Interview d Yves Saint Laurent. par André Parinaud publiée dans ARTS N 665 du 9 au 15 avril 1958



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Transcription:

Interview d Yves Saint Laurent par André Parinaud publiée dans ARTS N 665 du 9 au 15 avril 1958 Yves Mathieu Saint Laurent succède à Christian Dior à vingt deux ans! Il anime la plus célèbre maison de couture parisienne et pénètre dans la légende à l âge où un homme commence à peine sa vie. Mais le plus jeune des 3 Jeunes conquérants est aussi le plus mystérieux disons le plus secret. Il a presque réussi à faire une arme d une vertu un peu méprisée de nos jours : la simplicité. On est d abord conquis par sa volonté rigoureuse de ne rien ajouter dans ses propos qui pourrait trahir la vérité, mais il faut ajouter qu avec ce jeune homme, si doux d apparence, si calme, presque effacé qui répond aux questions avec infiniment de naturel, l interview devient vite une sorte de duel, dès qu on comprend que le grand souci d Yves-Mathieu Saint Laurent est de préserver coûte que coûte une sorte de jardin secret, un domaine où nul ne doit avoir accès. Et que s il parle, c est sans doute pour mieux taire l essentiel. Il faut beaucoup d attention pour apprécier derrière les mots et dans les silences l exacte qualité d être de ce jeune homme. Où êtes-vous né? - Je suis né à Oran, le 1 er août 1936. Mon père était agent d assurance. J ai deux jeunes sœurs qui ont actuellement douze et quinze ans. Mes études ne méritent pas d être évoquées. J ai étudié tout d abord dans un collège, ensuite au lycée jusqu à la philo. Quel genre de jeunesse avez-vous eu? - Très isolée, mais très heureuse dans le cadre de ma famille. La vie familiale était-elle très intense chez vous? - Non pas spécialement, mais la maison dans laquelle j habitais avait un climat, une atmosphère que j aimais particulièrement. C était une très grande maison, une sorte d hôtel particulier à un étage où j avais une chambre à part. Votre père et votre mère vous considéraient-ils comme un camarade? - Je n ai même pas senti que mon père et ma mère étaient plus âgés que moi : il y a toujours eu une très grande amitié entre nous, surtout avec ma mère. Si vous vouliez présenter votre mère, sur quoi mettriez-vous l accent? - Sur sa compréhension, son intelligence des être, sa grande générosité, vis à vis de moi surtout. Ma mère est très jeune. C est une grande amie. Je peux difficilement être plus précis parce que je ne chercher pas à m expliquer les êtres que j aime. Je suis heureux d être avec eux. C est tout. Et votre père? - Mon père est très gai, très expansif, ce que je ne suis pas. Quel genre de lecture avez-vous eu jusqu à 17 ans? - Le théâtre de Gide, d Anouilh, Proust. Quelle pièce de Gide préférez-vous? - «Saül» et j aime toute l œuvre de Proust, mais ce qui m a surtout intéressé, ce sont les «Soirées chez Madame Verdurin», car j aime dans Proust, le menu détail, un peu descriptif, la restitution intégrale que nous avons d une atmosphère perdue. La mode, la façon dont les êtres posent le coude sur la table, la façon de prendre leur tasse Le climat plus que la valeur psychologique des personnages.

Avez-vous pratiqué un sport? - J ai toujours détesté le sport, mais j aime beaucoup nager. Vous aviez de nombreux camarades? - Très peu jusqu à 17 ans. J adorais par-dessus tout rentrer chez moi et être seul dans ma chambre. Quel est l événement avant vos 17 ans, qui a marqué votre caractère et votre sensibilité? - Aucun. Quel genre d élève étiez-vous? - Je ne cherchais pas à faire un effort pour être un bon élève. Quel est le personnage de votre enfance qui vous paraît le plus important jusqu à 17 ans? - Aucun, je pense. A partir de quel moment commence votre vie d homme? - Je ne suis pas au juste à quel moment s est produit le passage. Il y a très souvent dans la vie d un être un événement, quelquefois très minime, un souvenir, une date, une circonstance qui représente le moment où une certaine forme de lucidité s est éveillée, un moment où il s est juré lui-même par rapport aux autres. Est-ce que vous pouvez situé ce moment? - Je ne peux pas le situer. Est-ce que vous avez l impression que l enfance se prolonge en vous, ou au contraire, qu il y a une très nette différence entre ce que vous étiez jusqu à 17 ans et ce que vous êtes aujourd hui? - J ai l impression d être le même, de ne pas avoir changé. Y a-t-il eu dans votre vie un événement qui a fait que votre vision que vous avez eue des êtres s est brusquement modifiée? - Non, j ai toujours été très renfermé, tout seul, parce que je le voulais bien d ailleurs. Que faisiez-vous enfermé dans votre chambre? - Je lisais quelquefois, mais j avais surtout la passion du théâtre dans une grande pièce qui servait de salle de jeux et je faisais les décors ; j habillais des personnages. Cela représente vraiment pour moi mon enfance. Le goût du théâtre m est venu très jeune, à 11 ans. La date importante de mon enfance a été la représentation de «L Ecole des Femmes», par Louis Jouvet en 1950 à Oran. J ai été passionné par leur merveilleuse élégance, leur sensibilité, leur simplicité, leur pouvoir de suggestion surtout. Comment jouiez-vous au théâtre? - Je fabriquais des mannequins de petits personnages que je disposais suivant un certain angle sur une petite scène et j interprétais ainsi des pièces de Molière, «L Ecole des Femmes» ou «Pour Lucrèce» de Giraudoux que j essayais de transposer J inventais des costumes et des décors avec des chiffons ou du papier. Je ne savais pas coudre, bien sûr, et je découpais avec des ciseaux, puis je cousais. Ce n étaient pas des poupées, n est-ce-pas, mais des personnages de carton que je dessinais et que j habillais, mais tout cela ne regarde que moi. A la suite de quel événement êtes-vous monté à Paris?

