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Transcription:

MIXITÉ SOCIALE ET POLITIQUES URBAINES Marie-Hélène Bacqué et Sylvie Fol 1 La mixité sociale comme enjeu des politiques urbaines Depuis quelques décennies, les territoires ouvriers ont connu des évolutions sociologiques considérables. Constitués socialement et écono-miquement au XIX e siècle, dans un contexte d industrialisation, ils sont frappés depuis la fin des années 60 par des processus de désindustrialisation et de restructuration économique qui remettent en cause leur base économique, et bouleversent le groupe social sur lequel ils avaient construit leur identité. Quartiers et villes ouvrières se caractérisaient en effet par une articulation particulière entre une identité sociale, l identité ouvrière, une identité locale et une identité politique, sur laquelle se fondaient des formes spécifiques d enracinement territorial dont la banlieue rouge fournit l exemple le plus typique. Aujourd hui ces «points 1 Respectivement, maître de conférences à l Institut Français d Urbanisme (Université de Paris VIII) et maître de conférences à l Université Paris X. 111

d ancrage des identités populaires» 2 sont en train de céder tandis que le patrimoine commun du groupe ouvrier, constitué autour du quartier, de l usine et des organisations politiques, s est désagrégé. Cependant, ces processus de décomposition du monde ouvrier s accompagnent de dynamiques de recomposition qui laissent apparaître de nouveaux agencements sociaux et spatiaux. Les villes ouvrières sont en effet prises dans un «double mouvement» de «recyclage» des sites les mieux localisés, induisant des transformations de l économie locale et de la composition sociale, et de stagnation des espaces les moins attractifs, qui finissent par «polariser» les populations les plus pauvres 3. Ces deux dynamiques peuvent s inscrire dans un même territoire communal, juxtaposant ainsi des quartiers dégradés, souvent périphériques, en voie d appauvrissement, et des quartiers réinvestis par les couches moyennes, généralement en centre ville. Au cœur 2 Expression empruntée à Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Grandes fortunes, dynasties familiales et formes de richesse en France, Payot, 1996. 3 Voir à ce sujet : A. Haumont, J.-P. Lévy, «Peuplements ouvriers, la dynamique du changement», in Métamorphoses ouvrières, Paris, L Harmattan, 1996. 112

de ces nouveaux agencements, les couches moyennes 4 jouent un rôle prédominant. Une part importante des politiques locales de logement et d équipement leur est destinée. Ces processus de diversification sociale «par le haut» répondent à des objectifs de peuplement énoncés par les équipes municipales, qui, en cela, se réapproprient un discours plus général promu par les politiques publiques du logement et de l urbanisme sur le thème de la mixité. Du «développement social des quartiers» à «la politique de la ville», les politiques urbaines cherchent ainsi à rétablir la diversité sociale dans les quartiers en difficultés, si tant est qu elle ait jamais existé, et l État enjoint les collectivités locales de se référer à cet objectif dans l organisation de leur développement urbain comme dans leurs politiques de 4 La notion de couches moyennes, dont le pluriel dit l hétérogénéité, reste peu précise et sa définition se heurte à bien des obstacles théoriques. Nous n engagerons pas ici une discussion sur ce thème mais retiendrons des travaux publiés que les couches moyennes se distinguent par leur place dans le monde du travail, qu elles sont dotées de capital culturel, et occupent des positions intermédiaires dans les hiérarchies professionnelles et sociales. La catégorie de «couches moyennes» est également construite par l agrégation de traits de comportement ou de culture communs qui se manifestent notamment dans les rapports à la ville, et par des pratiques de distinction, dans l occupation du logement par exemple. Leur arrivée dans d anciens quartiers ouvriers n est donc pas sans bousculer les rapports sociaux et les représentations de la ville. 113

peuplement. Cette préoccupation pour la mixité sociale n est certes pas nouvelle ; depuis l après-guerre, elle traverse l ensemble des politiques urbaines. Au début des années 70, Jean-Claude Chamboredon et Madeleine Lemaire en soulignaient déjà les limites en montrant que dans les grands ensembles, la proximité spatiale produisait de la distance sociale. Mais de l époque des Trente Glorieuses, où il s agissait de réparer une distribution inégalitaire de la croissance, à la montée contemporaine de la précarisation et aux effets des processus de désaffiliation sociale 5, le contexte économique et social a changé. Ainsi, dans une période où les formes d exclusion engendrées par notre société sont abondamment dénoncées, la notion de «mixité sociale» est mobilisée avec encore plus de vigueur et apparaît aujourd hui comme le moyen privilégié de reconstruire des liens entre des groupes sociaux de plus en plus éloignés dans l espace physique comme dans l espace social. Les textes régissant les politiques urbaines depuis la fin des années 80 renvoient tous, de manière plus ou moins explicite, au souci d introduire ou de garantir la diversité dans la cité. La Loi d Orientation pour la Ville, adoptée en 5 Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, Paris, Fayard, 1995. 114

1991, vise à un meilleur équilibre de l habitat dans les villes et les quartiers. Il s agit ainsi de créer «un développement urbain équilibré grâce à la mixité des fonctions urbaines et à la diversité de l offre d habitat» 6. En 1995, le «Pacte de Relance pour la Ville» propose, parmi un certain nombre de mesures destinées à favoriser le mélange social dans les quartiers «difficiles», d y supprimer les plafonds de ressources pour l attribution des logements sociaux, afin d en favoriser l accès aux couches moyennes. Plus récemment, en octobre 1999, les nouveaux textes régissant le financement du logement social créent un Prêt Locatif à Usage Social dont l objectif premier est de «donner aux bailleurs sociaux les moyens, notamment juridiques, de répondre aux exigences de mixité sociale en leur permettant d accueillir dans les mêmes immeubles des ménages avec des ressources différenciées» 7. L ensemble de ces mesures témoigne de la volonté de restaurer par l intervention urbaine une cohésion sociale en danger. Au fil de ces discours, la mixité reste une notion floue bien que très consensuelle, qui demeure souvent dans l ordre de l implicite, et ce d autant plus que ses utilisateurs 6 Selon les termes de la Loi d Orientation pour la Ville. 7 Circulaire du 14 Octobre 1999 : «Mise en œuvre du prêt locatif à usage social «. 115

sont très divers, et ses contenus variables selon les caractéristiques des lieux auxquels elle s applique. Elle apparaît à la fois 8 comme une catégorie de désignation et de perception des différentes formes d hétérogénéité et de diversité sociales, et comme une catégorie pratique, en tant qu objectif ou résultat d une volonté politique. Dans cette dernière acception, la mixité s oppose à la ségrégation, considérée comme particulièrement dommageable dans une société qui prétend assurer un minimum d égalité d accès aux biens offerts par la ville. Mixité sociale et exclusion apparaissent donc aujourd hui comme des notions fondamen-talement liées, autant dans les représentations sociales que dans les objectifs politiques, la première étant supposée permettre d éviter la seconde dans ses manifestations spatiales les plus aiguës, «quartiers de relégation» ou «ghettos». Pour la mettre en œuvre, deux moyens sont alors sollicités de manière concomitante, la dispersion des «pauvres» dans l espace urbain et l installation de nouvelles couches sociales, plus favorisées, dans les quartiers «populaires». 8 Comme Yves Grafmeyer l indiquait lors d un séminaire de l INUDEL à Lyon en mai 1996. 116