QUE RESTE T-IL DE NOS DONNÉES? LA RÉAPPOPRIATION DES DONNÉES NUMÉRIQUES PERSONNELLES DANS L ART. Mémoire rédigé sous la direction de Fabien Vallos



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Transcription:

Anna Broujean QUE RESTE T-IL DE NOS DONNÉES? LA RÉAPPOPRIATION DES DONNÉES NUMÉRIQUES PERSONNELLES DANS L ART Mémoire rédigé sous la direction de Fabien Vallos École Nationale Supérieure de la Photographie Mémoire en vue de l obtention du grade de Master 2015

SOMMAIRE INTRODUCTION P.4 I. BIENVENUE AU TEMPLE DE LA DATA : TYPE DE CONTENU RÉAPPROPRIÉ ET POSITION DE L UTILISATEUR P.8 1. Participation active de l utilisateur P.9 2. Participation non consciente de l utilisateur : droit d auteur, copyright et transparence P.12 3. Base de données anonyme P.17 II. MY DATA IS YOUR DATA : CE QUE LES ARTISTES FONT DIRE AUX DONNÉES NUMÉRIQUES PERSONNELLES P.20 1. Recherches technologiques et expérimentales P.20 2. Partage à outrance de l utilisateur et construction d identité numérique P.22 3. Dénoncer la surveillance généralisée et la censure P.24 4 Omniprésence et documentaire mobilogénique» P.27 CONCLUSION P.29 BIBLIOGRAPHIE P.33 ANNEXES P.38 2

Ordinateurs et téléphones portables connectés, plateformes sociales et participatives : depuis la fin des années 1990, un réseau mondial se tisse, une Toile dans laquelle les données personnelles ont trouvé de nouvelles manières de s inscrire et surtout, de se partager. Nul besoin de compétences techniques pour y prendre la parole, ce web 2.0, comme le désignera en 2005 Tim O Reilly 1, met sous les feux des projecteurs un nouvel acteur : l amateur. Sociale, cette évolution du web ayant pour concept premier d «utiliser l intelligence collective» 2 donne un tout nouveau pouvoir à l internaute lambda, jusqu alors passif, qui peut maintenant s inscrire dans un flux d interactions, d échanges, de publications. Il accède ainsi à une visibilité et une audience potentiellement mondiales, les contenus se partagent, les plateformes spécialisées se créent 3. En conséquence, des quantités exponentielles de données personnelles apparaissent, données qui sont physiquement stockées sur les serveurs et superordinateurs appartenant notamment à des mastodontes américains travaillant avec la NASA, comme Google, Facebook, Apple, Yahoo! ou encore Microsoft 4. Il n en fallait pas plus pour que le mouvement artistique de la réappropriation, amorcé dans les années 1970 aux États-Unis, s intéresse à ces nouveaux usages et s interroge sur le partage des données personnelles sur Internet. S imbriquent et se répondent plusieurs problématiques : pourquoi partage t-on des données numériques? Comment sont-elles récupérées? Quels sont les dangers et les limites d un tel système? Comment matérialiser dans le monde physique ces données et que disentelles alors? Si les photomontages de la dadaïste Hannah Höch, les ready-made de Marcel Duchamp ou encore les objets pop art d Andy Wharol ont marqué l Histoire de l art, ce sont avec les «peintures kleptomanes» d Elaine Sturtevant, présentées à la Bianchini Gallery de New York en 1965, qu apparaît pour la première fois aux États-Unis le terme d appropriation art 5. Plutôt que de produire de nouvelles images, une génération d artistes ayant pour chefs de file Richard Prince, Barbara Kruger, Laurie Simmons ou encore Robert Longo recontextualisent du contenu déjà existant, questionnant en filigrane la place de l originalité d une œuvre dans l ère du capitalisme sauvage et de la production en masse 6. En 1981, Sherrie Levine, propose After Walker Evans, un travail pour lequel elle rephotographie des clichés de Walker Evans depuis un catalogue puis les présente tels quels à la Metro Pictures Gallery de New York. S interrogeant sur la façon dont le contexte contamine la lecture de l image, elle affirme également que faute «d original [et] d originalité, il reste encore à reproduire 1 Précédemment utilisé par Dale Dougherty, le terme de web 2.0 est véritablement introduit en 2005 par Tim O Reilly lors de la conférence What is Web 2.0. Design Patterns and Business Models for the Next Generation of Software, le 30 septembre 2005. 2 FOREST, Fred, Art et Internet, Cercle d art, 2008, p.135 3 THÉLY, Nicolas, Basse def : partage de données, Les Presses du Réel, 2007, p.20 4 ZIMMERMANN, Jérémie, «Pourquoi stocker toutes nos vies sur des serveurs aux États-Unis», 12 juin 2013, Le Monde, http://www.lemonde.fr/technologies/article/2013/06/12/pourquoi-stocker-toutes-nos-vies-surdes-serveurs-aux-états-unis_3428857_651865.html, 9 décembre 2014. 5 DEBRABANT, Camille, «Photographie et appropriation art : mécanismes et usages de l appropriat», Figures de l Art, No 23, mars 2013, p.153 6 JAMESON, Frederic, Postmodernism or the Cultural Logic of Late Capitalism, Londres, Verso 1991, p.45 3

