Chapitre I Esquisses pour une définition de l imagination



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Transcription:

Chapitre I Esquisses pour une définition de l imagination «Ce terme, imagination, est fort en usage dans le monde : mais j ai peine à croire que tous ceux qui le prononcent, y attachent une idée distincte 1.» Par «imagination» on entendait d abord, dans la langue française, une hallucination, une vision de l esprit. C est relativement tard que le terme a fini par désigner ce que Malebranche entend lui-même par «imagination» : une faculté de l âme, une puissance de l esprit. L évolution du sens n a cependant jamais donné quelque avantage à un usage du terme comparable à celui qu on a fait du «génie». Assurément, le terme permet de désigner, outre une faculté, celui qui la possède, mais comme on peut le voir chez Malebranche lui-même, «une» imagination n est pas tant une personne que son tempérament : non pas l individu, mais plutôt son esprit en tant qu il est lui-même une certaine tournure du jeu des facultés. C est que, pour distinguer divers tempéraments, Malebranche n est pas loin de regarder d abord notre imagination la manière dont celle-ci, en tant que faculté, pour ainsi dire s échauffe. Celui-là, dira-t-on, est un mélancolique, cet autre un lymphatique ; n est-ce pas là une affaire d imagination? C est, à n en pas douter, en tout cas une affaire qui regarde le corps en même temps que l esprit, même pour le cartésien qui regarde l esprit comme une nature dictincte n ayant rien de commun avec le spiritus cette 1. Ces mots sont extraits du Traité de morale (1684), dont la publication est de dix ans postérieure à la première édition de la Recherche de la vérité (1674). Cf. I re partie, ch. XII, art. II, Pl II 528 ; OC XI 135-6.

14 Malebranche, De l imagination substance physique extrêmement subtile dans laquelle on avait la coutume de reconnaître l âme, sur le modèle d un souffle irriguant tout le corps. Les familles d esprit répondent à des familles de tempérament, tant il est vrai que ce terme de tempérament désigne pour Malebranche quelque chose de physique. Que l imagination soit de nos facultés la plus déterminante dans la définition de toutes ces différences, c est l un des enseignements qu on peut tirer du livre De l imagination de la Recherche de la vérité. Si ce n est pas le seul c est, croyons-nous, celui qui réclame du lecteur une attention tenace à la définition de l imagination : qu est-ce donc qu imaginer pour que l opération s avère si décisive dans la définition de nos tempéraments? La question est, de fait, extrêmement délicate. Le terme, selon Malebranche, souffre d être à la fois banal et équivoque : «l usage l autorise» mais ne le lie à rien de clair et d univoque 1. Peut-on dire qu il «réveille» même une idée sensible de l imagination? Il en réveille non une, mais une pluralité! Car toutes sont des idées, non pas de sa «nature», mais plutôt de ses «effets». C est avouer qu elle ne peut se connaître par elle-même. En cela elle n échappe pas au principe général de toute définition : pour définir une chose, il faut la concevoir, et non l imaginer. Malebranche s appuiera donc sur les idées distinctes que réveillent, quant à eux, des termes qui vont servir à cerner sa nature : notamment ceux d «esprit», de «corps», de «perception». Le texte n en sera pas moins sinueux, tâtonnant : il nous semble, en effet, qu il progresse par esquisses vers une définition apparemment limpide, en vérité subtile. 1. Imaginer, se figurer : entre sentir et concevoir Dans une première approche destinée à montrer les différentes espèces de perceptions de l esprit, les imaginations apparaissent d emblée comme des perceptions plus proches des sensations que des intellections 2. Malebranche reprend ici bien des choses à Descartes. Il 1. Nous commentons ici le Traité de morale, I, ch. XII, art. III, Pl II 528 ; OC XI 136. 2. Malebranche, De la recherche de la vérité, livre I, ch. IV, I, Pl I 44 ; OC I 66.

