Cour d'appel fédérale Federal Court of Appeal LE FONDEMENT DE L ARRÊT GRENIER Allocation prononcée à la Conférence du 40 e anniversaire des Cours fédérales, Ottawa, le 28 octobre 2011
Le fondement de l arrêt Grenier Si j avais à récrire l arrêt Grenier, je le referais de la même façon. Pas parce que je suis masochiste et que j aime qu on me dise que j ai tort, mais parce que cela obligerait à réfléchir, comme c est le cas aujourd hui, à une situation juridique qui menace l efficacité du gouvernement fédéral et du droit administratif fédéral, ainsi que la compétence de la Cour fédérale et de la Cour d appel fédérale, et ce, dans bien des cas, au détriment du justiciable. J aimerais fonder mon exposé d aujourd hui sur un extrait du sommaire de la décision que la Cour suprême du Canada a rendue dans l affaire Canada (P.G.) c. Telezone Inc., [2010] 3 R.C.S. 585, à la page 586 : 1. Le pourvoi porte essentiellement sur l accès à la justice. Les personnes qui prétendent avoir subi un préjudice attribuable à une mesure administrative doivent pouvoir exercer les recours autorisés par la loi au moyen de procédures réduisant au minimum les frais et complexités inutiles. La Cour doit adopter une approche pratique et pragmatique en gardant cet objectif à l esprit. 2. Appliquer Grenier tendrait à miner l efficacité des réformes mises en place par la Loi sur les Cours fédérales au début des années 1990, en maintenant l exclusivité juridictionnelle de la Cour fédérale à l égard d un élément fondamental de nombreux recours instruits devant les cours provinciales, en dépit de la promesse du législateur de donner au demandeur le choix du tribunal et de permettre aux parties l accès aux cours supérieures provinciales, «dans les cas de demande de réparation contre la Couronne» fédérale, sauf disposition contraire. [Non souligné dans l original.]
- 2-1. «porte essentiellement sur l accès à la justice» Ceci étant dit avec respect, je ne souscris pas à cette thèse. Le problème n est pas une question d accès à la justice. En fait, des accès à la justice, il y a en a trop. Le problème est celui de savoir où y avoir accès, et comment : les Cours fédérales ou les cours provinciales, par la voie d un contrôle judiciaire ou par la voie d une action. En créant la Cour fédérale et la Cour d appel fédérale en 1970, le législateur voulait que le droit administratif fédéral soit initialement tranché par la Cour fédérale, harmonisé par la Cour d appel fédérale et, en bout de ligne, rectifié par la Cour suprême du Canada. Le législateur voulait revêtir les décisions du gouvernement fédéral, des inspecteurs, des offices fédéraux et des ministres d une certaine finalité, de façon à rehausser l efficacité de l administration gouvernementale, sous réserve d un processus simple et rapide (le contrôle judiciaire) pour en contester la légalité. Le contrôle judiciaire était, et il l est encore, pour reprendre les termes de la Cour suprême du Canada, une procédure «réduisant au minimum les frais et complexités inutiles». J utiliserai comme exemple l arrêt Manuge. Dans Manuge, la question en litige était simple. Elle obligeait à interpréter le sous-alinéa 24a)(iv) pour décider s il convenait de soustraire des prestations reçues en vertu de la Loi sur la pension les prestations reçues dans le cadre du programme
- 3 - d assurance-invalidité à long terme du Régime d assurance-revenu militaire des Forces canadiennes. Il s agissait essentiellement d une simple décision concernant une question de droit. Évidemment, l avocat a invoqué toutes sortes de motifs pour avoir gain de cause : invalidité, article 15 de la Charte, manquement aux obligations publiques, mauvaise foi de la Couronne, etc. M. Manuge cherchait à obtenir un jugement déclaratoire et des dommages-intérêts. La question aurait pu être réglée rapidement dans le cadre d une demande de contrôle judiciaire. J ai demandé à l avocat de M. Manuge pourquoi il voulait procéder par la voie d une action. Sa réponse a été qu il craignait que le gouvernement n obtempère pas à un jugement déclaratoire de la Cour. La Cour a rendu sa décision le 3 février 2009, il y a plus de deux ans et demi de cela. L instance avait débuté au sein de la Cour fédérale le 15 mars 2007, il y a plus de quatre ans et demi de cela. Au lieu de bénéficier d une décision sommaire rendue à l issue d un contrôle judiciaire, M. Manuge a maintenant été entraîné dans une action comprenant communication de documents et longs délais. Sa situation est-elle meilleure sur le plan des coûts? Des retards? Et de la justice? Eh bien, vous pourriez dire : il y avait d autres demandeurs et, de ce fait, un recours collectif était un choix logique. Qu en est-il de l article 334.1 des Règles des Cours fédérales, qui permet les recours collectifs engagés par la voie d un contrôle judiciaire? Tous les demandeurs auraient pu être regroupés dans une même demande de contrôle judiciaire et ils auraient bénéficié d un processus
- 4 - sommaire qui leur aurait permis de connaître leurs droits à peu de frais et, s ils avaient eu gain de cause, ils auraient déjà reçu leurs fonds. Quelle est la tendance actuelle au sujet des actions? N avons-nous pas, comme la plupart des provinces, changé nos règles de façon à pouvoir rendre des jugements sommaires et tenir des procès sommaires pour activer le processus? Que dit le paragraphe 18.4(1) de la Loi sur les Cours fédérales à propos des demandes de contrôle judiciaire? «[ ] la Cour fédérale statue à bref délai et selon une procédure sommaire sur les demandes et les renvois qui lui sont présentés dans le cadre des articles 18.1 à 18.3». Le paragraphe 18.4(2) confère à la Cour fédérale le pouvoir d ordonner, si elle l estime indiqué, qu une demande de contrôle judiciaire soit instruite comme s il s agissait d une action. Ce paragraphe fait ressortir l intention qu avait le législateur que l affaire soit réglée de manière expéditive par la voie d un contrôle judiciaire, pour l avantage du citoyen et de l administration. Réglons rapidement, dans la mesure du possible, la question de savoir quels sont les droits et les obligations de chacun. Ce paragraphe fait également ressortir l intention qu avait le législateur que l affaire soit réglée par la Cour fédérale, soit sous la forme d un contrôle judiciaire, soit, au besoin, sous la forme d une action instruite au sein de la Cour fédérale. Il est vrai que l article 17 de la Loi sur les Cours fédérales confère à la Cour fédérale une compétence concurrente et non exclusive dans les cas de demande de réparation contre la Couronne par suite d une mesure administrative. Et, bien sûr,
