Syrie, vertige face à une révolution radicalisée et un avenir incertain



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Transcription:

Politiques méditerranéennes Le Moyen-Orient Syrie, vertige face à une révolution radicalisée et un avenir incertain 198 Med.2012 Bilan Lurdes Vidal Responsable du département «Monde arabe et méditerranéen» Rédactrice en chef d afkar/idées Institut européen de la Méditerranée (IEMed), Barcelone Les origines de la révolte Les révolutions du monde arabe étaient latentes pour bien des raisons, mais partout elles ont éclaté suite à un événement qui a achevé de mettre le feu aux poudres de la contestation. Il semblerait qu en Syrie il a suffi que le régime réprime les protestations qui s étaient élevées contre l arrestation d adolescents de Deraa accusés d avoir bombé des slogans contre le régime pour que cette étincelle nécessaire jaillisse. Ce fut le 15 mars 2011, qui n a pas pour rien été baptisé «Jour de la Dignité» par les manifestants. La réaction défensive du régime face aux premières manifestations ne fit que déclencher une avalanche de protestations qui finirent par proliférer sur tout le territoire, par attirer de plus en plus de participants et par élever le ton de leurs revendications. Le goutte-à-goutte quotidien de morts, de blessés et de détenus s est accéléré exponentiellement avec le siège de Deraa, avec le début des opérations de type militaire contre cette localité et contre d autres villes, et avec les actions des chabiha ces milices au service du régime qui ont impunément semé la terreur dans la population. Depuis, le régime a appliqué sa stratégie à divers fronts : en employant, d une part, la répression contre les manifestants et en favorisant l action des chabiha ; en faisant, d autre part, un usage exhaustif des outils de propagande pour élaborer une vision capable de contrebalancer la dimension populaire et pacifiste de la protestation. Face aux images de manifestations et de morts répandues par les insurgés, le régime diffuse des images des masira, les marches de soutien. À l instar d autres leaders de la région, Bashar al-assad traite systématiquement les insurgés soit de marionnettes manipulées par des acteurs internationaux hostiles, soit d effectifs terroristes cherchant à perturber la paix et à instaurer un régime théocratique dans le pays. La diffusion de l information est un sujet particulièrement crucial puisque les journalistes sont empêchés d entrer sur le terrain et que le travail de ceux qui parviennent tout de même à y pénétrer clandestinement est torpillé. À force, la manipulation de l information, tant du côté de l appareil étatique que de l opposition, finira par générer une grande confusion et une forte méfiance dans l opinion publique internationale. Les particularités du contexte syrien Même si la révolution syrienne s inscrit dans le sillage des révoltes arabes qui l ont précédée, la réalité syrienne lui confère, par sa composition sociale, par la nature de son pouvoir politique, économique et militaire et par son contexte régional, des caractéristiques différentes. La population syrienne est extrêmement diverse. Les arabes sont majorité (80 %), mais il existe une importante communauté kurde (15 %) ainsi que d autres, moins nombreuses, comme l assyrienne, l arménienne, la circassienne et la turkmène. Du point de vue religieux, la Syrie regroupe des musulmans sunnites (70-75 %), chiites alaouites (12 % mais d aucuns les chiffrent à 20 %), druzes (1-3 %), ismaéliens (1-3 %) et des chrétiens (10 %). Ajoutons à cela la présence de réfugiés palestiniens (2,3 %) et irakiens (un million, ou plus, qui sont en train de retourner en Irak à cause du conflit). À bien y regarder, les mino-

