Les étoiles n aiment pas la solitude



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Transcription:

L environnement des étoiles jeunes Jérôme BOUVIER et Fabien MALBET Compagnons, disques et planètes, l environnement des étoiles jeunes est d une richesse insoupçonnée. Les étoiles n aiment pas la solitude des grands espaces. La plupart se forment et évoluent en couple, tournant l une autour de l autre suivant les lois de Kepler. L origine de ces systèmes binaires se situe au cœur même du mécanisme de formation des étoiles. Initialement monolithique, le nuage moléculaire parental devient instable : il s effondre et se scinde alors en plusieurs fragments, dont chacun est une étoile putative. Les fragments protostellaires, confinés dans un espace réduit, interagissent : les moins massifs sont expulsés, et il ne subsiste finalement que deux protoétoiles, plus rarement trois ou quatre, liées entre elles par la gravité. Une étoile double, voire triple ou quadruple, est née. À ce stade, âgées de 100 000 ans seulement, les étoiles de ces systèmes multiples sont encore profondément enfouies dans les lambeaux du nuage initial. Chacune est entourée d un vaste cocon de gaz et de poussières qui, sous l effet de l attraction gravitationnelle, contribuera à leur croissance en étant inexorablement drainé vers leur surface. Toutefois, l enveloppe résiduelle ne peut tomber directement vers l étoile centrale. Comme tout objet dans l Univers, l enveloppe gazeuse est animée d un mouvement de rotation sur elle-même, dont l amplitude croît à mesure qu elle s effondre, par conservation du moment cinétique (de même qu un patineur qui tourne sur lui-même accélère lorsqu il rapproche ses membres du corps). La force centrifuge qui en résulte conduit à un renflement équatorial de l enveloppe et dirige la matière en chute libre dans un plan autour de l étoile centrale, formant ainsi un disque circumstellaire. Qu elles soient isolées ou membres de systèmes multiples, les étoiles se forment ainsi par le jeu des mécanismes d effondrement d un nuage moléculaire en rotation, d instabilités qui conduisent à sa fragmentation et, finalement, par accrétion du disque et de l enveloppe résiduels sur la protoétoile. Durant les quelques millions d années qu il faut à l enveloppe protostellaire et au disque circumstellaire pour disparaître, d éventuelles planètes se sont formées par agglomération des matériaux du disque. L étoile atteint alors sa masse finale, qui détermine son évolution ultérieure, et possède peut-être un système planétaire, comme ce fut le cas pour le Soleil. Comment affiner ce schéma global de formation des étoiles, des systèmes multiples et des planètes? En étudiant l environnement des étoiles jeunes, aussi bien par la modélisation que par l observation. D une part, les modèles numériques, toujours plus puissants, éclairent d un jour nouveau les mécanismes de fragmentation lors de l effondrement gravitationnel. C est ainsi que l application de nouvelles méthodes numériques a mis en évidence le déclenchement de la fragmentation des nuages pour une vaste gamme de conditions initiales. D autre part, les observations de plus en plus performantes, notamment grâce aux techniques d optique adaptative et d interférométrie, valident les modèles de protoétoiles, de disques et d enveloppes NUAGE MOLÉCULAIRE EFFONDREMENT a b c FRAGMENTATION 10 4 ans 150 ANNÉES-LUMIÈRE 3 ANNÉES-LUMIÈRE 0,3 ANNÉE-LUMIÈRE 84 POUR LA SCIENCE

autour des étoiles isolées et des systèmes multiples. C est en étudiant ces environnements lointains que nous comprendrons comment notre Système solaire est né et que nous estimerons le nombre de systèmes planétaires dans la Galaxie. Systèmes multiples Depuis le début des années 1990, les performances des instruments permettent de détecter la présence de compagnons stellaires autour d étoiles que l on croyait solitaires. Deux méthodes complémentaires, la spectroscopie et l imagerie à haute résolution, contribuent à cette connaissance. La spectroscopie à haute dispersion mesure le mouvement orbital des systèmes binaires qui se reflète directement dans le décalage Doppler des raies spectrales. Quant à elle, l imagerie à haute résolution