rencontres sur la route du lait
A toutes les rencontres qui, du premier jour à aujourd hui, ont jalonné cette route du lait, lui permettant d exister, d avancer et d arriver jusqu à vous.
rencontres sur la route du lait Colette Dahan Emmanuel Mingasson
RUSSIE ALTAÏ FRANCE CARPATES ROUMANIE Mer Egée Mer Noire TURQUIE MONT ARARAT KURDISTAN Mer Caspienne Mer d Aral TURKMENISTAN KAZAKHSTAN OUZBEKISTAN KIRGHIZSTAN PAMIR MONGOLIE ZAGROS IRAN Mer Rouge Golfe Persique
Ce qu il y a de difficile, pour un homme qui habiterait Vilvoorde et qui voudrait aller à Hong-Kong, ça n est pas d aller à Hong- Kong, c est de quitter Vilvoorde (J. Brel). Un soir d été, nous avons décidé de quitter notre Vilvoorde. Tout ce qui a suivi n a été que la conséquence de cet instant de choix : l année de préparation, l apprentissage du russe, le souci pour trouver la voiture, puis toutes ces mers : Mer Egée, Mer Caspienne, Mer Morte, Mer Rouge, Mer Noire, le Golfe Persique ; ces montagnes aux noms magiques : Carpates, Pamir, Zagros, Altaï, Mont Ararat ; les rencontres aux yeux clairs, de jais ou bridés ; ces femmes enveloppées de sombre ou de couleurs hardiment mariées, portant toujours leur famille à bout de bras ; ces hommes si souvent désœuvrés, inutiles, avides de connaître ce qu ils ne verront jamais ; ces enfants, sages ou espiègles, assumant gravement des responsabilités de grandes personnes ; l accueillante Turquie, l Iran insoupçonné, l Asie Centrale, déconcertante, la Mongolie si fragile. Et, permettant tout cela, cette si belle leçon de géographie, cette si magistrale leçon d humanité, le lait comme trait d union et étoile du berger. Car nous voulions donner un sens à ce voyage. Il est vite trouvé : notre intérêt pour les fromages traditionnels conjugué avec notre désir d aborder chaque pays en allant à la rencontre de sa population nous emmèneront Un an sur la route du lait. Une route à inventer au fil des jours, sur laquelle nous partirons sans préjugés, à l écoute d autres modes de pensée, de production et de transformation du lait liés à une culture, à une histoire et à des besoins différents des nôtres. Au retour, il était important de témoigner de ces vies qui s articulent autour de quelques animaux, mais aussi de l accueil sans réserve qui nous a été donné. Car interroger à propos du lait, c était s introduire de plain-pied dans la vie de la famille, parfois dans sa survie. Alors, au-delà de rapporter ce que nous avons pu apprendre et découvrir sur les transformations laitières, ce livre veut aussi être une porte ouverte sur d autres modes de vie, une passerelle jetée entre nos univers pour aider à mieux se connaître et se comprendre. Pour ne pas oublier que, les uns ou les autres, nous n avons rien fait pour mériter ce que nous avons reçu en naissant ici plutôt qu ailleurs.
