Le stress au travail : de la performance à la souffrance



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Transcription:

N 12 Décembre 2004 DROIT SOCIAL 1 Le stress au travail : de la performance à la souffrance par Docteur Patrick LÉGERON Psychiatre, praticien attaché, service hospitalo-universitaire, Centre hospitalier Sainte-Anne, Paris Directeur de STIMULUS, cabinet de conseil sur le stress professionnel Toutes les études le confirment. Le stress devient une réalité inquiétante dans le monde du travail et touche aujourd hui l ensemble des sociétés industrielles modernes. Il a des conséquences négatives importantes sur le bien être des travailleurs et sur les performances des organisations qui les emploient. De plus, par ses effets sur la santé et la productivité, le stress a aussi beaucoup d impact sur l économie. La lutte contre le stress au travail représente sans doute l un des grands défis que devront relever les gouvernements, les employeurs et les syndicats au cours des années à venir. Car les entreprises qui auront le plus de chances de réussir à l avenir seront celles qui aideront les travailleurs à faire face au stress et qui réaménageront soigneusement le milieu de travail afin qu il soit mieux adapté aux aspirations humaines. I. LA RÉALITÉ DU STRESS PROFESSIONNEL Dans son rapport de 2002, l Agence européenne pour la sécurité et la santé au travail indique que le stress au travail affecte 28 % des individus, c est-à-dire 41 millions de travailleurs européens. Selon plusieurs publications du Bureau international du travail, le stress entraîne une augmentation de l absentéisme dû à la maladie, un renouvellement prématuré du personnel, des départs à la retraite pour raisons de santé, des baisses de production et de qualité ainsi que des litiges entre les salariés et leurs employeurs. Ainsi, les travaux réalisés dans les États membres de l Union européenne et dans d autres pays révèlent qu entre 50 et 60 % de l ensemble des journées de travail perdues sont liés plus ou moins directement au stress. On estime que le coût du stress pour les entreprises équivaut à 10 % du PIB au Royaume-Uni, pourcentage qui, dans les pays nordiques, varierait entre 2,5 % au Danemark et 10 % en Norvège. Aux États-Unis, le coût du stress avoisinerait 200 milliards de dollars par an pour les entreprises nord-américaines. Dans l Union européenne, ce coût serait de 20 milliards d euros et, en France, l Institut national de recherche et de sécurité estime que le coût pour les entreprises et la société se situerait entre 0,8 et 1,6 milliard d euros par an. Le stress au travail a donc un impact considérable, tant en termes de détresse humaine que d entrave à la performance économique. Outre ses graves conséquences sur la santé mentale et physique des travailleurs, l effet négatif du stress est évident dans les «symptômes organisationnels» tels que l absentéisme et la rotation du personnel, les faibles performances en matière de sécurité, le manque d enthousiasme des salariés, la perte d innovation et la faible productivité. Les dernières études conduites en France par le ministère de l Emploi sur les conditions de travail l attestent: entre les 35 heures, qui risquent d entraîner les cadres dans une course frénétique au temps, et l exposition d un nombre croissant de salariés à la pression du public, la «charge mentale» du travail augmente. Le stress au travail est donc l une des menaces les plus importantes qui pèsent sur le bien-être des travailleurs. Le phénomène de stress touche tous les acteurs de l entreprise, du salarié au dirigeant en passant par l encadrement. Selon les travaux de la Fondation européenne pour l amélioration des conditions de vie et de travail, le niveau de stress augmente sensiblement avec la qualification. Ainsi, 17 % des ouvriers et employés non qualifiés sont à un taux trop élevé de stress, 25 % des employés administratifs, 32 % des cadres et 40 % des professions intellectuelles et scientifiques. Dans une récente enquête nationale réalisée par «l Usine Nouvelle» et le cabinet Stimulus, auprès de 2 500 cadres et dirigeants d entreprise, travaillant dans des entreprises de toutes tailles et dans des secteurs variés, il apparaît que plus d un quart des managers français sont à un niveau de stress mettant en danger leur santé. Dans cette étude, les niveaux de stress apparaissent un peu plus faibles dans les secteurs des transports, des assurances et de l énergie. En revanche, les niveaux de stress sont légèrement plus élevés dans le