angulaire permet de suivre le mouvement des deux étoiles sur leur orbite respective. La combinaison des deux méthodes, lorsqu elle est possible, offre une détermination complète des paramètres orbitaux : période, demi grand axe des ellipses, inclinaison de l orbite sur le plan du ciel et même masses des composantes du système. Combinant spectroscopie et imagerie, l analyse d un échantillon de plus d une centaine d étoiles de même type que le Soleil a ainsi révélé que plus de la moitié d entre elles ont un compagnon stellaire de masse inférieure. Cette proportion de systèmes multiples, très majoritairement binaires, est quasiment la même pour les étoiles semblables au Soleil (environ 60 pour cent sont membres de systèmes multiples) et pour les étoiles de plus faible masse (environ 40 pour cent). Pourquoi une telle abondance de systèmes binaires? La proportion de binaires est-elle la même parmi les étoiles nouvellement formées ou change-t-elle au cours du temps? Plus fondamentalement, comment prévoir, à partir d un nuage donné, si l on aboutira à une étoile isolée ou à un système multiple? Pour répondre à ces questions, les astronomes ont dénombré les systèmes multiples en sondant quelques nuages moléculaires qui hébergent des étoiles âgées de quelques millions d années au plus. Les résultats sont en apparence contradictoires. Dans la plupart des cas, dont le nuage moléculaire d Orion est un exemple typique, la proportion de systèmes multiples est de l ordre de 60 pour cent, semblable à celle des étoiles plus âgées. En outre, les binaires jeunes et matures semblent partager les mêmes propriétés orbitales : le logarithme de leur période de révolution est distribué selon une loi gaussienne, la courbe en cloche, centrée sur une période de 170 ans, correspondant à une orbite d environ 30 unités astronomiques. La vision cohérente de ces résultats, suggérant un mécanisme universel de formation et d évolution des systèmes binaires, indépendant de l âge et des conditions locales de formation, est en réalité contredite par les résultats obtenus pour le nuage moléculaire du Taureau. Dans cette région de formation stellaire, l une des mieux étudiées, la quasi-totalité des étoiles sont des binaires : la proportion de systèmes multiples est supérieure à 80 pour cent. Pourquoi ces différences? Selon un des modèles actuels, la formation stellaire mènerait systématiquement à la formation de systèmes multiples, conséquence de la fragmentation inévitable du nuage initial. Dans ce scénario, QUANTITÉ DE LUMIÈRE a b c T = 8 000 C T = 4 500 C T = 0 C T = 250 C ÉTOILE ULTRA- VIOLET VISIBLE DISQUE INFRAROUGE RADIO 0 0,1 1 10 100 LONGUEUR D'ONDE (EN MICROMÈTRES) 1. UNE ÉTOILE JEUNE émet plus de rayonnement infrarouge et ultraviolet qu une étoile plus âgée de même type. Cet excès résulte de la présence d un disque. La zone de contact entre le disque et la surface de l étoile est le siège de phénomènes violents, et elle émet essentiellement dans l ultraviolet (a). Quand on s éloigne de l étoile, la température du disque diminue et la longueur d onde d émission augmente (b, c). L étoile émet une lumière caractéristique à environ 4 500 C, détectable dans le visible. 2. FORMATION D UN SYSTÈME DOUBLE. Lorsqu un fragment de nuage moléculaire (a) atteint une masse critique, il s effondre sous l action de sa propre gravité (b). Durant l effondrement, des instabilités scindent le cœur du nuage en plusieurs morceaux, chacun étant une étoile (c). À l issue de cette phase, un ou plusieurs noyaux protostellaires se forment (d), entourés d un disque d accrétion, de jets et d une enveloppe résiduelle. Par accrétion, poussières et gaz s agglomèrent en protoplanètes (e). Dix millions d années après le déclenchement de l effondrement, les étoiles, parfois accompagnées d un système planétaire, atteignent leur masse finale. d PROÉTOILE ET DISQUE D ACCRÉTION e PROTOPLANÈTES f SYSTÈME PLANÉTAIRE 10 5 ans 10 6 ans 10 7 ans 1000 UNITÉS ASTRONOMIQUES 400 UNITÉS ASTRONOMIQUES 50 UNITÉS ASTRONOMIQUES POUR LA SCIENCE 85

