TRAJECTOIRES PROFESSIONNELLES ET PARCOURS DE FORMATION



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Transcription:

TRAJECTOIRES PROFESSIONNELLES ET PARCOURS DE FORMATION Hervé PARPAILLON Professeur de philosophie Conseiller à la Maison de l Industrie de Bruges Intervenant en IFCS, en IFSI et en formation continue des professionnels de santé Problématique : De profondes mutations affectent aujourd hui le déroulement de la vie professionnelle. Si elles ont d abord été manifestes dans le secteur industriel, elles se diffusent petit à petit dans le secteur hospitalier. Derrière le déclin de la notion de «carrière» au profit de celle de «trajectoire», l organisation du travail, voire le concept même de travail sont durablement transformés. Il convient d examiner les implications de cette nouvelle donne pour la formation professionnelle qui, de plus en plus, emprunte la voie de l alternance. I. De la carrière aux trajectoires S il était possible, il y a encore une dizaine d années, de planifier une carrière selon une courbe ascendante dans le domaine professionnel pour lequel on s était formé, on en vient aujourd hui à prendre des trajectoires variables selon les paramètres de la durée, de la vitesse de changement de postes, etc. Il est fréquemment répété aux jeunes s apprêtant à rentrer dans la vie active qu ils ne peuvent s attendre à faire le même type de métier durant toute leur vie. Il leur faudra s adapter, saisir des opportunités, apprendre à «rebondir» plus qu à prévoir. Dans l industrie (3.7 millions de salariés) durant la période 2000-2002, 14.7% des effectifs étaient constitués de personnes ayant moins d un an d ancienneté, 60.7 % des entrées se faisaient sur CDD et la part des sorties sur fin de CDD s élevaient à 45.4%. Ces chiffres, dans leur sécheresse exhibent un phénomène de précarisation et de mobilité aujourd hui bien connu, s exprimant notamment par l importance croissante de l intérim, les multiples «reconversions» à tout âge. Dans le secteur hospitalier, apparaissent de nouvelles données qui rapprochent le mouvement global des ressources humaines des variations constatées dans le secteur industriel. Même si les situations sont loin d être identiques, elles méritent d être comparées, toutes proportions gardées. Sur les 587 000 personnes employées en 2001 par l hôpital, 11% n y travaillaient pas l année précédentes. Ces entrées sont équivalentes aux sorties qui se font de plus en plus aux profits d autres secteurs d activités. Les flux s accélérant surtout chez les infirmiers et les agents de service. A ces phénomènes qui s inscrivent dans le contexte d une diversité des trajectoires s ajoute une entrée plus tardive, variable selon les professions. De nombreux agents de l hôpital ont eu une vie professionnelle avant l hôpital et en auront une autre lorsqu ils en sortiront.

A proprement parler, il n y a pas en milieu hospitalier de situation vraiment comparable à l intérim dans l industrie, même si beaucoup de personnes en formation pour devenir agents hospitaliers déclarent qu elles ne savent pas pour combien de temps elles sont susceptibles de rester dans la profession pour laquelle elles se forment. Il serait cependant erroné de ne considérer que l accélération des trajectoires ; la diminution des niveaux hiérarchiques dans les entreprises industrielles, surtout privées, impliquant des périodes longues de stagnation et causant paradoxalement des changements de secteur par réaction : voyant leur avenir «bouché» dans telle entreprise, des salariés vont décider de changer d entreprise, voire de secteur, pour retrouver une motivation dans leur travail. Cet état de fait peut, dans un avenir proche, se développer à l hôpital, il convient donc, pour mieux le comprendre, d observer la conception du travail dont il découle. II. Mutations dans les conceptions du travail et de son organisation Une des plus profondes mutations survenues dans les conceptions du travail concerne le passage de la notion de «production» à celle de «service». Elle a été accélérée par l introduction de la démarche Qualité aussi bien dans l industrie que dans les domaines dits tertiaires. Si nous prenons pour exemple le produit «photocopieuse» ou le produit «téléphone portable» nous nous rendons compte que pour l essentiel les grandes marques concurrentes ne se différencient guère. En revanche, elles vont offrir diverses prestations associées, des options, des services à leur client, pour l attirer et le fidéliser. Cette tendance à penser en termes de «service» existe à l intérieur de l entreprise de production, où plusieurs services comme la maintenance contribuent à diminuer des coûts de production, et donc à augmenter les bénéfices dans un contexte d expansion restreinte des marchés. De façon générale, on parlera de «clients externes» à l entreprise qui achètent produits et services, mais aussi de «clients internes» représentés par les personnes et les services avec lesquels on est en interaction. Cette nouvelle façon de considérer les relations de travail étant censée contribuer à une meilleure organisation. Si en tant que cadre, je donne une lettre à taper à une secrétaire, je suis «client» d une prestation, pour que celle-ci soit satisfaisante, que la lettre soit bien tapée, je dois être «fournisseur» d une certain nombre d informations, de données, permettant le travail optimal de la secrétaire. A l hôpital le soin a toujours été conçu comme un service, ce qui change c est le passage de «l usager» au «client», terme qui a été introduit non seulement par la démarche Qualité, mais aussi par toutes les théories qui ont servi de fondement à la relation d aide. Carl Rogers notamment, parlait dans ses écrits de «Thérapie centrée sur le client». La relation «client-fournisseur» externe et interne qui, après l industrie se généralise à l hôpital, risque toutefois être un simple «habillage idéologique». Il peut y avoir quelque chose de valorisant à se considérer un prestataire ou un gestionnaire de services. Cela peut aussi conduire à ce que la pénibilité croissante de certaines situations de travail ne soit plus reconnue comme telle. Or un travailleur à la chaîne, une aide-soignante, une infirmière, entre autres, s ils rendent bien

