologique et que celle que nous avons privilégiée ici (la métaphysique du temps de la dette qui fasse boucle contrefactuellement entre le passé et le futur) n est sûrement pas la plus simple, et encore moins la plus directement applicable par son caractère fondamental. Nous allons présenter dans cette dernière partie quelques visions complémentaires et objections à notre modèle auxquelles nous allons répondre. À l occasion d une conférence prononcée en 2008, la philosophe Emilie Hache a proposé d envisager la notion de dette écologique, essentiellement dans sa dimension politique, à travers le 29 GOSSERIES A., Penser..., op. cit. 30 RIDGE M., Giving the dead their due, Ethics, n 114, 2003, p

235 prisme de l expérience sud-africaine post-apartheid 31 : la Commission Vérité et Réconciliation. Rappelons que cette dernière a eu pour objet de révéler au peuple sud-africain enfin réconcilié l ensemble des abus et crimes commis par la minorité blanche dominante à l encontre de la majorité noire ostracisée. Il s agissait de faire justice à l échelle d une nation, de réparer la dette contractée par les instigateurs, soutiens et profiteurs de l apartheid à l encontre de ses victimes, non par la condamnation et le châtiment, mais par la révélation de la vérité et l amnistie de la nation. Les «requérants» s engageaient à révéler publiquement et complètement l ensemble de leurs actes illégaux, à la suite de quoi la Commission prononçait une amnistie sur la foi de la sincérité des requérants. Comme le souligne Emilie Hache, «le nouveau parlement Sud-africain a ainsi fait le choix d une justice «restauratrice» ou «reconstructive» et non rétributive», c est-à-dire «corrective». L enjeu de la reconstruction de la nation sudafricaine et de la paix civile retrouvée était plus important que le ressentiment et le désir de vengeance des victimes d hier. Toutefois, la possibilité de réussite de cette Commission Vérité et Réconciliation reposait sur la distinction nette entre amnistie politique et pardon moral, la première n engageant aucunement le second. Forte de cet exemple réussi d apurement d une dette morale à l échelle d un pays entier, Emilie Hache a discuté de l opportunité d une procédure similaire au règlement de la dette écologique politique. Outre que cette procédure engagerait des états ou des entreprises, et non des individus, et que l intervalle temporel serait bien plus étendu, elle nous prévient d emblée que «la notion de dette écologique ne semble pas constituer un bon moyen de négociation. [ ] elle sonne juste parce qu elle revendique une réparation financière, besoin réel et légitime des pays du Sud, mais cette revendication sous la forme d une dette est insatisfaisante et maladroite». Emilie Hache invoque alors le fait que cette notion de dette répartirait de manière trop frustre les «bons» et les «mauvais», et surtout qu elle reposerait sur un anachronisme fondamental : vouloir assigner une responsabilité écologique à des générations pour lesquelles le mot même ne faisait guère sens. En ce sens la dette écologique serait inutilement polémique par sa convocation d un passé reconstruit à dessein ; au lieu de proposer une forme de vivre ensemble réconciliateur pour l avenir, elle ne ferait que rouvrir des plaies anciennes. Selon Emilie Hache, la seule manière de s en sortir consisterait à renoncer à cette dette, à faire comprendre aux pays du Sud qu ils doivent cesser d espérer réparation de leurs préjudices subis, qu ils doivent amnistier leurs anciens profiteurs, il est vrai en contrepartie, comme pour la Commission Vérité et Réconciliation, d une promesse des fautifs de reconnaître leurs abus et de s engager à définir ensemble un nouveau monde juste écologiquement Mais qui va édicter les nouvelles lois mondiales qui éviteront tout nouvel endettement écologique? Où est le nouveau parlement qui garantira politiquement l amnistie? Où est le tribunal qui condamnera les hypocrites qui auraient l impudence de succomber de nouveau à leurs anciens vices? La position d Emilie Hache est quelque peu paradoxale, car le succès d une procédure «Vérité et Réconciliation» appliquée à la dette écologique ne peut s avérer, en toute logique, que proportionnel à la profondeur de l abysse financier et du scandale moral que constitue cette dette. Car si la Commission sud-africaine s est réunie une fois le régime de l apartheid mis à bas et les nouvelles règles constitutionnelles garanties, il n en est pas de même pour la dette écologique, qui doit être «réglée» deux fois pour ainsi dire, et simultanément. En effet, le «règlement» de cette dette (au sens financier) ne peut advenir que par la définition d un autre «règlement» (au sens politique ou juridique cette fois) ; un règlement qui définisse les nouvelles règles écologiques interétatiques à l échelle mondiale notamment. Or, comme tout processus politique, ce dernier est aussi un rapport de force. Amnistie ou pas, plus la dette à payer sera élevée, plus la légitimité des victimes sera renforcée, et le «règlement» de leur dette d autant meilleur! On ne peut donc échapper à la dette et aux créances du passé aussi aisément. 31 HACHE E., «Justice environnementale : remplacer les accusations par la négociation d une cause commune?», Les Mardis de l'écologie, conférence prononcée à Paris le 22 novembre Je la remercie pour m'avoir gentiment communiqué le texte non publié de sa conférence.

236 Une autre critique de la notion de dette écologique, du moins tel que nous la défendons, a été récemment formulée par Yves-Charles Zarka 32. Nous nous permettons ici de lui répondre. Selon le professeur Zarka, la responsabilité que nous assignons aux générations passées serait inquisitoire, pire même (au sens philosophique), elle serait fondée sur une structure théologique de l événement. La notion de dette renverrait en effet à l idée de culpabilité envers le Dieu créateur, au besoin profond de réclamer pardon à un être omniscient pour les fautes que l on a commises - et même celles qu on n a pas commises, comme le simple fait de naître, à l instar du péché originel. Ce type de péché, sceau de notre humaine faiblesse, représente l archétype de la dette impayable envers la divinité, et serait devenu de par sa nature même le plus sûr instrument d asservissement idéologique des croyants par le clergé. Nous pensons que si Yves-Charles Zarka a repéré avec justesse dans la structure temporelle que nous mobilisons un exemple de manifestation d une métaphysique religieuse, celle par laquelle selon René Girard 33, lui-même repris par Jean-Pierre Dupuy une société se constitue en canalisant sa violence interne à travers la figure du «bouc émissaire». C est comme si la société avait toujours déjà été là alors que c est seulement au moment où est désigné le «bouc émissaire» qu elle régule sa propre violence, qu elle définit sa propre identité et se donne à voir en tant que société et non comme un Béhémoth inhumain. Ce moment du bouc émissaire ne peut faire sens que rétrospectivement, comme moment de l épiphanie d un quelque chose qui existait depuis toujours, mais qui, avant cet événement épiphanique, aurait pu à jamais rester dans les limbes. Si pour Zarka, cette métaphysique temporelle porte la marque trop visible d une narration sacrale ou religieuse, ne peut-on en dire autant de toute métaphysique temporelle, et en particulier de celle qui a imposé la temporalité linéaire, tendue par l attente de l édification d une Jérusalem céleste et de la fin des temps? Et ne peut-on par prolongement en inférer que la forme de responsabilité logiquement impliquée par cette temporalité, une responsabilité causale intentionnelle, est elle-même marquée du sceau du religieux? Mais là où Zarka se méprend selon nous, c est au sujet du concept de «dette». Contrairement à la dette de nature divine, nous n avons pas affaire avec la dette écologique à une dette infinie. Comme nous l avons souligné, il s agit d une dette finie, à hauteur du rétablissement d une justice environnementale et d un retour à une soutenabilité forte dans sa dimension écocentrée. Le type de repentir que nous souhaitons défendre n a pas vocation à se perpétuer au-delà de la disparition de la dette. Il n implique en rien l imposition d une culpabilité mortifère car la réparation morale exigée n est en rien illimitée. Si l écologie est le mouvement de prise de conscience des limites de notre monde vivable, cela vaut autant dans le sens des fautes que des réparations à l égard de notre Oïkos. Une dernière proposition, quoique différente par la tradition philosophique qu elle convoque, n en est pas moins proche de la nôtre par ses conclusions. Elle émane du philosophe américain William Edelglass 34 qui se penche sur la question de la responsabilité écologique selon une perspective phénoménologique, en interrogeant notamment l «inconséquentialisme» individuel qui s attacherait à une action aussi globale et systémique que le changement climatique. En effet, comment assigner une responsabilité individuelle en termes de dommages dus aux changements climatiques, et donc de dette climatique, à un individu qui aurait émis des gaz à effet de serre (GES), même beaucoup, au cours de ces cent dernières années? Le lien entre l accusé et la victime est extrêmement diffus ; l accusé a toute les chances d être totalement ignorant des conséquences de ses émissions de GES voire même qu il en émet et la victime ignorante elle-même que son malheur provient du changement climatique. Il est clair qu il n y a aucune intention de nuire de la part de l accusé. Au mieux peut-on tenir le «système» (politique, économique, idéologique?) pour responsable. Certains philosophes, comme Dale Jamie- 32 À l'occasion d'une conférence «Une éthique de la dette écologique» prononcée par l'auteur le samedi 9 octobre 2010 au séminaire de philosophie politique du Pr. Zarka à l'université Paris V. 33 GIRARD R., La violence et le sacré, Paris, Grasset, EDELGLASS W., «Rethinking responsibility», dans W. EDELGLASS, C. DIEHM and J. D. HATLEY (dir.), Levinasian ethics and environmental philosophy, Pittsburgh, Duquesne University Press, [2012], chap. 11.

237 son 35 préfèrent dès lors en appeler à une éthique de la vertu pour promouvoir un comportement écologiquement responsable. Il existerait des vertus en matière d écologie, des vertus vertes, qui guideraient en bien les traits de caractère et les actions de chaque humain à l égard du monde non-humain : l humilité, la tempérance, l ouverture d esprit, etc. Edelglass, au contraire, défend son attachement au principe de responsabilité individuelle en se référant à l œuvre d Emmanuel Lévinas. Dans Totalité et Infini 36, celui-ci formule une approche hyperbolique de la responsabilité, non plus basée sur le lien entre l agent moral, son action et le patient moral, mais sur une considération radicale de la vulnérabilité et de la souffrance de l Autre à travers ce que Lévinas nomme l «épiphanie du visage». Lévinas inverse ainsi la primauté mise dans la pensée occidentale sur l acte dans le rapport de responsabilité, pour lui substituer la douleur de la victime, et l appel infini de sa vulnérabilité. Toute souffrance est rappel de notre pleine responsabilité à l égard de l Autre et du monde. Bien que Lévinas se refuse à édicter des normes dérivées de ses principes éthiques, Edelglass interprère son œuvre comme une incitation à reconsidérer notre responsabilité envers ceux qui souffriront, même dans des décennies, même à l autre bout du monde, de nos actes quotidiens et de nos micro-émissions de GES actuelles. Toute action vaut reconnaissance d une responsabilité, et si celle-ci mérite réparation, reconnaissance d'une dette, écologique par conséquent. De même pour les générations passées qui, à travers la vulnérabilité de l Autre, auraient dû s ouvrir à leur responsabilité totale envers ces absents, ces inconnus que nous étions, et avant tout nos contemporains les plus pauvres, et qui aujourd hui souffrent des conséquences de leurs actes. Conclusion Revendiquer l annulation de la dette extérieure du Sud envers le Nord au nom de la dette écologique, et empêcher que cette dette écologique ne s accroisse davantage reste une idée en développement, sa définition, sa méthodologie et ses implications politiques étant toujours en discussion dans les arènes non gouvernementales, scientifiques et politiques. Nous avons voulu ici démontrer que la dette écologique ne sert pas seulement à rééquilibrer les forces du monde afin d atteindre le fameux développement durable ou d instituer une réelle justice environnementale, mais qu il s agit aussi d un concept profondément éthique nous permettant de saisir les nouveaux enjeux de la crise environnementale. Voilà un concept moral propre au temps des catastrophes, mais des catastrophes lentes ; il s oppose à la «gestion du désastre» pour offrir l alternative d un futur supportable sur la base d un requestionnement du passé, d une réouverture contrefactuelle qui met en évidence l existence d une béance entre les objectifs de progrès de nos aïeux et l état catastrophique de notre environnement. L éthique de la dette écologique, comme celle de la dette individuelle, révèle la fragilité de l être humain confronté aux processus naturels. On ne saurait être débiteur sans que cet état se marque en nous 37. Nous avons dès lors tenté de définir un modèle théorique d éthique de la dette écologique intergénérationnelle qui permette d assigner une responsabilité pleine aux générations responsables de cette dette. Cette responsabilité de nature rétroactive se fonde sur une métaphysique temporelle destinée initialement à soutenir le «catastrophisme éclairé» de Jean-Pierre Dupuy, mais en orientant ses conséquences théoriques vers les événements passés. Si cette métaphysique temporelle possède la vertu de pouvoir éviter une catastrophe inévitable, pourquoi ne pourrait-elle pas épurer une dette impayable? 35 JAMIESON D., The Moral and Political Challenges of Climate Change, dans S. C. MOSER and L. DILLI (dir.), Creating a Climate for Change: Communicating Climate Change and Facilitating Social Change, New York, Cambridge University Press, 2007, p LEVINAS E., Totalité et infini : Essai sur l extériorité, La Haye, M. Nijhoff, NIETZSCHE F., Généalogie de la morale (1887), Paris, Flammarion, 1996.