2 DROIT SOCIAL N 12 Décembre 2004 TABLEAU 1 - Taux de stress par catégories professionnelles (en %) (Fondation européenne pour l amélioration des conditions de vie et de travail) Ouvriers et employés non qualifiés Agriculteurs et ouvriers de l agriculture Artisans Employés de type administratif Personnel des services Conducteurs de machines Cadres Techniciens Professions intellectuelles et scientifiques secteur du commerce, celui de l agro-alimentaire et du service aux particuliers. Il ne s agit, malgré tout, que de nuances, et non de grandes différences. De même, on observe que les niveaux de stress sont un peu plus élevés dans les très petits établissements (moins de dix salariés), alors qu ils sont un peu moins élevés dans les très grands établissements (2000 salariés et plus). Les fonctions juridiques, d informatique et de direction générale connaissent un peu moins de stress. Les fonctions administratives, celles de marketing, de publicité et de communication sont associées à un peu plus de stress. Le fait d habiter la région parisienne ou la province n a pas globalement d impact sur le niveau de stress, pas plus le fait de vivre en milieu rural, dans une petite agglomération ou une grande ville. Plus le temps de travail hebdomadaire est élevé, plus le niveau de stress l est aussi. Mais ces différences entre les niveaux de stress de ceux qui travaillent moins de 35 heures et ceux qui travaillent plus de 70 heures n est finalement pas très important. La seule différence notoire en terme de niveau de stress concerne le sexe : 36 % des femmes sont à des niveaux très élevés de stress, contre 21 % des hommes. II. L IMPACT DU STRESS SUR LES INDIVIDUS Il ne faut bien sûr jamais oublier que la réaction de stress n est pas pathologique en soi. Elle représente même un formidable processus d adaptation (tant biologique que psychologique) de l individu à son environnement, quand celui-ci devient plus difficile. Le stress n est donc pas une maladie, mais une remarquable réaction de notre organisme (aussi bien dans notre corps, par la libération de substances chimiques, dont la plus connue est évidemment l adrénaline, que dans notre tête avec l émergence d émotions variées comme l anxiété ou la colère) pour s adapter aux menaces et aux contraintes de notre environnement. C est pourquoi les scientifiques préfèrent souvent parler de «réaction d adaptation» pour désigner le stress, réaction sans cesse sollicitée et indispensable à notre bon fonctionnement. Plusieurs décennies de recherches dans ce domaine, nous permettent en effet de comprendre le stress comme l une des grandes fonctions de l organisme, au même titre que la respiration, la digestion ou la fonction immunitaire. Comme toute fonction, l adaptation est non seulement utile, mais nécessaire à notre survie. Nous la partageons avec tous les mammifères, même si chez l homme elle possède bien sûr des caractéristiques particulières. Les mécanismes biologiques et psychologiques du stress ont pour premier objectif de nous mettre dans le meilleur état physique et mental pour faire face à une situation difficile et ainsi nous aider à nous y adapter au mieux. Le stress nous est donc fondamentalement utile, à cette seule condition que ces mécanismes biologiques et psychologiques soient déclenchés à bon escient et dans des limites acceptables. Le rapport qui existe entre l intensité de la réaction de stress et l adaptation de l individu à la situation, et donc son niveau de performance, n est pas linéaire. Dans un premier temps, niveau de stress et performance croissent ensemble, puis, le stress continuant d augmenter, la performance chute. Entre les deux extrêmes (trop de stress/pas de stress), il existe un niveau optimal de fonctionnement de stress qui nous permet de nous mobiliser suffisamment pour faire face le plus efficacement possible aux nombreux stresseurs professionnels qui nous assaillent, sans mettre en péril notre santé. Le rapport qui existe entre l efficacité à faire face à la situation stressante et le niveau de stress qui existe en nous est parfaitement illustré par cette courbe en forme de U inversé. Lorsque la réaction de stress est inexistante, l efficacité est nulle. Au fur et à mesure que le stress croît, la performance augmente pour se stabiliser à un niveau maximal. Cette partie ascendante de la courbe peut être considérée comme le «bon stress» (le eustress en anglais). Ce stress continuant de croître, la performance, pour sa part, va au contraire décroître. C est le «mauvais stress» (ou distress en anglais qui veut aussi dire «détresse»). En termes d efficacité et d harmonie individuelle, il est évident qu un excès de stress est néfaste. À l inverse, une absence totale de stress est elle aussi négative. Un artiste ou un sportif savent très bien qu un trop faible stress nuira à leur performance. C est pourquoi il est absurde de parler d un «monde sans stress», d une part parce que c est un leurre et que nous ne pourrons jamais supprimer les stresseurs qui font partie de notre environnement professionnel et naturel, et d autre part parce que, si nous arrivions à inhiber en nous toute FIGURE 1 - Les relations entre stress et performance