«service» à plusieurs personnes, sont confrontés à des tâches dures qui ne le sont pas moins si l on change simplement les mots qui les décrivent... En descendant un peu plus profondément dans les mutations de l organisation du travail, nous remarquons un autre phénomène qui s est généralisé dans l industrie et se trouve à l origine des ralentissements de mobilité professionnelle que nous avions constatés. S il est aujourd hui difficile de progresser continûment au sein de la même entreprise, c est en raison de la diminution des niveaux hiérarchiques, due à la nécessité de mettre en oeuvre une organisation qui peut réagir et décider rapidement face aux nécessaires changements d orientation stratégique. En conséquence, on peut constater que, par exemple, la fonction d agent de maîtrise «glisse» et «s intériorise» dans celle d ouvrier qualifié. Dans la production de véhicules industriels, on va aujourd hui demander à un jeune de 17-19 ans, titulaire d un diplôme de CAP, d assurer son travail d ouvrier qualifié en assemblant des morceaux de véhicules lourds dans le cadre d une chaîne partiellement ou totalement automatisée, mais aussi d organiser des réunions d équipe, de proposer des améliorations sur le poste de travail, de gérer l approvisionnement du système dont il a la responsabilité... La réduction des niveaux hiérarchiques, le «glissement» de fonctions d un niveau à un autre semblent être aussi à l horizon des mutations de l organisation du travail à l hôpital. Ils découleraient, comme dans l industrie, d une volonté d efficacité dans le service des clients externes et internes, et ils s inscriraient dans une logique de maîtrise et de réduction des coûts. En dernière instance, nous assistons à un changement profond du concept même de travail. Sur un poste de travail, les activités répétitives, habituelles, tendent à être automatisées, même si, nous l avons vu, il ne faut pas oublier que subsistent des tâches à haute pénibilité qui demeurent manuelles. De plus en plus on comprend le travail comme une «gestion de l événement», c està-dire de ce qui est nouveau, imprévisible dans les activités liées à un poste de travail. Le salarié dans l industrie, l agent dans le milieu hospitalier sont conduits à être «réactifs», à «s adapter»... La géométrie du poste de travail devient variable, en pointillés. Un exemple de ce changement à l hôpital est «l équipe pluridisciplinaire de soin» où le tissage des relations entre les partenaires multiples (psychologues, kinésithérapeutes, infirmiers, etc.) s avère complexe. Notre époque valorise, d une façon qui peut être idéologique, le travail comme service, attribue des responsabilités multiples au salarié, à l agent, le veut polyvalent, adaptable, apte à gérer ses activités. L impératif de la mobilité professionnelle peut le conduire à changer de poste, d activité, voire de secteur d activité. C est dans ce contexte qu arrivent en formation professionnelle des jeunes (et des moins jeunes...). Ce n est pas sans implication pour l organisation de parcours de formation qui leur permettront d agir dans et sur leurs conditions de travail, de construire et conduire leur vie professionnelle.

