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et rangés en deux classes ne pourront être érigés, transformés, déplacés ni exploités qu'en vertu d'un permis dit d'exploitation.

Transcription:

Les pionniers de l or noir du Pechelbronn (11) JEAN-BAPTISTE BOUSSINGAULT (1802-1887) CHAPITRE I A Lobsann Jean Baptiste Joseph Dieudonné Boussingault jettera les bases de la chimie agricole à la ferme Le Bel du Pechelbronn, dont il avait épousé l'héritière, Adèle. Mais c'est aux mines d'asphalte, de lignite, de vitriol et d'alun voisines de Lobsann, qu'il avait débuté sa prodigieuse carrière. Il trouva à s'y employer en janvier 1821, dès sa sortie de l'ecole des mines de Saint-Etienne. Il y cumulera les fonctions de directeur des travaux et de chimiste, auparavant exercées par Georges Chrétien Rosentritt et Charles Denis Lefèbre, tous deux renvoyés. En quelques mois, il redressa l'exploitation et y introduisit les procédés de fabrication de mastic bitumineux de l'usine de Seyssel dans l'ain. Tous ses «week-ends», il les passait au Pechelbronn, où le clan Le Bel le recevait avec beaucoup d'amitié. Mais devait-il s'enterrer à Lobsann? Sans doute non. On se proposait de le prendre dans une forge des Vosges. On voulut l'entraîner dans une mission en Egypte, puis dans une autre en Colombie, à laquelle il lui fut cependant impossible de résister. Il partit donc fin mai 1821, pour ne reparaître que treize ans plus tard. Recherché par la Cie Perrier Jean Baptiste Joseph Dieudonné Boussingault a été l'un des premiers élèves de l'ecole des mines de Saint-Etienne, dont Louis Antoine Beaunier (1779-1835), son directeur, avait obtenu la création pour la rentrée de 1816. Le gouvernement voulait qu'elle se borne à être une école «pour jeunes gens destinés aux travaux des mines», placée sous la dépendance de l'ecole de mines de Paris. Mais Beaunier, en soignant le recrutement, réussit néanmoins en faire une école d'ingénieurs. Il sera en même temps à l'origine de la première ligne de chemin de fer française, entre Saint-Etienne et Andrézieux. Il veillait personnellement à placer ses jeunes diplômés. Chaque année, il écrivait à toutes les mines du pays pour leur indiquer le nombre de jeunes ingénieurs disponibles. En 1820, la maison Perrier et Cie, qui exploitait les Houillères de Blanzy (Montceau-les-Mines, Epinac et Decize - La Machine), fut ainsi parmi les premières à répondre. Elle voulait faire choix d'un candidat qui serait disponible tout de suite pour prendre la direction des mines de Lobsann, en Basse-Alsace. Ces mines étaient certes «encore dans leur enfance», mais elles était «susceptibles d'acquérir beaucoup d'accroissement». La Compagnie Perrier se proposait d'y extraire le soufre, l'alun et la couperose. Elle comptait y former un établissement «analogue à ceux de Bouxwiller et de Sarrebruck». Le candidat devait donc également avoir des connaissances en chimie. Le directeur Beaunier proposa Jean Baptiste Dieudonné Boussingault, jeune homme d'origine parisienne, dont la mère était une fille du bourgmestre de Wetzlar. Boussingault accepta, comptant profiter de cette embauche pour aller visiter sa famille maternelle. «J'aimerai beaucoup aller dans ce pays, écrit-il dans une lettre à son père datée du 3 juillet 1820. Lobsann est sur la frontière. Je ne serai pas loin de Francfort et je pourrai faire un voyage en Wetzlar. Je me suis (déjà) mis à apprendre l'allemand». Pour commencer, il demanda quinze cents à dix-huit cents francs

d'appointements annuels, ainsi qu'un intérêt fonction des résultats qu'il obtiendrait par la suite. M. Beaunier demanda en outre que lui soient alloués des frais de voyage, afin qu'avant de se rendre sur place il puisse visiter des établissements similaires dans l'aisne et le Nord. Et si Lobsann ne se concrétisait pas, Boussingault se disposait à aller à Grenoble, à moins qu'il ne reste à Saint-Etienne, attaché au laboratoire de l'ecole ou dans une entreprise, dont M. Beaunier lui avait parlé. Le 25 juillet, toujours pas de confirmation... «Le retard est pour moi désagréable», écrit encore Boussingault à son père. Ses préférences vont à Lobsann, mais tous ses professeurs l'engagent à entrer dans l'entreprise de Saint-Etienne. Puis la confirmation arriva. Petite déception : contrairement à ce qu'avait indiqué le directeur Beaunier, Lobsann ne dépendait pas de la Compagnie Perrier et n'était pas même une houillère. C'était «tout simplement un gisement de lignite, chargé de pyrite, avec lesquels on voulait fabriquer de l'alun et du sulfate de fer. On y exploitait aussi des couches de sables bitumineux, que l'on traitait pour extraire du brai minéral. La mine était de peu d'importance et ne donnait aucun profit». Boussingault n'aurait donc que des émoluments de douze cents francs, mais il serait logé, chauffé et éclairé. Et ses frais de déplacement et de tournée dans d'autres établissements lui seraient remboursés. Il accepta donc. M. Beaunier l'engagea, avant d'aller en Alsace, de faire un crochet par les mines de bitume de Seyssel dans le département de l'ain et les vitrioleries des environs de Beauvais, «dans lesquelles on fabriqu(ait) du sulfate de fer et de l'alun avec les tourbes pyriteuses». Louis Georges Gallois, le professeur de chimie de l'ecole, lui remit en outre une lettre de recommandation pour M. Hecht, chimiste distingué et premier pharmacien de Strasbourg, et une deuxième pour M. Joly (en réalité, il fallait lire : Voltz), ingénieur des mines en chef du département du Bas-Rhin, en lui promettant de lui faire parvenir encore deux autres lettres de recommandation à l'adresse de ce M. Joly. Voyage à pied Ainsi donc Boussingault quitta-t-il Saint-Etienne à pied, par la route de Lyon, aux alentours du 20 août 1820, en compagnie de cinq autres élèves, «tous en uniforme sans broderies, un chapeau rond, le sac sur le dos et le marteau sur la poitrine». Il fit effectivement un détour par la Picardie et visita les tourbières pyriteuses que lui avait recommandées M. Beaunier, puis il revint à Paris, où il resta encore quelques jours. C'est de là qu'il prit enfin la diligence de Strasbourg, «sa» première diligence. Celle-ci versera et cassera un essieu à Château-Thierry, mais finit quand même par arriver à destination au soir du 18 décembre 1820. A Strasbourg, Boussingault fit aussitôt une visite à M. Dournay, «l'un des propriétaires des mines de Lobsann». «Il m'a reçu avec l'amitié la plus vive et la plus franche, raconte-t-il dans une nouvelle lettre adressée à son père le surlendemain. Je passe mes journées à faire connaissance avec toute la famille. Je me trouve tout étonné d'entendre parler à l'entour de moi un langage que je ne comprends pas.» Il loge provisoirement chez ses hôtes, derrière le quai St-Thomas, puisqu'il donne leur adresse pour son courrier : «A M. Dournay, rue de la chaîne, à Strasbourg, pour remettre à M. Boussingault». Dans ses Mémoires, il ajoute : «La famille Dournay était tout ce qu'il y a de plus strasbourgeoise. De nombreuses réunions, des repas à n'en plus finir, des montagnes de saucisses, des oies... et une grosse gaieté. La conversation, un mélange d'allemand et de français. Les chansons après boire, et l'on buvait beaucoup. La vie large de province était la règle de conduite. Mme Dournay était de Mayence, assez jolie, et, comme trait caractéristique, avait des yeux