des reproductions» 1. Sans médium de prédilection, les artistes de l appropriation s attachent à jouer avec les techniques tout en étant unis «par un usage commun de la photographie qui consiste à prendre, entendu au sens littéral de s approprier ses images parmi celles des autres» 2. Théorisées par Walter Benjamin, ce sont les techniques de reproductibilité mécanique et technique qui ont rendu largement accessible aux artistes et au public ce répertoire sans fin d images. Selon le philosophe allemand, elles permettent la reproduction à l identique d une œuvre, sans qu aucune distinction entre l original et la copie ne soit possible, si ce n est son hic et nunc : «à la plus parfaite reproduction, il manquera toujours une chose : le hic et nunc de l œuvre d art l unicité de l existence au lieu où elle se trouve» 3. La copie, elle, ne possède pas de lieu, puisqu elle est reproductible à l infini. Benjamin affirme ainsi que la photographie et le cinéma sont les médiums les plus représentatifs de la modernité car leur production est mécanique du début à la fin et qu elles sont donc vouées à être d éternelles copies. Dès lors, l ère de la reproduction mécanique ne pourrait plus produire d œuvre véritablement originale puisque «sa propension ne serait autre que d effacer l originalité des originaux, d éliminer l aura héritée des temps passés» 4. Avec le développement des nouvelles technologies et des usages du Web comme le copier-coller, le partage de fichiers et d informations personnelles ou le flux incessant d images mises en ligne par l utilisateur, les théories de Benjamin trouvent une toute nouvelle résonnance. Les milliards de données numériques images, vidéos, sons ou textes qui sont postées chaque jour se partagent, s échangent, se sauvegardent, changent de contexte et de plateforme si bien qu il est difficile de définir un hic et un nunc. Boris Groys soutient au contraire qu Internet attribuant une URL différente à chaque donnée, «l aura se substitue à une aura différente» 5 et que la circulation des données sur le web, loin de produire des copies infinies, créerait sans cesse de nouveaux originaux. Les artistes, qui piochent directement dans cette matière première que sont les données numériques, n ont eu de cesse de repousser les limites qui voudraient qu une œuvre soit créée à partir de rien 6. Questionnant désormais la matérialité et la valeur monétaire de l art, ils manient les données et les font réapparaître à travers des œuvres et des dispositifs, qui résonnent avec la notion de simulacre abordée en 1981 par Jean Baudrillard dans Simulacres et Simulation. Selon Baudrillard, le monde est réduit à être son propre simulacre, soit une copie dénuée d original, déclarant que le réel semble passer à l arrière plan et se dissoudre lentement tandis que le virtuel s érige comme la vérité 7 : une vision prophétique de notre époque contemporaine et de la façon dont nous mettons en scène notre vie virtuelle. La réflexion autour des réseaux n est pas non plus nouvelle. Dès les années 1960, les artistes font déjà communiquer des lieux à distance ou retransmettent des œuvres en direct, préfigurant ainsi les possibilités qu offrira Internet à partir des années 1990. En 1965, le cinéaste expérimental américain Stan Vanderbeek crée le Movie Drome à New York. Relié par satellite, il fonctionne en réseau et projette en même temps et de façon aléatoire films, animations, sons. Selon la critique Gloria Sutton, le processus mis en place par Vanderbeek 1 BERNARD, Christian, «Vanités note sur Sherrie Levine», in A.A.V.V., New Photography : Sherrie Levine, Genève, MAMCO, 1996, p.14 2 DEBRABANT, Camille, op. cit., p.153 3 BENJAMIN, Walter, L Œuvre d art à l époque de sa reproductibilité technique, Allia, 2011, p.13 4 GROYS, Boris, «Modernité et contemporanéité : reproduction mécanique et numérique», Art Press 2, trimestriel No. 29, mai/juin/juillet 2013, p.86 5 Ibidem 6 TRIBE, Mark, Art des nouveaux médias, Paris, Taschen, 2009, p.13 7 BAUDRILLARD, Jean, Simulacres et Simulation, Galilée, 1981, p.26 4

n est pas sans rappeler la façon dont nous naviguons sur Internet et évoque nos comportement face aux données 1. L art participatif commence également à s inscrire dans une logique de réseau lorsqu en 1977, Kit Galloway et Sherrie Rabinowitz proposent Satellite Arts Project 2, pour lequel deux groupes dansent au même moment sur les côtes Est et Ouest des États-Unis avant d être réunis sur le même écran, abolissant ainsi la distance et faisant de l image partagée en réseau le lieu de la performance. L idée de la donnée commence également à faire réflechir les artistes, à l instar de Roy Ascott qui en 1980 propose Terminal Art, une téléconférence regroupant huit artistes dispersés entre le Royaume-Uni et les États-Unis 3. Les participants sont non seulement reliés entre eux, mais ils peuvent également interagir sur une banque de données située en Californie, en récupérant et en ajoutant des informations dans la mémoire de l ordinateur. Les avancées technologiques s accélèrent dans les années 1990, entraînant une révolution numérique sans précédent. Les foyers s équipent peu à peu d ordinateurs et les artistes, qui n ont certes pas attendu la démocratisation du matériel pour les questionner, intensifient leurs recherches. La catégorisation des œuvres devient hybride mais une distinction forte entre outil et médium se dessine 4. Le premier utilise l ordinateur et Internet pour créer des objets indépendants pouvant ou non avoir une matérialité, une transposition dans le monde réel : photographie, vidéo, sculpture, musique. Le second, au contraire, inscrit ses œuvres dans une logique exclusivement numérique ; les projets ne sont pas conçus pour être présentés autrement que sur le réseau et portent donc en eux l éphémère et l immatériel. Les enjeux de ces deux types de pièces ne sont pas les mêmes, tout comme les interrogations qu elles soulèvent. En utilisant Internet comme outil, l artiste s inscrit en effet dans une logique de marché, une position que ceux qui s intéressent au web comme medium réfutent, puisqu il s agit de se réapproprier l espace public auparavant contrôlé par la muséalité et les galeries 5. Une opinion qu a théorisée le philosophe canadien Marshall McLuhan en déclarant que «le message, c est le médium» 6, c est à dire que le canal de communication utilisé, ici Internet, est le véritable message : l œuvre d art devient alors relationnelle et immatérielle 7. Mais la réalité est plus poreuse que cela, puisque des œuvres conçues pour le web et fonctionnant intégralement via ce médium infiltrent petit à petit galeries et musées, à l image de The First Collaborative Sentence, une pièce collaborative de Douglas Davis conçue entre 1994 et 2000 et pour laquelle les internautes ajoutaient tour à tour des mots à une phrase infinie, dévoilée dans une version figée par le Whitney Museum of American Art en 2013 8. En 1972, le critique d art Lawrence Alloway déclare dans son essai The Art Described as a System que «nous sommes tous liés les uns aux autres dans une nouvelle et troublante connectivité» 9, évoquant la façon dont les médias de masse obligent les artistes et leurs œuvres à s inscrire dans un sytème de production et de diffusion rapide et un flux constant, une théorie anticipant Internet. Une troublante connectivité, c est précisément ce que les 1 GREENE, Rachel, Internet Art, Londres, Thames & Hudson, 2007, p.20 2 http://www.ecafe.com/getty/sa/ 3 FOREST, Fred, Art et Internet, op.cit, p.26 4 PAUL, Christiane, L Art numérique, Londres, Thames & Hudson, 2004, p.10 5 GREENE, Rachel, Internet Art, op. cit., p.12 6 MC LUHAN, Marshall, Pour comprendre les média : Les prolongements technologiques de l homme, Seuil, 1977, p.21 7 FOREST, Fred, Art et Internet, op.cit, p.31 8 LAMBERT, Nicholas, «Internet Art Versus the Institutions of Art», in STUBBS, Phoebe, (dir.), Art and the Internet, Londres, Black Dog Publishing, 2013, p.13. 9 HARRISON, Charles, WOOD, Paul, Art en théorie 1900-1990, Hazan, 2007, p.39 5