a b c A. Dutrey/IRAM Ch. Burrows/NASA 300 UNITÉS ASTRONOMIQUES 300 UA 50 UA J.-L. Monin et J. Bouvier 3. ÉCHANTILLONS DE DISQUES découverts depuis dix ans autour d étoiles jeunes : le disque autour de GM Aurigae observé dans le domaine radio a l aide de l interféromètre du Plateau de Bure (a). Les contours rouges et bleus mettent en évidence l effet Doppler dû a la rotation keplerienne de la matière. Un disque vu par le côté autour de l objet HH 30, détecté par le télescope spatial Hubble (b). Le disque est si épais qu il cache l étoile centrale par une bande sombre. Seules les parties supérieure et inférieure sont visibles, donnant au système l aspect d un diabolo. Un jet bipolaire s échappe de part et d autre du disque sous la forme d un pinceau lumineux. Disque autour de HV Tauri révélé par l optique adaptative au télescope CFH d Hawaii (c), d aspect similaire a celui de HH 30, mais plus compact. l effondrement gravitationnel du nuage créerait un ensemble de fragments protostellaires, certains suffisamment proches et massifs pour former des systèmes liés par la gravitation, futures étoiles doubles. À l issue de l effondrement, la proportion d étoiles binaires serait donc élevée, comparable à celle qui est observée dans le nuage du Taureau (80 pour cent). La moindre proportion de binaires dans le nuage d Orion s expliquerait alors par une disparition des systèmes multiples, en raison de la forte densité stellaire de cette région (300 étoiles par année-lumière cube pour Orion contre 0,3 étoile par année-lumière cube pour le Taureau). La proportion initiale de binaires dans ces régions serait également élevée, mais elle aurait été rapidement «érodée» par des interactions entre protobinaires : une densité élevée favorise en effet les interactions gravitationnelles destructrices entre protosystèmes. Les simulations montrent qu en moins d un million d années, la proportion de binaires initialement élevée est réduite à celle qui est observée dans Orion. Pour évocateur que soit ce modèle, il est encore loin de décrire de manière complète et cohérente la formation et l évolution des systèmes binaires et leurs propriétés (distribution de période orbitale, distribution des masses des compagnons, excentricité, etc.). Les autres pistes explorées évoquent notamment une extrême sensibilité du mécanisme de fragmentation aux conditions initiales de l effondrement. Ainsi, l effet du champ magnétique interstellaire, la température locale du nuage moléculaire, sa composition chimique et peut-être d autres propriétés perturberaient, voire inhiberaient, la fragmentation d un nuage en effondrement. La moindre proportion de systèmes binaires dans un tel nuage résulterait alors des conditions initiales de la formation et non de l évolution dynamique de la population protostellaire. Seule une observation plus précise pourra départager ces scénarios. Dès cette année, de nouveaux instruments, tel le système d optique adaptative du VLT (Very Large Telescope, soit «très grand télescope»), au Chili, permettront de voir les phases protostellaires enfouies avec une résolution (la taille des plus petits détails que l on distingue) inégalée. Cette percée de l observation arrive au moment où le raffinement croissant des simulations hydrodynamiques laisse espérer une meilleure compréhension des conditions physiques favorables à la fragmentation. L observation des disques circumstellaires Les nuages moléculaires et les amas d étoiles jeunes comme le nuage du Taureau, le nuage d Orion ou, plus au Sud, le nuage de rho Ophiuchus, constituent d excellents laboratoires où les astrophysiciens étudient non seulement comment se forment les étoiles, mais aussi comment peuvent se former les systèmes planétaires. Ces nuages abritent des étoiles dont la masse est comparable à celle de notre Soleil, mais dont l âge varie entre cent mille et dix millions d années. Les étoiles sont nommées T Tauri, du nom de l une d entre elles, l étoile T du Taureau, découverte en 1949. Progressivement, les astronomes se sont doutés qu une proportion importante de ces étoiles possèdent des disques. Dans les années 1980, les premières observations dans les domaines infrarouge et ultraviolet révèlent un excès de luminosité de certaines étoiles à ces longueurs d onde comparées aux étoiles plus âgées, mais de même type spectral (voir la figure 2). Ces mêmes étoiles