perforants.» Boussingault ne connaissait évidemment pas tous les détails de la mine de Lobsann. Félix Sébastien Alexandre Dournay était un ancien trésorier des armées napoléoniennes. A ce titre, il avait suivi la campagne de Russie, et dans tous les cas c'était un manieur d'argent. Le 24 novembre 1815, il avait fait un premier prêt de 17 000 francs à Rosentritt, puis deux autres encore le 24 septembre 1816 et le 31 mars 1819, soit 21 557,95 francs au total, pour permettre à son créanciers et à ses associés, les Srs Daudrez et Gouy, de reprendre les travaux d'extraction, de construire de nouveaux bâtiments, de payer les salaires et d'acquitter les contributions dues à l'etat. Mais voyant que ces avances avaient été faites en pure perte, il réclama leur remboursement. Le 31 octobre 1819, il assigna ses créanciers (1). Ce qui aura pour résultat que le seul actif de Rosentritt et de ses associés, à savoir la concession minière dite de Cleebourg du 28 novembre 1809 et celle dite de Lobsann du 30 octobre 1815, fut attribué à Felix Dournay par adjudication forcée par le tribunal de Wissembourg le 28 janvier 1820 (2), à l'époque justement où Boussingault prenait son service. Félix Dournay était né à Strasbourg le 25 février 1781 et décèdera à Soultz-sous-Forêt le 8 septembre 1842. Quand il recruta Boussingault, il était dans sa 39e année. En 1811, il avait épousé Christine Koeler, qui était en réalité une native de Wörrstadt, localité de la Hesse rhénane situé à 22 km au sud de Mayence. Elle lui donnera 13 enfants, dont six sont décédés en bas âge, mais dont les aînés lui succèderont à la mine. Boussingault alla également voir le pharmacien Hecht : «Je trouvai un gros homme fumant une énorme pipe, pour s'inspirer, disait-il.» Il avait été préparateur de Vauquelin, et avant d'admettre des jeunes gens dans son laboratoire, il leur demandait pendant sept jours de suite de réduire une substance très dure en une poudre très fine dans un mortier d'agate. Jamais aucun candidat ne résistait évidemment à cette épreuve et renonçait pour toujours à l'étude de la chimie. L'ingénieur des mines Philippe Louis Voltz, lui, vivait avec des parents fort âgés, «types de Strasbourgeois protestants». «Le père, ancien cafetier, était fort considéré. Je fus admis dans la famille. Voltz était un travailleur infatigable. Rien de plus amusant que le dédain qu'il professait pour les savants de Paris. Plus allemand que français, en parlant des Parisiens, il ne manquait jamais de dire : c'est l'opinion de la boutique de Paris. C'était un républicain très avancé, intolérant, peu sociable, puritain en religion, au demeurant bon ami, homme sûr. Il avait été le condisciple de M. Le Boulanger à l'ecole Polytechnique et à l'ecole des mines de Moûtiers. Il observait bien, rédigeait difficilement, publiait peu. Il serait entré à l'académie (des sciences), si la mort ne l'eut enlevé prématurément.» Par la suite, Boussingault l'accompagnera dans ses excursions. Voltz sera pour lui «un excellent maître de géologie». Après les fêtes de Noël Les Dournay ne voulurent emmener leur jeune recrue aux mines de Lobsann qu'après les fêtes de Noël, car celles-ci sont très isolées. Il y habiterait «la maison de direction» en compagnie du caissier Berger, «un homme très aimable, ancien commissaire de police à Cassel». Il partagerait avec lui une cuisine, une cuisinière ainsi qu'un domestique. La nourriture lui serait en grande partie accordée. M. Dournay n'y séjournait qu'en été «avec son aimable famille». Tous vivraient alors ensemble sur les mines. On aménagerait également un laboratoire pour Boussingault, «de sorte que rien ne (lui) manquerait pour passer agréablement (son) temps». En réalité, la précédente direction des mines de Lobsann avaient déjà recruté un «chimiste» du nom de Charles Denis Lefèbre, qui logeait sur place. Le 3 avril 1819, Marie Joseph Achille Le Bel lui avait même prêté 216 francs. Mais s'impatientant d'être remboursé, il l'avait assigné devant le tribunal de Wissembourg. Celui-ci ne parut pas à l'audience du 19 novembre suivant, mais fut néanmoins condamné à payer ces 216 francs, avec les intérêts de 5 % ainsi qu'une amende de 10 francs pour non-comparution au bureau de conciliation (1). Puis, le 19

décembre 1819, Charles Denis Lefèbre avait racheté la cense voisine dite du Marienbronn pour 10 185 francs, à régler en deux fois, le 1er juillet 1820 et le 1er janvier 1821 (3). Visiblement Boussingault le remplaça dès son arrivée, cumulant ainsi deux fonctions, celles de chimiste et celle de directeur des travaux, occupée auparavant par Rosentritt. Lefèbre se fixa ensuite à Strasbourg, puis le 17 avril 1823 il revendit la cense du Marienbronn, pour 3 000 francs payés comptant, à Félix Dournay lui-même (ABR : 7E56.1/118), qui en fera sa résidence d'été. Par jugement du tribunal de Wissembourg du 31 août 1821, Charles Denis Lefèbre obtint également le versement d'un arriéré de salaires de 13 mois, d'un montant de 1 625 francs, soit 125 francs par mois (4). En attendant de pouvoir se rendre sur le carreau de la mine, Boussingault se consacra à la visite de Strasbourg, qu'il trouva «très intéressant». «Les fortifications, écrit-il à son père, m'ont présenté quelque chose de neuf». C'est donc seulement au début du mois de janvier 1821, par «un froid excessif», qu'il se rendit en char à bancs aux mines de Lobsann. Le caissier Berger l'accompagnait. Il lui raconta «une foule d'anecdotes scandaleuses». Ils auraient été gelés, s'ils n'étaient arrivés à Haguenau pour dîner. Nouvelle déception, à l'arrivée dans la soirée : la maison de direction n'était qu'une misérable petite maison. Georges Chrétien Rosentritt, qui avait découvert les filons de la mine en 1788, y logeait encore. Il était si marqué par les épreuves que Boussingault le décrit comme «un vieillard de quatre-vingt ans», alors qu'en réalité il entrait dans la soixantaine. Il précise également qu'on était alors sur le point de l'expulser par autorité de justice. Boussingault décrit dans ses Mémoires le piteux état dans lequel il avait alors trouvé l'établissement de Lobsann : «Les travaux se trouvaient près de la maison, en pleine forêt. On exploitait un lignite de très mauvaise qualité, très pyriteux, en couches peu épaisses, disposées en bandes noires parallèles, dans un calcaire blanc rempli de coquilles marines, un vrai calcaire parisien. Dans une galerie d'un à deux mètres, on attaquait cinq ou six zones noires ou rubans. Ce lignite servait uniquement au chauffage des chaudières en fonte, dans lesquelles on faisait bouillir le sable bitumineux pour en désagréger le bitume, qui surnageait et que l'on enlevait avec une écumoire. Après avoir été égouttées dans un réservoir, ces écumes étaient mises dans une grande chaudière conique, à parois en maçonnerie et à fond de fonte. On chauffait pour chasser l'eau et, après un repos de deux jours, on décantait le bitume, dit poix minérale. On en vendait fort peu, le calfatage le repoussait, parce qu'il était trop siccatif. C'était un bitume très consistant, presque solide, même cassant, en temps froid. Il fallait trouver d'autres débouchés.» Depuis un an, la mine de Lobsann tournait effectivement au ralenti et ses livraisons de lignite à la saline de Soultz avaient cessé en mai 1819 (5). Boussingault, néanmoins, se mit aussitôt à la tâche, ne comptant pas sa peine. «Je puis dire qu'à Lobsann, écrit-il dans ses Mémoires, je vivais sous terre. J'étais dans toute la ferveur de ma profession de mineur». Il dirigea son premier percement, avec un écart si minime, qu'il gagna tout de suite l'estime de ses ouvriers. Les deux brigades de mineurs qu'il avait fait partir à la rencontre l'une de l'autre, à travers la roche, n'avaient en effet dévié, après une taille de près de trois mois, que d'un décimètre. «Avec quelle anxiété, j'écoutais les coups de pic des travailleurs du côté opposé avec lesquels nous devions faire la jonction!» Il y eut, de plus, au cours de ce percement, un incident révélateur des anciennes superstitions. Une nuit, le contre-maître Ubinger («un Saxon, ivrogne et braconnier») vint en effet réveiller Boussingault pour l'avertir que l'équipe refusait de travailler, parce qu'elle entendait le marteau du «petit mineur, être bienfaisant dont l'âme erre dans les souterrains pour avertir les travailleurs d'un danger, en frappant des coups réguliers avec son marteau». Boussingault descendit dans les souterrains et trouva effectivement «deux piqueurs et deux

brouetteurs terrifiés». Et l'on entendait bien un bruit sec régulier. Boussingault s'avança vers la taille, mais ne vit rien et n'entendit plus rien. Quand il revint en arrière, le bruit se fit à nouveau entendre. Les quatre mineurs coururent alors à l'échelle pour se sauver. Mais Boussingault attrapa Ubinger par le collet et le força à avancer avec lui. Ils découvrirent alors «le petit mineur» : c'était des gouttes d'eau tombant sur une planche portant à faux sur le sol. Si leur bruit avait cessé auparavant, c'est parce qu'elles tombaient sur Boussingault, quand il se tenait sur la planche. La présence de Daniel Ubinger à la mine de Lobsann, comme contre-maître, est déjà attestée en 1819. Il avait alors été nommé gardien des objets de l'établissement, dont le notaire Petri de Soultz devait dresser l'inventaire. Ubinger a pu arriver à Lobsann dès avant 1816, car à l'occasion de cet inventaire du 25 septembre 1819 il donne une indication remontant à 1816 (6). Le 31 août 1821, le tribunal de Wissembourg lui attribuera encore, sur le produit de l'adjudication forcée du 28 janvier 1820, une somme de 151,82 francs pour ses 111 jours d'arriérés de salaires. Un ouvrier mineur du nom Jacques Ubinger (sans doute son plus jeune frère) eut alors un arriéré de 29,52 francs (4). Week-ends de rêve au Pechelbronn Berger, le caissier, avait organisé le ménage. Avec lui, Boussingault dépensait peu, tout en vivant bien. Il trompait l'isolement en allant à Soultz et en passant la plupart sinon la totalité de ses «week-ends» aux mines d'asphalte voisines de Pechelbronn. «Leur propriétaire, M. Le Bel, raconte-t-il dans ses Mémoires, me prit en grande amitié. La famille était nombreuse. Je passai à Pechelbronn tout le temps dont je pouvais disposer, mes dimanches sans exception. On faisait la partie le soir, j'y couchai souvent. «Le directeur de Pechelbronn, M. Mabru, neveu et beau-frère par alliance, de M. Le Bel, était de l'auvergne, instruit. Il possédait une collection de minerais très intéressante et connaissait bien la géologie de l'auvergne. Nous parlions souvent cratères. Une des soeurs de Mme Le Bel, de Wissembourg, Mme Piché, jeune et jolie veuve, blonde, courtaude, venait fréquemment. En somme, on menait une vie très agréable au Pechelbronn. «Il y avait deux enfants : Achille, alors en pension à Strasbourg, et une petite fille demi-sauvage, vivant en plein air, Adèle, alors âgée de cinq à six ans. On la laissait courir comme on l'eût fait pour un garçon. Hâlée, cheveux jaunes, jupons d'étoffe grossière, pas élevée du tout, ne sachant pas un mot de français, telle était alors la jeune personne que j'épousai treize ou quatorze ans plus tard et qui est devenue la femme la plus gracieuse, la plus aimable que l'on puisse imaginer.» Boussingault fit également la connaissance à Soultz de Nicolas Marie Tirant de Bury, le maire de la localité, «ancien officier d'artillerie de l'armée d'italie», de son épouse Sophie Dorothée Roesch-Hohlenfeld, «une caricature» (elle était la fille du premier adjoint de Strasbourg Gustave Adolphe Hohlenfeld et la veuve du marchand de cuirs Jean Roesch), d'un de ses neveux, l'abbé Barrois, qui habitait avec eux au château Geiger et «qui faisait la cour à toutes les femmes», ainsi que d'un garde du corps qui agissait «dans la même direction». «Vivent les Alsaciens!» Boussingault se satisfaisait de son sort. Le 9 février 1821, il écrit à son père pour lui dire qu'il trouve sa situation «heureuse». Lobsann et ses alentours sont «un des plus beaux sites de l'alsace». Les travaux de la mine sont autres qu'il ne le pensait. Ils sont en réalité «immenses» et les galeries «très belles». Il en a levé le plan général, qui comprenait 34 années de travaux (depuis 1788).