rités regroupées forment environ 40 % de la population, si bien que leur ensemble n est pas si «minoritaire» qu il y paraît. La diversité syrienne a servi à alimenter une lecture culturaliste du conflit, même si les racines de celui-ci ne puisent pas dans l hostilité entre confessions mais dans la contestation politique et, enfin, dans la lutte pour le pouvoir. Ceci dit, le facteur diversité est fondamental dans le sens où le régime l a instrumentalisé via une politique de segmentation qui a empêché toute action collective unifiée. En quelque sorte, le pouvoir a coopté certains secteurs de ces communautés minoritaires et en a fait les complices et les otages de sa survie. La diversité syrienne a servi à alimenter une lecture culturaliste du conflit, même si les racines de celui-ci ne puisent pas dans l hostilité entre confessions mais dans la contestation politique et, enfin, dans la lutte pour le pouvoir Toutefois, la cohésion organique de ce cercle du pouvoir n aurait pas été possible sans le soutien de certains secteurs de la bourgeoisie entrepreneuriale et commerciale sunnite des grandes villes, qui ont bénéficié des privilèges économiques que leurs liens avec le pouvoir leur ont valus. Jusqu à l été 2012, cet entrelacs de réseaux politico-économiques a protégé les métropoles Damas et Alep des expressions massives de mécontentement. En effet, c est dans ces villes que la croissance économique et le bien-être se concentraient, en rude contraste avec un milieu rural écarté du progrès et frappé par les sécheresses des dernières années. Cet argument économique explique le fort caractère rural et décentralisé de la révolution syrienne. À la différence de la Tunisie et de l Égypte, où il existait un mouvement ouvrier plus ou moins indépendant et un début de société civile, en Syrie, le clan alaouite des El-Assad a étendu sa domination à tous les éléments de la société et de l État (syndicats, institutions d enseignement et associations), faisant de la Syrie la première république héréditaire ou yumlaka - de yumhuriyya (république) et mamlaka (royaume). Pendant des mois, l hégémonie du clan familial et la forte implantation alaouite au sein de la classe militaire a préservé le régime des défections et lui a permis de mener une répression contre la population au nom de la stabilité comprenez survie du régime et de ses fidèles. D un point de vue géostratégique, la Syrie se trouve dans une région extrêmement vulnérable et instable politiquement. La fragilité de l Irak voisin rejoint celle du Liban, un pays avec lequel la Syrie entretient une relation complexe, faite d intromission et d influence via la milice libanaise du Hezbollah. Grande alliée de l Iran, la Syrie est la pierre angulaire de ce qui a pompeusement été baptisé «l arc chiite» et elle fait persister, à travers la milice libanaise, sa confrontation avec Israël. Même si les affrontements directs entre les deux pays n ont été que sporadiques au cours des dernières décennies, son animosité envers Israël a permis à la Syrie de s auto-dénommer championne de la défense de la cause arabe et de la lutte contre l impérialisme. Les promesses non crédibles du régime Pour conserver une certaine légitimité et un certain crédit international sur sa capacité à instaurer des réformes, le régime n a pas tardé à faire des promesses, tout en poursuivant, imperturbable, le sentier de la répression, faisant de ses engagements des mots vides de sens. Suite à l intervention du président du 30 mars 2011, des concessions sont faites en faveur de l islamisme conservateur et 100 000 Kurdes de la région d Hasaka sont naturalisés. Cependant, les promesses de changement n ont aucune crédibilité aux yeux d une population qui sent bien qu elle a abattu le mur de la peur. Dans son troisième discours public, Bashar al-assad s engage à entreprendre un processus de réforme grâce auquel, après les élections locales, un référendum constitutionnel est organisé fin février 2012, des élections parlementaires étant annoncées pour mai. La constitution révisée adoucit les restrictions qui allaient à l encontre de la formation de nouveaux partis politiques, limite la présidence à deux mandats de sept ans, et met fin au monopole du parti Baas sur la politique et la société syrienne, ouvrant la voie au multipartisme. Le référendum, tout comme les élections, se déroulent dans un climat de violence généralisée. Les amendements approuvés ne sont que cosmé- 199 Med.2012 Bilan