238 Enfin, nous avons étendu cette responsabilité de la dette écologique jusqu à pouvoir y inclure les générations déjà défuntes. Ce sont à ces seules conditions que nous pourrons interroger le passé avec la profondeur éthique nécessaire, se le faire nôtre, se l approprier en le jugeant et par la suite tenter d apurer les comptes afin de changer le futur, pour nous mettre en situation d authentique future responsabilité envers les générations à venir. Cette éthique de la dette écologique doit également nous éviter de tomber dans le travers d une auto-flagellation éthique chez les jeunes générations, ourdie par l imaginaire d une responsabilité sans faute (donc pathologique) comme celle qui a frappé les générations allemandes d après-guerre à cause de la dette occultée par la génération nazie 38 (Arendt, 1966). Gardonsnous toutefois de plonger dans l excès inverse d un ressentiment excessif envers les générations responsables de la dette, d un activisme éthique par trop accusatoire. Contentons-nous d accepter avec lucidité, pessimisme diront certains, qu il est sans doute trop tard pour éviter la catastrophe, mais pas encore trop tard pour nous y adapter, pour repenser l économie sur un principe de «désendettement écologique», ce que certains traduiront comme une invitation à la décroissance. Figure 1 : «Temps du projet» (Repris de Dupuy, 2004, p. 191) Anticipation / réaction Passé Avenir Production causale Figure 2 : «Temps de la dette» écologique Rétrodiction (réévaluation de la responsabilité des générations passées) Anticipation / réaction (responsabilité envers les générations futures) Passé (développement non durable) Présent (catastrophe) Avenir (développement durable) Production causale passée (endettement écologique) Production causale future (désendettement écologique) 38 ARENDT H., Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, Paris, Gallimard, 1966.

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241 Cinquième partie Vers une logique de responsabilisation

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243 LA DETTE CLIMATIQUE : «PANSER LE PASSÉ COMME UN PRÉSENT POUR DEMAIN» Olivier RAGUENEAU, Introduction Bientôt deux ans. Copenhague. On ne parlait que du changement climatique dans les mois qui précédaient la quinzième Conférence des Parties (COP 15). Depuis? Plus rien, ou presque. Pourtant, ses conséquences sociales, économiques, géopolitiques, déjà visibles, seront bientôt insupportables. Même l attribution en 2007 du Prix Nobel de la Paix au GIEC et à Al Gore, n a pas permis de démontrer une bonne fois pour toutes, que c est bien l avenir de nos sociétés qui est en jeu. À travers de nombreux exemples régionaux, Jared Diamond s est posé la question des facteurs qui font qu une société décide, ou non, de sa survie 1. C est la même question qui nous est posée aujourd hui, mais de façon globale, et nous n avons que très peu de temps devant nous pour prendre les décisions qui s imposent. C est que nous avons quelque peu traîné en chemin. Les limites au développement matériel, cause principale du réchauffement climatique, ont été posées depuis plusieurs décennies, que ce soit à travers l idée de la finitude de nos ressources naturelles 2 ou de l aspect entropique de l exploitation de ces ressources, à un rythme sans cesse accéléré 3. Le réchauffement climatique constitue en ce sens la parfaite illustration qu il est vain d essayer d aller à l encontre du second principe de la thermodynamique. L énergie perdue sous forme de chaleur par le système contribue à l augmentation du désordre global. Cette dimension a très tôt été perçue comme un frein au développement encore plus puissant que celui de la rareté 4. Ainsi donc, si notre but est la poursuite du développement de nos sociétés en évitant le chaos, tant social qu écologique, il nous faut le repenser entièrement en tenant compte, non seulement de la rareté de nos ressources mais également, de notre incroyable capacité à modifier le climat et les équilibres naturels dont l homme, du moins dans nos sociétés modernes, a oublié qu il dépendait. Repenser le développement Vaste entreprise. Au Nord, le débat tourne autour de la question du développement technologique (la croissance verte) versus des changements de mode de vie (consommer moins, travailler moins, vivre mieux ). L idée de décroissance, dans son acceptation positive, commence même à faire son chemin, alors qu elle date aussi de quelques décennies 5. Au Sud, la question du développement se pose en termes de besoins vitaux : il s agit avant tout de pouvoir accéder à la sécurité alimentaire, à la ressource en eau, à des systèmes de santé, d éducation, décents. Comment concilier les limites naturelles de notre planète, le sur- 1 DIAMOND J., Effondrement Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, Paris, Gallimard, 2005, 648 p. 2 Club de Rome, Premier rapport intitulé Halte à la croissance?. 3 Il faut lire à ce sujet l essai de J. GRINEVALD (dans SEBES, 1990) intitulé «L effet de serre de la biosphère de la révolution termio-industrielle à l écologie globale». Hommage est rendu aux pères de la problématique «thermodynamique-écologie-économie», tels que A. Lotka ( ), Vernadsky ( ), Georgescu-Roegen ( ). 4 Ibid. 5 D après l Institut d Études Économiques et Sociales pour la décroissance Soutenable, la première référence à ce terme provient d un essai publié par A. AMAR en 1973 dans la revue La Nef (n 52) intitulé «Les objecteurs de croissance», aux côtés de ceux d autres personnalités comme Jacques Attali, Jean-Pierre Chevènement, René Dumont, Michel Rocard «Entropia» poursuit ce mouvement aujourd hui, en se voulant une revue d étude théorique et politique de la décroissance. Notons la parution au printemps 2011, d un volume spécial d Entropia intitulé «Aux Sources de la décroissance», qui retrace l origine de ce concept.

244 développement du Nord et le sous-développement du Sud? Posée en ces termes, la question appelle une réponse très simple : un ré-équilibrage est indispensable. Il s agit de redistribution entre Nord et Sud, avec une contrainte climatique extrêmement forte. C est une contrainte. Mais j aimerais montrer que nous pouvons en faire une chance unique si l on veut bien aborder de front les questions du changement climatique et de la pauvreté, qui par ailleurs s auto-alimentent. Mais quand on évoque l idée de redistribution, on entend d abord «utopie». Or il est aujourd hui urgent de convertir cette utopie en projet de société, pour des raisons tant physiques qu éthiques. Physiques, parce que nous nous rapprochons chaque jour un peu plus des limites naturelles du système et qu il n est plus soutenable, ni écologiquement ni socialement. Au Sud bien entendu, mais de plus en plus, au Nord. Éthiques, parce que les impacts du changement climatique induit d abord par le développement du Nord, se font déjà sentir sur les populations les plus vulnérables, le plus souvent au Sud, qui n ont que très peu contribué au problème 6. Toute l idée des petits calculs qui vont suivre est de démontrer que nous avons, non seulement le devoir, mais également les moyens de réaliser cette utopie. À condition de le vouloir. Estimation de la dette climatique : Un peu d arithm-éthique pour panser le passé Origine du concept de tarte carbone et premières implications 450 parties par millions (ppm). C est la teneur atmosphérique en CO 2 qu il ne faudrait pas dépasser pour conserver 50% de chances de maintenir l accroissement de température moyen, à l échelle du globe, en-deçà 2 C 7. 2 C semble un compromis raisonnable, qui tienne compte du fait qu on va maintenant avoir bien du mal à rester en-dessous (compte tenu de l inertie du système climatique) mais qu on ne veut surtout pas passer au-dessus, en raison des risques majeurs de déstabilisation totale et d emballement de la machine climatique. Comme l a démontré W. Broecker (Lamont-Doherty Earth Observatory, USA) 8, en 2007, la teneur en CO 2 augmente de 1 partie par million (ppm) chaque fois que nous émettons 4 gigatonnes de carbone (Gt C, milliards de tonnes de carbone) dans l atmosphère à travers nos activités (déforestation, combustion des énergies fossiles, production de ciment). Depuis le début de la révolution industrielle voici deux siècles et demi, nous avons émis près de 500 Gt C, entraînant une élévation des teneurs en CO 2 de plus de 100 ppm. Alors qu elles ont fluctué naturellement entre 180 et 280 ppm au cours des dernières centaines de milliers d années, les voici rendues à environ 380 ppm, avec un rythme d accroissement jamais égalé et toujours plus rapide 9 (8). Nous ne sommes donc plus qu à 70 ppm du seuil à ne pas franchir, ce qui correspond à une capacité de stockage dans l atmosphère d environ 280 Gt C. C est ce qui définit ce que W. Broecker a appelé notre «tarte carbone». C est une expression bien trouvée, parce qu elle impose une limite claire (au rythme actuel de nos émissions, cette capacité de stockage sera épuisée en 2030), et elle pose tout de suite les bonnes questions : comment se partage-t-on cette tarte? Qui décide? Et comment finance t on les efforts à réaliser pour s adapter au changement climatique en cours et limiter nos émissions à venir, pour ne pas dépasser cette limite de 280 Gt C? Je vais traiter les questions liées au partage de cet espace de stockage de CO 2 dans l atmosphère, et au financement requis pour l adaptation et l atténuation (mitigation, terme anglais). Mais il me faut faire un petit détour auparavant, pour évoquer la première conséquence de ce 6 GIEC (2007), rapport du groupe de travail n 2 : YOHE G.W., LASCO R.D., AHMAD Q.K., ARNELL N.W., COHEN S.J., HOPE C., JANETOS A.C. and PEREZ R.T.: «Perspectives on climate change and sustainability». Climate Change 2007: Impacts, Adaptation and Vulnerability. Contribution of Working Group II to the Fourth Assessment Report of the Intergovernmental Panel on Climate Change, M.L. PARRY, O. F. CANZIANI, J. P. PALUTIKOF, P. J. van der LINDEN and C.E. HANSON, eds., Cambridge University Press, Cambridge, UK, 2007, p GIEC (2007), rapport du groupe de travail n 1 : dans Climate Change 2007: The Physical Science Basis. Contribution of Working Group I to the Fourth Assessment Report of the Intergovernmental Panel on Climate Change, S. SOLOMON, D. QIN, M. MANNING, Z. CHEN, M. MARQUIS, K.B. AVERYT, M. TIGNOR and H.L. MILLER (dir.), Cambridge University Press, Cambridge, United Kingdom and New York, NY, USA. 8 BROECKER W., «CO 2 arithmetic», Science, 2007, 315, p CANADELL J.G., LE QUÉRÉ C., RAUPACH M.R., FIELD C.B., BUITENHUIS E.T., CIAIS P., CONWAY T.J., GILLETT N.P., HOUGHTON R.A. and MARLAND G., «Contributions to accelerating atmospheric CO 2 growth from economic activity, carbon intensity, and efficiency of natural sinks», Proc. Natl. Acd. Sci USA, /pnas