N 12 Décembre 2004 DROIT SOCIAL 3 réaction de stress, nous serions démunis et incapables de nous adapter. On ne peut pas supprimer le stress ni «vivre sans stress», au travail comme ailleurs. La réaction de stress devient en revanche nocive si elle est activée à un niveau très élevé, si elle est répétée (sans possibilité de récupération) ou si elle est chronique, poussant à leurs extrêmes nos réactions biologiques et psychologiques. Les pathologies liées au stress peuvent alors se développer, physiques ou psychologiques. À côté des psychopathologies dont les relations avec un facteur de stress sont claires comme les troubles traumatiques (états aigus de stress ou états de stress post-traumatiques) ou les troubles de l adaptation, les liens de causalité entre stress et divers troubles mentaux comme la dépression ou les troubles anxieux sont encore mal élucidés. Certains types d évènements de la vie professionnelle semblent plus dépressogènes que d autres : c est ainsi le cas des «sorties» du champ social (retraite, licenciement). En fait, c est souvent l accumulation de stresseurs qui augmente le risque de dépression. Enfin, les événements stressants au cours d un accès dépressif représentent un facteur important de la persistance de la maladie. Le stress peut aussi être à l origine de nombreuses pathologies somatiques. Plus que de maladies dites «psychosomatiques», il s agit en fait de «maladies de l adaptation», pour utiliser la terminologie la plus récente et aussi la plus étayée scientifiquement. La mort brutale par épuisement («burn out») de cadres surmenés au travail, décrite dans la littérature japonaise sous le nom de karoshi, est aussi spectaculaire qu heureusement peu fréquente. Le stress au travail peut avoir des répercussions variées même si à ce jour mal évaluées sur la santé physique des individus, que ce soit en favorisant les maladies cardiovasculaires (hypertension artérielle, maladies coronariennes) ou en contribuant à l augmentation du nombre de troubles musculo-squelettiques (ou TMS) qui représentent maintenant la première cause des maladies professionnelles reconnues en France. Il faut cependant être extrêmement prudent avant d affirmer sans nuances le rôle pathogène systématique du travail. Certains discours semblent malheureusement suggérer que le travail ne peut que générer souffrance et détresse. Or toutes les études confirment que ce sont les personnes privées de travail, les chômeurs par exemple, qui présentent le plus de problèmes de santé physique ou mentale, et aussi consomment le plus de psychotropes. III. LES SOURCES DE STRESS AU TRAVAIL Les causes du stress au travail sont multiples et varient bien sûr énormément en fonction du type de secteur d activités mais aussi des fonctions de l individu dans l entreprise. Les facteurs de stress au travail ont pu être regroupés en plusieurs grands domaines : les facteurs liés à la tâche à accomplir, les facteurs liés au contexte de l entreprise, les facteurs liés à l individu et les facteurs liés aux relations interpersonnelles. TABLEAU 2 - Les principaux stresseurs professionnels LES STRESSEURS LIÉS AU CONTENU DU TRAVAIL Pénibilité physique Confort du cadre de travail, environnement (bruit, température, luminosité ), efforts physiques, horaires, déplacements (domicile-travail ou professionnels) Pénibilité mentale Complexité du travail, exigence de concentration, tâches multiples ou incompatibles, répétitivité, monotonie Charge de travail Volume d activité, pression du temps (urgences, échéances interruptions fréquentes) Responsabilités Risques liés à la prise de décisions, gravité des erreurs possibles, responsabilité d autres personnes LES STRESSEURS LIÉS AU CONTEXTE DE TRAVAIL Changements Modifications organisationnelles (restructurations, fusions, plans sociaux, etc.), modification de la culture de l entreprise, nouvelles technologies Incertitudes Imprévisibilité de l avenir, menace sur