Pour son ménage, il avait un jeune domestique et M. Dournay avait placé une cuisinière sur les mines. A Paris, on lui avait dit qu'il boirait beaucoup de bière. Eh bien, cela ne s'est pas vérifié. Il n'en pas encore goûté. «Je fais usage, dit-il, d'un excellent vin blanc du pays. Pour le Kirschwasser, j'en bois d'excellent. Je fume du tabac qui n'est pas mauvais, à 16 sols la livre. Mes occupations sont très multiples, car j'ai affaire aux charpentiers, aux serruriers, au ministère de la marine et aux... brigands.» En revenant de Soultz, avec les dépêches de Strasbourg, son commissionnaire avait en effet été arrêté la veille à deux lieues de Lobsann par deux hommes qui le fouillèrent. Heureusement, ce soirlà, il n'avait sur lui que deux lettres et du pain, alors que le jour d'avant il était porteur de 600 francs. Ils le relâchèrent donc. Boussingault mit néanmoins sa mine en état de siège. De ce jour, il ne dormit plus sans avoir mis deux paires de pistolets sur sa table de nuit. Dans la nuit, il fut réveillé par l'ouverture subite de son volet. Ce qui le fit bondir de son lit les pistolets à la main, mais il ne vit rien. Ce n'était qu'un courant d'air. Le lendemain, il apprit que la gendarmerie s'était saisie de 9 brigands, des bohémiens et des déserteurs badois. Elle recherchait le reste de la bande. Mais à la mine, quoique entouré de forêts, Boussingault n'avait finalement rien à craindre : «il suffirait d'une alerte pour voir sortir mon armée souterraine, qui, à coups de pics et de masses, aurait bientôt détruit la Bohème entière.» Au demeurant, «vivent les Alsaciens!». «Je ne donnerais pas un bon Alsacien, écrit encore Boussingault à son père, pour tous les habitants du Midi. Quand je compare les deux pays que j'ai successivement habités, quelle différence! Où me montrera-t-on des villages aussi jolis qu'en Alsace, et cette aisance qui règne chez les paysans? Chez eux, tout, jusqu'à leur costume, est recherché. Nos paysans de l'intérieur sont des brutes en comparaison des paysans alsaciens. C'est surtout dans les villages protestants qu'il faut voir cette propreté extraordinaire et cette instruction généralement répandue.» «Je n'ai pas un seul mineur qui ne sache lire et écrire en allemand, et à peine, dans le nombre considérable de mineurs existant dans le département de la Loire, en trouverait-on dix qui lisent et qui écrivent leur langue. Même dans la bourgeoisie, les Alsaciens l'emportent sur les Français, et j'ai vu plus d'une fois, dans de riches maisons, la dame occupée à filer. Oserait-on parler à une Parisienne d'une chose semblable, et à plus forte raison à une de nos provinciales?» Autres réalisations A la mine, Boussingault aura l'occasion de faire une observation curieuse, qu'il mentionne dans son Economie rurale de 1851. «En 1822, écrit-il, alors que j'exécutais un sondage dans le terrain tertiaire, j'eus l'occasion de remarquer que les argiles ramenées par la sonde, de blanches qu'elles étaient, devenaient très promptement bleues par l'exposition à l'air et qu'en se colorant ainsi, elles condensaient de l'oxygène» (7). Dans le puits Daudré (il fallait écrire Daudrez, du nom de l'ancien associé de Rosentritt), il découvrit en outre, au milieu de l'argile une mâchoire fossile, que Cuvier avait décrite. Mâchoire qu'il déposa dans la collection du musée de Strasbourg. Il rencontra également beaucoup de morceaux de succin (ambre) dans le lignite et a pu détacher des bois de palmier, transformés en lignite dans du calcaire. Plus inattendu : c'est lui, qui après des essais, orientera les mines de Lobsann vers la production de mastic bitumineux, «telle qu'il l'avait trouvée établie à Seyssel» (Mémoires).

Mais la mine de Lobsann était pauvre en livres. Elle n'avait que quelques ouvrages, dont l'architecture hydraulique de Belidor, «livre excellent, que les notes ajoutées par Navier, dans une nouvelle édition, n'ont pas amélioré». Heureusement, Boussingault put se rabattre sur la bibliothèque de Marie Joseph Achille Le Bel au Pechelbronn. C'était sa «grande ressource» et son futur beau-père la mit entièrement à sa disposition. «J'ai lu autant que j'ai pu, raconte-t-il, beaucoup d'ouvrages littéraires, voyages, histoires. Je lisais la nuit, dans mon lit. J'ai conservé longtemps cette funeste habitude» (Mémoires). L'ingénieur militaire français Bernard Forest de Bélidor (1698-1761) avait commencé sa carrière comme professeur à l'école d'artillerie de La Fère (Aisne) avant de devenir inspecteur général des mines de France. Son «Architecture hydraulique, ou l'art de conduire, d'élever et de ménager les eaux pour les différents besoins de la vie» parut en 1737. Elle utilise pour la première fois le calcul intégral dans la résolution de problèmes techniques. Elle a été pendant longtemps l'ouvrage de référence des élèves de l'ecole des Ponts et Chaussées. De Bélidor publia également un traité de balistique en 1731, «Le Bombardier français», ainsi qu'un «Dictionnaire portatif de l'ingénieur», mais qui n'est qu'une compilation du «Dictionnaire d'architecture» d'augustin Charles d'aviler. Il a par ailleurs laissé son nom à un système de pont-levis à relevage par contrepoids-boulets de son invention. Le rapport de l'ingénieur des mines Le rapport d'inspection annuelle du 8 août 1821 de l'ingénieur des mines du département du Bas- Rhin Voltz confirme en tous points les dires de Boussingault. Il relève ainsi que le concessionnaire des mines de Lobsann avait «placé à la tête de cette exploitation un élève de l'ecole de Saint- Etienne, très instruit et très intelligent». L'établissement se composait alors de deux mines : celle de lignite avec trois puits (La Paix, La Comète et Daudrez) et celle de malthe (avec un seul puits situé au bout de la galerie principale, qui partait de la galerie d'écoulement de la mine de lignite). Voltz note également l'existence, dans la maison des ouvriers, d'un «laboratoire pour fabriquer le brai minéral» et d'«un four à reverbère pour dessécher le calcaire bitumineux destiné à la fabrication du mastic». «Dans les deux établissements, ajoute-t-il, les procédés et les appareils vont recevoir des perfectionnements notables. Le bitume de Lobsann est plus épais et plus noir que celui de Pechelbronn. C'est du malthe. Son débit n'est point établi encore, mais il est très probable qu'il s'établira peu à peu. Le concessionnaire veut le verser dans le commerce, principalement à l'état pur et à l'état de mastic.» «Le bitume pur, mélangé à du goudron végétal, sera excellent pour le goudronnage des vaisseaux et des câbles et trouvera probablement un grand débit dans la Hollande, où il pourra arriver par le Rhin, sans frais de transport considérable. Le mastic est d'un excellent usage pour préserver les murs de l'humidité, joindre et calfater les canaux des usines, rendre les terrasses imperméables à l'eau, faire des tuyaux pour conduire l'eau ou le vent, etc. Ce mastic se fait en mélangeant au malthe un calcaire très bitumineux, qui se trouve entre les bandes de lignite, dans la mine de Lobsann. A cet effet, on dessèche d'abord le calcaire dans un four à reverbère. Cela facilite beaucoup la pulvérisation, que l'on effectue ensuite. Cette dernière opération se fait encore à la main, mais le concessionnaire va construire un moulin pour la faire plus économiquement.» Enfin, dernière précision : pendant l'année 1820, les mines de Lobsann n'avaient travaillé qu'avec 4 à 6 ouvriers (contre 31 en 1817). On n'y avait fait «aucun nouvel ouvrage d'exploitation