ont en outre une importante émission d une raie de l hydrogène dans leur spectre (la raie H-alpha, située dans le visible, à 650 nanomètres). Le paradigme du disque d accrétion s est alors rapidement imposé, la présence de matière en orbite qui tombe lentement sur l étoile sous l effet de frottements visqueux expliquant simultanément les excès dans l infrarouge et dans l ultraviolet ainsi que l intensité de la raie d hydrogène. La température de la matière circumstellaire décroît avec la distance à l étoile, car la dissipation d énergie par frottement est proportionnelle à la vitesse de rotation de la matière, et celle-ci décroît avec la distance (de la même façon que les vitesses orbitales des planètes décroissent avec la distance au Soleil). Ainsi, la lumière émise dans les parties externes du disque sera plus rouge : le spectre aura un excès d émission infrarouge, ce que reproduit assez bien ce modèle. Près du bord interne du disque, la température atteint plusieurs milliers de degrés, notamment à l endroit où la matière heurte la surface de l étoile créant un excès d émission lumineuse, aussi bien dans l ultraviolet que dans les raies de la photosphère. Le modèle de disque d accrétion est donc extrêmement séduisant pour interpréter une bonne partie des propriétés exotiques des étoiles T Tauri. D autres propriétés, comme la forme de certaines raies caractéristiques des vents stellaires, ont étayé indirectement le modèle de disque, mais c est grâce aux techniques 86 POUR LA SCIENCE

d observation à haute résolution angulaire (voir la figure 4) et aux observations menées par le télescope spatial Hubble que les astronomes ont prouvé l existence de ces disques (voir la figure 3). Depuis cinq ans, nous cherchons à caractériser les conditions physiques qui règnent au sein des disques circumstellaires (distribution de matière, température...). Les différentes parties du disque sont sondées en utilisant différentes longueurs d onde (voir la figure 2). Dans le domaine des ondes millimétriques, la résolution spatiale des interféromètres radio est une seconde d angle, ce qui correspond à une distance de 150 unités astronomiques pour les étoiles T Tauri les plus proches, situées à environ 500 années-lumière. On obtient ainsi des informations quantitatives sur les parties externes du disque (voir la figure 3a). Dans le domaine visible et infrarouge, les observations du télescope spatial et celles de l optique adaptative sur les plus grands télescopes au sol permettent de gagner un facteur dix en résolution angulaire (voir la figure 4) et fournissent, entre autres, une détermination directe du rayon des disques circumstellaires de l ordre de 50 à 100 unités astronomiques, comparable à la taille du Système solaire. En 1998, un nouveau pas a été franchi avec les interféromètres infrarouges à la résolution accrue (une milliseconde d angle, soit 0,15 unité astronomique), qui ont permis de résoudre les régions les plus internes du disque révélant la zone d émission thermique directement responsable de l excès infrarouge. À terme, grâce à ces observations de l environnement très proche des étoiles T Tauri, les astronomes mesureront directement la variation de température et de densité des disques, la distance entre le bord interne du disque et l étoile, et analyseront leur structure verticale. Pour l instant, c est la comparaison des résultats d observation avec des modèles qui permettent l affinement de ces derniers afin d en déduire les paramètres physiques des disques. Toutefois, les solutions sont parfois ambiguës. Par exemple, une variation de la température en fonction de la distance à l étoile moins rapide que celle qui est prévue par le modèle d accrétion standard peut s expliquer soit par un épaississement du disque vers l extérieur, soit par une vitesse de rotation de la matière autour de l étoile légèrement différente, soit encore par un prélèvement d énergie dans les zones internes du disque dû à l éjection de matière dans un jet bipolaire. L apport des nouveaux instruments comme le VLTI et, plus tard, ALMA, le grand interféromètre millimétrique qui sera installé au Chili, sera décisif pour établir précisément les conditions initiales