artistes choisissent d observer lorsqu ils travaillent sur la donnée numérique personnelle, une problématique à la fois sociétale et politique : un partage, un échange sans fin ni limite d informations personnelles de toutes sortes (photos, vidéos, textes, informations factuelles, bancaires ) mais également de types différents. En effet, si les artistes ont parfois recours à une participation active des internautes, leur demandant de contribuer grâce à leurs datas à un projet bien particulier, il est fréquent que les données publiées sur le web soient reprises sans le consentement de l utilisateur, qui ignore la plupart du temps que ses informations sont utilisées : nous analyserons donc les différents types de contenu que se réapproprient les artistes tout en questionnant les notions de transparence, de propriété intellectuelle et de droit d auteur. Dans un second temps, nous nous interrogerons les œuvres créées grâce aux données numériques : que montrent-elles, qu analysent-elles, que dénoncent-elles? Douglas Davis, The First Collaborative Sentence, 1994-2000 6

«Savez-vous que le meilleur moyen de dissimuler, c est de dévoiler jusqu au bout?» Sergei Eisenstein 1 I. BIENVENUE AU TEMPLE DE LA DATA : TYPE DE CONTENU RÉAPPROPRIÉ ET POSITION DE L UTILISATEUR Internet tel que nous le connaissons et l expérimentons aujourd hui se distingue des autres médias s étant développés au cours du siècle dernier par une différence majeure : son acteur principal est l amateur. Si celui-ci s exprimait déjà librement sur d autres plateformes, notamment grâce aux radios libres et aux télévisions communautaires, ses interventions restaient marginalisées, contrairement au Net où il se situe «au cœur du dispositif de communication» 2 et dispose aujourd hui d une force de parole «omniprésente, indispensable» 3. Une question primordiale se dessine immédiatement : celle de l auteur. Comme le souligne Emmanuel Guez dans son article «De l identité et de l unicité du nom», le protocole sur lequel repose le web, l hypertexte, est ouvert et «comporte donc en lui-même l idée du partage, de l appropriation et de l expression collective» 4. Une idée qui vient prolonger ce que Roland Barthes définissait avant l heure comme la mort de l auteur et avec elle, la fin des principes d exclusivité et d autonomie, notions ayant grandement participé à façonner notre société moderne et à soutenir le principe de la propriété privée 5. L utilisateur peut-il se revendiquer propriétaire du contenu qu il poste sur Internet? Les artistes de la réappropriation ont investi ce champ dès le début du Net et utilisent des types de contenu variés, positionnant différemment les données de l utilisateur selon leurs choix. Si pour certaines œuvres, celui-ci fournit activement de la donnée, dans d autres cas, il n est pas conscient que ses informations sont réutilisées, ce qui soulève les questions du droit d auteur et du copyright. Enfin, de nombreux artistes assimilent Internet à une immense base de données anonyme, dans laquelle on peut piocher pour récupérer des matériaux qui façonneront ensuite les œuvres. 1 EISENSTEIN, Serguei, Mémoires, trad. J. Aumont, M. Bokanowski, C. Ibrahimoff, Julliard, 1989, p.48 2 FLICHY, Patrice, Le sacre de l amateur : Sociologie des passions ordinaires à l ère numérique, Seuil, 2010, p.7 3 Ibidem 4 GUEZ, Emmanuel, «De l identité et de l unicité au nom», MCD, No 73, janvier/février/mars/avril 2013, p.66 5 RIFKIN, Jeremy, L âge de l accès : la révolution de la nouvelle économie, trad. M. Saint-Upéry, La Découverte, 2000, p.106 7