proprement dit, si ce n'est pendant les deux derniers mois de l'année». Mais dès 1823, les mines de Lobsann emploieront 43 ouvriers et M. Dournay remportera cette année-là à l'exposition des produits de l'industrie à Paris une médaille de bronze pour ses fabrications de mastic (8). Boussingault avait donc doté l'exploitation de bases solides, qui la sortirent de l'ornière. Vie uniforme Il n'adressera une nouvelle lettre à son père que le 28 mai 1821. S'il ne lui écrivait pas plus souvent, ce n'était pas par excès d'occupation, bien au contraire. Il a «amplement le temps d'écrire, de lire et de (se) promener». Sa vie est maintenant «uniforme». «Chaque jour se passe comme celui qui l'a précédé.» On se proposait de le prendre avec de meilleurs appointements dans une forge dans les Vosges appartenant à «l'un de nos députés». Mais il se satisfaisait de son sort à Lobsann. Il a renvoyé la servante-maîtresse des premiers jours. En effet, «comme elle était catholique romaine, elle allait souvent soit à la confesse, soit à la messe, de sorte que le service de ma cuisine souffrait.» Il l'a remplacée par une jeune protestante, qui lui fait sa cuisine, raccommode son linge, fait la lessive et lui tricote des bas. «J'ai une maison toute montée, ajoute-t-il. Je suis chauffé, éclairé. J'ai un linge de lit et de table. Je dîne à quatre heures et j'ai toujours trois plats. Par exemple hier, j'ai mangé à mon dîner du boeuf, du rôti de mouton et de la choucroute avec du cochon. Aujourd'hui, le mouton et la choucroute seront remplacés par du veau et des nouilles. Je mange tous les jours un ragout allemand, mais le plus souvent possible de la choucroute, dont je suis fou. Je bois du vin blanc, mais j'ai le projet de faire venir de la bière de Strasbourg. Ensuite, quand M. Dournay vient avec sa petite famille, mon ménage cesse, et je n'en suis pas plus mal. Ma caisse d'épargne est déjà grosse de 400 francs.» Il comptait alors s'acheter des livres ainsi que de la toile pour se faire des chemises. A la fin de l'année, sa cagnotte devrait donc quand même se monter à 600 francs. Mais la mine n'avait toujours pas fait de bénéfices. Ses appointements restaient donc au minimum. Il s'affligeait également de sa difficulté à parler allemand. Sa servante parlait bien français, mais lui ne pouvait dire vingt mots de suite. Il se promettait néanmoins d'y travailler. Il n'irait à Wetzlar que lorsqu'il saura l'allemand. Il écrirait alors à sa mère pour l'inviter à faire le voyage avec lui. Boussingault formule enfin un souhait, mais qu'il ne réalisera jamais : «Je voudrai bien, si, comme il est très probable, je me fixe ici, que maman vînt demeurer avec moi. Elle serait on ne peut mieux pour sa santé, car la forêt est si belle que je n'en puis donner une idée. Les oiseaux font leurs nids jusque dans se ateliers. En outre, maman me serait bien utile pour interpréter mes ordres. Ensuite, elle serait près de Wetzlar, car de Wissembourg, il n'y a que 48 lieues.» Boussingault écrira sa quatrième lettre d'alsace à son père le 25 juin 1821. M. Dournay était alors venu s'installer à la mine «avec sa femme et sa petite et très nombreuse famille». Mais lui-même, «après avoir tant de fois promis de ne pas quitter les bons Alsaciens», commençait à rêver à d'autres horizons. Le vice-roi d'egypte venait en effet de demander au gouvernement français de lui fournir «deux hommes instruits dans l'art des mines et la fusion des métaux». Thibaud, son ancien professeur à Saint-Etienne, était partant et avait demandé à Boussingault s'il serait disposé à être son collaborateur et à sous quelles conditions. S'il s'était trouvé à Saint-Etienne, Boussingault aurait accepté sur le champ. Mais à Lobsann, il hésitait. «Nulle part, écrit-il, je ne peux mieux me trouver qu'ici. Maman viendrait y passer tous les

étés, et l'hiver à Paris. De Lobsann, nous irions à Wetzlar, etc. Enfin, ici, je puis m'assurer un sort honorable et avantageux. D'ailleurs, comment quitter M. Dournay? Je vois bien qu'il y aurait de ma part une bien grande ingratitude.» Et cependant, il avait envie de partir. «Il se livre continuellement dans ma tête un combat entre l'envie d'aller en Egypte et celle de rester sur les mines.» La tentation de l'egypte Nouvelle lettre à son père le 24 juillet, pour le rassurer. Il n'irait pas en Egypte en aventurier, mais envoyé par le gouvernement français. Il aurait un traitement de 6 000 francs par an et un grade en rapport avec ses fonctions. Il serait libre à l'expiration de son engagement. Mais il n'arrive toujours pas à se décider : «je suis bien ici (à Lobsann), si heureux, mais si heureux que je me traite de fou, quand je pense à quitter cette bonne Alsace». «Depuis le beau temps, je ne fais que bien m'amuser. Nous sommes allés aux eaux de Niederbronn. Depuis plusieurs jours, je suis à Strasbourg, où je puis dire que j'ai passé les plus beaux moments de ma vie. Demain, à cinq heures du matin, je pars faire une course dans le pays de Bade. J'y resterai plusieurs jours pour voir différents établissements. Je vais faire cette course avec Messieurs Voltz et Hecht, auxquels j'ai été recommandé.» «A mon retour, je séjournerai encore quelques temps à Strasbourg, reconduirai quelques personnes à la mine et partirai ensuite pour faire une petite tournée sur les frontières de la Bavière. Enfin, après ce voyage, je viendrai me constituer prisonnier à Lobsann pour tout l'hiver, ou bien je me mettrai en route pour l'egypte, où selon l'avis que je viens de recevoir il y a des recherches importantes à faire de mines de charbon vers les sources du Nil. Si j'avais trente ans, si j'avais seulement vingt-cinq ans, je n'hésiterai pas un seul instant à rester ici. Mais j'ai seulement vingt ans. Je suis fort et capable de supporter bien des fatigues. Je pourrai revenir après avoir beaucoup vu.» Mais le projet fit long feu, la mère de Boussingault ayant écrit à tous ses amis d'alsace pour qu'ils le dissuadent de se mettre au service du pacha d'egypte. Une seconde opportunité se présenta néanmoins. Par l'intermédiaire de Voltz, Pierre Berthier, le directeur de l'ecole des mines de Paris, lui proposa d'entrer au service de la Colombie. Il enseignerait à la nouvelle Ecole des mines de Bogota avec un traitement de 7 000 francs et «un grade dans les ingénieurs». Il s'y rendrait à bord d'un navire de guerre, mais à condition de souscrire un engagement de quatre ans. La Colombie le faisait moins balancer que l'egypte. «Il y avait des volcans actifs dans les Andes, écrit-il dans ses Mémoires. Je ne connaissais que les volcans éteints de l'auvergne. Je n'hésitais pas à tenter l'aventure.» Il partit donc pour Paris, pour préparer son expédition. La veille, cependant, il coucha encore au Pechelbronn. «Papa Le Bel était bien ému, quand il me serra dans ses bras. Mabru m'accompagna jusqu'à Lobsann.» Il fit encore une courte étape à Strasbourg, chez Voltz, qui lui montra quelques échantillons de roches, dont des trachytes, qu'il allait rencontrer dans le Nouveau monde. A Paris, où il arriva début juin 1821, il logea chez sa soeur Jeannette, rue du Roi doré, dans le quartier du Marais. Il vit ses parents presque tous les jours. «Mon arrivée était un bonheur pour la famille. Ma mère comprenait ma résolution. Elle ne doutait pas du succès.» L'expédition partit du port d'anvers le 22 septembre 1821. Sa préparation, entre-temps, avait été prise en mains par l'explorateur et naturaliste allemand Alexander von Humbolt. Celui-ci voulait en profiter pour monter sur place un centre scientifique, collectant des données météorologiques et magnétiques et accueillant les jeunes chercheurs (9).

Aux mines de Lobsann, Félix Dournay remplaça Boussingault par un autre «mineur» de Saint- Etienne, Pierre Joseph Girard. Il put le garder jusqu'en 1832. Jean-Claude Streicher (septembre 2008) NOTES : (1) ABR : U606. (2) AN : F14 7853. (3) ABR : 7E56.1/105. (4) ABR : U608. (5) AN : F14 4050. (6) ABR : 7E56.2/24. (7) Economie rurale..., 1851, t. 1, p. 611. (8) AN : F14 4050. (9) Friedrich Willian James McCosh : «Boussingault, Chemist and Agriculturist», D. Reidel Publishing Co, Dordrecht, Holland, 1984.