Chapitre I. Esquisses pour une définition de l imagination 15 lui reprend, d une part, l idée qu imaginer c est toujours «contempler la figure ou l image d une chose corporelle 1». Pas plus que les sensations, les imaginations ne portent sur des choses proprement spirituelles : l esprit imaginant ne peut apercevoir que des choses matérielles ; de sorte qu une chose spirituelle comme l âme est inimaginable. C est qu on n imagine pas sans que dans le cerveau se forment des images condition que Malebranche estime pour l instant ne pas du tout valoir pour les intellections, suivant en cela Descartes pour qui la conception des choses spirituelles n engage aucune trace. On peut, assurément, concevoir des figures, des choses étendues, mais c est là autre chose que les imaginer. Malebranche reprend ici à Descartes l idée que l imagination est approximative là où l intellection est toujours impeccable : le concept est parfait, l image est imparfaite ; de même que, pour Descartes, l image d un chiliogone est forcément confuse alors que son concept est forcément distinct 2. Ce n est pas que l image soit forcément la trace d une sensation passée : Malebranche précise bien «qu on imagine toutes sortes de figures, un cercle, un triangle, un visage, un cheval, des villes & des campagnes, soit qu on les ait déjà vues ou non». C est plutôt que l esprit, en les imaginant, supplée en quelque sorte à l absence des objets : il «se le rend présents», précise encore Malebranche. Quelle présence lui manque-til pour qu il s en invente une qui est imaginaire? La présence physique, ou encore sensorielle de la chose imaginée, voilà ce qui fait défaut, soit que l âme l ait déjà vécue auparavant, soit qu au contraire elle n ait jamais eu de sensation de ce qu elle imagine. Mais il faut préciser immédiatement ceci : qu à elle seule cette présence ne garantit en rien le fait de la sensation. On peut, remarque Malebranche, avoir la sensation d une chose qui est absente d un fantôme, d une chimère : il suffit pour cela que le cerveau reçoive «une semblable impression» à celle qu il recevrait si la chose sentie excitait les organes extérieurs de nos sens. C est dire qu une même chose physiquement absente peut être 1. Descartes, Méditations métaphysiques, II, AT.IX, 21. 2. Ibid., VI, AT.IX, 57.

16 Malebranche, De l imagination tout aussi bien sentie qu imaginée. Mais c est dire également que, si elle est sentie, l âme n a pas justement à se la rendre présente. Notre esprit peut sentir une chose en son absence. Ce faisant néanmoins, il ne l imagine pas : il ne forme pas d images pour la présentifier. La formation d images est tout naturellement le critère qui s impose pour caractériser les imaginations non seulement par rapport aux intellections pures mais non moins par rapport aux perceptions sensibles. L essentiel, c est l image pour caractériser ce mode de perception qu est l imagination. La question s impose donc, aussi naturellement, de savoir ce à quoi renvoie le terme «image» dans la pensée de Malebranche. 2. Qu est-ce qu une image? C est l âme qui imagine, comme c est l âme qui sent. Les imaginations comme les sensations sont toutes des perceptions, c est-à-dire des pensées. Faut-il donc que l image soit quelque chose d autre qu une imagination? On ne peut, à vrai dire, parler moins des images que Malebranche lui-même dans un traité entier sur l imagination! Et le peu d occurrences qu on y trouve du mot invite à les réduire aux traces cérébrales. Le «jeu de la machine» en détermine le sens : les «images» qu on se forme par l imagination «ne sont autres choses que les traces que les esprits animaux* font dans le cerveau 1». De la trace à l image le chemin est aisé, il est si naturel qu on peine à repérer la notion d une image qui, bien plutôt qu une trace au sens physique du terme, serait une image mentale, si l entend par là quelque chose de l âme. Quand Malebranche nous parle d «images corporelles», il ne veut pas dire plus qu images «dans le cerveau 2». Qu une imagination soit comme telle forcément une figuration ; qu imaginer pour l âme consiste précisément à penser dans l espace, à partir de figures ; que pour se figurer un être spirituel on doive percevoir un être corporel ; tout cela 1. Malebranche, De l imagination, II, ch. II, Pl I 207 ; OC I 275. 2. De la recherche de la vérité, I, ch. I, I, Pl I 44 ; OC I 66.