245 concept de tarte carbone. Toute simple, mais jamais évoquée dans les négociations officielles lors de la COP 15 : je parle du fait qu il s agit d une tarte. Et que le problème avec une tarte, surtout quand elle est bonne, c est que quand il n y en a plus, il n y en a plus La seule chose à faire du coup, c est de décider que c est une limite à ne pas franchir. La seule «avancée» en cette nuit du 18 au 19 décembre 2009, à Copenhague, c est la reconnaissance du fait qu il ne faut pas dépasser 2 C. Ce sur quoi tout le monde s était entendu bien avant Mais en tous cas, ne pas dépasser 2 C, c est ne pas émettre plus de 280 Gt C à partir de maintenant. Avant de réfléchir à son partage, avant d y ajouter les émissions passées, avant d y mettre un prix, avant tout ceci que je vais maintenant aborder, la seule chose à faire, c est déjà de reconnaître l existence de cette quantité finie. Et dès lors, au lieu de ne se concentrer que sur la façon de limiter la demande en énergies fossiles, qui est nécessaire, il faudrait également limiter l offre de façon à s assurer de rester en deçà de ces fameux 2 C. La première implication du concept de tarte carbone, ce serait donc de décider unanimement que de toutes les réserves de pétrole, de gaz et de charbon qui demeurent dans notre sous-sol, seules 280 Gt C puissent en être extraites. Puisque l émission de GES au-delà de cette quantité met en péril l ensemble des écosystèmes et la subsistance même des sociétés, alors il s agirait de créer un pacte de non-utilisation. En 2008, le Courrier International a sorti un numéro spécial consacré à la fin du pétrole et aux risques géopolitiques qui lui sont associés. De fait, était-il clairement stipulé, si l on n anticipe pas cette fin du pétrole, alors les gens se battront pour accéder aux ultimes gouttes. Pourtant, si nous les exploitons jusqu à la dernière goutte, nous aurons dépassé les limites. Souvenons-nous de N. Georgescu-Roegen, souvenons-nous de la dimension entropique du changement climatique 10. Ce n est pas pour accéder aux dernières gouttes que les gens se battront, c est en réponse aux conséquences dévastatrices du changement climatique. L augmentation du désordre global Cette idée de non-utilisation des ressources fossiles pose, j imagine, des questions fondamentales en droit international. Il s agirait de faire de cette ressource, un bien commun, alors qu elle appartient pour le moment aux pays qui ont la chance d en posséder dans leur sous-sol. Cela semble extraordinairement compliqué, tant les intérêts des uns et des autres, divergent. Pourtant, le Président de l Equateur a fait un premier pas dans cette direction récemment, en interdisant les forages dans le parc Yasuni et en réclamant, de la part des pays du Nord, une compensation financière 11. Compensation financière Nous y voilà. Je vais aborder maintenant la question du partage de la tarte carbone, ce qui va m amener à l idée de dette climatique qui pourrait permettre le financement, entre autres, d initiatives telles que celle du Président Correa. Estimation de la dette climatique Avec le développement des pays dits émergents (Chine, Inde, Brésil ), les émissions des pays dits de l Annexe I et celles des autres pays sont à peu près équivalentes aujourd hui, de sorte que le Nord exige que le Sud prenne part à l effort pour financer l adaptation et l atténuation. Mais lorsqu on prend en compte l ensemble des émissions passées de CO 2, qui ont conduit au problème que nous connaissons aujourd hui, il est clair que le Nord 12 y a contribué pour environ 80%. Il est important de noter dès maintenant que les trois-quarts de ces émissions passées ont eu lieu depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, elles sont donc toujours présentes dans l atmosphère aujourd hui 13. Du coup, fort justement, le Sud pose la question de son développement dans ce contexte de changement climatique auquel il n a historiquement que peu contribué et face auquel il est bien démuni. Ceci est vrai tant d un point de vue adaptation que d un point de vue atténuation : le chemin du développement dans une économie carbonée, bien que non soutenable et pas forcément 10 Voir GRINEVALD J., art. cit. 11 VOGEL J.H., The Economics of the Yasuni Initiative: Climate Change as if Thermodynamics Mattered, Anthem Press, RAUPACH M.R., MARLAND G., CIAIS P., LE QUÉRÉ C., CANADELL J.G., KLEPPER G., and FIELD C.B., 2007, «Global and regional drivers of accelerating CO 2 emissions», PNAS, 104 (24) : MARLAND G., BODEN T.A., and ANDRES R. J., «Global, Regional, and National CO 2 Emissions. In Trends: A Compendium of Data on Global Change», Carbon Dioxide Information Analysis Center, Oak Ridge National Laboratory, U.S. Department of Energy, Oak Ridge, Tenn., U.S.A.

246 désirable, est connu ; celui du développement «sans carbone» reste à construire. Cette différence de vision entre le Nord et le Sud, aggravée par un déficit historique de confiance entre les deux hémisphères, est l une des difficultés majeures des négociations internationales 14. J aimerais démontrer, grâce à un peu de simple arithm-éthique, qu il est possible de sortir de ce cercle vicieux, en reconnaissant la responsabilité du Nord et en en assumant les conséquences financières. Celles-ci doivent permettre d aborder la nécessaire redistribution Nord-Sud en couplant les dimensions environnementales et sociales d un développement équitable pour tous. Nous verrons qu il ne s agit pas seulement de réparer (panser le passer), mais d utiliser cette dette climatique pour prévenir, comme un présent pour demain. Pour tenir compte de la responsabilité historique du Nord, il nous faut modifier la taille initiale de la tarte Carbone de W. Broecker. Se pose immédiatement la question de la date à laquelle nous pouvons commencer à comptabiliser cette responsabilité. Kyoto a opté pour 1990, les américains aimeraient que ce soit 2005 Plusieurs raisons me font penser qu il est équitable de choisir Tout d abord, nous sommes alors un demi-siècle après qu Arrhénius nous ait alerté sur les liens entre l extraction de charbon, le cycle du carbone et le réchauffement 15. Dès 1910, dans son «évolution des mondes», ce Prix Nobel de Chimie (1903) prévoyait un réchauffement d environ 4 C si l on venait à doubler les teneurs en CO 2 dans l atmosphère. Les plus sophistiqués de nos modèles, un siècle après, ne disent pas grand-chose d autre 16. Ensuite, au milieu du XX e siècle, la dimension entropique déjà évoquée du développement matériel et ses conséquences sur le climat sont déjà connues, suite aux travaux pionniers de Vernadsky, Lotka, Georgescu-Roegen, bien qu elle restera longtemps étouffée sous l idéologie dominante, le mythe d une croissance matérielle infinie 17. Enfin, depuis un demi-siècle que nous les mesurons directement, nous regardons les teneurs en CO 2 augmenter dans l atmosphère, la courbe de Keeling se construire avec une régularité remarquable, presque inexorable. Il suffit d explorer qui se cache derrière ces quelques noms, pour comprendre qu il ne s agissait aucunement de «savants fous» mais plutôt de pères fondateurs de grandes théories voire même de disciplines nouvelles, qui n ont simplement pas été écoutés donc. Depuis cette date, nous avons émis 356 Gt C de sorte que la tarte carbone était initialement de 636 Gt C, à consommer avec modération entre 1950 et 2030, date à laquelle nous devrions avoir épuisé notre capacité de stockage pour les 280 Gt C qu il nous reste à émettre 18. Combinons deux philosophies qui pourraient paraître contradictoires, celle des droits de l Homme et celle du marché. La Déclaration Universelle des Droits de l Homme nous dit que nous naissons tous libres et égaux en droit. Disons donc que nous avons tous le droit d émettre la même quantité de CO 2 et répartissons ces 636 Gt C au prorata de la population : 20% pour les pays développés, 80% pour les pays les moins avancés et en développement. Avec cette répartition, le Nord a le droit à 127 Gt C et le sud, à 509. Or, ayant contribué à hauteur de 80% des 356 Gt émises depuis , le Nord en a déjà émis 285 Gt C! Nous avons donc déjà largement mordu sur la part des pays du Sud, pour environ 158 Gt C. Le sud, qui n en a émis depuis lors que 71, devrait être en mesure d en émettre encore 438 (509-71). Or il ne lui en reste plus que 280 donc. 280 Gt C, où l on reparle de la tarte carbone de W. Broecker. Je m arrête un instant au milieu de tous ces chiffres pour insister sur un point fondamental. Ces petits calculs nous disent tout simplement que l espace de stockage de CO 2 encore disponible dans notre atmosphère appartient entièrement aux pays du Sud. Étonnant non? Par ailleurs, non seulement le Sud ne dispose t-il plus de son quota initial, mais on lui demande en plus de limiter 14 BAER P., ATHANASIOU T., KHARTA S. and KEMP-BENEDICT E., The greenhouse development rights framework : the right to development in a climate constrained world, H. Böll foundation, Stockholm Environment Institute, Berlin, 2008, 116 p. 15 ARRHENIUS S., L Évolution des Mondes. Paris, Librairie Polytechnique, 1910, 246 p. 16 Voir GIEC (2007), rapport du groupe de travail n 1, op. cit. 17 Voir GRINEVALD J., art. cit. 18 Voir GIEC (2007), rapport du groupe de travail n 1, op. cit. 19 Voir RAUPACH M.R. et alii, art. cit.

247 ses propres émissions, sans lui en donner véritablement les moyens. Et nous continuons comme si de rien n était. En parlant de moyens, faisons un peu de biogéo-économie En octobre 2009, le prix de la tonne de CO 2 sur le marché européen des quotas d émission est d environ 14, soit 51 la tonne de C. Et là, si l on se souvient que gigatonnes veut dire milliards de tonnes on multiplie 158 milliards de tonnes par 51 la tonne de carbone et on obtient quelques 8000 milliards d euros ou milliards de dollars! Il s agit là d une première estimation de ce qu on pourrait appeler la dette climatique des pays du Nord aux pays du Sud, même si l on peut débattre de la notion de «dette» à proprement parler, quand il s agit plutôt d un vol. Poussons cette logique de marché jusqu au bout : si j étais un pays du Nord, je paierais maintenant, avant que la tonne de CO 2 ne soit multipliée par dix, pour atteindre les prix réclamés par les économistes du GIEC À ce stade, il me faut ajouter un point important : ayant épuisé leur quota, les pays du Nord ne peuvent plus émettre de CO 2, à moins de le racheter aux pays du Sud. En visant une phase de transition d une vingtaine d années, au rythme actuel de nos émissions (environ 4 Gt C pour les pays du Nord), ce rachat correspondrait à quelque milliards de dollars supplémentaires Il s agit là d un levier extraordinaire pour le Sud, dans le cycle de négociations pour l après-kyoto milliards de dollars donc Notre dette climatique. Quel sens lui donner? La dette climatique : comme un présent pour demain Après l avoir estimée, il me faut maintenant préciser le sens que j aimerais donner à cette dette climatique. Afin de proposer quelques pistes de réflexion quant à son éventuelle utilisation. Je voudrais lui donner un sens, aussi bien en termes éthiques que monétaires. Vers une justice distributive Imaginons que le Nord reconnaisse l existence de cette dette, voire même, finisse par tomber d accord sur son montant. Celui proposé ci-dessus ou un autre (il existe plusieurs façons d estimer cette dette, son montant peut varier en fonction de la date de démarrage, du montant de la tonne de carbone je ne peux rentrer dans les détails de ces calculs mais ils aboutissent tous à un montant qui se chiffre en milliers de milliards), au fond, ce n est pas l important. Imaginons donc L idée de cette dette n est pas que le Nord s en acquitte et poursuive comme avant. En continuant sur le même mode de développement, et sans se préoccuper du devenir de cette somme au Sud, somme toute conséquente. Non, l idée, au-delà d une justice simplement rétributive (panser le passé), serait d utiliser cette dette pour se rapprocher d une justice dite distributive 20. Il s agirait de réfléchir aux diverses utilisations possibles de cette somme, pour aider le Sud à s adapter aux conséquences du changement climatique en cours, et repenser le développement, au Sud comme au Nord, pour prendre en compte cette contrainte carbone qui pèse au-dessus de nos têtes. C est en ce sens que cette dette peut être vue comme un présent pour demain. Si l on regarde la dette climatique sous cet angle, plusieurs questions qui pourraient constituer un frein au développement de ce concept tombent d eux-mêmes. L idée que nous serions encore en pleine repentance, toujours penchés sur notre passé au lieu de regarder l avenir. L idée que nous n avons pas à payer pour les dégâts causés par nos aïeux. L idée que ce serait la porte ouverte au remboursement d autres dettes, qu elles soient historique (esclavage, colonisation ) ou écologique (au-delà du climat, il s agit de pollutions de tous ordres, de bio-piraterie, etc.). L idée que le nord croulant déjà sous les dettes, le remboursement de cette dette supplémentaire serait un frein à l aide au développement, ou à l aide à l adaptation que nous versons, qui d ailleurs entre déjà en concurrence avec l aide au développement, au grand dam de nombre d ONG. Tout au contraire! Nous allons le voir, l estimation de la dette climatique est dans le même ordre de grandeur des sommes requises pour l atténuation et l adaptation, en particulier dans les pays du sud. L aide à l adaptation, comme composante intégrale de la dette climatique, peut et doit donc clairement venir s ajouter à l aide au développement. 20 RAWLS J., Théorie de la justice (1971), trad. par Catherine Audard, Paris, Seuil, 1987.