- J avais toujours eu l intention d y venir Voulez-vous dire que vous étiez assuré de votre destin? - Non, c est peut être en moi une sorte d inconscience. Je crois que j essaie de faire le plus souvent possible ce qui me plaît. Cela ne me coûte pas du tout, et arrive tout naturellement. De quel soutien pouviez-vous disposer à Paris? - J avais un mot de recommandation pour Michel de Brunhof, directeur de «Vogue», qui était un ami d amis de mes parents. Je suis allé le voir. Il m a fait faire quelques dessins pour «Vogue» des coiffures. Pour m amuser, je dessinais sur de grandes planches des collections de couture. Je les ai montrées à Michel de Brunhof qui m a présenté à Monsieur Dior parce qu il trouvait mes dessins très amusants. C était deux jours avant la présentation de la ligne A et la collection Christian Dior Il avait demandé à Monsieur Dior de me recevoir avant que paraisse la ligne dans la presse. C est à ce moment là que j ai connu M. Dior. Mes dessins l ont beaucoup amusé. Est-ce que vous pourriez évoquer cette première rencontre? - J étais très intimidé. Je l ai d ailleurs toujours été jusqu à la fin avec lui. Cela se passait ici, dans le bureau où nous sommes. Quel a été votre sujet de conversation? - Cela a été très court, comme toujours avec lui. Devant certaines robes qui étaient un peu exagérées, il m a dit qu il n aurait jamais osé les pousser ainsi. C est un des secrets de l élégance. Comment viviez-vous à Paris, à ce moment-là? - Chez une vieille dame qui m avait loué une chambre boulevard Pereire. Elle avait un très grand appartement et ne voulait pas vivre seule. Quand je suis arrivé à Paris, Michel de Brunhof a vu mes dessins et il m a conseillé d apprendre un peu la coupe. Il m a envoyé dans une école, mais ce travail m agaçait particulièrement. Je déteste qu on en parle, parce que j y ai été très malheureux. C était très ennuyeux. Cela n a pas duré longtemps d ailleurs : trois mois, d octobre à janvier. De quelle façon Christian Dior vous a-t-il engagé? Fin janvier, lorsque Michel Brunhof lui a montré mes dessins. Cela s est passé très rapidement. J étais venu un matin à 11 heures et à 11 heures et quart, j étais dehors. Monsieur Dior m a demandé d être là pour la prochaine collection qui était prévue en juin. Je suis reparti chez mes parents. J étais très content, très fier surtout. Aviez-vous l impression que votre destin se nouait? - Oui, quelque chose commençait. Je suis donc revenu à Paris pour la collection. Entre temps, j avais dessiné. J ai montré mes dessins à Monsieur Dior qui a choisi quelques dessins parmi ceux que je lui apportais. Comme j ignorais comment se passait une collection, j avais dessiné sur de grandes planches, comme j avais toujours vu que cela se passait, une soixantaine environ très bien soignés et très poussés, avec la couleur, le tissu indiqué. M. Dior avait été un peu dérouté. Qui vous avait appris à dessiner des robes? - Personne. J ai appris seul. Comment s est déroulée cette seconde entrevue?