Chapitre I. Esquisses pour une définition de l imagination 17 est indéniable mais n a pas inspiré à Malebranche l idée de définir l image comme une réalité psychique à part entière, telle une figuration, une représentation spatialisante des choses. L image en tant que trace est même si peu psychique qu elle n a aucun rapport avec la vie de l âme : l âme ne la connaît pas tandis qu elle imagine. Ses imaginations («idées») qui répondent aux images («traces») lui viennent sans qu elle «considère ces traces» : comment le pourrait-elle s il est vrai qu «elle n en a aucune connaissance»? Elle ne peut se mêler d une liaison dont les termes physiques lui échappent 1. Malebranche, assurément, n exclut pas qu il y ait dans l esprit des vestiges qui répondent aux traces situées dans le cerveau. Mais il refuse de faire la théorie d une chose qui, en toute rigueur, n est que conjecturée. Certes, on peut supposer que quelque chose dans l âme correspond aux images qui sont dans le cerveau : il arrive à Malebranche d en parler comme d «images qui répondent aux traces 2». Mais on ne peut rien en dire. La nature de l âme nous étant inconnue distinctement parlant, on ne peut pas en connaître distinctement les modes, ou encore les changements 3. Malebranche soutient, en outre, une théorie de l idée qui ne laisse aucune place à des représentations de nature psychique. Tout ce qui est propre à l âme ne représente rien, seule la substance de Dieu est représentative. Le terme même d «idée»* désigne certes toute pensée ou modalité de l âme, mais il a chez Malebranche une signification autrement plus restreinte et bien plus radicale : l idée claire et distincte tant vantée par Descartes est transportée en Dieu ; c est le geste et l enjeu du Livre qui fait suite au Livre consacré à l imagination. Toute idée au sens strict est par nature divine, et ce n est qu en ce sens qu elle peut représenter à l âme quelque chose. De sorte que, en toute rigueur, il n est aucune image, au sens psychique du terme, qui puisse représenter quoi que ce soit à l esprit. L idée (divine) rend superflue toute image 1. Ibid., II, I, ch. V, Pl I 160 (in limine) ; OC I 216. 2. Traité de morale, I, ch. XII, art. IV, Pl II 129 ; OC XI 136 (in fine). 3. VII e Éclaircissement, Pl I 844 ; OC III 67.

18 Malebranche, De l imagination psychique (humaine). Elle est précisément ce dont nulle perception ne saurait se passer. Pas plus qu on ne peut sentir quoi que ce soit des choses sans avoir de celles-ci une représentation, on ne peut imaginer en l absence d une idée : «Les hommes ne sont capables de sensations, & d imaginations, que parce qu ils sont capables de pures intellections, les sens & l imagination étant inséparables de l esprit 1.» Toute imagination doit donc être, quant à elle, une certaine manière pour l âme d être en présence de l idée d un objet : elle implique cette présence, dont l image n est en rien l équivalent psychique. 3. Esquisse d une théorie phénoménologique de l imagination Au début du traité, l approche est, en effet, résolument physique 2. Afin de nous donner une «idée générale de l imagination», Malebranche s enquiert des «causes» purement physiologiques des imaginations. C est alors l occasion de mettre en évidence, un peu plus longuement qu il ne l avait pu faire dans le livre précédent, les raisons matérielles de l écart qui existe entre la sensation et l imagination. Les ressorts sont communs : les organes de nos sens* et leurs nerfs* parcourus par ce que Malebranche appelle, à la suite de Descartes, les «esprits animaux»* ; le cerveau et ses «fibres»* sur lesquelles les esprits peuvent graver des «traces»*, et en particulier les fibres de la «partie principale»* du cerveau par où l union se fait entre l âme et le corps. C est selon l origine de l influx nerveux qu il y a ou sensation ou imagination. Si cet influx provient de la périphérie par l impact d un corps sur la terminaison extérieure des nerfs, l âme perçoit en sentant et juge spontanément qu elle se trouve en présence d un objet extérieur ; s il provient à l inverse de quelque agitation des esprits animaux dans le cerveau lui-même, l âme imagine alors, jugeant naturellement que l objet aperçu ne lui est pas présent. En même temps qu il délivre un 1. De la recherche de la vérité, V, ch. I, Pl I 488 ; OC II 127. 2. Malebranche, De l imagination, I, ch. I, I, Pl I 143 ; OC I 191.