III Implications dans l organisation des parcours de formation Nous pouvons considérer que trois catégories de personnes rentrent aujourd hui en formation professionnelle : Des jeunes sortant du lycée ou du collège, voire d études supérieures ; ils ont choisi plutôt par défaut la voie de formation dans laquelle ils s engagent. Il s agit le plus souvent pour eux d une première socialisation, ils seront en demande de tâches claires, concrètes et se positionneront en «exécutants». Des jeunes ou des moins jeunes, ayant déjà une expérience professionnelle ; ces personnes que nous avions évoquées précédemment, ont décidé de faire ce métier «pour l instant», pour une durée qu ils ne souhaitent prévoir ou fixer. Ils semblent avoir intégré les impératifs de mobilité de l époque et restent distanciés vis à vis de leur formation. Ils la conçoivent comme un tremplin vers d autres activités qui restent très floues, voire sont de l ordre de l idéal. Des jeunes ou des moins jeunes qui sont vraiment intéressés, passionnés par le métier pour lequel ils se forment... Un premier obstacle peut donc être l hétérogénéité des motivations au sein d un même groupe. Il faut toutefois de se débarrasser d un cliché trop souvent répandu à propos de la motivation. Celleci est considérée comme une donnée que l individu porte en lui, la condition nécessaire et suffisante d un engagement effectif dans la formation. Or, comme le soulignent plusieurs chercheurs dans le domaine de l apprentissage, la motivation est plus une résultante qu une donnée de départ. Il n est pas possible de «motiver» quelqu un, mais il est envisageable de l aider à connaître, construire sa motivation, dans le cadre de la découverte du métier pour lequel il se forme. A la Maison de l Industrie de Bordeaux-Bruges, nous tentons depuis plusieurs années de mettre en œuvre, dans le cadre de formations professionnelles en alternance, un dispositif d accompagnement des personnes en formation qui permet de considérer l hétérogénéité des motivations comme une ressource plutôt qu un obstacle, et favorise une appropriation des situations professionnelles par une réflexion collective et individuelle, lors de temps d évaluation. Ce dispositif repose sur une conception de l alternance qui, d une part, insiste plus sur son rythme temporel que sur la dualité des lieux de formation, et, d autre part, instaure des modalités d évaluation de la progression professionnelle par les apprenants eux-mêmes. L alternance est encore conçue comme un système de formation mettant en corrélation deux (voire plus) lieux de formation : un institut et un milieu professionnel. Cette vision de l alternance ne permet pas de constituer une véritable unité du processus d apprentissage, elle induit chez les apprenants le sentiment d une séparation entre les lieux qu ils traversent. Il nous a paru préférable, à la suite des travaux de Bertrand Schwarz et d Hélène Trocme Fabre (*), de parler non plus en termes de lieux mais de temps d apprentissage. L alternance n aurait pas principalement deux lieux mais trois temps qu il convient de distinguer.

Le temps d apprentissage en centre ou en institut est dédié à l acquisition de connaissances (savoirs et savoir-faire) qui préparent les apprenants à la vie professionnelle. L apport essentiel du temps de formation en entreprise ou en service hospitalier consiste dans le caractère second de la formation. L entreprise, ou le service hospitalier n ont pas pour but principal de former, mais de produire des biens ou des services. Cela implique pour les apprenants un autre type de relation aux savoirs et savoir-faire, par la prééminence d un «principe de réalité». Pour cette raison, il serait très peu formateur que le centre ou l institut se transforment en service hospitalier ou en entreprise et que ceux-ci tendent à devenir de miniécoles... Si les deux premiers temps sont facilement identifiables, en quoi peut consister le troisième? Gardons ce point d interrogation comme repère : le troisième temps de la formation, essentiel pour qu elle existe comme processus et comme unité effective, ne peut résider que dans le questionnement des apprenants qui interrogent leurs expériences, confrontent et mettent en tension ce qu ils acquièrent pendant leur formation en centre et en milieu professionnel. Tout ceci n est pas sans implications concrètes sur des aspects délicats de l alternance. Un exemple précis pourrait être donné à propos des documents de suivis. Trop souvent ceux-ci sont «oubliés» par les apprenants qui se perçoivent comme porteurs de papiers grâce auxquels le centre ou l institut communiquent, pour ainsi dire «au-dessus de leur tête», avec le milieu professionnel. Lorsque les apprenants deviennent ce troisième temps, il utilisent les documents comme moyens pour construire leur formation et les oublient beaucoup moins. Cette appropriation est d ailleurs un des indicateurs de réussite du dispositif... Nous n examinerons pas de façon détaillée les temps d évaluation en centre ou en milieu professionnels où les apprenants sont sollicités pour interroger collectivement, confronter leurs expériences, leurs acquisitions ; ces pratiques se diffusent aujourd hui largement dans les différentes formations en alternance. Nous préférons focaliser sur deux aspects qui permettent d illustrer l articulation de la réflexion collective et individuelle des apprenants. Il nous est apparu nécessaire dans les cadre des formations dispensées par la Maison de l Industrie, de proposer une première rencontre en amont du processus d alternance et un ensemble de bilans individuels pendant le cursus de formation. La première rencontre a pour finalité de permettre aux apprenants de formuler collectivement leur demande, leur projet, et de préciser des engagements mutuels entre formateurs et apprenants. Elle est animée par des formateurs qui prennent pour point de départ la fameuse formule : «Si quelqu un a faim, ne lui donne pas un poisson, apprends-lui à pêcher». Le «recadrage» ainsi produit n est pas sans conséquences : beaucoup de personnes ne prenaient pas préalablement en compte que c est leur «faim», leur demande, qui sont les conditions sine qua non du processus et de sa réussite. Elles sont conduites à un premier travail de réflexion sur leur motivation et ne peuvent s installer dans une position d attentisme. De même, il ne leur est plus possible de croire que le rôle du centre de formation est de donner un diplôme et un emploi. Le centre s engage, sur la base de la demande des alternants, à transmettre des connaissances pour qu ils acquièrent diplôme et emploi.