200 Med.2012 Bilan tiques et n ont pas de retombées sur la répartition du pouvoir. Pas un seul des nouveaux partis qui concourent aux élections n est crédible et, quand bien même le processus de réforme dépasse de loin tout ce que, avant mars 2011, tout Syrien aurait osé imaginé, la révolution a déjà atteint un point de non retour. De la révolte pacifique à la guerre (civile?) La révolte syrienne est, à l origine, un mouvement pacifique et non violent. Sa composition sociale, la nature de ses revendications et l emploi de la manifestation comme mécanisme principal d expression de la dissension prouvent qu elle n est ni ancrée dans une stratégie initiale consciente ni dans des préférences idéologiques concrètes. Cependant, la tactique répressive employée par le régime contribue de façon décisive à sa radicalisation. La révolte n aurait peut-être pas pu résister à la répression sans la protection des déserteurs de l armée régulière, qui se sont progressivement organisés en une «Armée syrienne libre» (ASL), une organisation mal coordonnée qui a été rejointe par des effectifs venus du domaine civil et par des milices externes. La bataille de Damas et d Alep, la prise de plusieurs postes frontaliers et les multiples foyers de révolte montrent un régime acculé contre les cordes Amro, à Homs, où, début 2012, le régime déploie ses unités d élite pour reconquérir le territoire qui a échappé à son contrôle. Par ailleurs, les tueries dont on ne sait pas très bien qui sont les auteurs et qui répondent à des modèles de violence sectaire semblent conduire inexorablement à une guerre civile. La Syrie atteint des quotas intolérables de violence avec les massacres de civils parmi lesquels de nombreux d enfants en mai à Houla, en juin à Qubair et en juillet à Treimseh. La responsabilité de ces attentats fait encore l objet d enquêtes. Les insurgés accusent les miliciens prorégime de les perpétrer tandis que le régime continue à nier toute responsabilité. La confrontation est déclarée officiellement «guerre civile» par, entre autres, les Nations unies, le propre régime syrien et la Croix-Rouge internationale à l été 2012, en raison des massacres de civils et de la portée des affrontements. Cependant, les insurgés et certains analystes refusent d accepter cette qualification et estiment qu il s agit toujours d un combat du peuple contre le régime et non pas d une guerre entre deux camps. En juillet 2012, la stratégie de guérilla des rebelles met en échec l armée dans ses bastions les plus fidèles, Damas et Alep, et parvient à frapper en plein cœur le commandement militaire avec un attentat qui tue, entre autres, le ministre de la Défense. La bataille de Damas et d Alep, la prise de plusieurs postes frontaliers et les multiples foyers de révolte montrent un régime acculé contre les cordes. Selon l Observatoire syrien des droits de l homme, les seize mois de révolte avaient fait 19 000 victimes mortelles fin juillet et d après les Nations unies, il y a plus de 150 000 réfugiés et environ un million et demi de déplacés. Il est malaisé de dater le début de la militarisation de la révolte. Néanmoins, c est sans doute à l été 2011 que le régime accentue sa répression. Dès lors, les groupes d opposition armée s organisent pour protéger les manifestations et les zones insurgées et commencent à se battre contre les chabiha et les forces de sécurité. Alimentée par l afflux clandestin d armes, l opposition armée commence à adopter des méthodes de guérilla et à faire montre de certains biais idéologiques, voire à prendre ses distances par rapport aux secteurs désireux de maintenir le caractère pacifique de l insurrection. Le point d inflexion définitif de la courbe de la violence est symbolisé par le bombardement de Bab Une opposition politique divisée Cinquante ans de mesures répressives, cinquante années pendant lesquelles l opposition a été contrainte à une méfiance mutuelle, au silence forcé, à l exil et au discrédit, se traduisent aujourd hui par une opposition fragmentée. Dans le Syria Comment Blog, Omar Dahi classe cette opposition en cinq groupes : les partis de l opposition traditionnels (socialistes, nasséristes et communistes), les intellectuels dissidents, les mouvements de jeunes comprenant les Comités locaux de coordination, moteurs de la révolution, re-

