Plaidoyer pour une éthique du «placement»
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- Jérôme Labelle
- il y a 8 ans
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1 Plaidoyer pour une éthique du «placement» Pascal Poli Gériatre, Fondation Le Bon Sauveur d Alby (Albi), Groupe de réflexion «Éthique et Sociétés - Vieillesse et vulnérabilités», Espace éthique/ap-hp, membre du comité de pilotage de l EREMA La maladie d'alzheimer voit dans son histoire naturelle se poser un jour la question du «placement» institutionnel. Si le fait d envisager un «placement» dans le cas d une maladie démentielle offre certains bénéfices (pour ne pas dire des bénéfices certains), l imposer demeure moralement discutable. Par ailleurs, même raisonnablement posée, l entrée non acceptée en maison de retraite, ou en service de long séjour, représente un certain danger. La personne risque en effet de «se casser» au sens propre (chutes, fractures) comme au sens figuré (fugue), voire de disparaître (régression, dépression, «grabatairisation», glissement, etc.). Cependant, décider d une institutionnalisation ne doit certainement pas se résumer à la seule balance bénéfices/risques. Il en va aussi de la balance de valeurs éthiques soignantes et de principes éthiques de la décision médicale. Le refus du patient de se soumettre, ou du moins d adhérer à un tel projet (pas toujours clairement énoncé comme tel du reste...) est l'occasion de relancer des questionnements et de faire émerger au sein des membres d'une équipe soignante des pensées ambivalentes. P. 1
2 Des valeurs partagées du soin prodigué aux personnes âgées présentant une maladie d Alzheimer émergent des pratiques gériatriques et psychogériatriques rapportées dans la littérature médicale comme à la lumière de notre expérience. Nous avons ainsi réalisé en 2006 une enquête auprès de médecins ayant une pratique en psychogériatrie - tous membres de la Société française de psychogériatrie (SFPG) - dans l intention que se dévoile, au fur et à mesure du questionnaire, la nature des interrogations des équipes soignantes confrontées à ce que l on est bien obligé d appeler le traumatisme du «placement» après celui de l hospitalisation. Du souci unanime et permanent de réhabilitation de l homme derrière les masques de la maladie peut émerger l hypothèse d une éthique du «placement». L éthique du «placement» : quatre repères fondamentaux La question du passage de l hôpital à l établissement pour personnes âgées : un évènement essentiel à ne pas banaliser Le refus du malade d être «placé» peut être vécu par l entourage comme un obstacle au déroulement implicitement logique d une démarche à vocation salvatrice. Cependant, il réveille le soignant d un possible «sommeil dogmatique». Il lui rappelle, dans le dire ou l agir, que le «placement» n est pas une étape à galvauder. Qu il ne devrait pas y avoir de place pour la banalisation. Qu il doit y avoir respect d un temps du «placement». P. 2
3 Le «placement» en institution d une personne atteinte d une maladie d Alzheimer : un acte de soin Par-delà les techniques médicales ou le travail médico-social, il s agit d étudier la manière dont chaque patient vit ses déficiences et autres incapacités, sources de dépendance, pour tenter de définir avec lui ce qu il attend de l environnement et en quoi le «placement» satisfera ses besoins et pourra correspondre à un projet de vie acceptable. L entrée en institution doit de surcroît être entourée de garanties éthiques (respect de la personne, information, consentement, compétence, contrat, etc.). Le refus de la personne âgée démente dans la décision de son «placement» en institution : une situation révélatrice d enjeux éthiques Les valeurs consensuelles fondamentales du soin prodigué aux personnes âgées présentant une maladie d Alzheimer sont identifiées par les soignants comme la réalité donnée en pratique au respect de l identité, mais aussi à la reconnaissance de l expression d une volonté d autrui avec, pour corollaire, le respect des choix et de l autonomie d un sujet de droit autant que sujet psychique. Ce sont ces valeurs fondamentales qui, dans la pratique, sont mises à l épreuve lors d une confrontation au refus de «placement» du malade Alzheimer. Agir dans une certaine habitude du quotidien, agir inconsciemment dans la banalisation, dans le souci d une certaine rentabilité ou efficacité, offre l occasion d un non-respect de ces valeurs. Au-delà d une éthique de la responsabilité et de la fragilité, considérer le refus du malade Alzheimer nous conduit à nous engager dans une éthique de la discussion, de la négociation qui présuppose un «nivellement» dans une relation soignant/soigné au départ implicitement et de prime abord dissymétrique. Ce «nivellement» peut être réalisé par l élaboration d un travail de réflexion des équipes autour de ces valeurs soignantes repérées comme nous l avons exposé. Cette négociation fonde aussi le dialogue au sein même de l équipe soignante. La famille et les proches ne sont, bien entendu, pas oubliés dans ce jeu décisionnel, et les liens avec l équipe de soin sont empreints de ce même état esprit. P. 3
