L activité de banque centrale dans un contexte de dette publique élevée



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Transcription:

L activité de banque centrale dans un contexte de dette publique élevée CHRISTIAN NOYER Gouverneur Banque de France Dans le contexte de crise fi nancière et de dette publique historiquement élevée qui a caractérisé les dernières années, les banques centrales ont été confrontées à des exigences considérablement accrues. Elles ont réagi en adoptant des mesures non conventionnelles, en ajustant leur cadre opérationnel et en accroissant de manière signifi cative la taille de leur bilan. Nous serons sans doute amenés à vivre pendant un certain temps encore avec cette conjonction de dette publique élevée et de mesures non conventionnelles. Il est donc essentiel de maintenir des objectifs clairs et de préserver les deux piliers fondamentaux de l activité de banque centrale hérités du consensus antérieur à la crise : la priorité accordée à la stabilité des prix et son corollaire, l indépendance de la banque centrale. Banque de France Revue de la stabilité fi nancière N 16 Avril 2012 9

Dans de nombreuses économies avancées, la dette publique a atteint des niveaux sans précédent en temps de paix. Dans le même temps, la crise a poussé les banques centrales à réaliser des interventions également sans précédent, tant par leur ampleur que par leur diversité. Une question essentielle, pour les marchés comme pour les autorités, est de savoir si nos cadres actuels de fonctionnement, fondés sur la domination monétaire (c est-à-dire la capacité de la banque centrale à remplir son mandat de manière efficace), la stabilité des prix et l indépendance de la banque centrale seront suffisamment robustes pour faire face à ces évolutions. Au stade actuel, cette question est largement abstraite : les anticipations d inflation sont solidement ancrées, les banques centrales agissent en toute indépendance et la domination monétaire semble bien assurée. Si l on se projette dans l avenir néanmoins, il est possible de distinguer un certain nombre de risques. Ils appellent à une très grande prudence dans l élaboration des décisions et à un renforcement du cadre de l action publique. Le présent article analyse les interactions entre politique monétaire et politique budgétaire dans un contexte de dette publique très élevée et en déduit un certain nombre de conséquences. Les prescriptions détaillées de politique font encore défaut même si une stratégie communément préconisée consiste à associer flexibilité à court terme et assainissement crédible à long terme. Dans la plupart des pays, il n existe pas de cadre institutionnel capable de servir de base à ces engagements de plus long terme. Les intervenants de marché pourraient, par conséquent, rester sceptiques quant à la capacité politique à se saisir véritablement des problèmes liés à l ajustement budgétaire. La crédibilité est essentielle car la soutenabilité elle-même est endogène. Il est très clairement apparu en Europe au cours de l année 2011 que les prophéties concernant la soutenabilité de la dette pouvaient être auto-réalisatrices. Elles poussent à la hausse les primes de risque et les taux d intérêt, ce qui nécessite de dégager des excédents primaires plus importants et complique l atteinte de l équilibre budgétaire. Dans un contexte de dette publique élevée, l interaction entre politiques budgétaires et marchés de capitaux est complexe et instable. Deux écueils doivent être évités : les références à l Histoire qui, bien que très utiles et instructives, ne doivent être considérées ni comme une raison de se résigner ni comme une preuve que les défauts sont inévitables. À l inverse, dans les pays où les déficits peuvent être facilement financés, il ne doit y avoir de place ni pour la complaisance, ni pour le report du processus d ajustement. 1 POLITIQUE BUDGÉTAIRE ET DETTE PUBLIQUE L augmentation des ratios de dette/pib a mené les économies avancées en territoire inconnu. Comme le notent Reinhart et Rogoff dans leur étude majeure, This time is different, tous les pays dont le ratio a dépassé 80 % ont connu de longues périodes de faible croissance et d instabilité financière. Cependant, l Histoire nous éclaire peu dans les circonstances actuelles. Les marchés financiers ont atteint une profondeur et un stade de développement inégalés au cours des cent cinquante dernières années. Le monde déborde d épargne en quête d instruments de placement sûrs et liquides. Et tous les pays ont fait part de leur détermination à maîtriser leur dette et à placer leurs finances publiques sur une trajectoire soutenable. 