joints par d autres secteurs, un groupe diffus de musulmans conservateurs et, enfin, des groupes salafistes armés qui représentent une minorité mais dont la présence a suscité l inquiétude de la communauté internationale. Ils sont divisés sur des questions fondamentales, comme le recours à la lutte armée, l acceptation ou le refus d une intervention étrangère, la prédisposition au dialogue ou au pacte avec certains secteurs du régime. Il n y a cependant pas de lignes très claires de séparation entre eux et, au sein d un même groupe, les positions ont fluctué. Cinquante ans de mesures répressives, cinquante années pendant lesquelles l opposition a été contrainte à une méfiance mutuelle, au silence forcé, à l exil et au discrédit, se traduisent aujourd hui par une opposition fragmentée L opposition de base est formée par les tansiqiya, groupes de coordination formés par de jeunes activistes qui jouent le rôle de diffuseurs de l information (on en compte environ 400) et qui se réunissent sous l égide des Comités locaux de coordination, l épine dorsale de la révolution. Dans ces groupements, des groupes citoyens très divers sont représentés et, même si les activistes assurent que les manifestations sont spontanées et non dirigées, il existe une certaine structure d organisation. Le Comité national de coordination, créé à la miseptembre 2011 et siégeant à Damas, est une coalition qui regroupe des partis politiques, des mouvements de jeunes, des partis kurdes et des activistes indépendants. Opposé à toute intervention étrangère et enclin au dialogue, il est en total désaccord avec son rival déclaré, le Conseil national syrien (CNS), l autre organisation d opposition politique. Le Conseil national syrien, formé en octobre 2011, est le groupe opposant le plus reconnu à l internationale. Il rassemble des membres du groupe dit de la «Déclaration de Damas», des Frères musulmans, des Comités locaux de coordination, du Bloc national, du Bloc kurde (nombreux sont ceux qui ont fini par l abandonner), du Bloc assyrien, et des indépendants. Bien qu engagé en faveur du caractère non violent de la révolution à sa création, le CNS a fini par former un commandement militaire prétendument coordonné avec l ASL et par faire appel à une intervention internationale. Les luttes intestines et les rivalités ont considérablement entamé sa base et sa capacité, et les désaccords et les défections sont légions. Les affinités internationales sont un autre motif de discorde au sein de l opposition. Le soutien extérieur peut influencer le résultat du conflit et déterminer l éventuel alignement international d une Syrie post El-Assad. La Turquie, le Qatar, l Arabie saoudite, les États-Unis, la France, l Iran et la Russie, pour ne pas citer les factions libanaises, les milices kurdes et les groupes islamistes de tout type, sont intimement impliqués dans le combat pour l avenir syrien. Aux yeux de certains activistes non partisans du CNS, ce dernier a clairement accepté de participer à une guerre par procuration (proxy war) en acceptant le parrainage des pays occidentaux, de la Turquie et des pays du Golfe. Malgré les manifestations d intentions, le soutien international a davantage servi de facteur de dissension que de cohésion de l opposition syrienne. Une communauté internationale inefficace et le risque de proxy war Cette dernière année, l écho des conflits régionaux et internationaux les plus récents a résonné en Syrie : rivalité entre sunnites (Arabie saoudite) et chiites (Iran), risque de guerre sectaire et son débordement éventuel vers d autres pays de la région. On a parlé de libanisation, d irakisation et l on a même évoqué la guerre des Balkans ou la Guerre froide pour expliquer ce qui se passait dans le pays. L intervention de la communauté internationale a balancé entre sanctions et diplomatie. Les sanctions proviennent principalement de l UE et des États- Unis et ont servi à faire pression sur le régime et à l asphyxier économiquement, quitte à finir par pénaliser la population civile. Les gestes diplomatiques rappel d ambassadeurs, expulsion des représentations syriennes ou suspension de l affiliation à la Ligue arabe en novembre 2011 ont été des mesures de pression lentes, généralement prises en réponse à une opinion internationale indignée qui exigeait une réaction. Les Nations unies et la Ligue arabe ont émis leur première déclaration de condamnation en août 201 Med.2012 Bilan