248 L aide au développement Chacun sait que les objectifs du Millénaire ne seront pas atteint en 2015, qu ils n étaient déjà guère ambitieux en matière de réduction de la pauvreté, que les moyens financiers pour les atteindre étaient très en deçà des sommes requises 21. Nous allons le voir également, l utilisation du concept de dette climatique et les moyens financiers qu elle constitue peut permettre d avancer sur la voie, non d une aide au développement telle qu actuellement conçue, mais d une réelle refonte des rapports entre le nord et le sud. Nous ne payons pas pour des dégâts causés par nos aïeux (rappelons d ailleurs que 75% des émissions passées de CO 2 ont eu lieu depuis la fin de la deuxième guerre mondiale), nous payons pour tenter d améliorer la vie des générations futures, au nord comme au sud. Il s agit donc d une responsabilité à assumer, plutôt que d une simple repentance. Pour le sud, comme pour les générations à venir milliards de dollars, est-ce si cher? milliards de dollars. Ce montant peut paraître vertigineux mais pour autant, l est-il vraiment? Derniers petits exercices d arithm-éthique, de l échelle globale à l échelle individuelle, pour simplement montrer que si nous nous devons de le faire, pour les populations du Sud et pour les générations à venir, nous le pouvons également Prenons tout d abord ces milliards, correspondant à notre dette passée et au rachat de nos émissions à venir. Répartissons-les sur les 20 ans à venir, puisque croulant déjà sous les dettes, nous ne pouvons payer comptant. Cela représente quelques 900 milliards par an, soit environ 2% du PIB mondial. Savez-vous que cela représente la moitié des dépenses militaires annuelles sur la planète? Simplement le double des dépenses publicitaires? Et plus de cinq fois le montant de l aide au développement??? Si si, nous dépensons presque trois fois plus en publicité que pour lutter contre la pauvreté. Et dix fois plus pour faire la guerre plutôt que pour lutter contre les problèmes qui souvent la génèrent. 2% du PIB, nous trouvons que c est beaucoup. Rappelons la fourchette fournie par N. Stern (2006) en cas d inaction face au changement climatique : 5 20 % du PIB 22 : nous parlons de guerre. «Vous trouvez que l éducation coûte cher? Essayez l ignorance», disait A. Lincoln. Continuons de ramener ce montant vertigineux, à des proportions plus palpables, tout aussi insupportables. Reprenons ces 900 milliards par an et répartissons les sur le milliard et demi des habitants du Nord. Nous obtenons un chiffre d environ 2 dollars par personne et par jour. Loin de moi l idée de dire que nous devons tous payer cette somme, qui représente beaucoup pour de plus en plus de gens dans nos pays. À l échelle des états comme à l échelle individuelle, il y a du sud au nord (et vice versa) et la question de l équité, dans la contribution au financement de la dette climatique comme dans celle de son bénéfice, est entièrement posée. Sans parler de dette climatique, une proposition très alléchante a d ailleurs été proposée en ce sens par Baer et al. 23, qui repose sur un indice de responsabilité ET de capacité. Sa lecture est passionnante mais cette question du financement de la lutte contre le changement (ou de la dette) climatique déborde le cadre de cet article, elle a de multiples implications sur le plan social, en particulier en matière de fiscalité. Il s agit pour moi ici, simplement de fournir un ordre de grandeur et d offrir une comparaison qui mérite réflexion. 2 dollars par personne et par jour. C est le prix à payer pour un développement équitable pour tous, qui tienne compte de la contrainte climatique. Nous trouvons que c est beaucoup. 2 milliards de personnes sur notre planète n ont pas ce montant pour vivre 24. Que faire avec milliards de dollars? Entendons-nous bien. Je ne suis ni économiste, ni spécialiste du développement, je ne prétends encore moins arriver avec quelques solutions clé en main et ce n est pas l objet d une telle contribution. Nous naviguons en pleine complexité et je voudrais juste, à travers ces quelques calculs de biogéo-économie et un soupçon d éthique, partager quelques comparaisons qui me parais- 21 MILLET D. et TOUSSAINT E., 60 questions, 60 réponses sur la dette, le FMI, et la banque Mondiale, Syllepse, 2008, 390 p. 22 STERN N., The economics of climate change: the Stern review, Cambridge University press, 2006, 700 p. 23 BAER P., ATHANASIOU T., KHARTA S. and KEMP-BENEDICT E., op. cit. 24 Voir MILLET D. et TOUSSAINT E., op. cit.

249 sent importantes et ouvrir quelques pistes. Ou plutôt les mettre en relation, entre elles et avec le concept de dette climatique, car elles font déjà, chacune, l objet de discussions. Elles concernent le développement du Sud, son adaptation au changement climatique, ou encore, les investissements à réaliser pour l atténuation de nos émissions, au nord comme au sud. Deux premiers montants, qui concernent le développement du Sud milliards de dollars, c est la somme qu il était prévu de dépenser entre 2006 et 2015, pour atteindre les objectifs du Millénaire en matière d aide au développement milliards de dollars, le montant de la dette externe des pays du sud, publique et privée 25. Il est communément admis que les objectifs du Millénaire sont notoirement insuffisants (cf rapports du PNUD et de la banque mondiale). Tout comme il est communément admis que la dette du Sud représente un frein majeur au développement de ces pays 26, certains d entre eux dépensant plus d argent à son service qu au développement d infrastructures de base (écoles, hôpitaux, routes ). Nombreuses sont les organisations non gouvernementales (CADTM, Jubile South ) qui réclament son annulation pure et simple : point n est besoin d évoquer la dette climatique, cette dette du sud est tout simplement odieuse, illégitime. Comparons le montant de notre dette climatique avec celui de la dette du Sud : notre dette au Nord est cinq fois plus élevée Un autre montant, toujours du même ordre de grandeur : milliards de dollars. C est le coût de l atténuation et de l adaptation d ici à 2030, estimé en 2007 lors d une réunion de l UNFCC (la convention cadre des Nations Unies sur les Changements Climatiques qui se réunissait à Vienne cette année là). 200 milliards par an pour l atténuation, et milliards par an pour l adaptation, y compris dans les pays du Sud. Chiffre probablement sous-estimé comme j ai pu l entendre à maintes reprises à Copenhague lors du Klimaforum. Il est intéressant de constater que cette estimation s avère du même ordre de grandeur de celle publié en 2006 par N. Stern, qui proposait de dépenser 1% du PIB mondial par an pour traiter réellement ce problème 27. Il est fascinant de constater que tous ces montants sont du même ordre de grandeur que l estimation de notre dette climatique proposée plus haut. Mettons les bout à bout et il reste de quoi aller encore plus loin : notre dette climatique pourrait alors revêtir différentes formes : soutien à des initiatives telles celle du Parc Yasuni ; aide aux transferts de technologies pour un développement décarbonné au Sud, sous une forme qui permette de stimuler l innovation technologique, au nord comme au sud ; soutien à la recherche et à l innovation au Sud, non seulement à travers des projets que mènent des organismes comme l IRD et le CIRAD, mais également à travers la formation de chercheurs, d ingénieurs, le développement d infrastructures qui permette les activités de recherche et de développement, ainsi que l ensemble de la chaîne qui conduit à l utilisation, au déploiement de nouvelles technologies dans les pays du sud ; accueil de déplacés environnementaux voire même, don de terres afin que ces populations puissent conserver un pays (une terre, une population, un gouvernement) ; lancement de grandes réformes agraires, partout sur la planète, pour refonder le système alimentaire mondial qui cause des dégâts considérables tant aux écosystèmes (pollutions, déforestation etc.) qu aux sociétés (faim, malnutrition, obésité et autres maladies liées aux intrants chimiques, perte de savoirs traditionnels, de cultures, atteintes au paysage etc.). Une étude de GRAIN, publiée juste avant la COP 15, reliait ainsi le changement climatique et ce système alimentaire qui est responsable de près de la moitié des émissions de gaz à effet de serre, tous gaz confondus, de la production à la consommation 28. En modifiant nos modes de consommation, en rapprochant les producteurs des consommateurs, en tendant vers une agriculture à taille humaine, se rapprochant du biologique, se dessine de façon très réaliste, la possibilité de s attaquer aussi bien au problème du changement climatique, qu à la préservation des écosystèmes et à la souveraineté alimentaire 25 Ibid. 26 STIEGLITZ J., La grande désillusion, Paris, Fayard, STERN N., op. cit. 28 GRAIN, Octobre 2009, Le système alimentaire international et la crise climatique,

250 Conclusions L idée derrière les différentes pistes ouvertes ci-dessus est simplement d illustrer le fait que ce concept de dette climatique, utilisé au sens d une justice distributive, est extraordinairement riche de sens. Nous avons parlé de pacte de non-utilisation des ressources fossiles qui entraînerait l émission de GES au-delà des fameuses 280 gigatonnes. Nous avons modifié la taille initiale de la tarte carbone pour prendre en compte la responsabilité historique des pays du Nord, et constaté que ces 280 gigatonnes, de fait, appartiennent entièrement aux pays du Sud Nous avons chiffré cette dette climatique qui est la notre : milliards de dollars pour avoir mordu dans la part dévolue au Sud, et 6000 milliards supplémentaires pour racheter nos émissions pendant la transition à venir. Nous avons donné un sens à ces sommes en les comparant aux investissements requis pour l adaptation et l atténuation, à la dette des pays du Sud, aux objectifs du Millénaire en matière de développement. Enfin, nous avons ouvert ces quelques pistes en matière de transferts technologiques, de refonte du système alimentaire mondial, d accueil des déplacés environnementaux... Loin d être exhaustives, elles illustrent l idée que la dette climatique n est pas simplement rétributive : il ne s agit pas de s en acquitter et de poursuivre sur la même voie, la conscience tranquille. Elle est distributive, en ce sens qu elle pourrait permettre de réduire les inégalités déjà criantes entre le Nord et le Sud, que le changement climatique ne manquera pas d aggraver. Elle constitue une occasion extraordinaire d embrasser en même temps la question du développement (au Sud, mais également au Nord, même si je n en ai pas beaucoup parlé ici) et celle du changement climatique, indissociables. Bien sûr, ce concept pose de multiples questions, éthiques, politiques, économiques, juridiques. C est tout l objet d un ouvrage comme celui-ci, que de les mettre en relation en confrontant les points de vue d experts de différentes disciplines. Avant de les mettre sur la place publique pour un débat éclairé entre experts et citoyens. Comment collecter cette somme au nord, sur quelle base? Quel organisme en aurait la charge? Qui recevrait l argent au sud? Comment s assurer de son utilisation? Les réponses à ces questions sont loin d être triviales mais elles n en demeurent pas moins centrées autour des moyens pour mettre en œuvre ce concept. Dont il convient avant tout d en discuter le cœur. Sommes-nous d accord pour assumer cette responsabilité historique? Acceptons-nous l idée de redistribution Nord-Sud? On le voit également, ces questions sont au cœur des relations entre science et société. En ouvrant ces quelques pistes d utilisation de la dette climatique, j entends aller au-delà de la seule illustration de l aspect distributif de ce concept. Du présent pour demain. J espère en effet attirer l attention sur l importance des questions liées à la place des scientifiques, à la place de l université, dans les grands problèmes qui concernent notre avenir. À quel titre est-ce que je me permets de lister ces quelques propositions qui semblent relever davantage du politique que du scientifique? En tant que scientifique ou en tant que citoyen? D aucuns pensent que la science seule, ou plutôt la techno-science, pourra nous aider à sortir des crises, de la crise systémique que nous traversons. À l opposé, d autres estiment que les scientifiques doivent s en tenir à leur rôle de chercheur, voire de simple «transmetteur de l ordre naturel» pour reprendre la formule de Confucius. Et ce serait au politique de décider. Aujourd hui, nombre de philosophes et autres épistémologues des sciences (de B. Latour à J.-M. Lévy-Leblond, en passant par I. Stengers et autre D. Pestre) s accordent à penser qu il faut abandonner cette distinction entre le scientifique et le politique 29. Non qu il faille tout mélanger. Mais plutôt, pour dire qu il est temps de créer des espaces de dialogue entre la science et la société civile, dans toutes ses composantes. Ainsi, D. Pestre 30 : «Dans la plupart des questions qui importent (quelle agriculture? quel développement? quelle énergie? quelle reproduction?), la solution n est pas d abord dans la technique ou la science mais dans le débat ouvert et informé entre citoyens et experts.» 29 Citons par exemple, LATOUR B., «Pour un dialogue entre science politique et science studies», à paraître dans la Revue Française de Sciences Politiques. 30 PESTRE D., «Science, Société, Démocratie : pour un autre contrat social», (en ligne) Article du site «L autre campagne», disponible sur :

251 Peu de chance que l idée de dette climatique soit entendue au-delà d une gentille utopie. Mais si cette contribution peut permettre de stimuler des débats, tant sur son concept que sur l importance des enjeux de démocratie à l interface entre science et société, alors peut-être aura-telle été quelque peu utile.