2 LES POLITIQUES MONÉTAIRES Avant la crise, une description de la politique monétaire des principales économies avancées aurait mis en évidence quatre caractéristiques : elles étaient centrées sur un objectif précis : la stabilité des prix, et ne recherchaient ou n exerçaient pas de responsabilité particulière en matière de stabilité financière ; elles étaient soumises à des limites : les bilans des banques centrales étaient de taille très réduite et les taux d intérêt constituaient leur unique instrument ; elles étaient indépendantes, condition reconnue comme nécessaire à l ancrage des anticipations d inflation, et incarnée par des cadres institutionnels très solides ; et elles étaient efficaces : la «Grande Modération», période de volatilité exceptionnellement faible de la production et de l inflation, a été largement considérée comme le fruit de politiques monétaires efficaces et avisées. Dette publique, politique monétaire et stabilité fi nancière 10 Banque de France Revue de la stabilité fi nancière N 16 Avril 2012

Nous avions le sentiment d avoir enfin trouvé un régime monétaire pérenne et en adéquation avec les caractéristiques d une économie de marché moderne. Les marchés financiers semblaient efficients et la borne zéro des taux d intérêt ainsi que la trappe à liquidité apparaissaient comme de pures curiosités historiques. Avec le recul, nous voyons bien aujourd hui que cette économie «idéale» n a sans doute jamais existé. La «Grande Modération» a probablement été tout autant le résultat d une «bonne fortune» (découlant des effets désinflationnistes de la mondialisation) que celui d une «bonne politique». La stabilité monétaire est une condition certes nécessaire, mais pas suffisante, de la stabilité financière, car les marchés de capitaux ne sont pas toujours et pas nécessairement efficients. L efficacité de l instrument du taux d intérêt peut par ailleurs être rapidement annulée par des spirales financières négatives. Les banques centrales ont répondu à la crise par des mesures sans précédent et, ce faisant, ont connu trois changements majeurs. Leurs interventions se sont diversifiées, avec deux objectifs : débloquer les marchés financiers (par la fourniture exceptionnelle de liquidité et des achats temporaires d actifs), et contourner la borne zéro des taux d intérêt en faisant baisser les taux d intérêt réels à long terme grâce à des achats d obligations d État, et/ou à l orientation des taux d intérêt. En conséquence, la taille des bilans des banques centrales a triplé, ce qui a considérablement accru leur rôle dans l intermédiation financière et a pu faire naître des inquiétudes, du moins chez certains, quant à d éventuelles retombées inflationnistes. 3 LES INTERACTIONS ENTRE POLITIQUES BUDGÉTAIRE ET MONÉTAIRE Les interactions entre la politique budgétaire et la politique monétaire peuvent être considérées sous différents angles. Le premier est un angle «technique» : en temps normal, les autorités budgétaires et monétaires interagissent par le biais de la gestion de la dette publique. Les titres d État constituent la principale source de collatéral pour les opérations monétaires. Et la gestion de la dette a une incidence sur le profil de la courbe des rendements, et donc sur les mécanismes de transmission de la politique monétaire. Dans une perspective plus large, les politiques monétaire et budgétaire déterminent conjointement la production et l inflation. Ces interactions sont parfois qualifiées de «stratégiques», car le policy mix est le produit d actions autonomes de la part des autorités budgétaire et monétaire, chacune s efforçant d atteindre le résultat le plus proche de ses préférences (ou de son mandat). Toutefois, si l émetteur souverain est parfaitement solvable, ce «jeu» est dominé par la banque centrale indépendante qui, en toutes circonstances, est en mesure d atteindre son objectif d inflation. Lorsqu elles prennent leurs décisions de politique monétaire, les banques centrales intègrent la situation budgétaire comme une variable «exogène», potentiellement source de chocs sur l inflation, et réagissent en conséquence en prenant toutes les mesures nécessaires pour atteindre la stabilité des prix. Les politiques non conventionnelles entraînent trois difficultés supplémentaires. D abord, les achats d actifs publics et privés sont parfois perçus comme des mesures «quasi-budgétaires». L utilisation dynamique du bilan des banques centrales a des effets sur l allocation et sur la distribution des ressources dans l économie. Elle peut favoriser ou pénaliser certaines garanties ou certains emprunteurs. Elle peut contribuer au transfert de ressources entre les agents privés. Ensuite, avec l augmentation de la taille de leur bilan, les banques centrales peuvent être perçues comme accroissant les risques potentiels sur leur capital et/ou sur leur capacité à distribuer à l État les bénéfices générés par le seigneuriage. La plupart du temps, cette crainte n est pas fondée puisque les banques centrales peuvent atténuer les risques qu elles prennent en adoptant des mesures appropriées telles que l application de décotes aux garanties. Les gouvernements pourraient toutefois utiliser cet argument pour tenter d influencer des aspects spécifiques de la politique monétaire. Enfin, évidemment, les achats d emprunts publics par les banques centrales peuvent être considérés comme un financement monétaire de l État. C est d ailleurs la raison pour laquelle les achats sur le marché primaire sont interdits dans la zone euro. Les interventions sur le marché secondaire peuvent se Banque de France Revue de la stabilité fi nancière N 16 Avril 2012 11