Les pionniers de l or noir du Pechelbronn (11) JEAN-BAPTISTE BOUSSINGAULT (1802-1887) CHAPITRE II Le mariage au Pechelbronn Jean Baptiste Joseph Dieudonné Boussingault ne reparut au Pechelbronn qu'à l'été 1834. Et dès le mois de janvier de l'année suivante, il y épousa Adèle, la fille de Marie Joseph Achille Le Bel. Depuis quinze ans, son beaupère n'avait cessé d'accroître son domaine agricole, mais bien qu'il le dirigeait avec méthode en suivant à la lettre les bonnes pratiques de l'époque, ses rendements étaient aléatoires et médiocres. Formé à la chimie de Lavoisier à l'ecole des mines de Saint-Etienne, Boussingault voulut comprendre pourquoi. Il se lança alors dans des expérimentations scientifiques, qui feront de la ferme du Pechelbronn la première ferme expérimentale au monde et le berceau de la chimie agricole. Il poursuivit ses essais dans son laboratoire du Liebfrauenberg, tout en créant à Merkwiller une ferme modèle. Le rôle exact joué par chacun de ces trois sites a cependant été fort mal cerné jusqu'ici. Le retour au Pechelbronn Boussingault ne rentra d'amérique latine qu en 1832. Les observations scientifiques qu il en rapporta lui valurent d'être nommé en 1834 professeur de chimie, puis doyen de la nouvelle Faculté des Sciences de Lyon, grâce à l'appui de François Arago, le président de l'académie des sciences. Puis, la même année, pour ses vacances, il courut encore au Pechelbronn. Cette visite d amitié décidera du reste de sa destinée, puisque dès le 7 janvier 1835 il épousait à Kutzenhausen à 33 ans Marie Salomé Alexandrine Adèle, 19 ans, la fille de Marie Joseph Achille Le Bel, qu il avait portée sur ses genoux, quatorze ans plus tôt, quand elle n avait que cinq ans, «petite fille demi-sauvage, vivant en plein air (qu'on) laissait courir comme on eût fait pour un garçon, hâlée, cheveux jaunes, jupon d'étoffe grossière, pas élevée du tout, ne sachant pas un mot de français». Mais quatorze ans plus tard, comme il le dit dans ses Mémoires, elle était «devenue la femme la plus gracieuse, la plus aimable qu'on puisse imaginer». Nous avons retrouvé leur contrat de mariage, conclu la veille 6 janvier 1835 au Pechelbronn même, «sous le régime dotal», par devant le notaire Frédéric Mallo de Woerth. Tout auréolé de sa jeune gloire, Boussingault portait alors les titres de «lieutenant colonel honoraire au service de la république de Colombie, décoré de l'ordre du Liberador Simon Bolivar», de «docteur es sciences» et de «doyen de la faculté des sciences à Lyon». Il déclarait une fortune de 98 313 francs, constituée de 24 094 francs en fonds placés en rentes sur l'etat, de 58 868 francs de créances sur son beau-frère Sylvestre Vaudet, entrepreneur de bâtiments à Paris, et de 15 348 francs en meubles et effets mobiliers, bibliothèque, instruments et deniers comptant. 1

Les parents d'adèle, de leur côté, avaient constitué en dot pour leur fille, en avancement de leurs successions, un trousseau composé de lits, linge, argenterie, meubles meublants et autres effets mobiliers, le tout d'une valeur de 25 000 francs. Ils lui firent également donation entre vifs, à titre de préciput et hors part, d'une rente annuelle de 5 000 francs, qu'ils s'engageaient à lui payer à son nouveau domicile, à Lyon ou à Paris, de six mois en six mois, du jour de la célébration de son mariage jusqu'au décès du premier mourant des nouveaux mariés. Boussingault n'avait fourni pour ce mariage aucun témoin. Adèle, elle, en amena trois : Antoine Mabru, 55 ans, toujours «directeur des mines de Bechelbronn». C'était son oncle paternel et avait déjà été témoin à son baptême ; son frère «Joseph Achille Le Bel fils, minéralogiste», alors âgé de 28 ans et toujours célibataire ; et Hippolyte Nansé, le notaire de Hatten, qui était son cousin germain par alliance (1). Le couple aura trois enfants, dont les deux premiers sont nés au Pechelbronn : Berthe Gabrielle, née le 9 octobre 1836 ; Joseph, né le 17 juillet 1842 ; et Alice. Marie Joseph Achille Le Bel et son fils Louis Frédéric Achille ont été témoins pour la première naissance ; Louis Frédéric Achille, pour la deuxième. A l'époque de son mariage, Boussingault ne savait donc toujours pas s'il allait se fixer à Lyon ou à Paris. Mais de ce jour, il allait revenir chaque été au Pechelbronn, ce qui le fera bifurquer non pas vers le pétrole, mais vers l agronomie. L'Ecole des mines de Saint-Etienne l'avait formé à la chimie de Lavoisier et au principe suivant lequel, dans la nature, rien ne se perd, ni ne se crée. Fort cet enseignement, il se piqua de vouloir résoudre les problèmes de rendement posés par le vaste domaine agricole des Le Bel, d'identifier les éléments chimiques dont les plantes et le bétail avaient besoin pour se développer, et les meilleurs moyens de les leur procurer. Il fonda ainsi une science nouvelle, la chimie agricole, en opposition aux pratiques empiriques qui ne cherchaient pas à comprendre les phénomènes chimiques à l'origine de la croissance ou du dépérissement des cultures et du bétail. Boussingault suivit cette voie avec d'autant plus de conviction que son beau-frère Louis Frédéric Achille avait eu à l'ecole des mines de Saint-Etienne la même formation que lui. C'était son cadet de six ans. Il se passionnera autant que lui pour les expérimentations de chimie agricole. Aussi, Boussingault démissionna-t-il en 1837 de la Faculté des sciences de Lyon pour prendre à celle de la Sorbonne la suppléance du baron Louis Jacques Thénard (1777-1857), l inventeur de l eau oxygénée. En 1839, il entrait à l Académie des Sciences, dans la section Economie rurale, avant d être nommé en 1845 à l une des chaires d agriculture, dite d Economie rurale (de l allemand Landwirtschaft), du Conservatoire (national) des arts et métiers à Paris, chaire qui sera changée en chaire de chimie agricole en 1852 et qu'il conservera jusqu à sa mort. Mauvaises localisations Mais une assez grande confusion a régné jusqu à maintenant quant à la nature et surtout la localisation des expérimentations menées par Jean Baptiste Dieudonné Boussingault autour du Pechelbronn. Ainsi, Robert Schmitt (par ailleurs historien de la vallée de Munster) écrit-il dans sa notice sur Boussingault du Nouveau Dictionnaire de Biographie Alsacienne, que le 2

père de la chimie agricole a installé «une ferme modèle» au Liebfrauenberg, dont son épouse avait hérité, alors qu en réalité cet ancien ermitage des bénédictines de Biblisheim, puis des franciscains de Haguenau, situé à l extrémité sud du horst du Hochwald, n avait pu mettre à sa disposition qu un jardin potager et un clos de vigne d'une vingtaine d'ares. Pour Roland Schmitt, le Liebfrauenberg aurait d autre part été le seul lieu d expérimentation du savant en Alsace, ce qui constitue une seconde erreur. Il commet une troisième confusion en affirmant que les expérimentations faites par Boussingault au Liebfrauenberg ont «abouti à l œuvre de sa vie, Economie rurale», alors qu en réalité cet ouvrage ne synthétise que des travaux menés à la ferme Le Bel du Pechelbronn, avant son installation au Liebfrauenberg. Stéphane Jonas, ancien professeur à l Université Marc Bloch de Strasbourg, historien et sociologue des cités ouvrières alsaciennes et ancien vice-président de l Association des amis du musée du pétrole de Merkwiller-Pechelbronn, commet plusieurs autres bévues (2). Il situe les expérimentations de Boussingault (dont celles qui ont prouvé la fixation de l azote atmosphérique par les végétaux) dans sa ferme expérimentale de Merkwiller, que de surcroît il appelle ferme de Pechelbronn. En réalité, la ferme Boussingault de Merkwiller n a été tout au plus qu une ferme modèle, que Jean Baptiste Boussingault avait baillée à un paysan du cru. Elle n a accueilli qu'une seule expérimentation, en 1857, contre des dizaines au Pechelbronn d abord, puis au Liebfrauenberg. Ces confusions viennent, pour l essentiel, de Paul de Chambrier. Dans son «Historique de Péchelbronn», celui-ci a en effet couché, page 31, ces lignes qui ont trompé tous ses lecteurs : «Ceux qui connaissent Péchelbronn savent qu à quelques centaines de mètres de là, à la sortie du village de Merkwiller sur la route de Woerth, se trouve la ferme Boussingault, où furent faites tant d expériences restées célèbres dans les annales de la chimie agricole» (3). Bien qu il n ignorait rien des puissants penchants agricoles des Le Bel (de Marie Joseph Achille, puis de son fils Louis Frédéric Achille), de Chambrier s était refusé à imaginer qu ils aient pu faire de leur domaine du Pechelbronn tout à la fois une mine et usine de graisses minérales, une ferme modèle et une ferme expérimentale. Tirons donc au clair (une bonne fois pour toutes?), le rôle exact joué par chacun des sites du triptyque boussingaldien : Pechelbronn, Liebfrauenberg et Merkwiller. L'énigme des vignes du Schmalzberg Au Pechelbronn, le premier problème de rendement sur lequel se pencha Boussingault était celui posé par les vignes du Schmalzberg à Lampertsloch. Problème d'autant plus rageant que Marie Joseph Achille les avait replantées en 1822 «de plants de France et des bords du Rhin» (pinot rouge, noirin rouge, morillon rouge, sauvignon blanc, tokay, raslinger blanc et doré, traminer et rüländer). Le Schmalzberg est la colline qui enveloppe par le nord-est la cuvette (Loch) de Lampertsloch. D après son étymologie, il pourrait avoir été le siège d une très ancienne activité métallurgique, surtout qu il se prolonge en amont, en direction des anciennes minières de fer de Lampertsloch, d un canton boisé dit Schmaltzrotwald (mot à mot : la forêt défrichée pour la fonderie), et un peu plus loin, à la limite des bans de Drachenbronn et de Birlenbach, d'un canton dit Schmalzgrub (4). A 3,5 km au nord, de 3