son poste, sa carrière, son emploi Organisation de l entreprise Objectifs mal définis ou irréalistes, mauvaise communication interne Conflits de valeurs Objectifs allant à l encontre des convictions du salarié, éthique ou morale bafouée LES STRESSEURS LIÉS À L INDIVIDU Non adéquation des compétences au poste Surqualification, sous-qualification Frustrations matérielles Salaires, carrières, évolution Frustrations psychologiques Manque de reconnaissance, de participation, de contrôle Absence d intérêt Activité ne correspondant pas aux aspirations de l individu LES STRESSEURS LIÉS AUX DIFFICULTÉS RELATIONNELLES Avec la hiérarchie Manque de disponibilité, manque de compétences (techniques, managériales ), personnalité difficile, fortes exigences, harcèlement Avec les pairs Compétition, absence de solidarité, personnalité difficile, mauvaise ambiance Avec les individus sous sa responsabilité Manque de compétences, personnalité difficile, conflit de rôles (supérieur hiérarchique d ancien collègue ou ami) Avec le public et/ou les clients Exigence, absence de signes de reconnaissance, incivilité, agressivité, violence

4 DROIT SOCIAL N 12 Décembre 2004 Actuellement les stresseurs les plus fréquemment retrouvés, et source des plus grandes difficultés pour les individus semblent être : 1) la charge de travail. Celle-ci se caractérise par une quantité de travail importante à réaliser sous une forte contrainte de temps. Les interruptions de travail sont fréquentes (on parle de «zapping» des activités) : on estime ainsi qu en moyenne un cadre est interrompu dans son travail toutes les dix minutes. Par ailleurs les objectifs à atteindre et le culte de la performance accentuent encore la pression ; 2) les incertitudes. C est une banalité de constater que le monde du travail est en pleine évolution. Il faut cependant souligner que l accélération du rythme du changement est souvent associée à des incertitudes majeures et à l impossibilité de prévoir et donc de s organiser. Que ce soit l organisation de l entreprise (fusions, restructurations, etc.) ou les technologies nouvelles (on parle maintenant du «techno-stress»), l individu doit s adapter sans cesse à la nouveauté et à l inconnu ; 3) les frustrations. Les attentes des individus sont souvent déçues. Les changements impliquent l abandon de projets et d investissements affectifs, les plans de carrière sont parfois incertains et les déceptions fréquentes. L absence de renforcements et le manque de considération des salariés peuvent accroître ces phénomènes de frustration ; 4) les relations. «L homme est un stresseur pour l homme». Le contact avec des clients ou des usagers exigeants, impatients, voire parfois agressifs concerne de nombreux salariés. Au sein même de l entreprise, les relations peuvent être aussi plus ou moins conflictuelles entre les individus et certaines formes de management semblent faire fi du simple respect d autrui, allant même parfois jusqu à un véritable harcèlement moral. Plusieurs études ont souligné que le stress était d autant plus nocif que se conjuguaient de fortes contraintes ou exigences exercées sur l individu, de faibles marges de manœuvre ou de décision (modèle de Karasek) et le sentiment de ne pas voir ses efforts payés en retour (modèle de Siegrist). IV. LA LUTTE CONTRE LE STRESS AU TRAVAIL Le stress est malheureusement encore un sujet tabou dans le monde du travail. Il peut s agir d une incompréhension du phénomène, voire d un véritable déni. Souvent aussi le stress effraye les entreprises, qui craignent, en abordant ce sujet, d ouvrir «la boîte de Pandore» de revendications salariales qu elles ne sauront contrôler. Pourtant la politique de l autruche face au stress n est évidemment pas souhaitable. Le stress doit aujourd hui être abordé efficacement, c est-à-dire sans banalisation et sans dramatisation. L évaluation du stress est la première étape indispensable. L analyse du stress (que ce soit sous la forme d un «audit» ponctuel ou la mise en place d un «observatoire» permanent) permet de comprendre le phénomène et sa réalité. Parce qu il n existe bien sûr pas de «stressomètre», l appréciation du stress pour un individu ou pour une entreprise se fait toujours à partir de différents éléments qu il faut savoir relier entre eux : la nature et l importance des facteurs de stress dans l environnement de travail (évaluation des stresseurs), la façon dont l individu affronte ces stresseurs aussi bien psychologiquement que dans sa manière d agir (évaluation de la réaction de stress), et enfin l impact