Chapitre I. Esquisses pour une définition de l imagination 19 éclairage physique, Malebranche approfondit l approche psychologique. Il est question maintenant du «jugement naturel»* qui accompagne toujours nos perceptions sensibles ou imaginatives. La différence qu il y a, toute psychologique, entre ces deux manières de percevoir les choses tient dans un tel jugement. On ne peut rien sentir qu on ne juge en même temps comme un objet présent ; on n imagine rien qu on ne juge en même temps comme un objet absent. Il n y a pas de sensation qui ne se sache comme telle, pas d imagination qui ne s éprouve comme telle. Comme pourra le montrer bien plus tard Jean-Paul Sartre, les manières pour l âme d apercevoir une chose sont des modes de conscience résolument distincts qualitativement 1. Si l imagination est une faculté, c est celle de la conscience qui pose son objet comme un objet absent : elle désigne la «conscience imageante» de l âme. Cette «conscience imageante» est en elle-même un acte qui peut prendre «quatre formes» : outre l acte de poser l objet même comme absent, il y a l acte de poser l objet imaginé comme existant ailleurs, voire comme inexistant ; il y a en outre l acte de «ne pas» le poser comme objet existant. Or à cette différence phénoménologique Malebranche fait correspondre d abord une différence qui est de provenance de l agitation des nerfs. Est-ce là ce qui lui fait dire que «ces deux facultés [sentir, imaginer] ne diffèrent entre elles que du plus & du moins 2»? 4. Sentir au lieu d imaginer Il y a, en vérité, une autre différence qui, physiologiquement, s avère plus décisive. Elle est d intensité dans l ébranlement des nerfs : selon que le cerveau se trouve plus ou moins vivement ébranlé, l âme sent ou imagine. Il y a, dans les deux cas, agitation des nerfs, des esprits animaux au dedans du cerveau. Aux faits de la sensation et de l imagination correspondent dans le corps des mouvements de même nature, lesquels, qui plus est, forment également des traces dans les 1. J.-P. Sartre, L imaginaire, Paris, Gallimard, 1940, p. 23. 2. Malebranche, De l imagination, I, ch. I, Pl I 142 ; OC I 190.

20 Malebranche, De l imagination fibres du cerveau. Leur différence tient à la vivacité plus ou moins importante de ces mêmes mouvements, laquelle vivacité se mesure à deux choses quand on regarde les traces : d une part à leur grandeur, et à leur profondeur. Quand «les traces sont petites, l âme imagine seulement» ; «à mesure qu[ elles] deviennent plus grandes & plus profondes», l âme juge alors qu elle sent 1. C est là la seule manière d expliquer que notre âme puisse sentir en l absence d un objet extérieur qui ferait impression sur notre propre corps : l influx nerveux partant de l intérieur du cerveau, sa direction n est plus un critère suffisant pour prévoir s il y aura image ou sensation. S il arrive que je voie un fantôme devant moi, la raison doit en être, physiologiquement, que les esprits s agitent d une manière aussi vive que si le corps d un homme venait à ébranler mon propre nerf optique! De même que la présence physique de la chose n est pas indispensable au fait même de sentir, le circuit que parcourent les esprits animaux n est pas déteminant alors qu ils devraient l être! Car Malebranche note bien que c est alors sentir au lieu d imaginer : «ces personnes [qui sentent toutes sortes de chimères] sentent ce qu ils ne devraient qu imaginer, & croient voir devant leurs yeux des objets, qui ne sont que dans leur imagination 2». La machine jouerait-elle à l âme de mauvais tours? C est la première question qui s impose en effet, même si ces accidents font l ordinaire des fous. Elle n est pas secondaire s il est vrai que Malebranche s attaque à la racine de toutes nos erreurs. Mais une autre surgit : l erreur est-elle ici une errance de plus de l imagination? Il faut d abord répondre que le jeu de la machine est toujours chez Malebranche d une régularité impeccable et sans faute. Si le péché atteint quelque chose de l homme, ce ne sont ni les natures (le corps, l âme) ni les unions elles-mêmes (l union de l âme et du corps, l union de l âme et de Dieu) ni même leur fonctionnement ; c est plutôt l équilibre entre les deux natures, et de là l équilibre des unions en tant que telles. Il s ensuit que la machine qui joue comme elle doit jouer 1. Ibid., III, ch. I, V, Pl I 248 ; OC I 326. 2. Ibid., I, ch. I, I, Pl I 143-4 ; OC I 192.