252

253 RESSOURCE EN EAU ET CHANGEMENTS CLIMATIQUES : L ÉVALUATION SPATIO-TEMPORELLE DE PROBLÈMES ENVIRONNEMENTAUX PAR DES GESTIONNAIRES DE L EAU Élisabeth MICHEL-GUILLOU Le thème des changements climatiques occupe aujourd hui la scène publique. Il est l objet d enjeux, de discussions et de débats au sein desquels certains militent pour des changements profonds compte tenu de la gravité du phénomène alors que d autres, au contraire, affichent leur indécision voire leur scepticisme. Il n existe par conséquent pas d opinion majoritaire commune sur ce thème 1 qui devient source de conflits selon les groupes et leurs prises de position. Au sein de la communauté scientifique, la réalité d une évolution rapide du climat depuis la moitié du siècle dernier et son origine anthropique font consensus 2. Mais malgré les alertes scientifiques, la gravité du phénomène apparaît minorée par les personnes non scientifiquement averties, notamment en rapport à d autres problèmes environnementaux dont les conséquences locales sont jugées plus importantes 3 et plus immédiates. La dimension temporelle joue alors un rôle majeur dans l évaluation des questions environnementales et de leurs conséquences. En prenant exemple sur les changements climatiques et la ressource en eau, cette étude met en évidence l importance des dimensions sociale et temporelle dans l évaluation des problématiques environnementales. L étude porte sur des acteurs de la gestion environnementale ayant en charge l élaboration des Schémas d Aménagement et de Gestion des Eaux (SAGE). 1. Une approche psycho-sociale et environnementale du changement climatique Parce que les changements climatiques ont une cause anthropique, et parce qu ils impliquent des comportements individuels et collectifs, une analyse tenant compte d une dimension socioculturelle s avère indispensable pour les appréhender. C est l objet même de la psychologie sociale et environnementale. La psychologie environnementale s intéresse au rapport de l homme à son environnement. Elle se définit ainsi par l étude du bien-être et du comportement humain en relation avec son environnement physique et social, et prend en considération la dimension temporelle et culturelle dans l explication des transactions entre l homme et son environnement 4. En ce sens, les caractéristiques sociales et physiques de l espace mais également les facteurs individuels et sociaux tels que les représentations, les valeurs, les attitudes ou les appartenances de groupe en rapport à des comportements et la dimension temporelle sont pris en compte dans l explication des rapports hommeenvironnement 5. Cette dernière, en relation avec la dimension spatiale, est particulièrement impor- 1 SPENCE A. et PIDGEON N., «Psychology, climate change, & sustainable behavior», Environment, n 51, 2009, p LIVERMAN D., «From uncertain to unequivocal. The IPCC working group I report : Climate change The physical science basis», Environment, n 49, 2007, p ; ORESKES N., «The Scientific Consensus on Climate Change», Science, n 306, 2004, p SPENCE A. et PIDGEON N., art. cit. 4 LEGENDRE A., «Psychologie environnementale : de l étude des systèmes complexes personne-environnement à la préservation et l amélioration du cadre de vie», Psychologie & Société, n 8, 2005, 7-24 ; MOSER G., Psychologie environnementale. Les relations homme-environnement, Bruxelles, De Boeck, 2009 ; STOKOLS D. et ALTMAN I, «Introduction», STOKOLS D. et ALTMAN I (dir.), Handbook of environmental psychology, New York, Wiley & Sons, 1987, p CANTER D. V. et CRAIK K. H., «Environmental psychology», Journal of Environmental Psychology, n 1, 1981, p ; MOSER G. et UZZELL D., «Environmental psychology», T. MILLON et M.J. LERNER (dir.), Comprehensive Handbook of Psychology, New York, Wiley & Sons, 2003, p

254 tante. Elle démontre toute la difficulté pour les individus de mettre en relation les problèmes environnementaux locaux par rapport aux problèmes environnementaux globaux 6 ainsi que leurs conséquences immédiates et à long terme 7. Nous postulons ainsi que le comportement de l individu à l égard de l environnement est interprété en fonction de la représentation qu il s en fait. Cette représentation ou reconstruction subjective de la réalité est fonction de facteurs individuels (besoins, aspirations, expérience vécue, etc.) ainsi que de facteurs socioculturels 8. En ce sens, les transactions homme-environnement sont médiatisées par une culture, des valeurs, une identité, une position que l individu partage avec les membres de son groupe ou d une communauté. La manière dont nous appréhendons notre environnement, les décisions que nous prenons, les pratiques dans lesquelles nous nous engageons sont médiatisées par notre représentation du monde. Cette représentation est sociale car elle fait référence à des modèles collectifs de pensée, des façons de concevoir le monde collectivement. La théorie des représentations sociales 9 a pour objet de comprendre et d interpréter cette construction sociale de la réalité. Les représentations sociales correspondent à des formes de connaissances spécifiques (croyances, valeurs, normes, stéréotypes, etc.) véhiculées par la société, notamment par les médias 10, et partagées par un groupe social. C est une forme de pensée sociale qui permet à l individu d appréhender son environnement et qui lui confère une vision du monde. Par conséquent, les représentations sociales sont une construction sociale de la réalité 11 qui a pour but de la rendre signifiante 12. Elles sont dites «sociales» dans la mesure où elles sont le produit et le reflet de processus sociaux (interactions, communication de masse) et dans la mesure où elles sont partagées par les individus d un même groupe auquel elles confèrent sa spécificité 13. Les représentations sociales sont fortement contextualisées : leur signification dépend du contexte de communication au sein duquel elles s activent, et leur élaboration dépend du contexte idéologique dans lequel elles s insèrent et évoluent 14. Autrement dit, elles naissent dans les rapports de communication entre individus et groupes et elles organisent et régulent également ces relations 15. Ainsi, selon l importance de l enjeu pour les personnes et selon leur insertion sociale, les prises de position individuelles envers l objet de représentation varieront. C est en cela que lorsque des représentations divergent, parfois des conflits émergent. Diverses fonctions leur sont attribuées. Elles permettent à l individu d interpréter et d expliquer le monde qui l entoure ainsi que de se situer dans son environnement et de le maîtriser 16, elles médiatisent ainsi notre relation au monde extérieur. Les représentations sociales permettent également aux groupes de conserver leur spécificité, leur identité et aux individus de justifier leurs prises de position et leurs comportements 17. Enfin, elles permettent la gestion des rapports 6 UZZELL D., «The psycho-spatial dimension of global environmental problems», Journal of Environmental Psychology, n 20, 2000, p HARDIN, Garrett (1968). «The tragedy of the commons», Science, 162, p MICHEL-GUILLOU E. et WEISS K., «Representations and behaviours of farmers with regard to sustainable development: A psycho-environmental approach», B. A. Larson (dir.), Sustainable development research advances, New York, Nova Science Publishers, 2007, p MOSCOVICI S., La psychanalyse, son image et son public, Paris, Presses Universitaires de France, Ibid. 11 JODELET D., «Représentations sociales : un domaine en expansion», D. JODELET (dir.), Les représentations sociales, Paris, Presses Universitaires de France, 1999, p ABRIC J.-C., «Les représentations sociales : aspects théoriques», J.-C. ABRIC (dir.), Pratiques sociales et représentations, Paris, PUF, 2001, p GUIMELLI C., «Présentation de l ouvrage», C. GUIMELLI (dir.), Structures et transformations des représentations sociales, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1994, p ABRIC J-C. et GUIMELLI, C., «Représentations sociales et effets de contexte», Connexions, n 72, 1998, p DOISE W., «Les représentations sociales : définition d un concept», Connexions, n 45, 1985, p JODELET D., «Représentations sociales», art. cit. 17 ABRIC J.-C., «Les représentations sociales», art. cit. ; DOISE W., art. cit.

255 sociaux 18 par l agencement de nos discours et de nos conduites dans le partage des idées, des valeurs et des normes. Elles sont ainsi les garantes de la préservation du lien social 19. Concernant les changements climatiques, il existe potentiellement autant de réalités que de groupes ou de communautés qui sont concernés par ce phénomène 20. Des études, basées sur la construction sociale de ce phénomène, montrent un niveau modéré de connaissances des changements climatiques 21. En outre, lorsque le phénomène est comparé à d autres problèmes environnementaux, il tend à être considéré comme moins important 22. En conséquence, parce que les préoccupations des uns ne sont pas toujours celles des autres, lorsque les individus seront sollicités ou confrontés à ce sujet, ils activeront leurs propres représentations dépendantes de leur ancrage social. Partant de ces points de vue théoriques, la présente recherche s intéresse à la manière dont les gestionnaires de l eau se sont appropriés ce concept, leurs représentations des changements climatiques et la manière dont ils les traitent dans leur gestion quotidienne de la ressource en eau. 2. La ressource en eau et sa gestion 2. 1 Eau et changement climatique Le lien entre les modifications du climat et la ressource en eau est scientifiquement attesté 23. Les scientifiques constatent ainsi une élévation du niveau de la mer. Ils constatent également une forte augmentation des précipitations dans certains endroits du globe (par exemple, le Nord de l Europe) et une diminution dans d autres endroits (par exemple, en Méditerranée). Dans son rapport, le GIEC (Groupement d experts intergouvernemental sur l évolution du climat) présente un aperçu des incidences possibles, avec des degrés de probabilité variables, sur la ressource en eau, de ces phénomènes météorologiques et climatiques extrêmes associés aux changements climatiques. A titre d exemple, les scientifiques évoquent un effet «pratiquement certain» sur les ressources en eau tributaires de la fonte des neiges ; des problèmes «très probables» liés à la qualité de l eau avec, par exemple, prolifération d algues ; ou encore une «probable» diminution de la quantité d eau douce disponible en raison de l intrusion d eau salée. La présente étude porte sur la région Bretagne. À ce niveau régional, des suivis de longue durée témoignent de la réalité du changement climatique 24, avec notamment une polarisation de périodes plus pluvieuses en hiver et moins pluvieuses en été. En outre, même si certains scientifiques ne constatent aucune variation d intensité et de fréquence des tempêtes dans l ouest de la France, ils mettent cependant en évidence une augmentation des minima hivernaux de température 25, allant ainsi dans le sens des travaux recueillis par le GIEC qui note un réchauffement du système climatique (GIEC, 2007). Au niveau local, l impact des évolutions du climat sur l eau peut jouer à différents niveaux : crises hydrologiques (inondations, étiages sévères, etc.), modification de la qualité de l eau (par exemple, niveau de nitrates) et également changements au niveau des écosystèmes. 18 MOSCOVICI S., op. cit. 19 FARR R. M., «Les représentations sociales», S. MOSCOVICI (dir.), Psychologie sociale, Paris, Presses Universitaires de France, 1984, p SPENCE A. et PIDGEON N., op. cit. 21 CABECINHAS R., LAZARO A. et CARVALHO A., «Media uses and social representations of climate change», A. CARVALHO (dir.), Communicating Climate Change: Discourses, Mediations and Perceptions, Braga, Centro de Estudos de Comunicação e Sociedade, Universidade do Minho, BRENCHIN S. R., «Comparative public opinion and knowledge on global climatic change and the Kyoto Protocol: the U.S. versus the world?», International Journal of Sociology and Social Policy, n 23, 2003, p ; SPENCE A. et PIDGEON N., op. cit. 23 GIEC, Bilan 2007 des changements climatiques. Contribution des Groupes de travail I, II et III au quatrième Rapport d évaluation du Groupe d experts intergouvernemental sur l évolution du climat, Genève, Suisse, DUPONT N., DUBREUIL V. et PLANCHON O., «L évolution récente des crues de la Vilaine: le rôle des précipitations et de l occupation du sol du bassin versant», Publications de l Association Internationale de Climatologie, n 13, 2001, p JOUAN D., Étude des conséquences de l'évolution du climat induit par l'effet de serre sur la fréquence et l'intensité des perturbations cycloniques et sur la distribution des valeurs extrêmes du vent au sol en Europe de l'ouest, Thèse de doctorat, Rennes, Université de Haute Bretagne, 2005.