202 Med.2012 Bilan 2011, mais ce n est qu en novembre que la Russie et la Chine opposent leur véto à la première tentative de résolution de condamnation du Conseil de sécurité des Nations unies (CSNU). Face à cet échec, la Ligue arabe parvient à un accord avec le régime syrien pour mettre fin à la répression, libérer les prisonniers politiques, permettre l entrée des journalistes et établir un dialogue avec l opposition. L accord permet de mettre en place la mission des observateurs chargés de faire le suivi de la cessation de la répression en décembre. En janvier 2012, la mission commence à faire eau de toutes parts suite à l abandon de certains de ses membres qui l accusent de n être qu une «parodie». Le plan d action de la Ligue arabe est alors repris par le CNSU, qui s efforce de promouvoir une résolution négociée à la baisse, laquelle ne parvient finalement pas à être adoptée, en raison du véto russe et chinois. L étape suivante est marquée par les réunions des «Amis de la Syrie» tenues à Tunis, puis à Istanbul et à Paris. Les alliés de la Syrie, comme la Russie, n y participent pas. Symboliques et peu efficaces, elles servent à faire augmenter la reconnaissance du CNS comme opposition légitime et approuvent la nomination de Kofi Annan comme émissaire des Nations unies et de la Ligue arabe pour arbitrer le conflit. M. Annan vise en premier lieu à obtenir une cessation de la violence et non pas une solution politique au conflit. Il présente un plan en six points : cessezle-feu, processus politique pour répondre aux «aspirations» du peuple, libération des détenus, envoi d aide, libre circulation des journalistes, et droit à la protestation. La communauté internationale soutient cette initiative, même si un certain scepticisme règ ne : en effet, le régime syrien n a pas l air très disposé à accepter de se retirer militairement. En revanche, ces mesures lui permettent de gagner du temps et de poursuivre sa stratégie de répression. Malgré le déploiement de 300 observateurs, l échec devient de plus en plus indéniable. La répression se poursuit, les tueries confirment la dérive vers la violence et délégitiment l initiative de M. Annan. Fin juin, Genève accueille une réunion au cours de laquelle les puissances mondiales conviennent de la formation d un gouvernement de transition, sans que soit clairement précisé quel avenir est réservé à Bashar al-assad. Face à cette situation d impuissance, plusieurs pays admettent qu ils fournissent de l aide à l armée rebelle sous forme d armes pour certains, de soutien financier ou d instruments de communication pour d autres tandis que la Russie continue à envoyer des armes au régime. La crise syrienne est sans nul doute un terrain de jeu sur lequel se disputent les intérêts de nombreux acteurs, et la chute du régime de Bashar al-assad risque d entraîner des changements radicaux dans l équilibre du pouvoir régional La tactique répressive a été étroitement liée à la sensation d immunité perçue par le régime. En effet, l hypothèse d une intervention militaire étrangère semblable à celle qui a été effectuée en Libye n a à aucun moment été jugée plausible. Nul acteur international ne paraît disposé à risquer une nouvelle guerre d Irak, tous étant conscients que la Syrie n est pas la Lybie et que les conséquences d une intromission seraient incalculables. Par ailleurs, Bashar al-assad n aurait pu résister à l assaut de tant de mois de révolte et à la pression internationale s il n avait eu de fidèles alliés. Féroces détracteurs de l ingérence internationale dans les affaires internes, ni la Russie ni la Chine ne sont satisfaits du résultat de l intervention en Lybie. De plus, la Russie n est pas disposée à perdre ses positions dans la région, qu il s agisse de ses contrats commerciaux et d armement ou de sa