La gestion de crise, un impératif quotidien pour les dirigeants



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Transcription:

La gestion de crise, un impératif quotidien pour les dirigeants Olivier Hassid Auteur de La Sécurité en entreprise Vivre en entreprise, c est aussi réfléchir aux menaces qui pèsent sur chaque entreprise et sur ses employés. Avec la mondialisation, les entreprises ont élargi leur champ d action mais également vu au passage se multiplier les dangers qu elles courent, à tel point qu aujourd hui, la gestion de crise doit être intégrée dans la gestion quotidienne. Enlèvement des sept salariés d Areva au Niger, meurtre d un cadre de Spie au Yémen, séquestrations en France de directions générales (Essex, Akers ), inquiétudes relatives à l émergence du nouveau virus Stuxnet ou encore affaire WikiLeaks qui révéla les turpitudes de certaines multinationales. L année 2010 a confirmé une tendance désormais lourde de l environnement général des entreprises. Et permis de démontrer, si besoin était, combien celles-ci étaient vulnérables et en leurs sein l ensemble de leurs actifs. Dans un autre registre, il faut également évoquer la date du 6 mai 2010, au cours de laquelle le Dow Jones a chuté brusquement de 10 553 points à 9 883,6 points soit une baisse de plus de 9 % par rapport au cours d introduction sans que l on sache encore précisément si cette chute était due à un accident informatique ou à un acte de malveillance 1. 1. Soulignons cette étrange interrogation de la présidente de la sécurité de la bourse de New York, Mary Schapiro : «Lorsqu on est incapable de distinguer l origine du krach boursier et, donc, dans l impossibilité de savoir s il s agit d une cyberattaque d envergure d un État contre un autre, ou encore d un krach systémique purement accidentel, que doit-on faire?» 2 ème trimestre 2011 53

Vivre en entreprise 2010, année pleine de dangers À cela il convient encore d ajouter l éruption volcanique en Islande, catastrophe naturelle qui provoqua l interruption durable de l activité des compagnies aériennes et la perturbation de nombreux secteurs d activité. C est ainsi qu à cette occasion pas moins de vingt-cinq aéroports français furent fermés. Aéroports dont la vie quotidienne a été encore gravement perturbée en fin d année 2010 par les intempéries et les vagues de froid du mois de décembre. Lors du krach boursier du 6 mai 2010 qui a vu le Dow Jones chuter de 9 %, nul n a été capable de dire s il s agissait d une cyberattaque ou d un krach systémique. Et comment ne pas conclure ce recensement indicatif et non exhaustif d incidents, d accidents, de menaces ou d actes de malveillance par le cas de BP. Lorsque, le 20 avril 2010, les agences de presse annoncent onze ou douze disparus après une explosion sur une plateforme pétrolière au large de la Louisiane (États-Unis), personne n imagine ce qui va suivre ; personne n ose prévoir l ampleur de la marée noire que va connaître le golfe du Mexique. Avoir conscience du danger «L avenir ne doit pas être celui de la peur», déclarait en 2009 aux Nations unies le président Obama à propos des risques majeurs de la prolifération nucléaire. Mais l avenir ne doit pas être non plus celui de l autisme et de la surdité. Les théoriciens de l intelligence stratégique ou de l intelligence économique ont souvent vanté la nécessité de détecter ce qu ils appelaient les signaux faibles. Si j ai longtemps considéré ce travail comme nécessaire, je me demande aujourd hui dans quelle mesure il ne devient pas contre-productif. Cela serait en effet déjà une bonne chose si les décideurs du monde entier, qu ils soient publics ou privés, prenaient conscience de l ensemble des signaux forts qui nous sont envoyés et essayaient de les traiter de manière concertée et rapide. Si ces décideurs voulaient bien accepter l idée de l impérieuse nécessité de mettre en place les dispositifs de prévention et de protection nécessaires pour faire face aux 54 Sociétal n 72

La gestion de crise, un impératif quotidien pour les dirigeants menaces que l on connaît, cela serait un grand pas. Malheureusement, force est de constater que pour le moment ce n est pas le cas. Soyons clairs : la crise des subprimes était prévisible et a même dans une certaine mesure été prévue. L ouragan Katrina était également prévisible. Les attentats du 11 septembre 2001 à New York et Washington l étaient peut-être moins. Mais ne pouvons-nous pas déjà imaginer un certain nombre de crises à venir, dont le degré de prévisibilité serait entre celui des ouragans tropicaux dont l occurrence annuelle est établie et celui des actes terroristes? Plutôt que de surveiller les «signaux faibles», les décideurs du monde entier devraient apprendre à traiter de manière concertée et rapide les signaux forts. Envisager le pire (?) Le «flash krach» que nous avons vécu le 6 mai 2010 a constitué un avertissement. Il faut maintenant se poser la question d un «flash krach» à venir d une dimension encore inconnue. De même, quand on envisage les conséquences d une cyberattaque, il ne faut pas exclure celle qui provoquerait une crise nucléaire majeure. Quant à l implantation croissante d entreprises multinationales dans des zones sensibles, il faut bien voir que si elle est compréhensible compte tenu de l évolution de l économie mondiale, elle tend à les fragiliser de plus en plus. Elles prennent en effet le risque d attaques extrémistes, mais également celui de voir leurs salariés un jour ou l autre refuser d aller travailler dans ces zones sensibles. On ne peut envisager le destin de l entreprise moderne sans évoquer Internet. Si Internet, bien utilisé, est une source de progrès, c est en même temps un réseau qui peut non seulement entraîner des attaques à l encontre de quelques entreprises ciblées, mais aussi de l ensemble du système économique développé. Concevoir ou imaginer des scénarios catastrophes à partir des événements récents est probablement en tout cas, il faut l espérer très exagéré. Mais ces scénarios ne sont là que pour éveiller ou réveiller les entreprises et mettre en évidence certaines réalités. Trop souvent les entreprises sont concentrées sur les profits de court terme, et elles oublient ce que les économistes appellent les externalités, dont les conséquences se manifestent à long terme. Les jeux de déstabilisation immédiate, de dissimulation, les stratégies à courte vue, les astuces de communication, en un mot, le 2 ème trimestre 2011 55