1. Participation active de l utilisateur L un des premiers exemples d œuvres utilisant la participation active de l utilisateur sur Internet est The Bad Information Base (1986), de Judy Malloy. L artiste américaine s interroge non sans malice sur notre tendance à accepter aveuglément les informations proposées par les ordinateurs sans les remettre suffisamment en question à son goût. Elle propose donc à des internautes de soumettre des textes sous forme d affirmations absolument injustifiées. Parmi les différentes thématiques, on trouve des sujets aussi variés que «relations internationales», «papier toilette», «animaux de compagnie» ou encore «sel» 1. Pour cette œuvre, Malloy reçut plus de 400 participations. Dix ans plus tard, Alexeï Shulgin, artiste russe à qui l on devrait l invention du terme de NetArt 2, demande à des internautes de prendre une capture d écran de leur lieu de travail pour le projet Desktop. Les images reçues sont alors soumises à différents traitements informatiques, l artiste remaniant ainsi l esthétique connue et attendue du web pour en proposer une version décalée et personnelle. L image initialement proposée par l internaute est ainsi détournée et ne ressemble en rien à sa contribution initiale. Plus récemment, l artiste protéiforme Miranda July s associe avec Harrel Fletcher pour créer une plateforme en ligne sur laquelle sont proposées 70 consignes très détaillées comme «montez tout en haut d un arbre pour prendre une photo de la vue», «dessinez l actualité» ou «prenez une photo au flash du dessous de votre lit» 3. Intitulé Learning To Love You More, ce projet est nourri des collaborations des internautes, qui sont ensuite postées dans chaque catégorie sous l intitulé «documentation». Le projet prendra diverses formes, passant d œuvre interactive à exposition 4 avant de devenir un livre éponyme. July joue ici sur l envie des internautes de prendre part à un projet artistique, d appartenir à une communauté tout en proposant délibéremment des actions ludiques, décalées et divertissantes, dans la lignée de certaines activités auxquelles on s adonne déjà sur le Net, mais en donnant ici un cadre et des directives précises. David Horvitz s inscrit dans cette même démarche en proposant également une liste de consignes aux internautes et en appellant à la participation. Sa consigne la plus connue reste 241543903/Head-in-a-Freezer (2009) : il demande aux internautes de mettre leur tête dans un réfrigérateur puis de prendre une photo et de la poster sur Internet en veillant bien à ajouter le mot clef 241543903 afin de permettre son indexation sur les réseaux sociaux et sur les moteurs de recherche. Très populaire, le projet devient rapidement un mème 5, de telle sorte que certains internautes reproduisant ensuite la photo ne savent pas qu une démarche artistique se cache derrière. L aspect collaboratif prend alors toute sa dimension, puisque la volonté de l artiste n est plus de maîtriser les propositions reçues mais de laisser les internautes les insérer directement sur le web, le mot clef seul attestant de sa présence. 1 http://www.well.com/user/jmalloy/badinfo/bad.html 2 FOREST, Fred, Art et Internet, op.cit, p.93 3 http://learningtoloveyoumore.com/ 4 Learning To Love You More a été présenté à la Whitney Biennal en 2004 5 Contenu ou phénomène repris en masse sur Internet 8

David Horvitz, 241543903/Head-in-a-Freezer, 2009 Cependant, cet aspect collaboratif permettant à l internaute de participer lui aussi au développement d une œuvre est tempéré par Alexei Shulgin lui-même, qui déclare que «l interatictivité est une façon très simple et très évidente de manipuler les gens» 1. Selon lui, en proposant une œuvre collaborative, l artiste prétend que l internaute est tout autant que lui auteur de la pièce mais cela n est vrai en aucun cas : «il y aura toujours un auteur et sa carrière derrière tout ça, et celui-ci essaye juste de séduire les gens pour qu ils actionnent les mécanismes en son nom» 2. La solution proposée par Shulgin? La monétisation ; les internautes travaillent alors pour lui, dans un échange où ils remplissent un contrat, puisqu ils reçoivent de l argent pour honorer une consigne. Pour la pièce Webcam Venus, Addie Wagenknecht et Pablo Garcia ont fait appel à des performeurs travaillant sur des chat vidéos à caractère sexuel. Les artistes leur proposent alors, contre cinq dollars, de reprendre des poses d œuvres classiques de l Histoire de l Art. Si les réactions diffèrent certains s indignent et les bannissent de leur espace de discussion, d autres, amusés, acceptent de le faire gratuitement 3, il est intéressant de voir comment un échange de données personnelles s effectue dans un espace déjà connoté et monétisé, un lieu où se vendent habituellement d autres types de prestation, puisque, pour la plupart de ces performeurs «c est leur métier. Ils se connectent et pour un montant oscillant entre 20 et 100 dollars, ils montrent leurs seins ou leurs fesses» 4. En cela, Addie Wagenknecht propose une nouvelle lecture de l échange financier modèle-artiste, en demandant tout comme Miranda July ou David Horvitz de suivre des directives précises mais en scellant le statut de la réappropriation d une photo par un accord monétaire, lui assurant que les données personnelles de ces utilisateurs lui appartiennent. 1 BAUMGÄRTEL, Tilman, «Art on the Internet The Rought Remix», in BOSMA, Joséphine, Readme! Filtered by Nettime : ASCII Culture and the Revenge of Knowledge, New York, Automedia, 1999, p.237 2 Ibidem 3 Voir entretien n 3 avec Addie Wagenknecht, en annexes 4 Ibidem 9

Addie Wagenknecht et Pablo Garcia, Webcam Venus, 2013 Selon Paul Virilio, il serait utopique de penser que les utilisateurs, même en partageant consciemment leurs données personnelles avec des artistes, jouissent d une quelconque liberté d action puisqu ils ne font que donner des renseignements à un système possèdant son autonomie propre : ainsi, en naviguant simplement, ils fournissent déjà des données personnelles qui permettront ensuite aux machines de se perfectionner 1. Qu ils choisissent donc ou pas de donner de la data aux artistes, ils alimentent dans tous les cas le système. Les contributions et contenus divers que les internautes laissent sur divers sites et plateformes communautaires, de façon consciente ou non, nous amène à nous interroger sur les contours de la vie privée et de la réappropriation des données personnelles. 1 DRUCKREY, Timothy, Ars Electronica: Facing the Future: A Survey of Two Decades, The MIT Press, 1999, p.330 10