base maritime du port de Tartous, qui lui donne accès à la Méditerranée. De son côté, c est via la Syrie que l Iran arrive au Hezbollah et entretient sa confrontation avec Israël. Ce n est pas un hasard si, ces derniers mois, le dossier nucléaire iranien a été rouvert et si, à un moment donné, les tambours de guerre ont à nouveau retenti entre Israël et l Iran. La perte de la Syrie ne ferait qu affaiblir l Iran et le fragiliser dans un environnement régional hostile. Quant à la Turquie, elle s est vue obligée à renoncer à sa politique de «zéro problème» et doit faire face à la poudrière syrienne. Grande gagnante de la «révolution arabe», érigée en modèle d islamo-démocratie, la Turquie est placée devant un difficile dilemme en raison de la crise syrienne : comment faire pression sur le régime, soutenir les rebelles, répondre à la crise des réfugiés, organiser l opposition

tout en tâchant d éviter que la Syrie devienne un nouvel Irak et que la question kurde finisse par l éclabousser? La crise syrienne est sans nul doute un terrain de jeu sur lequel se disputent les intérêts de nombreux acteurs, et la chute du régime de Bashar al-assad risque d entraîner des changements radicaux dans l équilibre du pouvoir régional. Tous les acteurs régionaux et internationaux ont tenté, d une façon ou d une autre, de maintenir leurs positions, de renforcer leurs alliances et de s assurer une relation profitable avec la Syrie, que ce soit avec le régime actuel ou avec un futur gouvernement. Le régime se fissure face à un avenir incertain et redoutable Le début du Ramadan a coïncidé avec une offensive rebelle qui a mis le régime et son noyau politique et économique dos au mur. Bashar al-assad a riposté en envoyant des avions militaires bombarder les quartiers et les territoires occupés par les rebelles et en affirmant qu il n hésiterait pas à employer son arsenal d armes chimiques et biologiques contre toute agression étrangère. La présence de ces armes augmente le danger de débordement régional à grande échelle, surtout dès lors que les opinions favorables à une intervention internationale, qui aura du mal à se produire, s élèvent à nouveau. Néanmoins, le régime se fissure. Les défections des loyaux et au sein de l appareil de sécurité et la prise de postes de contrôle frontalier par les rebelles commencent à se faire sentir. Il est impossible de prédire quand il tombera, car l armée de Bashar al- Assad est puissante et n a pas encore employé toute sa puissance. La crise humanitaire risque donc de s aggraver encore bien plus. Au vu de la situation actuelle, et même si les puissances internationales parvenaient à pactiser une transition consensuelle, la solution «à la yéménite» ou le «soft landing» pourrait arriver trop tard. L opposition ne paraît pas disposée à accepter une solution de continuité, même assortie du départ de Bashar al-assad. L avenir se joue du côté militaire et la fin du régime se produira si ses loyaux craignent qu il ne parvienne plus à conserver le pouvoir et à protéger leurs privilèges clientélistes. Il s agira donc d éviter les écueils du vide institutionnel, de la fragmentation territoriale, de la soif de vengeance et de maîtriser les milices armées incontrôlées. Nous verrons si l opposition, jusqu à présent hétéroclite, sera capable de s unir en un seul front politique, si les puissances régionales et internationales parviendront à jouer un rôle positif une bonne fois pour toutes et si l on atteindra à un consensus social susceptible d éviter la confrontation civile et de rallier les volontés pour construire un nouvel ordre qui saura protéger les droits de tout le peuple syrien. Dans sa tribune, Thomas L. Friedman appelait récemment de ses vœux un «Mandela syrien». Celui-ci existe fort probablement déjà. Les politiciens et les activistes d envergure et intègres ne manquent pas dans l opposition. Il leur faut juste avoir le soutien nécessaire et pouvoir chose extrêmement difficile compte tenu de l expérience politique de la région agir librement, sans ingérences extérieures visant à fausser la construction d un avenir démocratique pour tous les Syriens. 203 Med.2012 Bilan