256 En outre, la Directive Cadre sur l Eau (2000/60/CE), sur laquelle s appuient les acteurs locaux et qui établit un cadre communautaire pour la protection et la gestion de l eau au niveau européen, intègre également dans ses dernières modifications (2009) les changements climatiques. L ensemble de ces constats fournit par conséquent l évidence d un lien entre les changements climatiques et la ressource en eau Les SAGE Cette étude porte sur des gestionnaires de l eau, autrement dit, des personnes qui ont en charge l élaboration et la mise en œuvre de SAGE (Schémas d Aménagement et de Gestion des Eaux). Le SAGE est un document officiel qui définit les stratégies d action et les pratiques à mettre en œuvre pour préserver localement la qualité de l eau. L objectif des gestionnaires de l eau est donc de définir les problématiques locales liées à la ressource en eau en termes de qualité et de quantité et de proposer des actions pour les surmonter. Pour mettre en œuvre ce travail d élaboration collective, les gestionnaires se regroupent au sein d une Commission Locale de l Eau, la CLE, constituée de 50% d élus (Présidents de région, maires, etc.), 25% de représentants des usagers (associations d usagers, associations écologiques, fédérations de pêche, syndicats agricoles, etc.) et 25% de représentants de l État (Mission Interservice de l Eau, établissement public, direction départementale, etc.). 3. Constats et objectifs de l étude La présente recherche vise à étudier la manière dont les gestionnaires de l eau appréhendent les problématiques environnementales identifiées ci-dessus, à savoir la ressource en eau d une part, et les changements climatiques d autre part. Quelles sont leurs connaissances et représentations des problèmes? Comment sont-ils perçus et évalués? En rapport à la théorie des représentations sociales, notre objectif est donc dans un premier temps d identifier les représentations des acteurs liées à la ressource en eau et au changement climatique. Dans un second temps, en rapport à l importance de la dimension temporelle dans l explication des transactions du rapport hommeenvironnement, nous nous sommes intéressés à la manière dont ces acteurs appréhendent ces problématiques dans l espace et dans le temps. Comment situent-ils les problèmes au niveau global / local? Comment perçoivent-ils l évolution de ces phénomènes? Au final, la réponse à ces questions nous permettra de comprendre comment des décideurs qui ont en charge une gestion environnementale se positionnent par rapport aux changements climatiques, l évaluation qu ils en font et notamment en comparaison à un autre problème environnemental auquel ils sont également confrontés, en l occurrence la gestion de la ressource en eau. 4. Méthodologie 4. 1 L enquête L enquête porte sur la période Elle s est déroulée auprès de quatre SAGE bretons (voir figure 1). Des entretiens de recherche semi-directifs ont été menés auprès de 49 membres des CLE.

257 Figure 1- Localisation des SAGE bretons enquêtés 26 Au total, cinq personnes ont été interrogées dans le cadre du SAGE Bas-Léon qui était en début d élaboration au moment de l enquête (voir figure 1, n 1), dix personnes dans le cadre du SAGE Élorn (n 2) en fin d élaboration, et trois personnes dans le cadre du SAGE Odet (n 3), en phase de mise en oeuvre. Ces trois SAGE se situent exclusivement sur le département du Finistère. Par ailleurs, 31 personnes ont également été interviewées auprès du SAGE Vilaine (n 4) qui s étend sur 6 départements : l Ille-et-Vilaine, le Morbihan, les Côtes d Armor, la Loire Atlantique, le Maine-et-Loire et la Mayenne. Enfin parmi les personnes enquêtées 26 sont des élus, 14 sont des représentants des usagers et 9 sont des représentants de l État. Le guide d entretien portait sur trois thèmes principaux : l eau, les changements climatiques et le développement durable. Sur le thème de l eau, il était demandé aux personnes d évoquer les problématiques de l eau traitées au sein de leur SAGE et de les hiérarchiser, d évaluer la qualité de la ressource dans le temps et dans l espace ainsi que les causes et conséquences des problèmes identifiés. Sur le thème des changements climatiques, les interviewés évoquaient en premier lieu leurs connaissances et perceptions sur le sujet, puis les éventuelles relations de ce phénomène avec la ressource en eau, et plus précisément avec les problématiques traitées dans le SAGE. Enfin, concernant le thème du développement durable, les questions portaient sur la représentation par les acteurs de ce concept, l intégration de cette thématique au sein du SAGE et son lien avec les problèmes environnementaux précédemment évoqués. Dans le cadre du travail présenté ici, nous nous intéresserons uniquement à la partie concernant les problématiques de l eau et les changements climatiques L analyse des résultats Les entretiens ont fait l objet d une retranscription intégrale et ont par la suite été soumis à une analyse des données textuelles assistée par ordinateur à l aide du logiciel Alceste 27, appuyée d une analyse de contenu thématique manuelle. 26 Source : 27 KALAMPALIKIS N., «L apport de la méthode Alceste dans l analyse des représentations sociales», ABRIC J-C. (dir.), Méthodes d étude des représentations sociales, Ramonville Saint-Agne, Ed. Erès, 2003, p ; REINERT M., «Alceste, une méthode d analyse des données textuelles. Application au texte «Aurélia» de Gérard de Nerval», Bulletin de Méthodologie Sociologique, n 26, 1990, p

258 L analyse textuelle à l aide du logiciel Alceste permet d appréhender les discours dans leur intégralité et d en dégager des grandes thématiques. Le logiciel utilise la méthode de la Classification Descendante Hiérarchique (CDH) en procédant par fractionnements successifs du texte, permettant de dégager un nombre limité de classes de mots représentatifs du discours. Ces classes sont constituées en fonction des cooccurrences des mots. Chaque terme au sein d une classe est associé à un khi-deux qui indique, pour ce terme, son lien statistique, plus ou moins fort, avec la classe. A partir des classes constituées par le logiciel, le chercheur interprète chacune d entre elles en mettant en avant la thématique principale qui s en dégage. Alceste est une méthode exploratoire du contenu du discours. Pour permettre une analyse approfondie, cette méthode a été complétée par une analyse thématique manuelle, notamment en ce qui concerne l analyse de la dimension temporelle associée aux problématiques environnementales étudiées Les résultats Les résultats de l analyse Alceste sont présentés au sein de la figure 2. Sur la base de 68% de contenu du corpus classé, la classification descendante hiérarchique (CDH) met en exergue six classes qui permettent de dégager les principales thématiques dans le discours. La classe 1, qui regroupe 25,57% du contenu du discours analysé, porte sur le sujet du développement durable ; la classe 3 traite du rôle de l agriculture (12,81%) ; la classe 6 évoque la gestion de l eau et le fonctionnement des SAGE (23,51%) ; la classe 2 fait référence aux changements climatiques (17,77%) ; les classes 4 et 5 portent toutes les deux sur la thématique de l eau, la classe 4 étant centrée sur les problèmes de l eau (12,38%), la classe 5 sur les problèmes connexes (7,97%). En outre, nous observons que la CDH oppose deux principaux questionnements dans le discours : l un a trait aux problématiques environnementales (changement climatique et ressource en eau) et l autre porte sur la gestion de ces problèmes (SAGE, développement durable, rôle de l agriculture). Nous limiterons ici notre présentation à l interprétation des classes 2 et 4. Figure 2 Résultats de la CDH (Alceste) et interprétation thématique des classes La ressource en eau Figure 2 : résultats de l analyse Alceste

259 Parmi les problématiques de l eau évoquées par les membres des CLE, la qualité (par exemple : qualité de l eau potable et pollution des rivières) et la quantité (par exemple : problèmes d étiage des cours d eau, d approvisionnement en eau potable et d inondations) sont mentionnées. L analyse Alceste, à l appui d une analyse de contenu manuelle, met en avant la récurrence des discours sur la qualité de l eau quels que soient les SAGE. Cette problématique est systématiquement, directement ou indirectement, évoquée par l ensemble des enquêtés. La référence à la quantité est plus mitigée. Seules 28% des personnes (5/18 interviewés) évoquent la quantité comme un problème dans les SAGE du Finistère. En SAGE Vilaine, la quasi-totalité des enquêtés évoque cet aspect, et parmi eux 65% (20/31) considèrent la quantité de la ressource comme un sujet important. Le discours majoritaire porte donc sur la qualité de l eau. Il s agit essentiellement de problèmes d alimentation en eau potable et, non sans lien, de problèmes de pollution des rivières, particulièrement par les nitrates (classe 4, khi²=72). Pour ces raisons, en termes de causes, les interviewés mettent en avant le rôle majeur de l agriculture et notamment intensive. Les agriculteurs sont par conséquent directement ou indirectement visés, même si d autres causes sont évoquées telles que les particuliers ou «les jardiniers du dimanche», les industries ou encore les collectivités. «Je crois que ce n'est pas la peine de vous faire un dessin quand même ( ). Ils [les agriculteurs] sont pas tout seuls certes, mais enfin il ne faut pas rêver, c'est l'agriculture dans sa forme intensive encore une fois» (usager, Bas-Léon, 5) 28. En outre, l analyse du discours concernant les causes de cette pollution, en lien avec l agriculture, met clairement en avant la dimension temporelle dans l évaluation du problème lié à la qualité de l eau. Des périodes apparaissent de fait communément citées par les interviewés pour le situer dans le temps (voir figure 3). Figure 3 Evaluation dans le temps par les enquêtés du problème lié à la qualité de l eau Ainsi, les interviewés s accordent à penser qu avant les années 60, il n y avait pas de pollution car les produits chimiques n existaient pas ou peu, et l accroissement de la production n était pas un objectif. «On sait bien que si on fait un peu l historique, jusqu aux années 60 l eau appartenait à tout le monde, l eau était pure, et tout le monde croyait que ça allait rester pur ad vitam aeternam. Y avait pas de pollution à l époque, on connaissait pas les produits chimiques ou très peu» (élu, Odet, 4). Au début des années 60, repérées comme les «années d après-guerre», c est le commencement de l intensification agricole. Puis, les années 70 et 80 marqueront la pleine puissance de la production intensive. Conjointement dans les années 70, naît une prise de conscience environnementale suscitée par les mouvements et les associations écologistes qui dénoncent les pratiques irrespectueuses de l environnement. Le démarrage des programmes d action en faveur de l environnement est situé par les interviewés dans les années 90. Rappelons qu à cette époque s est tenue la conférence de Rio (1992) qui a conduit à une réforme de la PAC (politique agricole commune), notamment sur les questions environnementales, «on n y est plus dans cette période des années où on augmentait, l intensification c'est fini. ( ) Il y a eu un basculement fort dans les années 90. ( ) On n est plus dans le schéma du développement et de l intensification» (usager, Vilaine, 25). Dans les années 2000, les membres des CLE notent un autre tournant. Même si 28 Sont présentés entre parenthèses le numéro de l entretien, le collège (élu, représentant des usagers ou représentant de l État) et le SAGE (Bas-Léon, Elorn, Odet, Vilaine) dont dépend l interviewé.

260 d aucuns estiment que le travail est loin d être terminé, la majorité s accorde à observer une prise de conscience générale de la pollution de l eau et de ces conséquences. Ils constatent un effet de la modification des pratiques agricoles des années 90, effet qui se traduit soit en termes de stagnation de la montée des nitrates dans les eaux : «Alors ce qu'on constate c est qu il y a eu une amélioration durant ces dernières années jusqu à en gros 2000, enfin y a 2 ans, ou 3 ans. Et maintenant y a une stagnation en fait, notamment au niveau des nitrates» (élu, Odet, 7), soit en termes de réelles améliorations de la qualité de l eau. «Et aujourd'hui, on assiste dans ce paramètre [nitrate] à un arrêt de la détérioration et à un début d amélioration de la qualité de l eau.» (élu, Bas-Léon, 1). En conclusion, le problème est identifiable dans le passé, évalué positivement en termes d évolution dans le présent et par conséquent perçu majoritairement comme résoluble dans l avenir, même si le processus de restauration environnementale est défini comme lent. «On sait aussi que la pollution, la détérioration de la qualité des eaux, elle ne s est pas faite du jour au lendemain mais on sait aussi que sa réappropriation en tant qu'élément pur, elle ne va pas se faire du jour au lendemain» (élu, Odet, 4). 5. Le changement climatique Qu en est-il de la perception du changement climatique par les gestionnaires de l eau? L analyse Alceste dénote un vocabulaire descriptif. Le changement climatique est essentiellement associé au réchauffement, à une évolution des températures. De ce fait le changement climatique devient le réchauffement climatique dont on est informé par les voies médiatiques et auquel majoritairement on croit car les scientifiques le disent. «Je crois que scientifiquement c'est prouvé qu il y a un réchauffement climatique au niveau de depuis ces dernières années par effectivement par la pollution. ( ) Mais moi je ne suis pas scientifique, donc je ne peux rien vous dire. Moi je suis comme vous, j'écoute ce qu'on me dit mais je n'ai aucune preuve. Mais je le crois, par contre je le crois bien sûr, si si, c est vrai.» (élu, Élorn, 16) Mais c est également un phénomène non perceptible localement et qui par conséquent est défini comme planétaire, et se situant «ailleurs» dans l espace et dans le temps «Sur le réchauffement climatique c est plus l assèchement de l Afrique, la disparition de territoires importants, des populations qui vont se retrouver toutes leurs maisons noyées et compagnie, c est plus ça qui m interpelle. Sur la qualité de l eau en Bretagne, bon, on a bien eu des périodes où il manquait d eau à Belle-île etc. Pour le moment j ai du mal à imaginer la Bretagne sans eau pour l instant» (élu, Vilaine, 38). Cette imperceptibilité du phénomène au niveau local et à court terme fait apparaître des incertitudes. Les interviewés parlent de sécheresses, de modifications des phénomènes orageux, de tempêtes ou autres phénomènes climatiques pouvant s aggraver en intensité et/ou en fréquence. Ces phénomènes sont abordés au conditionnel, sous forme d interrogations, de doutes. Et bien que les personnes affirment leur confiance en la science, ils vont exprimer ces doutes en s appuyant notamment sur les incertitudes scientifiques «C est aux scientifiques de s unifier justement entre guillemets pour avoir un discours cohérent» (État, Vilaine, 23). Claude Allègre devient ainsi la figure de l opposition, du «scientifique détracteur». Face à ces incertitudes scientifiques, les enquêtés vont s appuyer sur ce qu ils ressentent ou pas concernant les évolutions du climat pour bâtir leurs représentations. La question des changements climatiques est objectivée à travers la référence aux saisons passées. Certains «voient» ainsi des évolutions du climat : «On voit bien qu au cours des années, les degrés augmentent effectivement par rapport à avant. Les saisons ne sont plus marquées comme avant. Il y a aussi des problèmes météo qu'on a du mal à expliquer et qui viennent du réchauffement oui bien sûr.» (élu, Elorn, 16), alors que d autres ne s en souviennent pas et mettent en avant les «failles» de la mémoire humaine : «Bien sûr, moi je ne me souviens pas, même si je ne suis pas jeune, y a 50 ans, je ne me souviens pas bien de ce qui était présent dans le secteur. C est vrai que j'entends des personnes beaucoup plus âgées qui disent «oui, de notre temps, les étés étaient vraiment secs, on savait ce que c était, il y avait des saisons» etc. Moi je ne suis pas convaincu, je reste persuadé qu on embellit largement ce qu'on veut embellir.» (élu, Vilaine, 29).