2. Participation non consciente de l utilisateur : droit d auteur, copyright et transparence En constante évolution, les réseaux sociaux sont des flux vivants, témoins de notre époque, de nos modes de vie et de consommation. Les artistes commentant et analysant la société se doivent donc d utiliser dans leurs projets cette «matière organique» 1, comme la nomme Thomas Cheneseau. «Mais au-delà du web et de ses flux, si on se penche plus particulièrement sur Facebook, ce sont des données personnelles et intimes qui sont à notre disposition. C est le vivant non seulement du web mais des individus (date de naissance, positionnement politique, religieux, passions, préférences alimentaires, artistiques)» 2. Il convient donc de s intéresser au positionnement de l artiste face à cette réappropriation de contenu personnel dont le propriétaire n a pas conscience mais également d interroger la responsabilité de ce dernier. Dans un premier lieu, la question du partage se pose : pourquoi les utilisateurs se risquent-ils à publier du contenu privé accessible à tous? Selon une étude menée par Granjon et Denouël en 2010 3, renseigner soi-même des informations personnelles, que ce soit en participant à des émissions de télé-réalité, en alimentant un blog personnel ou en s exprimant sur les réseaux sociaux, répond à un besoin de «construction positive» 4 de sa propre identité. Loin d être naïfs, les internautes sont rationnels et sont sensibilisés aux risques encourus par la divulgation de leurs données personnelles. En effet, malgré «une conscience aiguë des menaces pesant sur leur vie privée» 5, ils sont prêts à publier des contenus leur appartenant contre des «compensations le plus souvent symboliques», comme le fait de pouvoir communiquer via un réseau en ligne, tenir un blog ou utiliser un service 6. Il arrive également que les utilisateurs ne prêtent pas suffisamment attention aux paramétrages par défaut des plateformes sociales. Ainsi, sur le site de partage de photos en ligne Flickr, les contenus postés sont par défaut publics et il est intéressant de noter que si la grande majorité des utilisateurs, surtout les moins actifs, ne souhaitent pas que leurs photos soient publiques, les trois quarts du contenu du site l est 7. Traditionnellement réservés à la sphère privée, le visionnage et le partage de photographie se font maintenant en masse, une pratique que questionnait Erik Kessels avec son projet The Photography in Abundance. Souhaitant souligner «à quel point nos photographies privées sont devenus publiques» 8, l artiste hollandais imprime tous les clichés mis en ligne publiquement sur Facebook, Flickr et Google durant une période de 24 heures. Avec plus d un million de photos imprimées, Kessels parvient à quantifier une partie du web mais attire surtout l attention sur le fait que la majeure partie des internautes ne se soucient pas réellement d assurer la protection de leurs contenus. 1 CHENESEAU, Thomas, Net Art : Les artistes s emparent du réseau, MCD, No 69, décembre/janvier/ février 2013, p.116 2 Ibidem 3 ROCHELANDET, Fabrice, Économie des données personnelles et de la vie privée, La Découverte, 2010, p.77 4 Ibidem 5 Ibidem 6 Ibidem 7 FLICHY, Patrice, op.cit, p.26 8 A.A.V.V., «Artist Erik Kessels unveils 24 hour photo installation», BBC News, 16 novembre 2011, http://www.bbc.co.uk/news/entertainment-arts-15756616, 27 novembre 2014. 11

Erik Kessels, Photography In Abundance, 2011 Pour de grosses entreprises comme Facebook ou Google, il est primordial que leurs utilisateurs continuent de partager publiquement leurs informations personnelles, car leur modèle économique repose sur ces données : plus notre profil est détaillé, plus nos informations privées se monnayent grassement, les annonceurs ayant à cœur de nous proposer une publicité plus ciblée, et donc plus efficace1. Jouant la carte de la mauvaise foi, Eric Schmidt, le dirigeant de Google, déclarait même en 2008 dans une interview accordée à CNBC que «s il y a des choses dont nous ne voudrions pas qu elles se sachent, peut-être n aurait-il pas fallu les faire»2. Mark Zuckerberg, créateur de Facebook, renchérit en janvier 2010 en affirmant que «les gens sont désormais à l aise avec l idée de partager plus d informations différentes, de manière plus ouverte et avec plus d internautes. ( ) La norme sociale a évolué»3. Il en profite pour changer la charte de confidentialité des informations publiées par les utilisateurs de son réseau, ce qui déclenche de vives oppositions sur la Toile. Selon Hugo Roy, coordinateur français de la Free Software Foundation Europe, il est cependant utopique de penser que des données déposées sur un réseau social puissent être privées. «Facebook est principalement un outil de partage. A partir de là, toutes les discussions sur la vie privée ou sur la protection des données sont illusoires, contradictoires et un peu ridicules. Confier la protection de votre vie privée à des paramètres informatiques que vous ne contrôlez pas, et qui sont contrôlés par une entreprise 1 PIOTET, Dominique, PISANI, Francis, Comment le web change le monde : des internautes aux webacteurs, Montreuil, Pearsons, 2011, p.48 2 TAPSCOTT, Don, Grown Up Digital: How the Net Generation Is Changing Your World, New York, McGraw Hill, 2008, p.82 3 MANACH, Jean-Marc, La vie privée, un problème de vieux cons?, Limoges, Fyp. éd, 2010, p.37 12