l autre côté de la crête du Hochwald, se trouve encore le Schmelzbach, ruisseau descendant de la Pfaffenschlick vers Lembach. Ruisseau qui fait pendant au Schmalzbach de Mertzwiller, où le hautfourneau installé en 1836 était d'ailleurs appelé d'schmelz. Le toponyme est évidemment assez fréquent dans l espace germanique. Il y a un Schmalzberg de 406 m d altitude près de Nuremberg, un autre au sud-ouest de Heilbronn. Celui de Ruckersdorf en Bavière (409 m) a été rebaptisé Ludwigshöhe en 1864 en l honneur du roi Louis II de Bavière. On trouve un autre Schmalzberg près de Niedersulz dans le Weinviertel autrichien. Et celui du Vorarlberg culmine à 2 345 m d altitude. Dans les légendes germaniques, les Schmalzberg sont généralement habités par des nains, mineurs d or et de fer. Ce serait le cas notamment dans le Hannoversches Wendland. C'est donc dans les profondeurs d un autre Schmaltzberg que l écrivain à succès britannique Terry Pratchett (40 millions d exemplaires vendus dans le monde) a situé sa cité de nains Uberwald. Avec le temps, le Schmalzberg de Lampertsloch s était mué en vignoble, puisqu'il est bien exposé et d un terrain propice. En 1737, la commune y avait érigé un abri pour son garde-vignes (s Rebhiesel), véritable tour de guet, qui subsiste toujours. Elégamment croquée par Théophile Schuler et Henri Bacher, elle a été restaurée récemment, mais en supprimant la cheminée de briques extérieure. Selon toute probabilité, deux des trois vignes d'un arpent dont Antoine Le Bel avait fait l'acquisition à Lampertsloch et Kutzenhausen, se trouvaient au Schmalzberg (5). Son fils Marie Joseph Achille a continué les acquisitions. Le 16 octobre 1819, il avait ainsi racheté trois parcelles au Schmalzberg : - la première, de 3,75 ares, encore à l état de terre, pour 60 francs, de Georges Schaeffer, cultivateur à Lamperstloch ; - la deuxième, de 10,5 ares, elle aussi encore à l état de terre, pour 240 francs, de Pierre Stephan, laboureur à Lampertsloch et de son épouse Dorothée Claus ; - et la troisième, de 3,5 ares, encore à l état de verger, pour 40 francs, de Georges Motz le vieux, cultivateur à Lampertsloch, toutes parcelles dont il était d ailleurs déjà limitrophe (6). Au début de 1828, il eut même avec Jacques Jucker, l un de ses voisins du Schmalzberg, une petite querelle de bornage, au point de devoir demander l arbitrage du juge de paix de Woerth. Ce dernier proposa de faire intervenir Frison, le géomètre de Riedseltz, ce que les deux parties acceptèrent le 5 mars 1828 (7). A son décès le 10 mai 1842, Marie Joseph Achille possédait ainsi à Lampertsloch 212,90 ares de vignes, pratiquement d'un seul tenant, que ses deux enfants se partageront à parts égales. En comparaison, les villageois ne détenaient que des mouchoirs de poche. En août 1818, au décès de son épouse Catherine Salomé Fettig, Jean Georges Bauer n'était ainsi titulaire au Schmalzberg que de 4,2 ares de vignes environ, coincés entre les parcelles de Georges Reesch, Jacques Schaffner et Georges Stieg (8). Trois ans plus tard, à son propre son décès, le 13 octobre 1821, Jean Martin Motz ne possédait pas plus de 2,15 ares de vignes canton Hüttenreben et 4,5 ares canton Weinbühl. A son décès le 5 décembre 1821, le journalier Georges Aprill n avait qu un are de vignes canton Schmalzberg. Quant à Catherine Thomann, la femme de Michel Jücker, elle ne possédait que 4,21 ares canton Heiligen, qu elle échangea le 16 mars 1822 contre un pré de même valeur de Georges Michel Claus, autre cultivateur du village (9)... Ces vignes donnaient cependant un vin rouge assez fameux, le Lampertslocher Roter, qui ne l aurait cédé en rien aux Bourgogne. Au 17 e siècle, le comte palatin Christian de Birkenfeld en achetait donc presque annuellement pour sa table du château de Bischwiller. Une chronique rapporte qu en 1791 ce rouge était consommé jusque dans un estaminet de Leutenheim, sur les bords du Rhin (11). Encore en octobre 1884, le Lampertslocher Roter a remporté une médaille d argent lors d une exposition agricole à Wissembourg. Un dicton le classait parmi les quatre crus les plus réputés de la province : «bei Thann gedeiht der Rangenwein, bei Gebweiler der Kitterle, zu Heiligenstein der Klävener, bei Lampertsloch gibt s guten Schelen» (10). Selon les calculs de Jean-Marie Klipfel, le vignoble de Lampertsloch s'étendait sur 20,75 ha en 1719, 12,47 ha en 1760, puis 14,57 ha en 1825 et en 1873 (13). En 1899, il était remonté à 16 ha. Mais en 1945, il n en comptait plus que cinq. De nos jours, il se limite à quelques dizaines d ares, principalement en vin rouge (11). 4

Les vins les plus dissemblables A en croire Boussingault, la vigne Le Bel du Schmalzberg était «bien située». «Sa culture est faite avec un grand soin et les procédés de vinification ont toujours été exécutés de la même manière. Le sol est argilo-calcaire, assez meuble. Il contient de l argile, du sable rouge ferrugineux et du calcaire, qui s y rencontre sous la forme de très petits galets.» Les pieds étaient cultivés «en espaliers» (donc en berceau ou Kammerbau), avec des treilles de 1,30 m de hauteur, et avaient commencé à donner du vin en 1825. Ils profitaient de 54 quintaux de fumier de ferme par hectare tous les trois ans, soit 9 chariots pleins, tirés par quatre chevaux et chargeant 18 quintaux chacun. Et pourtant, le rendement a toujours été des plus imprévisibles : 7,5 hl/ha en 1825 ; 21,8 en 1826 ; 0 en 1827 ; 6,1 en 1829 ; 0 en 1830 ; 16,7 en 1831 ; 22,9 en 1832 ; 34 en 1833 ; 45,1 en 1834 ; 68,3 en 1835 ; 59,4 en 1836 ; 20,1 en 1837. Le taux d alcool absolu par hectare était tout aussi instable : 1,5 en 1833, 4,55 en 1834, 5,60 en 1835 et 4,90 en 1836 Et bien sûr, il en était de même pour la qualité des vins blancs et rouges qui en provenaient. «La vigne du Schmalzberg près de Lampertsloch, complète Boussingault, donne successivement les vins les plus dissemblables» (12). A cause du sol? Du mauvais temps? Du manque d eau? N était-il donc pas possible d obtenir des récoltes plus constantes, dut demander Le Bel père à son gendre, qui s était déjà soucié de rendements agricoles lors de son périple sud-américain? Ce fut donc, selon toute apparence, en Alsace, le premier problème agronomique sur lequel il eut à se pencher. A partir des mesures météorologiques de Jean Louis Alexandre Herrenschneider, professeur de physique à la faculté des sciences de Strasbourg (1770-1843), il établit les variations de quatorze paramètres sur quatre années successives (de 1833 à 1836) : époque à laquelle la végétation a commencé, époque de la vendange, durée de la culture, température moyenne pendant la culture, température moyenne de l été, température moyenne du commencement de l automne, hygrométrie de Saussure, pluie tombée pendant la culture, pluie tombée avant la floraison, pluie tombée au commencement de l automne, vin produit par la vigne, richesse en alcool, alcool contenu dans le vin et alcool absolu par hectare. Il en dressa un tableau comparatif et déduisit les conclusions suivantes : de toutes les circonstances, c est la température moyenne des jours de culture qui influe le plus sur la qualité du vin. Elle a ainsi été de 17,3 C en 1834, qui a donné le vin le plus riche en esprit. Et n a été que de 14,7 C en 1833, qui a produit le vin le plus médiocre. Quant à la quantité des vins, elle est inversement proportionnelle au volume de pluie tombé pendant la durée de la culture : «la culture, qui a reçu le moins d eau a donné plus de vin que celle qui a été exposée à des pluies plus abondantes» (12). Boussingault communiquera ces conclusions à l Académie des Sciences. Puis l hebdomadaire L Institut, journal général des sociétés et travaux scientifiques, qui paraissait tous les mercredis à Paris depuis 1833, les résuma dans son édition du 8 mars 1837. C est, à notre connaissance, le premier compte rendu publié sur une expérimentation agricole menée par Boussingault dans le Karichschmierländel. Calcul du coût annuel d un hectare de vigne 5