261 La question des saisons met en avant la recherche de repères temporels vécus qui, contrairement au problème de qualité de l eau, sont loin de faire consensus, notamment parce que les changements climatiques ne sont pas perceptibles à l échelle humaine et se répercutent sur des siècles, dans l avenir comme dans le passé, au temps des «mammouths» et des «diplodocus», au temps où le «Sahara, c était du foin» et où le «Groenland était vert». Ces comparaisons permettent aux enquêtées de se rassurer ou de se protéger de sentiments inconfortables, liés à la gravité médiatisée du phénomène, certains allant jusqu à s interroger sur l évolution cyclique naturelle du climat «Quand on voit tout ce qui se passe, je ne sais pas, j'ai du mal à croire qu'il [le climat] va changer comme ça du jour au lendemain. Possible que sur la banquise ils se rendent compte de choses, je dis pas le contraire, mais à mon avis ce sera loin d'ici, ça l'a été y a 1000 ans, il paraît que le Groenland était vert. ( ) Les cycles à mon avis doivent faire comme ça, peut-être que l'homme en rajoute aussi» (élu, Vilaine, 49). Ainsi le point commun que nous pouvons retrouver au sein de ces discours, c est l idée que les évolutions climatiques se jugent sur de très longues périodes, au-delà de l échelle humaine. Ces difficultés de projection dans le temps et au-delà de l espace local rendent les perspectives d action limitées, notamment en rapport à des problèmes de ressource en eau, même de la part des acteurs qui estiment qu il faudrait davantage prendre en compte ces questions dans les débats au sein du SAGE. «Alors, c est difficile d apprécier le réchauffement climatique parce que c est une chose qu on domine certainement pas. Autant sur la qualité de l eau on se sent plus actif, plus maître dans la recherche, dans la mise en place d objectifs et de les réaliser. Dans le réchauffement climatique, c est quelque chose qui se raisonne au niveau mondial je pense alors on a plus de mal certainement à se sentir capable d engager des actions liées spécifiquement au réchauffement climatique. Parce qu il y a des choses qui nous dépassent.» (État, Vilaine, 24). Discussion Ce chapitre avait pour objectif, dans un premier temps, de mettre en exergue la manière dont les gestionnaires de l eau appréhendent les problématiques environnementales de la ressource en eau et des changements climatiques. En rapport à l eau, les résultats font ressortir la prégnance de la question qualitative. Ces résultats sont en cohérence avec l image des problèmes liés à la ressource en eau en Bretagne 29. Les questions d eau potable, de pollution des rivières, de qualité bactériologique sont alors discutées. Ce problème qualitatif est explicitement délimité dans les espaces social (les agriculteurs plus que les autres), géographique (problématiques localisées) et temporel (identification de son origine dans le passé et évolution positive). Ainsi, même si la dynamique naturelle de restauration s avère particulièrement longue, les enquêtés s accordent plutôt à envisager une issue favorable à ce problème. Cette représentation sociale rend de ce fait les difficultés liées à la qualité de la ressource en eau surmontables, maîtrisables et contrôlables. La représentation sociale des changements climatiques s avère différente. D une part, nous pouvons souligner qu elle est fortement influencée par les médias 30. Elle apparaît donc stéréotypée et peu empreinte de vécu. En conséquence, les gestionnaires de l eau possèdent des connaissances sur les changements climatiques et notamment sur leurs effets plus que sur leurs causes 31. Mais ces modifications ne sont pas ressenties comme une réalité au quotidien. Ce problème est identifié comme global plutôt que local et il apparaît imperceptible à court terme. Les représentations associées à ces deux problématiques environnementales sont par conséquent distinctes voire opposées. Peu de liens sont établis entre la ressource en eau et les changements climatiques. Ainsi, même si les gestionnaires de l eau croient majoritairement en la réalité d une modification du climat, la comparaison des conséquences globales et à long terme de ce phénomène à celles des conséquences immédiates et saillantes de la ressource en eau fait que les pro- 29 MICHEL-GUILLOU E., «La construction sociale de la ressource en eau», Pratiques Psychologiques, sous presse. 30 CABECINHAS R., LÁZARO A. et CARVALHO A., «Media uses and social representations», art. cit. 31 CABECINHAS R., LAZARO A. et CARVALHO A., «Lay representations on climate change»,. Proceedings of IAMCR s 25 th Conference, Cairo, IAMCR, 2006, p

262 blèmes liés à l eau sont perçus comme plus sérieux que les problèmes de modification du climat. En ce sens, les changements climatiques ne sont pas une priorité 32. Pour toutes ces raisons, l étude met en avant l absence de prise en compte de ce sujet dans les discussions. Parce que les changements climatiques apparaissent comme imperceptibles, ambigus, et peu consensuels, ils ne peuvent pas faire l objet de décisions lors des débats du SAGE. Cette analyse fait clairement apparaître des dilemmes environnementaux 33 qui sous-tendent un décalage entre des choix individuels et des choix collectifs, autrement dit des choix immédiats (dans l espace et dans le temps) bénéfiques pour soi et des choix éloignés favorables aux générations futures. Ces dilemmes mettent en avant la difficulté des individus à accepter des contraintes actuelles pour éviter des effets négatifs qui ne s actualiseront, peut-être, que des générations après. Cette analyse souligne l importance de la dimension temporelle dans l évaluation des problèmes environnementaux. Pour les individus, il semble difficile de raisonner sur des problèmes qui se situent au-delà de l échelle humaine. L incertitude joue ici un rôle primordial 34. Elle est caractérisée à la fois par l incapacité physiologique de l individu à déceler certaines pollution actuelles (le trou dans la couche d ozone, le nucléaire, etc.) et son impossibilité à percevoir certaines transformations environnementales en raison de la rémanence de certains problèmes. Cette incertitude produit une incapacité d action. Dans la mesure où les problèmes environnementaux et les risques qui y sont liés sont socialement et culturellement déterminés 35 (Douglas et Wildavsky, 1982), il importe, pour leur gestion, d adapter les discours portant sur ces problématiques environnementales aux populations concernées. 32 SPENCE A. et PIDGEON N., op. cit. 33 HARDIN G., art. cit. ; VLEK C. et KEREN G, «Behavioral decisions, theory and environmental risk management: assessment and resolution of four survival dilemmas», Acta Psychologica, n 80, 1992, p GRAUMANN C. F. et KRUSE L., «The environment: social construction and psychological problems», H. T. HIMMELWEIT et G. GASKELL (dir.), Societal psychology, Newbury Park, Sage, 1990, p DOUGLAS M. et WILDAVSKY A., Risk and culture: An essay on the selection of technical and environmental dangers, Berkeley, University of California Press, 1982.

263 L ÉVOLUTION DES MODES DE CONCEPTION DES CONSTRUCTIONS CONTEMPORAINES AU REGARD DES ATTENDUS DU DÉVELOPPEMENT DURABLE : LE CAS DES BÂTIMENTS AGRICOLES Hervé CIVIDINO Le cas des bâtiments agricoles est particulièrement intéressant pour observer l évolution des modes de conception qui ont marqué le secteur de la construction durant la seconde partie du XX e siècle. La destination de ces architectures l abri des animaux, des récoltes et du matériel de production a toujours favorisé des réponses fonctionnelles et économiques qui ont concouru à qualifier ces édifices de «bâtiments-outils». D un point de vue constructif, il fallut attendre la révolution agricole des trente glorieuses pour que les techniques industrielles de l acier et du béton remplacent les savoir-faire traditionnels. Si la fonctionnalité des édifices modernes a suscité l engouement des agriculteurs, rapidement, leurs impacts sur les paysages ainsi que les pratiques d élevage qu ils sous-tendaient ont ému les amateurs de patrimoine et de nature. Depuis, dans un mouvement parallèle à celui du logement humain, les modalités de la conception des bâtiments de production ont été remises en question. Les modèles standard, exacerbés par la préfabrication, se sont complexifiés en établissant des liens avec l environnement. Cette évolution interroge la posture des maîtres d ouvrages et leur implication dans la construction au cours de ces dernières décennies. En montrant combien les attentes sociales ont pu peser sur l architecture, elle corrobore la pensée de Nikolaus Pevsner selon laquelle «L architecture n est pas le produit des matériaux et des programmes ni même des conditions sociales mais de l évolution de l esprit aux différentes époques 1.» 1. L invention du hangar polyvalent La modernisation des fermes débuta durant le premier XX e siècle, avant de véritablement se développer après guerre. Fondée sur un reniement des traditions et des pratiques locales au profit d une foi absolue dans le progrès technique, elle accompagna l intensification des cultures et l augmentation des troupeaux. L invention du hangar universel fut significative du passage d un patrimoine fait pour durer, que les paysans transmettaient à leurs enfants, à un outil de travail éphémère, économique, et en constante évolution 2. Autrefois issue du sol, élevée selon les traditions, l architecture agricole s orienta vers des formules standardisées, construites avec les moyens de l industrie. Les nouvelles solutions constructives s imposèrent grâce à leur faible coût, leur polyvalence et leur rapidité de mise en oeuvre. Ainsi, aux bâtiments traditionnels, rigides et pondéreux, succédèrent des modules aisément transformables grâce à leurs murs indépendants et leurs toitures simplement posées sur poteaux ; d où leur nom : les hangars parapluies. Préparés en atelier, ces structures légères étaient montées sur les sites à l approche de l été, pour la moisson, ou de l hiver pour rentrer les animaux. Opérationnelles en une semaine, elles firent le succès d entreprises spécialisées, souvent implantées en milieu rural, qui participèrent à la vulgarisation des nouveaux procédés d élevage en assurant tous les rôles de la construction : conseils, études, livraison, implantation, montage et mise en oeuvre. 1 PEVSNER N.. Génie de l architecture européenne. (1943), t. II, Paris, Livre de poche, CIVIDINO H., Les édifices quotidiens de l agriculture ( ), Thèse de doctorat, Institut de Géoarchitecture, UBO, Brest, 2010.