justifier soit pour débloquer les marchés et assurer une transmission correcte des impulsions monétaires (dans la zone euro) soit, dans d autres juridictions, pour influer sur les taux longs et sur les primes de risque lorsque les taux directeurs atteignent la borne zéro. Un équilibre délicat doit être trouvé entre l ampleur de ces opérations (parfois significative afin de produire des résultats) et la nécessité d éviter tout malentendu quant à l objectif réel poursuivi. 4 LES NIVEAUX ÉLEVÉS DE DETTE PUBLIQUE Les niveaux élevés de dette publique limitent les possibilités des politiques budgétaire et monétaire. Ce phénomène est bien connu en ce qui concerne la politique budgétaire. Au-delà d un certain point, qui n est absolument pas prévisible ou automatique, si la politique budgétaire devient trop accommodante, les agents privés commencent à anticiper un resserrement pour l avenir. Ils deviennent «ricardiens» et adaptent leur épargne en conséquence. La relance budgétaire devient alors contreproductive tandis que l assainissement, en revanche, favorise la croissance. Il se peut que l Europe soit aujourd hui proche d une telle situation. Des niveaux élevés de dette publique rendent également la solvabilité de l État très dépendante de l orientation monétaire. En présence d un encours important de dette, les taux d intérêt ont une influence considérable sur l équilibre budgétaire. Toutes choses égales par ailleurs, des excédents primaires plus élevés sont requis pour atteindre l équilibre et maintenir la soutenabilité. Dans des circonstances extrêmes, avec des niveaux de dette très élevés, et si la politique monétaire doit être durcie, il n y a aucun moyen de dégager l excédent primaire nécessaire. Il n existe alors pas d «état du monde» dans lequel la contrainte budgétaire et l objectif de stabilité des prix puissent être satisfaits simultanément. Les économies doivent alors choisir entre le défaut souverain et l inflation. La plupart des économies avancées sont très loin de ce point critique. Toutefois, si des doutes persistent quant à la soutenabilité de la dette dans de grandes économies, ils pourraient affecter les perceptions du marché relatives aux politiques monétaires. Si ces doutes se transformaient en certitudes, les économies avancées pourraient découvrir une situation dans laquelle le conflit potentiel entre stabilité des prix et solvabilité de l État deviendrait flagrant et aigu. En résumé, un niveau élevé d endettement public augmente la probabilité d une domination budgétaire (dans laquelle la politique monétaire perd son indépendance et son efficacité) dans le futur. Si cette possibilité était perçue et intégrée dans les anticipations actuelles d inflation, elle pourrait représenter une menace importante pour la stabilité monétaire et financière. 5 LA STABILITÉ FINANCIÈRE Les marchés de dette souveraine sont les plus liquides du monde (mais pas nécessairement les plus efficients ainsi que l a montré, par le passé, leur incapacité à imposer des politiques budgétaires soutenables). C est pourquoi les obligations d État des économies avancées, notamment des États-Unis, servent naturellement de réserve de valeur, y compris pour les non-résidents. Comment le caractère sans risque, et donc la liquidité, de la dette souveraine sont-ils garantis en dernière analyse? Selon une école de pensée actuellement en vogue, l emprunteur souverain conserve toujours le contrôle de la «planche à billets» et ne peut donc faire défaut sur sa dette. À ce compte, seuls les emprunteurs souverains disposant du pouvoir d émission monétaire peuvent effectivement émettre des titres réellement sûrs. En revanche, ceux qui ont transféré leur souveraineté monétaire à une banque centrale supranationale (comme dans la zone euro) ne peuvent pas émettre de dette intrinsèquement sûre et sont pénalisés par des primes de risque et des taux d intérêt plus élevés. Cette analyse suppose que la monnaie et les obligations sont deux moyens parfaitement substituables pour générer du revenu public. Elle intègre la possibilité de monétiser la dette publique, quelles qu en soient les conséquences pour l inflation. Je ne partage absolument pas cette analyse. Bien que techniquement correcte, elle est en contradiction totale avec l essence et les principes de tous les régimes monétaires actuels, y compris l indépendance de la banque centrale. Une Dette publique, politique monétaire et stabilité fi nancière 12 Banque de France Revue de la stabilité fi nancière N 16 Avril 2012