- 5 - c est là où réside le problème. Sauf modification, il faudrait peut-être que la solution soit la même que dans les affaires d immigration : les cours supérieures devraient s abstenir d intervenir et laisser à la Cour fédérale le soin de régler les actions en dommages-intérêts engagées contre la Couronne fédérale à la suite d une mesure administrative. 2. «Appliquer Grenier tendrait à miner l efficacité des réformes mises en place par la Loi sur les Cours fédérales au début des années 1990» Je suis disposé à le concéder, mais il faut être conscient que les soi-disant réformes de 1990 mettent en péril celles de 1970 qui ont donné naissance à la Cour fédérale et à la Cour d appel fédérale. Si un citoyen peut éviter une procédure de contrôle judiciaire en introduisant simplement une action en dommages-intérêts et s il peut le faire comme bon lui semble auprès de n importe quelle cour supérieure provinciale, qu adviendra-t-il de la compétence de la Cour fédérale en ce qui concerne, par exemple : a) les questions de nature pénitentiaire les détenus qui intentent une poursuite en matière délictuelle pour transfèrement, isolement, déni de libération conditionnelle ou révocation; b) les décisions des ministres fédéraux; c) les décisions des offices fédéraux.
- 6 - Et qu adviendrait-il alors des décisions contradictoires que rendraient la Cour fédérale et une cour supérieure provinciale sur la même question? Deux appels devant deux cours d appel différentes. En cas de conflit à ce palier, quel serait le tribunal dont la décision prévaudrait? Qu adviendrait-il aussi de la compétence en matière de contrôle judiciaire que l article 28 confère à la Cour d appel fédérale? La possibilité de contourner la Cour fédérale avait pour but d améliorer l efficacité et de prévoir une voie rapide en supprimant un palier juridictionnel. Les entreprises de télédiffusion insatisfaites d une décision du CRTC peuvent-elles et devraient-elles être autorisées à intenter des poursuites devant les cours supérieures provinciales du Canada tout entier, plutôt que de contester la décision devant la Cour d appel fédérale? En quoi cela réduit-il au minimum les frais et complexités inutiles? En quoi cela rehausse-t-il l efficacité? Peut-on et devrait-on disposer du même recours pour les décisions du Tribunal canadien du commerce extérieur, de l Office national de l énergie, du Conseil canadien des relations industrielles et de l Office des transports du Canada, pour ne nommer que quelques-uns des offices fédéraux qui peuvent présentement faire l objet d un contrôle judiciaire de la part de la Cour d appel fédérale? Qu adviendrait-il des décisions contradictoires émanant d une cour supérieure provinciale et de la Cour d appel fédérale à propos de la même question juridique qui aurait donné lieu à la contestation devant ces deux tribunaux? À
- 7 - laquelle des deux décisions l administration ou le citoyen respectueux des lois devraient-ils se conformer? Celle de la Cour d appel fédérale ou celle de la cour supérieure provinciale? Conclusion Je sais que le prochain conférencier proposera des mesures correctives. Je suis persuadé que certaines d entre elles sont grandement nécessaires parce que, dans bien des cas, le recours à une action en dommages-intérêts constituera un attrait coûteux pour les parties. En fait, une décision juridique ne mène à une action en dommages-intérêts que si son application est erronée ou abusive. Une décision illégale ne donne pas forcément lieu non plus à des dommages-intérêts. L illégalité commise peut être purement technique, et la décision appliquée de manière correcte et équitable. Par ailleurs, si un justiciable ne conteste pas la décision elle-même, il y a alors une présomption de légalité et de validité qui s y rattache et, dans ces circonstances, il en résulte ou il devrait en résulter des conséquences défavorables à un justiciable. Au milieu des années 1980, la Cour fédérale était affligée du syndrome du tribunal excédentaire. À l époque, je travaillais à la Commission de réforme du droit et je me souviens fort bien des fortes pressions exercées en faveur de l abolition de la Cour fédérale, et certaines décisions que la Cour suprême du Canada avait rendues à l époque n aidaient pas à en assurer l existence.
- 8 - Nous sommes aujourd hui bien loin de ce stade-là. Il est impensable qu un gouvernement fédéral ne soit pas doté d une Cour fédérale et qu il laisse son sort à des décisions contradictoires rendues d un bout à l autre du Canada. Permettez-moi de conclure mes propos en vous posant une question pratique et, ce faisant, je ne mets pas en doute le fondement juridique de la décision que la Cour suprême du Canada a rendue dans Telezone au sujet des changements apportés en 1990 à la Loi sur les Cours fédérales. Voici ma question : lequel des deux arrêts - Grenier ou Telezone - tendrait à miner l efficacité des réformes fondamentales qui ont mené à la naissance de deux cours fédérales et à l adoption de la Loi sur les Cours fédérales?