Le sort qui nous emporte, il faut le porter courageusement. roumanie Sophocle Quelques centaines de kilomètres nous séparent de la France et déjà nous avons l impression de remonter le temps. Ici, des tombereaux tirés par un ou deux chevaux. Là, des hommes montent des meules de foin parfois hautes comme une maison. C est la saison de la récolte du maïs, à la main. Le long des villages qui s étirent indéfiniment, des gens marchent : petites bonnes femmes, sèches ou rondes, en fichu, tablier noué autour de la taille, pantalons ou bas épais sous la jupe ; gitanes en longues robes colorées ; hommes en tenue de travail. Une femme ou un homme tient au bout d une corde sa vache, qu il mène jusqu au soir brouter l herbe le long des chemins et des fossés. Parfois une voiture luxueuse, vitres fumées et passagers invisibles, dépasse à toute allure les carrioles branlantes, immatriculées cependant, où s entassent foin, bardas ou personnes. Les Magazin mixt proposent de tout, sauf des fruits et des légumes. Pour cela, quand on n a pas son coin de jardin, il suffit de guetter au bord de la route celui qui vend de son nécessaire ou de son superflu. Où est-elle la Roumanie qui, il y a un siècle, était considérée comme le grenier de l Europe et dont l agriculture aujourd hui ne suffit plus à couvrir les besoins du pays? Cas et urda, omniprésents en Roumanie. Tiberiu a organisé notre premier rendez-vous sur la route du lait. A l alpage où l on nous guettait, le seul qui n avait pas vraiment envie de nous voir arriver, c est le mouton, passé 6
en un instant de vie à trépas. Valer, le fromager, patientait pour terminer la fabrication de son cas (prononcer kach, ou fromage ). Si en temps ordinaire cinq personnes vivent à l alpage, ce jour-là nous sommes seize. Heureusement, il fait beau ; nous n aurons pas à nous serrer dans l unique pièce qui tient lieu de cuisine, séjour et chambre à coucher. Les voisins semblent n être là que pour aider la famille à mieux nous recevoir. Tiberiu a été chargé d apporter ce qui est nécessaire pour un jour de fête : du soda, de la tuica, le traditionnel alcool de prune et il faudra acheter du café, les Français boivent du café!, nous a-t-il répété en riant. Nous ne goûterons pas la mamaliga, cette bouillie de maïs qui constitue le plat de base du paysan roumain ce n est pas assez bien pour eux, mais nous recevons les morceaux les plus tendres du mouton, grillés à part sur de longs bâtons. Bien sûr nous goûterons le cas, qui se mange légèrement trempé dans du sel puisque, comme l urda (prononcer sérac ), il n est pas salé au moment de la fabrication. Fromages familiaux et de fabrication simple, chaque femme a appris à les faire à la maison. A l heure de la traite, il s agit tout d abord de conduire les animaux dans leur parc, ce qui prend un peu des allures de rodéo car les brebis ne sont pas habituées à évoluer devant un public aussi nombreux. Il faut ensuite les faire sortir l une après l autre par un couloir étroit. Le berger se place sur un tabouret à l arrière de la brebis libérée, un seau entre les pattes de l animal. Mais les brebis, en fin de lactation, n ont presque plus de lait. La traite ne donnera pas plus d un verre ou deux, ce qui ne contrarie personne : l essentiel était de nous faire plaisir. La journée touche à sa fin. Doris selle les chevaux et attelle la carriole qu elle a tapissée d épaisses peaux de mouton : il ne manquerait plus que les Français se meurtrissent les fesses! Un pot de miel rejoint, dans notre sac à dos déjà lourd de cadeaux, la bouteille de vin, le lait caillé, le cas, le sérac. Nous avons dit merci toute la journée, mais au moment de se quitter, ce sont nos hôtes qui nous remercient : Jamais aucun étranger n était venu nous voir ici. Saisonniers en alpage. Panfil vit en cette saison dans une cahute de deux mètres sur cinq dont le toit sans cheminée est ouvert au-dessus du foyer. Un feu, dont la fumée envahit toute la cabane, brûle sous le chaudron de lait. A l autre bout de la pièce, dans la pénombre, le coin réservé aux fromages : à côté du sérac du jour qui s égoutte, les cas des jours précédents, beaux
comme des pains qui lèvent, ont été mis à sécher pour deuxtrois semaines maximum : le cas n est pas un fromage de garde. Celui du jour est en cours de fabrication : après avoir fait bouillir son lait, Panfil l a emprésuré à la température du doigt, avant de découper grossièrement le caillé. Soutiré à la toile, le fromage est mis à égoutter sur une table une dizaine de minutes. Puis il est repris, broyé à la main, remis dans une toile. Il sera retourné six à huit fois au cours de la matinée. Gabriel, seize ans, jeune berger à l esprit vif, anticipe rapidement nos questions. Les mains jointes contre la joue, les yeux fermés pour indiquer qu une nuit passe, il explique que le fromage est fabriqué avec le lait mélangé des vaches et des brebis, des traites du soir et du matin. Au bout de la table d égouttage, le coin repas : la mamaliga, du pain, un reste de soupe de pommes de terre baignant dans du petit-lait. Dans la matinée le patron, un monsieur de la ville, est passé en voiture. Sans venir jusqu à la cabane, il a déchargé sur le bord du chemin le sac hebdomadaire de 25 kilos de pommes de terre, annoncé d un coup de klaxon. Il est destiné à Panfil et aux deux autres bergers qui s occupent de son troupeau. Au moment où nous partons, c est Gabriel qui note leurs adresses, pour recevoir les photos promises. Panfil, lui, ne sait pas écrire ou alors il a oublié. 8