qui prévalaient lors de la formation du Système solaire. Les disques durent Si de nombreuses étoiles jeunes ont tous les symptômes d un disque d accrétion, un nombre à peu près équivalent en semble dépourvu, ne possédant ni excès de luminosité dans les domaines ultraviolet et infrarouge, ni raie d hydrogène particulièrement intense. Pour ces étoiles T Tauri sans raie d hydrogène, LUNETTE DE GALILÉE (1609) DIAMÈTRE : 2 cm RÉSOLUTION : 5 GROSSISSEMENT : 4 TÉLESCOPE DE NEWTON (1671) DIAMÈTRE : 10 cm RÉSOLUTION : 1 GROSSISSEMENT : 20 HUBBLE (1990) DIAMÈTRE : 2 m RÉSOLUTION : 0,1 GROSSISSEMENT : 200 KECK (2000) DIAMÈTRE : 10 m RÉSOLUTION : 0,02 GROSSISSEMENT : 1 000 VLTI (2003) SÉPARATION: 200 m RÉSOLUTION : 0,001 GROSSISSEMENT : 20000 SYSTÈME SOLAIRE URANUS SATURNE PLUTON MARS JUPITER URANUS SATURNE JUPITER MARS VÉNUS MERCURE SYSTÈME SOLAIRE PLACÉ À 500 ANNÉES-LUMIÈRE 4. ÉVOLUTION DE LA RÉSOLUTION DES TÉLESCOPES depuis le XVII e siècle. La haute résolution angulaire est nécessaire à l observation des étoiles en formation. La taille des détails que l on distingue avec les différents instruments (la résolution) est représentée par les carrés plus clairs. En corrigeant les effets de la turbulence atmosphérique sur les plus grands télescopes au sol, les astronomes gagnent un facteur 1 000 par rapport à la résolution de l œil et observent des régions dont la taille correspond à celle du Système solaire placé à 500 années-lumière. Pour augmenter la résolution d un facteur 20, il faudrait construire des télescopes de 100 mètres de diamètre, ce qui est techniquement très difficile. On obtient cette résolution en mélangeant la lumière, issue de la même étoile, recueillie par plusieurs télescopes plus petits séparés de plus de 100 mètres. Dans cette technique d interférométrie, le signal n est plus une image, mais l interférence engendrée par la lumière qui provient de plusieurs télescopes. POUR LA SCIENCE 87

50 UNITÉS ASTRONOMIQUES 5. DISQUE DE POUSSIÈRE autour de iota Horlogii, une étoile qui possède une planète. À gauche, l étoile est dissimulée par un cache. La tache importante résulte de la lumière réfléchie par les grains de poussière d un disque situé autour de l étoile. À droite, la même observation d une étoile de référence, qui ne possède pas de disque. ESO rien n indique la présence d un disque ni de jets. Ainsi, le quotient entre le nombre de T Tauri avec raie et le nombre de T Tauri sans raie est une bonne approximation de la proportion de disques dans une population stellaire d un âge donné. Ce rapport diminue avec l âge des amas stellaires étudiés : 50 pour cent dans le nuage de rho Ophiucus (âgé d un million d années), dix pour cent dans l amas TW de l Hydre (dix million d années) et pratiquement nul dans les amas plus évolués comme celui des Pléiades (100 millions d années). Le temps de vie moyen des disques autour d étoiles jeunes serait donc d environ dix millions d années. Depuis une quinzaine d années, les astronomes ont aussi détecté des disques autour d étoiles plus âgées et généralement plus massives. Leurs caractéristiques physiques sont cependant bien différentes de celles des disques autour d étoiles jeunes. Leur masse est 100 à 1 000 fois inférieure et ils sont pratiquement transparents au rayonnement visible. Leur observation est due à la réflexion de la lumière de l étoile centrale sur les grains de poussière du disque. Cette transparence est caractéristique de l âge : lorsque le réservoir initial de gaz et de poussières s est vidé sur l étoile, il ne subsiste du disque qu un résidu constitué essentiellement de poussières, similaire à la poussière zodiacale que l on observe dans le plan des planètes du Système solaire. La proportion d étoiles jeunes possédant un disque est sensiblement la même pour les étoiles isolées et pour les systèmes binaires. Dans ces derniers, la structure des disques est néanmoins assez différente. Ainsi, lorsque les deux étoiles sont distantes de quelques dizaines d unités astronomiques, on constate la présence de deux disques tronqués autour de chacune des étoiles, ainsi que celle d un anneau de gaz et de poussières ceinturant l ensemble du système binaire. C est le cas, par exemple, du