4 Le «placement» de la personne âgée présentant une maladie d Alzheimer : l objet d une crise Cette crise est redoublée lorsque l intéressé refuse cette option. L entourage, tout comme le soignant, est alors soumis à une double contrainte. Faire pour le mieux dans l intérêt de la personne même si cela va à l encontre de ce qu elle exprime, mais aussi respecter la liberté, la volonté de la personne désorientée dont on a désormais la responsabilité. Il y a en effet transfert de responsabilité. Dans ce jeu relationnel qui s établit durant l hospitalisation - jeu fondé sur une triangulation de liens ambivalents entre le malade, la famille et le groupe soignant - peut néanmoins se construire une alliance thérapeutique qui prend racine sur des enjeux de responsabilité. Responsabilité juridique, mais encore responsabilité morale. Dans l intérêt de celui qui, du fait des conséquences de la maladie démentielle, est dans la faiblesse. Dans cette situation de crise, le premier malaise vient du terme lui-même : le «placement» renvoie à un objet. Objet d une procédure, de soins mais, objet quand même. Il s agit-là de l image de l homme chosifié dont on n entend plus la parole. Pourtant le mot «placement» peut aussi être entendu comme une façon de retrouver pour chacun ou de redonner à chacun «sa» place au cours d une étape nouvelle d une vie qui s est heurtée à la maladie. Dans ces conditions, le mot «placement» peut s entendre comme la dernière étape d un renoncement à une certaine vision de l individualité, à une certaine vision de la liberté. En effet, quelle liberté peut-il y avoir alors que s est installée une maladie dont les conséquences sont très tôt la perte d autonomie, et qui altère inéluctablement les capacités de jugement? À quelle liberté doit-on se référer? Le refus de son placement par le patient désorienté interroge le soignant sur la question fondamentale de savoir ce qu est l homme. Le refus l interpelle sur sa dimension épistémologique autant que philosophique. P. 4
5 Au-delà des principes et des valeurs du soin : l éthique du «placement», une éthique qui se vit Au-delà de la spéculation intellectuelle, l éthique du «placement» doit permettre, dans son essence et dans sa pratique, de répondre à quatre exigences de conduites face au refus de la part du malade. Quatre pierres angulaires pour bâtir une relation d aide, dans la perspective d un projet d accompagnement, à la lumière des repères fondamentaux présentés précédemment. Ces quatre pierres angulaires définissent les bases de la communication avec le malade. Elles seront des outils de médiation au sein de la triangulation relationnelle malade-famille-soignants, des outils pour mener à son terme le projet de soin que représente le «placement». Un principe premier de l éthique du «placement» : reconnaître une compétence a priori au malade Alzheimer Il s agit, quel que soit le stade de l affection, d observer une vigilance bienveillante afin de repérer et d étayer toute défaillance sans ravaler l individu au seul handicap. Il s agit en conséquence de ne pas minimiser, méconnaître, ignorer l importance de l expression du refus. Encore une fois, ne pas banaliser, ne pas rationaliser dans un simple rapport bénéfices/risques. P. 5
6 Considérer le malade Alzheimer comme une personne, non comme un symptôme, une maladie ou un simple objet de soin La pratique quotidienne n est pas simple. Respecter l identité, la singularité, c est respecter le temps de cet autre dans une perspective de travail de deuil du «chez soi». Il y a en effet un temps du placement que l on ne peut réduire à son seul contenu chronologique. L échec du placement institutionnel peut trouver une explication dans la méconnaissance du temps intérieur du sujet, de son couple ou de sa famille. Il s agit aussi de respecter la parole, la volonté qui s exprime, de saisir dans quelle globalité s inscrit cette conduite de refus. De comprendre, accepter et respecter une personnalité, de faire non seulement pour, mais surtout, avec le malade Alzheimer. C est dire qu il faut l associer au projet, le responsabiliser, le ramener à une position d acteur d un choix qu il peut ou doit faire, d une décision qu il peut ou doit prendre avec l aide de son entourage familial, entourage lui-même souvent désemparé, mais aussi, de l équipe soignante et du médecin. Il faut se rappeler qu exprimer un refus ne signifie pas forcément refuser. La personne malade nous pose les limites de ce qu elle peut entendre et se réfugie souvent derrière des mécanismes de défenses déjà bien éprouvés et sous-tendus par sa personnalité. Respecter donc ce temps à prendre et les limites à ne pas franchir. Rassurer. Autoriser la personne désorientée à garder une porte ouverte sur une liberté toujours possible, celle de pouvoir, si elle le veut un jour, retourner à son domicile - pas forcément, du reste, pour y vivre. La maison c est «soi-même» pour une personne âgée. Toujours considérer que le «placement» n est pas tant de redonner une place que d en quitter une Il est difficile de parler d investissement objectal d un nouveau lieu de vie, certainement plus sécurisant et permettant de rompre avec une certaine solitude, mais qui apparaît d abord comme l expression d un renoncement - même s il est devenu nécessaire. Un renoncement aux allures de deuil qu il va falloir accompagner. C est un deuil de soi, du moins d une certaine dimension de soi. C est un dépouillement qui augure l attente d une fin de vie désormais annoncée. P. 6
7 Réaffirmer le principe de non-abandon C est dans ce contexte que s inscrit le quatrième principe : il est essentiel de rappeler au malade et à son entourage l engagement d une équipe de soins à leur côté. Savoir entendre et recevoir le refus du malade Alzheimer, accepter sa parole comme l expression d une volonté, peut ouvrir assurément, et grâce à une culture de la négociation, des horizons d humanité dans une médecine qui tend parfois à oublier l homme. Penser la liberté de l autre, c est, à n en point douter, penser sa propre liberté. Penser la négociation, penser la liberté, justifie la reconnaissance et la pratique d une éthique de terrain : l éthique du «placement» dont la problématique du refus par le malade Alzheimer constitue un paradigme. Quoi qu il en soit, accompagner un patient dément représente une mission que bien d autres services de médecine ne sont pas toujours prêts à remplir, parce qu il faut du temps. Parce qu il faut, pour le soignant, supporter la confrontation au déclin de l autre et à l angoisse qu il exprime, tout en avouant une certaine impuissance. La confrontation à la démence nous renvoie à notre propre peur de perdre la tête, le cap, le sens, de sombrer dans la folie. Dans ces conditions, la vie a-t-elle encore un sens? Entendre le refus du malade, n est-ce pas peut-être entendre que la vie est encore là? P. 7
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