dont le business se base sur vos données, cela n a pas de sens» 1. De plus, il serait incompatible de penser qu une information postée sur le web ne soit pas indexée car «ce que les gens publient sur Internet est public. Ce qui est intime et relève de la vie privée doit rester privé et n a pas vocation à être publié» ajoute Hugo Roy. Ce sont les règles mêmes du web 2.0. Mais le droit à la vie privée est-il une problématique dépassée, dont nous ne pouvons plus jouir car elle serait incompatible avec le développement des nouvelles technologies? Selon Bill Thompson, journaliste à la BBC, notre société a hérité du siècle des Lumières de la conception de l intimité et de la propriété, croyances désormais obsolètes car Internet et le partage des données ont changé la donne 2 ; il faudrait alors «repenser ce qu est un être humain! Pouvons-nous dépasser l idée obsolète que représente la vie privée, la sphère privée et prendre le risque d essayer de vivre avec l idée que la vie privée n existe plus?» 3. Philippe Breton tempère, affirmant que l argument d Eric Schmidt d une transparence morale parce que l on n aurait rien à cacher repose sur des arguments flirtant avec la religion : on encourage alors à tout partager parce que tout montrer, c est n avoir commis aucun acte répréhensible tandis que dissimuler est «assimilable au péché» 4. Il s agit là d une position forte, imposée par les idéaux mêmes d Internet, qui repose sur une libre circulation de l information. En se connectant, l internaute comprend les risques de son exposition totale : permissivité et préférabilité n ont alors plus lieu d être car les internautes sont censés connaître les caractéristiques du médium qu ils utilisent 5. Tout comme nul n est censé ignorer la loi, chacun doit comprendre les raisons et les conséquences de son engagement physique, moral, politique ou religieux sur le réseau mais «en aucun cas ces modalités ne peuvent changer les données constitutives du réseau lui-même» 6. Le seul champ d action de l internaute serait alors d accepter ou non les caractéristiques qui constituent l interactivité et qui reposent sur un accord passif : se connecter, c est déjà les accepter et admettre que nos données personnelles ne nous appartiennent plus mais qu elles sont au service du réseau et de la collectivité. Dès lors, l idée même du copyright semble «complètement dépassée» 7. Gwenola Wagon et Stéphane Degoutin, artistes travaillant ensemble sur de nombreux projets autour des données personnelles numériques, évoquent le partage en ligne comme une collectivisation de nos expériences quotidiennes. A l échelle mondiale, c est une mise en commun «de nos émotions, de nos sensations les plus immédiates, les plus évidentes, les plus simples. Ce qui émerge de ce processus, c est la mise en spectacle de l intérieur du cerveau global, celui de l espèce humaine. Les sentiments intimes ne sont pas uniquement dévoilés. Ils sont enregistrés, indexés et deviennent accessibles pour servir à d autres» 8. Une réflexion qu ils prolongent dans leurs travaux, comme pour le projet What Are You? 9 imaginé avec la complicité de Marika Dermineur, pièce présentée sur Internet sous la forme d un algorithme qui associe aléatoirement 1 Ibidem 2 MANACH, Jean-Marc, op. cit, p.18 3 Intervention de Bill Thompson lors de la conférence Lift 2009 à Genève 4 BRETON, Philippe, Le culte de l Internet : une menace pour le lien social?, La Découverte, 2000, p.56 5 CAUQUELIN, Anne, L exposition de soi : du journal intime aux webcams, Eshel, 2003, p.60 6 Ibidem 7 NEGROPONTE, Nicholas, L Homme numérique, Robert Laffont, 1995, p.76 8 DEGOUTIN, Stéphane, WAGON, Gwenola, Net Art : Les artistes s emparent du réseau, MCD, No 69, décembre/janvier/février 2013, p.116 9 http://whatareyou.net/ 13

des modes et des styles de vie pour générer de nouveaux comportements sociaux, à la façon d un bureau de style prédisant les tendances. Pour chaque association plus ou moins farfelue (gigolo Iroquois, pacifist esoteric, fake vintage), des images pour la plupart d utilisateurs privés récupérées sur le web sont incorporées en guide d illustration. Un projet qui fait écho à Turnstile II, de Maciej Wisniewki : en 1998, l artiste présente un programme qui recherche, rassemble puis affiche des propos postés sur des forums de discussion en ligne ou des blogs pour former des poèmes surréalistes multilingues jonglant avec des thèmes et des registres bien différents. Wisniewki renvoie le spectateur à sa position de voyeur, lui permettant même en cliquant sur le texte affiché de le retrouver dans son habitat naturel, à l endroit où il a été originellement posté. De plus, l artiste fait le choix de n avoir aucun contrôle sur le contenu : il établit une liste de critères puis laisse le programme travailler. Le résultat évoque une carte révélant l état émotionnel du monde, interrogeant l apparent anonymat des pratiques intimes sur Internet. Stéphane Degoutin, Marika Dermineur et Gwenola Wagon, What Are You?, 2005 14