système GG Tauri, l un des premiers découverts. Un autre système binaire, UY Aurigae, possède un tel anneau «circumbinaire», alors que les deux étoiles sont séparées de 130 unités astronomiques (trois fois la distance Soleil-Pluton)! Ces résultats corroborent le scénario global de la formation des étoiles isolées et multiples : le nuage parental qui s effondre et se fragmente conserve une partie de son moment cinétique, de sorte qu il se forme des disque circumstellaires et des anneaux circumbinaires. Le cocon initial des planètes Les disques autour des étoiles jeunes sont souvent qualifiés de disques protoplanétaires, car nous pensons qu ils constituent le cocon initial où les planètes se forment. Notons cependant qu il ne s agit que d une hypothèse : aucune observation n a encore permis de détecter avec certitude la présence de corps protoplanétaires. Toutefois, les scénarios de formation du Système solaire se fondent sur la présence d un réservoir de gaz et de poussières issus de ces disques expliquant, entre autres, que toutes les planètes orbitent dans le même plan. Dans cette hypothèse, les disques évolués abriteraient des planétésimaux plus au moins gros, semblables aux comètes de notre Système solaire. Dans le spectre de certaines étoiles entourées de disques apparaissent en effet des raies d absorption transitoires d éléments comme le fer ou le calcium. De même que certaines espèces chimiques contenues dans les comètes se subliment à l approche du Soleil, le fer ou le calcium se subliment lorsqu ils passent près d une étoile. Les raies transitoires résulteraient de l absorption de lumière stellaire par le gaz issu de cette sublimation. La découverte récente d un disque de poussières autour de l étoile iota Horlogii, une étoile qui possède une exoplanète détectée pas spectroscopie, renforce cette hypothèse (voir la figure 5). S il semble y avoir consensus pour admettre que des disques évolués abritent en leur sein des planètes, le mystère reste entier sur le scénario de formation de ces corps célestes. Les planètes se forment-elles lorsque l activité d accrétion cesse? Ou bien avant, dans les disques d étoiles jeunes? Pour répondre à ces questions, les astronomes essaient de comparer les conditions physiques observées dans les disques d étoiles jeunes avec les conditions indispensables pour que se forme une nébuleuse primitive ayant donné naissance à notre Système solaire. Cette comparaison reste pour l instant difficile, car les observations actuelles fournissent peu de renseignements sur les 30 premières unités astronomiques, là où se trouvent les planètes de notre Système solaire. La découverte des premières planètes extrasolaires a d ailleurs remis en cause les scénarios de formation des planètes. En effet, avant la découverte de la planète autour de l étoile 51 Pegasi, les astronomes avaient pour habitude de prendre notre Système solaire comme référence. Or, dans celui-ci, les planètes géantes sont situées au-delà de cinq unités astronomiques, relativement loin du Soleil. Dans le cas de 51 Pegasi et de nombreuses autres planètes extrasolaires, la planète a une masse comparable à celle de Jupiter, et pourtant, elle orbite très près de l étoile, souvent à moins d un dixième d unité astronomique de l étoile (cinq centièmes d unité astronomique, pour 51 Pegasi) soit 100 fois plus près que ce à quoi s attendaient les astronomes! L une des explications avancées consiste à supposer que la planète se forme relativement loin de l étoile et qu elle migre ensuite à travers le disque, sous l effet de frictions, pour se rapprocher de l étoile. Pourquoi ce ne fut pas le cas de Jupiter et de Saturne reste aujourd hui un mystère. Cette migration n est possible qu au sein d un disque relativement massif, comme ceux que l on observe autour des étoiles jeunes. Si cette hypothèse est juste, les planètes se formeraient bien dans les disques d étoiles jeunes qui mériteraient alors le nom de disques protoplanétaires. Jérôme BOUVIER et Fabien MALBET sont chercheurs (CNRS) au Laboratoire d astrophysique de l Observatoire de Grenoble. Benoît VILLENEUVE, Étoiles : la vie de couple, in Ciel et Espace, vol. 336, p. 68, 1998. 88 POUR LA SCIENCE