Le pli était pris. Le vin et la viticulture ne cesseront d être son beau souci. En 1847, Boussingault cherchera ainsi à évaluer le coût annuel, tout compris, d un hectare de vigne sur le Schmalzberg de Lampertsloch. Comptabilité, qu il dévoile dans la seconde édition de 1851 de son Economie rurale, dans un chapitre intitulé «Force dépensée dans la culture de la vigne du Schmalzberg». Selon ses calculs, il fallait ainsi prévoir, jusqu à l époque des vendanges, 90 jours-homme de travaux : 24 jours de travail à la houe, 12 jours de sarclage, 15 jours de taille et d enlèvement des sarments, 5 jours de repiquage des échalas ou raccommodage des treilles, 7 jours de ligature et d enlèvement des scions aux échalas, 5 jours de ligature et d enlèvement des gourmands, 10 jours de fumure, et 12 jours de plantation de ceps manquants, de provignage et de travaux accidentels. Pour les vendanges proprement dites, Boussingault a ensuite comptabilisé 22 jours-homme/ ha, en une année (1847) où la récolte a été «un peu au-dessous d un rendement complet». Il fallait y ajouter 6 jours pour les transports et 9 jours pour le foulage, la fermentation et le pressurage. En payant un jour d homme 1 franc, un jour de femme 0,80 franc et un jour de cheval 2,50 francs, on arrivait à une dépense de 90 francs/ha pour la culture générale, de 27,80 francs pour la vendange, de 15 francs pour le transport sur une distance de 3 km, et de 13,05 francs pour la nourriture (pain, fromage, vin et eau-de-vie), soit un total de 154,85 francs par hectare. Mais il fallait encore y inclure 31,70 francs pour les supports, les traverses, les échalas et les osiers de ligature ; 4,15 francs de paille ; 90 francs pour 9 voitures de fumier ; 150 francs/ha pour l intérêt à 3 % ; 6,95 francs/ha pour l intérêt des avances à six mois ; 78,80 francs pour l intérêt à 6 % sur les trois années nécessaires à la fabrication du vin ; et 15 francs pour l impôt du sol et les frais de surveillance. Soit une dépense totale par hectare de 531,45 francs. Avec une production moyenne de 20 hl/ha, le prix de revient d un hectolitre du Schmalzberg était donc de 26,57 francs! Ce calcul était nouveau pour l époque, mais ne fait sans doute que transposer à la viticulture la comptabilité minière enseignée à Saint-Etienne. Notons qu en 1856, Louis Frédéric Achille Le Bel, le fils de Marie Joseph Achille, marquera plus de satisfaction pour ses vignes du Schmalzberg. «Elles fournissent des vins rouges et blancs très estimés», écrit-il dans sa brochure sur les «Rendements moyens des produits agricoles de la ferme de Pechelbronn». Appréciation, qu il renouvela en 1866, dans la seconde édition revue et augmentée de ce même fascicule, et cela bien que le vin fut «médiocre» en 1853, de «mauvaise qualité» et de peu de quantité en 1854, comme aussi en 1856 et en 1860. En 1859, par contre, Louis Frédéric Achille avait enregistré un rendement de 1 482 litres «de bon vin» par hectare, puis de 1 478 litres en 1861. Mais il ne mentionne que deux cépages : le pinot rouge d Arbois et le tokay (13). Louis Frédéric Achille Le Bel exposera ses vins blancs et rouges de Lampertsloch au concours régional des Comices agricoles de Strasbourg, du 26 au 29 mai 1859, avec ses semences de céréales, ses fourrages, ses pommes de terre, son cidre et son eau-de-vie de quetsches (14). Dans «Klein-Gretel», Magdalena Meyer raconte que vers 1880 les jeunes fils d Adèle Le Bel, épouse Herrenschmidt, marquaient eux aussi de l intérêt pour les vignes du Schmalzberg. Ils y montaient souvent dans une carriole tirée par un âne ou un poney (15). Charles Henri Schattenmann (1785-1869), le directeur des mines de lignite et d alun de Bouxwiller, était lui aussi viticulteur, mais d un naturel encore plus hardi. Comme il était natif de Landau, il possédait des vignes à Rhodt et Edenkoben, au pied du château de Hambach, que Boussingault dit avoir visitées. Schattenmann eut cependant des doutes sur les avantages du Kammerbau (vignes en berceau), qui était alors pratiqué dans tout le Palatinat, jusque dans le pays de Wissembourg. En 1858, il fit donc arracher ses vignes de Rhodt pour les remplacer par «une culture en lignes et sur souche basse avec palissage en fer 6

et fil de fer», de sa conception, moins fatigante pour le vigneron, plus productive et plus économique que le palissage en bois. Mieux ensoleillées, plus proches du sol, ces vignes donnaient en effet, un mois plus tôt, deux fois plus de raisins que les vignes voisines restées en Kammerbau. Schattenman les fit visiter à toutes les sociétés d agriculture des deux rives du Rhin. Sur le même mode, il planta au printemps de 1863 à Bouxwiller deux autres pièces de vignes, qui eurent les mêmes rendements. Il fut ainsi à l origine, comme il l écrit lui-même, «d une véritable révolution dans la culture de la vigne» (16). Autres expérimentations viniques A partir de 1845, Boussingault poursuivit ses expérimentations viniques au Liebfrauenberg. Propriétaire désormais de ses propres vignes au Schmalzberg comme au Liebfrauenberg, il commença par faire l analyse chimique du vin rouge de Lampertsloch récolté en 1846 (17). Puis il observa le comportement au gel nocturne du vin blanc de son clos du Liebfrauenberg (18). En 1848, il voulut ensuite vérifier si la vigne enlève au sol une très forte proportion de potasse, comme semblait l indiquer la présence constante de crème de tartre dans le vin. Pour ce faire, il pesa et brûla un échantillon de sarments de ses vignes du Schmalzberg. Il en fit ensuite analyser les cendres dans son laboratoire (parisien?) par M. Houzeau. Il analysa également la teneur en potasse, soude, chaux, magnésie, acide phosphorique et acide sulfurique du marc de raisin de ces mêmes vignes. Conclusion : «la culture de la vigne n exige pas plus de potasse que les autres cultures» (19). Aux vendanges d'octobre 1857, on vint ensuite l'avertir que la fermentation du riesling foulé était montée à une température «extraordinaire» dans une cuve du cellier. Y ayant introduit le bras, il ressentit effectivement une chaleur qu'il évalua à 40 ou 45, alors qu'en réalité pendant six jours le thermomètre ne donnait jamais plus de 26,5, pour un maximum de 14,8 dans le cellier. Il en fit un article pour le Journal d'agriculture pratique, qui parut le 20 février 1858, mais sans oser avancer la moindre explication. En 1868, dans le quatrième volume d Agronomie, chimie agricole et physiologie, il rend ensuite compte d expériences faites en 1854 sur la fermentation du vin rouge de Lampertsloch (p. 50-52), ainsi que de ses observations sur «la fermentation du moût de raisin rouge à Lampertsloch» (p. 213-214). En septembre 1868, il se pencha également sur la fermentation du vin blanc des vignes de Lampertsloch. Il avait alors gardé dans la cave, pendant le foulage du raisin, 9 litres de moût trouble, dont il avait séparé les rafles, les pellicules et les pépins «en faisant passer le liquide à travers un panier d'osier». Mais le 2 octobre suivant, quand la fermentation était achevée, il n'a plus trouvé qu'une quantité impondérable de sucre. Le vin était devenu inactif. C'est donc sur le glucose que le ferment agit d'abord. L'étude cependant ne paraîtra dans Agronomie, chimie agricole et physiologie qu'en 1874 (p. 85-94), dans le cadre d'une étude plus large de son fils Joseph sur la fermentation des fruits, où était également examinée la fermentation du miel et des myrtilles. Enfin, pour déterminer la composition de l air «confiné dans la terre végétale», Boussingault analysa également (parmi bien d autres échantillons) le sol extrêmement sablonneux de sa vigne du Liebfrauenberg (20). 7