S il faut oublier les notions d auteur et de copyright, les artistes commentent sur cette évolution numérique avec humour. Antoine Moreau crée la Licence Art Libre et invente ainsi le copyleft appliqué à l art, une licence totalement libre à placer à côté de différentes œuvres ou contenus pour inciter à leur prolongement et au partage sans fin. Sous la forme d un simple symbole, cette œuvre apparaît comme un éternel palimpseste, incarnant ainsi de façon amusée les principes du web 1. Enfin, Thomas Mailaender boucle la boucle en nous racontant que Danny Wallace, journaliste pour Wired, le contactait pour lui parler d une céramique que l artiste avait réalisé en 2008. Intégré à sa série Handicraft, ce vase blanc à pois doré est pourvu d une photo trouvée sur le Net et représentant un singe la main sur la bouche d un homme. «Je suis l homme de la céramique», écrivait-il à Mailaender, «pas le mec sur la droite, le mec sur la gauche» 2. Quelques échanges d e-mails plus tard dans lesquels il demande à l artiste de s expliquer, Danny Wallace publie un article intitulé «How I became a ceramic», sans demander son autorisation à l artiste ni les droits de ses images. La situation est inversée, complimentant non sans ironie la façon dont s échangent aujourd hui les contenus qui s enrichissent au contact les uns des autres. Une latence dans le droit français empêche de pouvoir réellement différencier la réappropriation du plagiat ou de la citation, car les textes renvoient encore aux pratiques argentiques et se basent sur un pourcentage d image réutilisée. Mais où se situe l intervention artistique dans la récupération de contenus personnels numériques? «Je considère qu on peut se permettre de le faire à partir du moment où la source n est pas utilisée pour ce qu elle a été faite au départ, où il y a une réactivation, une réappropriation et que cette réappropriation va donner lieu à une intervention artistique entre l image trouvée et ce qu on en propose. [...] Citer d autres personnes dans un contexte beaucoup plus large qui fait partie d un processus qui est lui-même une proposition artistique, ça ne me paraît pas être du plagiat» 3 déclare l artiste Olivier Cablat. L idée de l utilisateur et de son contenu privé s estompent alors, au profit d un web qui apparaît comme une gigantesque base de données anonyme. Le sigle du copyleft 1 MÈREDIEU, Florence de, Arts et nouvelles technologies : art vidéo, art numérique, Larousse, 2011, p.154 2 Voir annexe n 1, entretien avec Thomas Mailaender 3 Voir annexe n 6, entretien avec Olivier Cablat 15

3. Base de données anonyme Enfin, Internet peut être envisagé comme une vaste base de données anonyme dans laquelle les artistes puisent librement pour trouver de la matière nourrissant leurs œuvres. Olia Lialina, l une des pionnières de l art Internet, utilise dès 1996 le potentiel des moteurs de recherche en y cherchant du texte généré par les utilisateurs ou par les sites pour les besoins de sa pièce Anna Karenin Goes To Paradise. Dans ce projet narratif en trois actes, on suit d abord la célèbre héroïne de Tolstoi qui cherche l amour, puis qui consulte des horaires de train avant de se renseigner sur le paradis. Les résultats affichés dans chacune de ces catégories ont été trouvés grâce à des moteurs de recherche, renvoyant à cette idée de constante indexation et de catégorisation par mots clefs. Si en 1996, la plupart des résultats qu Olia Lialina obtient sont des pages commerciales, il y a fort à parier que l œuvre proposerait des pages de recherches bien différentes de nos jours, notamment car l explosion des blogs et autres plateformes personnelles d expression ont bouleversé la donne. Pour preuve, le nombre d occurrences de recherches sur le Net : en 1996, le mot paradise faisait apparaître 200 276 résultats 1, contre quelques 499 000 000 aujourd hui. Comme nous l avons précédemment vu, avec le web 2.0, la question du créateur du contenu n importe plus et les artistes se trouvent donc face à une vaste base de données dans laquelle ils peuvent librement puiser. Vidés de toute notion d auteur, les contenus, les mots, les images qu ils se réapproprient atteignent une neutralité complète et sont débarrassés de la question de l auteur et du copyright. Cette manière de penser se trouve déjà à la base même du mouvement de la réappropriation, qui utilisait des œuvres et du contenu déjà existants pour travailler, s interrogeant sur le manque d originalité et l impossibilité de produire de nouvelles pièces originales. Prolongeant la démarche de Richard Prince qui lorsqu il travaillait aux archives de Time Magazine à New York 2, rephotographiait compulsivement les motifs pop qu il y trouvait, le web apparaît comme une vaste salle d archive, déjà indexée par mots clefs, ce qui rend la recherche beaucoup plus aisée. Reinaldo Loureiro propose une réflexion sur l idée même de la base de données à travers sa série Farhana. Celle-ci dévoile les photographies prises par des policiers à la frontière de Melilla, une enclave espagnole au nord du Maroc ; elles documentent les migrants essayant d entrer clandestinement dans le pays. Les clichés sont ensuite placés sur Internet, dans le but de «documenter les opérations de contrôle de l immigration» 3 mais également de fournir des photos officielles aux agences de presse. Loureiro va alors puiser dans cette banque de données numérique pour donner une autre dimension à ces portraits ou à ces scènes, leur permettant également de changer de contexte : d histoire personnelle, ils se transforment en drame collectif. L abondance des ressources disponibles sur le web est alors insérée dans un discours critique, enrichissant la problématique du travail de Loureiro sur les zones frontières et sur l immigration clandestine. La personne ayant pris la photo importe peu mais il est intéressant de voir le registre de l image changer et passer de preuve policière à documentaire sur les migrants de cette région. 1 http://www.teleportacia.org/anna/query.htm 2 DEBRABANT, Camille, op. cit., p.153 3 FONTCUBERTA, Joan, «Reinaldo Loureiro», Else magazine, No 8, novembre 2014, p.86 16