L aspect collectif de ce premier travail d état des lieux est également très important. Chacun peut percevoir la variété des motivations, ouvrir sa réflexion à des changements ultérieurs. Il est cependant indispensable de compléter cette réflexion collective par des bilans individuels répartis dans le cursus de la formation. L apprenant prépare ce bilan en remplissant une fiche : «Ressources, Difficultés, Objectifs» sur laquelle il consigne par écrit ce qu il perçoit comme des qualités personnelles, des acquisitions, des progrès à l issue de la période écoulée. Ensuite seulement, il fait le point sur les difficultés de tous ordres qu il a pu rencontrer. La confrontation des ressources et des difficultés permet l élaboration d objectifs de progression. L apprenant présente oralement sa réflexion à un formateur dont la fonction est de fournir une aide à l explicitation, mais qui ne doit en aucune manière procéder lui-même à une évaluation du «point de vue de l enseignant» du parcours de l apprenant. Une expérience de plusieurs années de mise en œuvre du dispositif entraîne deux remarques : - Lors des premiers bilans, la partie «ressources» est très rarement remplie, les «difficultés» sont en revanche en nombre considérable... Pour beaucoup de personnes, cela est la résultante d une histoire personnelle où elles ont pu se sentir dévalorisées, incapables de réussir. Nous avons accordé une attention toute particulière à ce point, car il nous semble très difficile qu un futur professionnel puisse s orienter, prendre des décisions sur son devenir, s il ne peut lui-même percevoir ses qualités, ses atouts. - L élaboration d objectifs par l apprenant lui-même ne peut se faire lors des premiers bilans. Il est peu réaliste de penser que l autonomie, c est-à-dire la capacité à décider de ses propres buts, selon l étymologie, «à se donner la loi de son action», émerge immédiatement. Ceci pose clairement la limite de l accompagnement. La réflexion par la confrontation entre les ressources et les difficultés peut être certes guidée, il n en demeure pas moins que l autonomie ne se décide pas à la place de quelqu un, elle n est pas donnée ou décrétée de l extérieur, elle se prend après une phase de maturation, variable selon les individus. Pour conclure, nous aimerions donner un exemple concret. Lors d un bilan individuel en fin de première année, un jeune apprenti de 16 ans en formation BEP Maintenance des Systèmes Mécaniques et Automatisés, a présenté un bilan assez complet de ses acquisitions. Il se sentait tout à fait à l aise avec les systèmes sur lesquels il travaillait en atelier, avait perçu l intérêt de matières scolaires qu il n appréciait guère lorsqu il était au collège. Seule ombre au tableau : son patron, à cause de son jeune âge, refusait de le laisser travailler en entreprise sur plusieurs systèmes. Après une phase plaintive, «ce qui m arrive est injuste, mon patron m empêche de faire la preuve de mes compétences», le jeune s est posé la question de sa réponse à cette situation. Au terme d un échange, il fut décidé qu il demanderait à son employeur s il serait d accord pour que, sous sa surveillance et celle d un formateur du CFA, le jeune montrât, dans un contexte sécurisé, ce qu il était capable de faire. En quittant la salle où le bilan individuel s était déroulé, le jeune s est retourné pour dire : «Ainsi, j aurai vraiment le sentiment de passer en deuxième année...»

Cette phrase nous a conduits à une réflexion d équipe. Nous avons souvent considéré avec les maîtres d apprentissage que la formation en alternance pouvait constituer un «rite de passage» permettant de sortir d une adolescence aujourd hui réputée interminable dans nos sociétés. Or, tous les anthropologues le reconnaissent, on ne crée pas artificiellement des «rites de passage». Dans les sociétés traditionnelles, ils se sont mis en place lentement sans que cela dépende de la décision consciente de quelques-uns. En considérant que les apprenants habitent le troisième temps de l alternance, en les accompagnant dans la patiente élaboration de leur accès à l autonomie, nous contribuons à ce qu ils puissent agir dans et sur les conditions de leur vie professionnelle et accèdent à une nouvelle phase de leur vie. Cela représente très certainement l aspect éthique le plus fort du métier de formateur dans le contexte socio-professionnel mouvant de notre époque. (*) cf le vidéogramme «Né pour apprendre», plus particulièrement le volume 7 consacré aux travaux de Bertrand Schwarz