Jean-Claude Streicher (septembre 2008) NOTES : (1) ABR : 7E69.1/63. (2) Stéphane Jonas : «Jean-Baptiste Boussingault et l Alsace», Revue des Sciences Sociales de l Université de Strasbourg, 2004, n 32. (3) Paul de Chambrier : «Historique de Péchelbronn, 1498-1918», Paris-Neuchâtel, Attinger frères, 1919, 329 p. (4) ABR : 7E56.1/220, acte du 17 août 1844, et 7E56.1/253, acte du 15 novembre 1852. (5) ABR : 6E40.2/115. (6) ABR : 7E69.1/41. (7) ABR : U2212. (8) ABR : 7E69.2/24. (9) ABR : 7E69.1/45. (10) Georg Weick (Paschali) : «Heimatkunde von Elsass-Lothringen», 5. Auflage, Zabern-i.-Elsass, 1913, p.16. (11) Alfred Sturm : «Un vignoble renommé, un Rebhiesel apprécié», L Outre-Forêt n 110, 2 e trim. 2000, p. 55-56, d après Médard Barth : «Der Rebbau des Elsass und die Absatzgebiete seiner Weine», Ed. Le Roux, Strasbourg, 1958, t. 2, p. 84. (12) Jean Baptiste Boussingault : «Economie rurale considérée dans ses rapports avec la chimie, la physique et la météorologie», 1 ère édition, 1843, t. 1, p. 543. (13) «Rendement moyen des produits agricoles de la ferme de Pechelbronn», par L. F. A. Le Bel, éditions de 1856 et 1864, Wissembourg. (14) Neue Ackerbau Zeitung der Ackerbaugesellschaft und der vier Bezirks-Comitien des Niederrheins, n 8-9, juin-juillet 1859. (15) Magdalena Meyer : «Klein-Gretel, Bilder aus dem elsässischen Dofrleben», Constance, s.d., renseignement très aimablement signalé par René Schellmanns, Lampertsloch. (16) Charles Henri Schattenmann : «Mémoire sur la culture de la vigne dans les départements du Haut et du Bas-Rhin et la Bavière rhénane», 2 e édition, Strasbourg, 1864, 36 p. (17) Jean Baptiste Boussingault : «Economie rurale...», 1851, t. 2, p. 540). (18) «Observations sur la congélation du vin et des mélanges d eau et d alcool», Annales de chimie et de physique, 1849. (19) «Observations sur la quantité de potasse enlevée au sol par la culture du vin», Annales de chimie et de physique, 1850. (20) «Mémoires de chimie agricole et de physiologie», Paris, 1854, p. 325-370. 8

Les pionniers de l or noir du Pechelbronn (11) JEAN-BAPTISTE BOUSSINGAULT (1802-1887) CHAPITRE III Bechelbronn, berceau de la chimie agricole Après l'étude des rendements du vignoble du Schmalzberg, Boussingault s'est attaqué à celle des fumures répandues sur les terres du domaine agricole du Pechelbronn. En déterminant la composition chimique des plantes avant et après ces fumures et celle des fumures dont elles ont profité, il vit que ces plantes contenaient généralement plus d'azote que ces fumures ne leur avaient apporté. Il en déduit que ce surplus d'azote ne pouvait provenir que de la fixation de l'azote atmosphérique. Mais sans réussir à expliquer ce phénomène, qu'il a été le premier à identifier. Après ces premières analyses, il lancera au Pechelbronn de nombreuses autres expérimentations. Il a ainsi été le premier à établir un laboratoire de chimie expérimentale dans une ferme et doit être considéré comme le père de la chimie agricole. Science nouvelle, dont l'agronome soviétique Prjanischnikow a situé la date de naissance en 1836. De nombreux avis autorisés ont confirmé que le berceau en est bien la ferme du Pechelbronn, et non pas le Liebfrauenberg, où Boussingault a travaillé à partir de 1845, ni la ferme modèle de Merkwiller, qu'il avait créée à la même époque. Découverte par hasard Ce ne sont évidemment pas ses travaux sur le vignoble du Schmalzberg qui ont établi la célébrité de Boussingault, mais les grandes expérimentations qu'il lança ensuite, non pas dans sa ferme de Merkwiller (qui d ailleurs n existait pas encore à cette date), mais bien à la ferme Le Bel du Pechelbonn, qui, soit dit en passant, s écrivait encore Bechelbronn (déformation de Baechel-bronn) et que Boussingault désigne par conséquent systématiquement dans cette orthographe. Ces expérimentations sont à l origine d une découverte essentielle : les végétaux (surtout le trèfle, et dans une moindre mesure le froment) fixent également l azote atmosphérique, et non seulement l'azote apporté par les fumures et les engrais. Cette découverte, Boussingault la fit pour ainsi dire par hasard, à la suite de ses réflexions sur l appauvrissement des sols par les cultures. Le domaine agricole, que les Le Bel avaient constitué autour de leur mine de sables bitumineux, n était effectivement pas des mieux lotis. Avec ses sols fortement argileux, provenant d anciennes friches communales, il jugea qu il constituait «un établissement très ordinaire». Mais à force d y appliquer «depuis de longues années un système invariable de culture», celui-ci avait tout de même fini par donner des résultats honorables. On y pratiquait depuis 1800 un assolement de cinq ans, de pommes de terre, betteraves, froment, trèfle, navets et avoine, mais qu il ne fallait pas omettre de soutenir au fumier de ferme. Ces terres, diagnostiquait Boussingault, ne sont «pas foncièrement riches». «Leur qualité décroîtrait rapidement si l on cessait de leur rendre périodiquement la dose nécessaire» en fumier. En fidèle disciple de Lavoisier et de son théorème (dans la nature, rien ne se perd, rien ne se crée), il voulut alors déterminer ce que la fumure apportait à chaque culture de l assolement. S armant comme Lavoisier de la balance de précision, il commença par analyser très méthodiquement la composition chimique de l engrais répandu dans les champs. Il s agissait d un fumier de ferme fermenté en tas, rejeté par le bétail des étables du Bechelbronn (alors constitué d'une trentaine de chevaux, d'une trentaine de bêtes à cornes et d'une vingtaine de porcs) et mêlé à

de la paille de litière, de la fiente de poule, de la colombine et des balayures de cour. Boussingault analysa tout aussi méthodiquement la composition en carbone, hydrogène, oxygène et azote des végétaux avant et après les fumures. Puis il compara les trois grilles de résultats. L exercice, par son ampleur, n avait pas manqué de l effrayer. «J avoue qu avant de me livrer à ces recherches, écrit-il dans l'édition de 1851 de son Economie rurale, j ai été arrêté un instant par le travail matériel assez rebutant que j avais à exécuter. Mais je n ai pas hésité, lorsque j ai compris qu indépendamment de la question importante que j avais en vue, mes analyses présenteraient encore la composition élémentaire des aliments végétaux les plus usités.» Boussingault ne précise pas le temps qu il dut y consacrer. A l arrivée, en tout cas, il était clair, que toutes les récoltes de l assolement contenaient, à des degrés divers, plus d azote que les fumures ne leur avaient apporté. Cet azote «en excès» ne pouvait provenir du sol. En toute logique, Boussingault supposa qu il «provient de l atmosphère». Mais il ne saura jamais se l expliquer, car il était impossible que cet azote soit absorbé directement. Pour le comprendre, il aurait fallu qu il soit biochimiste et adepte du microscope, et non pas de la seule balance de précision, puisque l'azote est en réalité transformé par des bactéries vivant en symbiose avec les racines des plantes. Boussingault put présenter ses observations à l Académie des Sciences dès décembre 1838. «En parcourant (m)es différents tableaux d'analyse, expose-t-il, on reconnaît que constamment l'azote des récoltes excède l'azote des engrais. J'admets d'une manière générale que cet azote en excès provient de l'atmosphère. Quant au mode particulier par lequel ce principe est assimilé, je ne saurai le préciser». Les Annales de chimie et de physique s en feront encore l écho dans leur édition de 1838 (t. 69, p. 366), avant d'y revenir de manière plus exhaustive dans leur volume de janvier-avril 1841 (p. 208-246), mais sous le titre parfaitement anodin «De la discussion de la valeur relative des assolements par les résultats de l analyse élémentaire». Curieusement, Boussingault n en parle pas dans la première édition de 1844 de son Economie rurale. Mais il présente longuement les résultats de sa campagne de mesures sur la composition chimique des cultures du Bechelbronn dans le second tome (p. 163-235) de sa seconde édition de 1851, revue et augmentée, et cela dans le cadre d un chapitre consacré aux assolements et à l épuisement des sols, mais sans insister sur la fixation de l azote atmosphérique. Sans doute s'oblige-t-il à la plus grande discrétion sur ce phénomène, n'étant toujours pas en mesure de l'expliquer. Il hésitait finalement entre trois hypothèses, sans pouvoir en démontrer aucune. Il s'en expliquera le 5 février 1851, lors d'une séance de la Société centrale d'agriculture de France : «(j'ai) constaté le fait qu'il y a de l'azote fixé dans les végétaux, mais en laissant indécise la question de l'origine de l'azote, si elle tient à l'azote libre, à l'azote de l'air contenu dans l'eau ou bien au carbonate d'ammoniaque contenu dans l'atmosphère» (1). La plupart des expérimentations qu'il mènera ensuite au Liebfrauenberg viseront à tirer ce problème au clair, mais sans succès probant, d'où sans doute son retour à la fin de sa vie aux recherches métallurgiques. Naissance de la chimie agricole Outre la découverte de la fixation de l azote atmosphérique par les plantes, ces expérimentations du Bechelbronn eurent, devant l Histoire, un autre immense mérite. Elles ont ouvert la science agronomique à l étude des phénomènes chimiques se trouvant à l'origine de la croissance des plantes comme de la prise de poids et de l'engraissement des animaux de ferme, de la qualité de leur lait et de leur viande, marquant ainsi la naissance de la chimie agricole, de la chimie végétale, de la biochimie, de la chimie des engrais et de la pédologie (science des sols), pour lesquelles se passionneront ensuite d'innombrables générations de chercheurs, et cela à une époque justement où les campagnes surpeuplées et routinières ne parvenaient plus à produire les nourritures en suffisance.