Reinaldo Loureiro, Farhana, 2014 Conscient qu avant d être une matière organique 1, les données personnelles numériques sont avant tout une matière mathématique dédiée aux «entreprises» 2, qui s en serviront pour «des études de comportement», Julien Levesque souligne l importance de déplacer ces données vers une «sphère plus artistique», mais également vers une autre problématique. L artiste souhaite investir un autre sens, celui qui transcenderait sa fonction première contenir une simple information sur quelqu un, lui apportant ainsi une nouvelle lecture mais également une autonomisation artistique. Pour le projet DataDada, mené avec Albertine Meunier, il collectionne des tweets, des dépêches, des informations sur le web dans le but de constituer une anthologie DataDada 3, dans la lignée de celle publiée par le Centre Pompidou autour du mouvement dada. La base de données et l indexation retrouvent ainsi leur notion de flux et les contenus ne sont pas récupérés pour les informations qu ils contiennent mais pour leur portée poétique. Appréhendant cette base de données anonyme d une manière encore différente, Olivier Cablat fait cohabiter dans les mêmes séries ses propres photographies et des images récupérées, sans hiérarchisation aucune. Envisageant le web comme une matière première, il réalise ensuite différentes interventions qui amèneront à une «finalisation» 4. Selon lui, l intervention artistique «se joue à un autre moment que [...] lors de la fabrication de l image, elle se joue dans la recombinaison des différents éléments, dans l association et dans le fait de recomposer des éléments pour en créer d autres» 5. Pour Olivier Cablat, Internet est «un territoire à explorer». En 2013, dans le cadre de sa carte blanche PMU au Bal, il présente une série de dix GIF représentant une série de mouvements de chevaux pixelisés. Pour ce projet, il 1 CHENESEAU, Thomas, op. cit, p.116 2 Voir annexe n 5, entretien avec Julien Levesque 3 Les artistes déclarent que DataDada fait référence aux données numériques possèdant un grain de dadaïsme 4 Voir annexe n 6, entretien avec Olivier Cablat 5 Ibidem 17

adopte une «posture d archéologue», râtissant le web pour trouver tout ce qui entoure l univers du cheval, du pari et des courses hippiques. L artiste trouve ces GIF animés sur des sites concurrents, pour la plupart en procès avec le PMU : parlant, à la manière d un archéologue numérique, de «résidu», l artiste souligne qu il y a alors «un rapport contextuel»puis un «déplacement de sens, de format qui a permis d avoir une pixellisation très visible, presque pictorialiste». Olivier Cablat, Fouilles, 2013 Puisque même en partageant consciemment ses données personnelles avec un artiste, l internaute ne peut jamais se revendiquer co-créateur d une œuvre et que fournir du contenu privé sur Internet est inhérant à l action même de surfer, l utilisateur n a jamais de contrôle sur ses informations à partir de l instant où elles investissent le web. L artiste se sert donc librement dans cette vaste base de données et jongle avec les différents types de contenus. Mais pourquoi ces données numériques personnelles sont-elles indispensables à la création d œuvres? Que disent-elles sur notre société, sur nos comportements et nos usages, comment permettent-elles de faire fonctionner des machines? 18

II. MY DATA IS YOUR DATA : CE QUE LES ARTISTES FONT DIRE AUX DONNÉES NUMÉRIQUES PERSONNELLES Matières à moduler potentiellement infinies et protéiformes, les vastes bases de données à disposition de tous sur Internet sont une source intarissable d inspiration créative. Julien Levesque les envisage d ailleurs comme «une matière artistique, comme un matériau mobilisable pour construire des dispositifs, des pièces pour poser des questions» 1. Exprimant aussi bien les insécurités qu entraînent la surveillance généralisée et la censure en ligne qu une réflexion sur la société numérique, faisant fonctionner des machines ou révolutionnant l idée traditionnelle du documentaire, la réappropriation des données numériques permet aux artistes de se positionner et de réfléchir sur les nombreuses problématiques contemporaines de ce «monde invisible qui est tout près de nous et que pourtant, on ne perçoit pas» 2. Le rendre visible, tel est le nouvel objectif des artistes réappropriationnistes de contenus numériques. 1. Recherches technologiques et expérimentales Tout d abord, les données numériques personnelles peuvent être utilisées pour permettre à de nouveaux outils, de nouvelles machines de fonctionner. Ces informations collectées de façon aléatoire par un programme spécifique permettent ainsi à la technique de se déployer et d atteindre un nouveau potentiel numérique et technologique. En 2008, Gregory Chatonsky propose Their Voices, une installation qui oppose dans un même espace deux cabines téléphoniques, blanches et opaques. Quand le visiteur décroche le premier combiné, il entend une voix d homme ; dans le second, une voix de femme. Elles récitent de façon mécanique et synthétique, puisque ce sont des voix robotiques, des citations poétiques. L artiste a en effet créé un programme qui recherche sur Internet des textes dans lesquels les auteurs ont exprimé des sentiments puis qui les transpose automatiquement pour que les robots les récitent sans fin. La machine est donc nourrie de documents interchangeables et fonctionne grâce à un contenu infini récupéré sur Internet. Memories Center est une autre installation signée Chatonsky utilisant des données personnelles pour faire fonctionner une machine : à partir d une base de données constituée de 20 000 rêves enregistrés par Adam Schneider et G. William Domhoff à l université de Californie, un logiciel recrée de nouvelles séquences oniriques, les analyse puis, grâce à des mots clefs déterminés par la lecture du rêve, cherche des images sur Internet leur correspondant. Un rack de serveur se fond dans la pierre, des lumières indiquent une activité résiduelle, un disque dur vibre sans s arrêter ; le contenu récupéré est ici aussi un prétexte pour faire marcher de nouvelles machines, devant être nourries de data pour parvenir à être fonctionnelles. «Il n y a pas de ressemblance entre le code informatique (la variable ontologique) et ce qui est représenté (la variation esthétique)» 3, déclare ainsi Chatonsky. 1 Voir annexe n 5, entretien avec Julien Levesque 2 Ibidem 1 CHATONSKY, Grégory, «La Solitude des Machines», Art Press 2, trimestriel No. 29, mai/juin/juillet 2013, p.76 19

20 Gregory Chatonsky, Memories Center, 2014