- Je crois me souvenir qu il a trouvé mes dessins très jolis. Il m a accueilli très gentiment et m a dit qu il valait mieux faire un croquis plus suggestif que définitif pour une robe. J ai vu ses croquis. Il y a eu très peu de paroles échangées. Toujours très peu de paroles entre lui et moi. Ensuite, il est revenu au studio et tout a commencé. Dès ce jour, j étais à côté de lui ; je voyais ce qu il faisait. Je le regardais travailler. J arrivais ici le matin et je passais la journée à côté de Christian Dior sans beaucoup parler. Je dois dire que j ai beaucoup appris. Christian Dior surexcitait l imagination et dans le travail il faisait toujours pleine confiance. Une idée qu il avait suggérait des idées en moi et une idée que j avais pouvait suggérer des idées en lui. C est quelque chose qui s est affirmé avec le temps et beaucoup plus à la fin qu au début. Il n y avait pas de discussion entre nous. J avais une idée. Je la dessinais. Je lui montrais l esquisse. La grande démonstration entre nous, c était la preuve. Comme je ne suis pas bavard, je préfère cela, c est une espèce de force. Avez-vous une opinion sur vous-même, une explication qui permettrait de comprendre pourquoi vous semblez toujours en retrait vis-à-vis des êtres? - J ai, en effet, le sentiment d être en retrait. Cependant je ne suis pas impressionné par les êtres sauf devant M. Dior. C est vraiment la seule personne qui m a impressionné, parce que j ai eu l impression qu il me comprenait, qu on se comprenait très bien, sans commentaires inutiles. Si vous deviez faire comprendre à quelqu un la personnalité de Christian Dior, sur quoi mettriez-vous l accent? - Sur la justesse de son jugement et sa très grande gentillesse. C était quelqu un qui ne se trompait jamais. Il savait admirablement juger les êtres. Aviez-vous des conversations très amicales avec Christian Dior, des moments de grande détente? -Non. Eprouvez-vous le besoin de vous confier à quelqu un? - Non. Vous supportez bien la solitude? - Oui sans difficultés. Vous ne vous confiez jamais? - Absolument pas. Je vais très rarement aux êtres, souvent parce que je n ose pas. Ma plus joie est alors de les voir venir à moi. Combien de temps a duré cette collaboration avec M. Dior? - Trois ans et demi. Quels sont les événements de cette période? - Je n ai pas de souvenirs. Y a-t-il des vacances, des week-end, des promenades, des conversations, des moments privilégiés? - Il n y a rien de tout cela. Il y a du travail et la grande joie d avoir obtenu la confiance de M. Dior. Comment avez-vous réagi lorsqu après la disparition de Christian Dior vous avez appris qu il vous désignait pour lui succéder? -J ai éprouvé un vide, le même vide que j ai ressenti après ma première collection. Ce n était pas le vide de la peur, mais le vide du rien. J avais tellement confiance en lui, confiance dans tout ce qu il disait, ce qu il faisait et

j ai éprouvé une sorte d appréhension en songeant que personne n était là désormais pour dire ; cela est bien, cela est mal. C était la première fois, si vous voulez, que je découvrais le sens moral de l esthétique. Est-ce que vous vous intéressez aux événements du monde? - C est beaucoup dire. Ce sont pour moi des histoires qui ne me concernent pas intimement. Dans quelle mesure êtes-vous sensible à la peine des hommes? - Je trouve qu on a bien assez à faire avec soi-même. C est affreux ce que je dis! Vous n avez pas le sentiment d être égoïste? - Peut-être. Etes-vous généreux naturellement? - Oui, je crois. Quels sont les êtres qui représentent des exemples pour vous? - Je ne me suis jamais posé la question. Avez-vous le sentiment quand vous dessinez une collection de défendre des valeurs qui dépassent le cadre de la maison Dior, de votre personnalité, de votre talent, mais qui incarnent des valeurs quasiment métaphysiques, qui sont le luxe d une civilisation, par exemple. - Je fais avant tout des choses qui me plaisent. Aimez-vous la peinture, fréquentez-vous les musées? - Je déteste les musées parce qu ils sont morts. J aime Matisse, Buffet. Dans les littérateurs modernes, quelles sont vos préférences? - Julien Green et surtout Adrienne Mesurat et son théâtre. Je lis très peu : je n en ai pas le temps. Le cinéma? - J aime beaucoup le cinéma, n importe quoi qui me permet de m oublier complètement. La musique? - La musique c est simplement quelque chose qui me plaît ou ne me plaît pas. Pendant vos loisirs, vos libertés, que faites-vous? - Je vois des amis. Existez-vous en dehors de la maison Dior? - Je n en suis pas prisonnier! Je suis surtout prisonnier de mon travail parce qu il me passionne. Avez-vous le sentiment que vous pourriez recommencer ailleurs?

- Absolument. Ce serait trop horrible si je n avais pas ce sentiment. Vous imaginez-vous vieux? - Pas du tout. Avez-vous peur de la mort? - Peur de la vieillesse surtout, et de connaître si tôt ce que d autres ont connu plus tard me procure une certaine angoisse. Les gens oublient vite ce qu ils ont adoré. Croyez-vous que cette génération est digne de cette gloire qui l auréole? - Ce n est pas une question de dignité. On ne vole pas le succès. On peut tout au plus le justifier ou décevoir ses admirateurs. Ce que je peux dire, c est que puisqu elle l a elle l a!