approche plus juste consisterait à considérer la dette publique comme liquide et sans risque parce qu elle est garantie par le pouvoir de l État de lever des impôts, dans le présent comme dans le futur. Pour cette raison, elle est tout à fait à même de transférer de la valeur d une période, ou d une génération, à une autre, ce qui est exactement ce que les agents économiques attendent d une réserve de valeur. À l évidence, les obligations d État ne peuvent remplir cette fonction que s il n y a aucun doute sur le futur pouvoir d imposition de l État, ce qui se rapproche beaucoup d une définition de la soutenabilité de la dette. Et la qualité de la dette publique dépend également, sur la durée, du pouvoir d achat de la monnaie, c est-à-dire de la stabilité des prix, et repose donc sur la crédibilité de la banque centrale à réaliser son objectif de façon permanente. 6 CONCLUSION Les exigences qui se posent à toutes les grandes banques centrales se sont fortement accrues avec la crise, entraînant un ajustement considérable de leurs cadres opérationnels et une extension notable de leur palette d instruments de politique monétaire. En assumant toutes leurs responsabilités, les banques centrales prennent également des risques supplémentaires. La multiplication de leurs interventions pourrait être interprétée comme une dilution de leurs objectifs. Les intervenants de marché et certains responsables politiques ont tendance à considérer les banques centrales comme des entités omnipotentes, dont les bilans peuvent être utilisés sans coûts, et à toutes sortes de fins. Il existe également un doute, tout au moins une ambiguïté, dans l esprit de certains analystes, quant au véritable objectif de certaines de leurs interventions, comme les achats d obligations d État. La dominance budgétaire, réelle ou perçue, peut être jugée possible. En résumé, l activisme des banques centrales peut compliquer la réalisation du cœur de leur mandat, la stabilité des prix, face à des contraintes et à des pressions croissantes. Pour la période à venir, nous devrons peut-être vivre avec la conjonction d une dette publique élevée et de mesures non-conventionnelles. Il est probable que la politique monétaire aura recours, durant un certain temps, à une diversité d instruments. Les mesures macroprudentielles interagiront de manière complexe avec les politiques monétaires. Il est donc d autant plus important de conserver des objectifs clairs et de rester fidèle à deux caractéristiques fondamentales des banques centrales, héritées du consensus antérieur à la crise : la priorité accordée à la stabilité des prix et son corollaire, l indépendance de la banque centrale. Il ne doit y avoir aucune ambiguïté sur ce que les banques centrales tentent de réaliser. Plus leurs mesures sont non-conventionnelles, plus leur objectif ultime doit être clair. Toutes les grandes banques centrales du monde sont à présent engagées dans des interventions exceptionnelles : elles achètent des montants considérables de dette ou bien elles fournissent de la liquidité aux banques. Ces opérations ont une justification claire ; mais comme toutes les autres, elles ne peuvent atteindre leur objectif que si les anticipations d inflation sont solidement ancrées. À cet égard, les appels de certains économistes et intervenants de marché en faveur d un assouplissement temporaire des objectifs de stabilité des prix sont erronés. Au contraire, il est très significatif que deux grandes banques centrales, celles des États-Unis et du Japon, aient récemment décidé de quantifier leur objectif de stabilité des prix et d améliorer leur communication en conséquence. Dans l ensemble, la zone euro est bien protégée contre tous ces risques grâce à la robustesse de son cadre institutionnel. La stabilité des prix constitue, sans aucune ambiguïté, l objectif prioritaire de la politique monétaire, inscrit dans le Traité de l Union européenne. Le financement monétaire des États est strictement interdit. L Eurosystème (la BCE et les banques centrales nationales) est extrêmement bien capitalisé. Son indépendance est donc protégée contre tout risque lié à la croissance de son bilan. Par conséquent, les doutes relatifs à la soutenabilité budgétaire ne peuvent pas se traduire par une montée de l inflation. Ainsi que l expérience l a montré, de tels doutes entraînent une augmentation des écarts de rendement des obligations souveraines. Par conséquent, il est très important qu un assainissement budgétaire crédible soit mis en œuvre dans l ensemble de la zone euro. La dette publique est aussi un bien public. Sa valeur doit être fermement défendue et protégée maintenant, et à l avenir. Banque de France Revue de la stabilité fi nancière N 16 Avril 2012 13