264 L État accompagna largement ce mouvement à travers la section technique de l Habitat Rural. L ingénieur Louis Govin y développa les concepts observés à l étranger en prônant le recours à des techniques constructives souples et préfabriquées. Aussi, en réponse aux nouveaux canons de l agriculture, les fermes modernes furent-elles assimilées à «des usines dans les champs, dont les animaux constitueraient les transformateurs 3». Alors qu il s agissait de s orienter vers un futur meilleur, ces nouveaux édifices remplacèrent donc dans les bâtiments traditionnels en suivant une évidence économique et fonctionnelle. 2. La spécialisation des exploitations, la spécialisation des bâtiments. Au début des années 1960, la polyvalence laissa place à la spécialisation. Répondant aux revendications de la profession, les lois d orientation agricole instituèrent le standard à deux unités de travail homme (2 UTH). Ce modèle «d exploitation de type familial, susceptible d utiliser au mieux les techniques modernes de production et de permettre le plein emploi du travail et du capital d exploitation 4» conditionna l accès aux subventions. Il permit une rationalisation du territoire, en favorisant la disparition des petites structures tout en limitant la taille des finages pour que les agriculteurs restassent maîtres chez eux. Combinée à l augmentation des rendements, il sonna le glas de la ferme traditionnelle de polyculture-élevage en engendrant un mouvement de spécialisation qui se répercuta jusque sur les édifices. À l instar de la société industrielle décrite par Georges Friedmann 5, les nouvelles formules architecturales répondirent à une agriculture basée sur «la production en grande série, et la consommation de masse». Pour chaque pratique agricole, un modèle de bâtiment fut établi sous formes de plans types avant d être dupliqués sur l ensemble du territoire avec le soutien de l État. Confortés par le décret sur le développement et à la loi sur l élevage de 1966, les organismes de la profession prirent en charge l élaboration et la diffusion de ces nouveaux abris. En réponse à l augmentation des troupeaux, les programmes de recherche et les documents de vulgarisation traitèrent alors de problématiques spécifiques, correspondant à la mise au point de ces nouveaux abris : zootechnie, éthologie, ambiance, bien-être animal, etc. Comme l a montré le groupe de sociologie rurale du CNRS 6 au cours des années 1960, le mouvement de la Jeunesse Agricole Chrétienne pesa sur cette révolution des pratiques. En invitant les paysans à «prendre en main leur destin», en expliquant que «la charité devait se faire technicienne», il traversa et lia toutes les organisations mises en place pour la modernisation. La JAC fut évidemment présente dans le secteur des bâtiments, depuis les CETA jusqu aux CDHR en passant par les chambres d Agriculture, les Institut techniques et l État. Ainsi, les nouvelles solutions architecturales furent-elles pensées et portées dans le monde rural par le monde rural. 3. L intégration paysagère et les expérimentations architecturales Avec les années 1970, le nombre de mètres carrés construit annuellement passa brutalement de 8 à 14 millions. Parallèlement, le premier choc pétrolier sonna la fin des trente glorieuses. Des voix s élevèrent contre les grands ensembles urbains, mais aussi contre l envahissement des zones périphériques et rurales par les maisons individuelles. Les bâtiments d exploitation ne furent pas épargnés. La condamnation de la médiocre qualité architecturale des nouveaux édifices rassembla les amateurs de paysages, tandis que les défenseurs de l environnement dénonçaient l eutrophisation des rivières et premiers scandales alimentaires : l environnement s invitait à la table du productivisme! 3 GOVIN L., La ferme, principe d organisation et d équipement rationnel. Techniques et architecture n 3-4, p Loi n du 5 août 1960, d orientation agricole. Article 2-7. J.O. du 7 août Voir FRIEDMANN G., 7 études sur l homme et la technique, Gonthier, Denoël. Médiation. Paris, 1977, p Créé au début des années cinquante le groupe de sociologie rurale du CNRS a été animé, à ses débuts, par H. Lefèbvre. Dirigé durant les années 1960 par H. Mendras, il regroupait alors des chercheurs du CNRS, de l Institut national de la recherche agronomique et de la Fondation nationale des sciences politiques.

265 Ce mouvement se concrétisa par l instauration de nouvelles structures dédiées à la gestion et à la préservation de l environnement. Différents textes améliorèrent la protection des ressources naturelles et des paysages, règlementèrent le statut des installations classées et complétèrent le code de l urbanisme par des dispositions telles que le renforcement du périmètre des zones sensibles, le développement des sites inscrits ou l extension du permis de démolir. Enfin, la loi du 3 janvier 1977 déclara l architecture d utilité publique. Pour des raisons économiques et sociales, l obligation de recourir à l architecte pour la conception des bâtiments d exploitation fit l objet d une dérogation qui couvrit également les maisons individuelles. En compensation, la consultance architecturale, fut instituée gratuitement dans les CAUE et en DDA. Dans la même optique, l État soutint la Fondation de France qui mit en place la mission «Bâtiments agricoles et paysages». Les principes de l intégration dans les paysages, déjà conceptualisés en Angleterre, furent importés et diffusés en France 7. Des actions de sensibilisation au cadre bâti se multiplièrent, des concours furent organisés pour valoriser les démarches pluridisciplinaires et favoriser de nouvelles solutions. Malgré les efforts fait sur l architecture, seuls les leviers les plus aisément contrôlables (les couleurs, les matériaux et les plantations) furent retenus pour le financement de l intégration paysagère qui, en 1993, se trouva institutionnalisée par l instauration du volet paysager du Permis de construire. 8 En réponse à une demande sociétale, les bâtiments ne furent plus uniquement conçus comme des outils. Leur place dans les paysages fut prise en compte et imposées, quitte à ce que les solutions, plus cosmétiques qu architecturales, ne les fassent disparaître derrière des rideaux d arbre. 4. Le contrôle et la réparation des impacts environnementaux D un point de vue environnemental, la loi sur les installations classées constitua une première approche dans le domaine de l élevage. Dans un premier temps, elle ne concerna que les bâtiments les plus importants avant que la dégradation continuelle des milieux ne conduise les instances à durcir la réglementation. Cette évolution prit véritablement corps suite à la directive européenne du 12 décembre 1991 concernant les nitrates. En France, la loi sur l Eau, imposa la maîtrise des pollutions d origine agricole, non seulement pour l ensemble des constructions nouvelles mais aussi pour les sites existants. Des financements conséquents accompagnèrent l édification de dispositifs de stockage et de gestion des effluents : il convenait de produire autrement. Une armée de techniciens fut chargée d appliquer une méthode spécifiquement élaborée pour engager la mise aux normes des bâtiments : le «Diagnostic Environnemental des exploitations d Élevage». Le caractère rétroactif des nouvelles dispositions imposa d importantes restructurations mais aussi, dans de nombreux cas, la construction de nouveaux édifices. Entré officiellement en vigueur le 1 er janvier 1994, le programme fut évalué entre 12 et 16 milliards de francs à l échelle nationale, dont 60 % de subventions publiques 9. Malgré son caractère vertueux, il concourut à la création d un marché de travaux extrêmement spécialisé, en continuité parfaite avec les modes de conception issues de la dynamique progressiste. Une fois encore, le renouvellement du parc immobilier des agriculteurs fut dicté par les réglementations et les financements publics selon les canons d une nouvelle normalisation. 5. Les années 2010 : vers des approches globales multicritères et de nouvelles logiques de responsabilisation des acteurs 7 En 1972, une première plaquette visa à expliquer comment fondre les constructions dans les paysages : Bâtiments agricoles et paysages. Fondation de France, Centre National de la Propriété Agricole. Paris, 1972, 20 p. 8 Loi n du 8 janvier 1993 sur la protection et la mise en valeur des paysages et modifiant certaines dispositions législatives en matière d enquêtes publiques. Art 4. 9 RAOULD N.. Économie politique de la Mise aux normes des bâtiments d élevage, Application à un échantillon d exploitations du basin Loire-Bretagne. Institut national de la recherche Agronomique. Juin p. 63.

266 Avec la prise en compte du développement durable dans la construction, les modes de conception s ouvrent sur les questions environnementales et la responsabilisation des acteurs. Pour les vulgarisateurs, il ne s agit plus de proposer des solutions toutes faites mais bien d impliquer les agriculteurs dans l élaboration de leurs bâtiments. Lancé en 2007, le site 10, a ainsi pour objet la sensibilisation et la formation à la conception architecturale des bâtiments agricoles. De même, le programme de recherche et développement APPORT 11 s est appuyé, entre 2007 et 2009, sur l'organisation territoriale des exploitations pour élaborer une méthode de conception des nouveaux bâtiments. En 2009, les participants au colloque «Bâtiments d élevages du futur» ont lié fonctionnalité, économie et impacts environnementaux 12 alors que, le workshop «éco-construction des bâtiments viticoles» organisé par l Institut français de la vigne et du vin était marqué par le même intérêt 13. Dernièrement, le programme Casdar «Application d une démarche d éco-construction et de management environnemental aux bâtiments d élevage» 14 a interrogé directement la problématique de la construction durable en construisant une grille d orientations environnementales. Inspiré du référentiel HQE, cette méthode de management de projet vise à minimiser l impact d un bâtiment sur son environnement intérieur et extérieur durant l ensemble de son cycle de vie. Sensibilisés aux conséquences de leurs décisions, les éleveurs y sont invités à choisir les «cibles» qu ils souhaitent retenir pour l élaboration de leurs bâtiments. C est donc une véritable responsabilisation des maîtres d ouvrage qui s engage, en rupture avec les solutions toutes faites encore proposées par les constructeurs. Ainsi, tout au long de la seconde partie du XX e siècle, l architecture des constructions rurales a reflété les attentes sociétales. Dans un premier temps, il s agissait de sortir la France, encore rurale, de la pénurie. Adaptées à des édifices construits uniquement pour l exploitation du territoire, les innovations s imposèrent par leurs performances économiques et fonctionnelles. Ensuite, réclamées par une population de plus en plus urbaine, les contraintes environnementales et paysagères vinrent s ajouter, par la règlementation, aux modèles déjà élaborés : on s employa à produire mieux. Aujourd hui, les agriculteurs, s ils ne représentent plus qu 1% de la population active nationale, n en demeurent pas moins les gestionnaires de la majeure partie du territoire. L ancien système de production unique qui avait favorisé une architecture uniforme laisse place à une diversification des pratiques où se croisent la montée en puissance des productions bio et la concentration des productions. Face à l acuité du développement durable, les méthodologies de conception des bâtiments sont remisent en question : s agit-il de continuer à optimiser des problématiques constructives isolées les unes des autres ou de concevoir globalement les édifices en combinant, selon des démarches réitératives, les techniques douces du low tech (savoir-faire traditionnels, prise en compte des sites, agro-matériaux,) et les technologies hight tech les plus en pointe ( énergie solaire, domotique, isolation sous vide, )? Dans le premier cas, les solutions risquent de connaître les écueils rencontrés par le passé (obsolescence, inadéquation aux attentes, ). Dans l autre, les avancées de la construction durable invitent les concepteurs à réinterroger sans cesse le passé proche pour inventer le présent sur le mode de l'expérimentation. Plus que la réalisation de produits "aboutis", à multiplier à l infini, ces démarches imposent d'orienter les réalisations suivant des objectifs choisis par leurs futurs utilisateurs. Selon une politique de petits pas, en permettant des avancées progressives et identifiables sur 10 Le site a fait l objet d un financement du ministère de l Agriculture et de la Pêche au titre de l appel à projet «Développement et attractivité des territoires ruraux». Il est soutenu par le ministère de la Culture et de la Communication dans le cadre de la «Formation continue des professionnels, des agents et cadres des collectivités territoriales et des personnels associatifs intervenant dans les domaines de l architecture et du paysage». Il référence près de cent dossiers ressources et quatre-vingt réalisations exemplaires. 11 APPORT, Agriculture & paysage, des outils pour des projets de développement durable des territoires CASDAR Institut Français de la Vigne et du Vin Bâtiments d élevage du futur. Recueil des communications du Colloque européen de Lille 22 et 23 Octobre Institut de l Élevage, 2009, 176 p La revue des œnologues et des techniques vitivinicoles et oenologiques. «Éco-conception, éco-gestion des chais et des exploitations viticoles», novembre 2009, n 133, 72 p. 14 Application d une démarche d'éco-construction et de management environnemental aux bâtiments d élevage. Programme CASDAR Institut de l élevage.

267 chaque point de la construction, elles imposent la conception de formules multiples, non reproductibles mais perfectibles, significatives d une véritable rupture conceptuelle. Cependant, alors que à nouveaux bâtiments d élevage devraient être réalisés dans les 10 prochaines années, on peut se demander ce que pèseront ces nouvelles approches face aux logiques du marché. En effet, dans un milieu ou le bâtiment reste un outil construit pour une trentaine d année, les constructeurs s affairent à proposer des produits clefs en main qui, sous couvert de performance énergétique et de maîtrise des pollutions, tendent à dédouaner les maîtres d ouvrages de toute autre responsabilité environnementale. C est donc bien de l engagement personnel des agriculteurs que dépendra l émergence d une architecture nouvelle et véritablement durable dans sa conception et ses matériaux. Illustrations Fig. 1 : Hangar polyvalent. Entreprise Dolléans, vers 1955.

268 Fig. 2 : Plan type d une porcherie d engraissement mécanisée, Source : Ministère de l Agriculture, Section Technique de l Habitat Rural. Fig. 3 : Dispositif de stockage des effluents attaché à une stabulation moderne réalisée conformément au PMPOA.

269 Fig. 4: Bergerie du domäne Hohentwiel (Allemagne), 2002 : un exemple d architecture durable.

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