Vivre en entreprise refus de voir et de prendre du recul, sont des stratégies insensées dans un monde mondialisé où les acteurs sont de plus en plus dépendants les uns des autres. La crédibilité, la légitimité et l efficacité des entreprises nécessitent la clairvoyance. Se croire habile est souvent dangereux. L opinion publique est de moins en moins dupe. Rappelons pour preuve que BP, dans l affaire de la marée noire du golfe du Mexique, a commencé à perdre de sa crédibilité moins parce qu elle ne parvenait pas à colmater les fuites de brut que parce qu elle n avait pas anticipé la crise et surtout parce qu elle a cherché à dissimuler de manière irresponsable le volume réel de la fuite. Au lieu des 10 000 barils/jours qui se déversaient fin avril, BP a longtemps maintenu l affirmation d une fuite équivalente à seulement 1 000 barils/jours. Dans un monde mondialisé où tout est interdépendant, le refus de voir ou de prendre du recul est une stratégie insensée. Dans une société en perpétuelle accélération, pour reprendre l expression et la thèse d Hartmut Rosa 2, les entreprises doivent en permanence s adapter à ce grand bouleversement qu est devenu le rapport au temps. Flux tendu, flash trading, la doctrine du time to move, les entreprises doivent l admettre : les crises s enchaînent, l une suivant l autre sans aucun moment de véritable répit ; si bien qu il est indispensable de considérer que la gestion de crise est devenue le mode courant de gestion quotidienne. Pour les dirigeants d aujourd hui, il est indispensable de disposer d outils d anticipation et de gestion de crise opérationnels vingt-quatre heures sur vingt-quatre. On pourrait certes penser que ce fut toujours le cas et soutenir que le monde économique n a jamais été un monde de parfaite sécurité. Mais ce n est pas vrai. La sécurité de demain n est pas la sécurité d hier. Autrefois, il s agissait de remédier à des crises ponctuelles de taille humaine, chaque entreprise ayant un rayon d action géographique, dans sa production comme dans ses ventes, relativement limité. Désormais, il faudra aujourd hui et encore plus demain répondre à des crises multipliées par la mondialisation des firmes. En outre, ces crises seront souvent «hors cadre», pour reprendre une notion chère à Patrick Lagadec 3, c est-à-dire qu elles ne rentreront pas parfaitement dans des schémas antérieurement établis et étudiés. La probabilité que les dirigeants aient à faire face à une crise majeure a donc fortement augmenté. Seront-ils pour autant sensibles à la somme d événements qui, 2. H. Rosa, L Accélération, une critique sociale du temps, Paris, La Découverte, 2010. 3. P. Lagadec, Ruptures créatrices, Paris, Éditions d'organisation-les Échos Éditions, 2000. 56 Sociétal n 72

La gestion de crise, un impératif quotidien pour les dirigeants comme en 2010, les appelle à s y préparer? Ainsi que le note malheureusement Philippe Baumard, «nous avons atteint un seuil de globalité dans le développement de notre espèce qui donne le sentiment que toute préparation devient inutile, que tout événement est immédiat, que l évaluation d une Pour ne jamais être en retard d une bataille, les dirigeants doivent se doter de nouveaux outils d anticipation et de gestion de crise opérationnels 24 heures sur 24. firme sera décidée non plus au prochain trimestre, mais dans l heure même où elle vient d engager un mouvement stratégique 4.» Dans ces conditions, toute réaction devenant presque surhumaine face à la succession des crises, le dirigeant pourrait être tenté de compter passivement sur le temps qui passe pour résoudre les problèmes. Une telle attitude serait absurde, car il est possible de trouver des réponses justes à des problèmes, même s ils sont extrêmement nombreux. Pour cela, il faut que le dirigeant comprenne qu il est désormais attendu sur des fronts nouveaux et que son champ d action s est considérablement élargi. Celui-ci doit avoir l exigence, cruciale à son niveau, de ne jamais livrer trop tard une bataille. Sinon, comme l a énoncé le célèbre stratège Sun Tse, «il sera défait à chaque bataille 5!» 4. P. Baumard, «Qu'est-ce qui est stratégique?», Revue Défense nationale, décembre 2010, n 735, pp. 43-53. 5. Cité par Patrick Lagadec dans le cadre de son analyse intitulée «Crises et dirigeants : des initiatives urgentes», Journal des DSE, n 29. 2 ème trimestre 2011 57