du stress sur son bien-être mental et physique (évaluation des conséquences du stress). Les entreprises, soucieuses de leur performance (qui passe à l évidence par celle de leurs salariés), se doivent aussi de prendre en compte la santé, voire le bien-être de ces derniers. Depuis quelques années plusieurs voies de recherche se dessinent. Soit dans le sens d une prise en compte de l ensemble des paramètres caractérisant la situation socio-économique de l entreprise, la situation de travail et les conditions de réalisation concrètes des tâches des individus. Soit dans le sens d une aide apportée aux individus à développer de véritables compétences, comportementales, psychologiques ou émotionnelles à mieux «gérer» le stress inévitable. Pour le Bureau international du travail, les interventions pour réduire le stress au travail doivent être primaires (réduction des sources de stress), secondaires (aider les individus à développer des compétences à faire face au stress) et tertiaires (prendre en charge les individus affectés par le stress). Pour le National Institute for Occupational Safety and Health, c est une combinaison de changement organisationnel et de formation à la gestion du stress qui est l approche la plus efficace pour réduire le stress au travail. Ces deux positions, finalement assez proches, soulignent que le stress, défini scientifiquement comme l interaction d un individu avec son environnement, doit être abordé aux niveaux organisationnel et individuel. Les actions organisationnelles visent à réduire les sources inutiles de stress, à reconsidérer l organisation du travail mais aussi la définition des tâches des salariés. Les environnements doivent être plus valorisants et permettre à l individu de s épanouir davantage en lui offrant de plus larges marges de manœuvre dans la façon dont il exerce son activité. Les styles de management des individus doivent aussi être orientés dans ce sens. Les actions individuelles peuvent prendre la forme de programmes d apprentissage à la gestion du stress. Les approches cognitivo-comportementales sont à cet égard très intéressantes. Elles offrent aux individus la possibilité de développer de véritables compétences à mieux contrôler leurs réponses de stress, dans les dimensions physiques (techniques de relaxation), psychologiques (réévaluation «cognitive»), émotionnelles (intelligence émotionnelle) et comportementales (affirmation de soi). Il est aussi important d aider les individus à mettre en place des facteurs de protection (hygiène de vie, loisirs, support social) pour augmenter leur propre résistance au stress. Agir contre le stress au travail doit bénéficier à la fois aux individus et aux entreprises. Les actions les plus intéressantes s inscrivent ainsi dans une véritable démarche «gagnant-gagnant» Voir bibliographie page suivante

N 12 Décembre 2004 DROIT SOCIAL 5 BIBLIOGRAPHIE ANDRÉ C., LELORD F., LÉGERON P. - «Le stress». Éditions Privat, Toulouse, 1998. AUBERT N., de GAULEJAC V. - «Le coût de l excellence». Seuil, Paris, 1991. Bureau international du travail - «Le stress au travail». Rapport annuel. BIT, Genève, 1993. Commission européenne (direction générale de l Emploi et des Affaires sociales) - «Coût du stress lié au travail : manuel d orientation sur le stress lié au travail - Piment de la vie ou coup fatal?». Office for official publication of the European community, Luxembourg, 1999. DANTZER R. - «L illusion psychosomatique». Éditions Odile Jacob, Paris, 1989. DEJOURS C. - «Souffrance en France». Seuil, Paris, 1998. Documentation Française - «Efforts, risques et charge mentale au travail». Paris, 2000. Fondation européenne pour l amélioration des conditions de vie et de travail - «Troisième enquête européenne sur les conditions de travail». Luxembourg, 2000. European Agency for Safety and Health at Work - «Stress at work». Rapport 2002. Office for official publication of the European community, Luxembourg, 2002. FERRERI M., LÉGERON P. - «Travail, stress et adaptation», Elsevier, Paris, 2002. L Usine Nouvelle - «Lutte contre le stress : mais qu attendent les entreprises?», n 2906, 26 février 2004. LÉGERON P. - «Le stress au travail». Éditions Odile Jacob, Paris, 2001, 2003. LÔO P., LÔO H. GALINOWSKI A. - «Le stress permanent». Masson, Paris 1999. National Institute for Occupational Safety and Health - «Stress at work». Department of Labor, Washington DC, 1999. SIMBRON Y., LÉGERON P. - «Les conséquences du stress au travail». Actualités Médicales Internationales - Psychiatrie (14), n 201, suppl., juin 1997.