Les limites du maintien à domicile M me Corine Ammar Scemama, médecin psychiatre. M lle Faustine Viailly, psychologue spécialisée en gérontologie. M Benoît Michel, étudiant en psychologie. Le maintien à domicile est l option la plus souvent prise pour l accompagnement du sujet âgé fragilisé. Les raisons que nous avons pu observer, qui semblent motiver ce choix, sont de plusieurs ordres. D une part, elles ont trait à des pressions sociétales et, d autre part, à des raisons liées au sujet âgé lui-même et à son entourage familial. Parmi les pressions sociétales, on peut, dans un premier temps, parler des choix politiques français en matière de gérontologie, qui cherchent à favoriser le plus longtemps possible ce maintien à domicile (objectif numéro 3 du plan Alzheimer 2008-2012, mesures 6 et 7 : «Permettre aux personnes atteintes et à leurs proches de choisir le soutien à domicile»). Rajoutons que certaines pressions économiques ne sont pas étrangères à ces orientations politiques. Enfin, il existe des représentations sociales du placement en institution qui peuvent alimenter des réticences et favoriser ainsi une décision de maintien à domicile (mauvaise image de la maison de retraite vue comme un «mouroir» par exemple). S agissant de pressions davantage liées à l entourage de la personne âgée, on sait que certaines valeurs de solidarité familiale vont largement peser sur le choix des aidants. De plus, le coût d un placement en institution reste très élevé et rend parfois la décision de placement difficile. Par ailleurs, le sujet âgé fait lui-même le plus souvent le choix de rester chez lui aussi longtemps que cela reste possible. Pour que ce maintien à domicile puisse être mis en place, des moyens sont mis à la disposition de l aidé et de l aidant. 1
Concernant le sujet âgé aidé, nous avons pu répertorier plusieurs types d aide. Tout d abord, celles en lien avec l intervention de différents professionnels et en premier lieu le médecin traitant. Celui-ci assurera l organisation du maintien à domicile et orchestrera les interventions des autres professionnels : ergothérapeute aménageant les conditions d habitat, orthophoniste, kinésithérapeute, infirmières diplômées d état, auxiliaire de vie et aideménagère. Autres types d aides : celles publiques, associatives et sociales, tels que les accueils de jour qui offrent la possibilité d une prise en charge une ou plusieurs fois par semaine, les services de portage de repas à domicile et les associations d aide locales (foyer du 3e âge, ) ou nationales (ex : France Alzheimer). Et enfin, les aides correspondant aux ressources humaines de proximité, telles la famille, les amis, le voisinage Quant à l aidant familial, il pourra lui aussi compter sur son propre entourage, les services sociaux (CLIC, CCAS, ), sur son médecin traitant et les accueils de jour qui dans ce cas lui permettront d être soulagé en lui libérant du temps et lui accordant un répit. On voit par ailleurs émerger de plus en plus d associations d aide aux familles comme l Association d Aide aux Aidants (ou A3). Malgré l ensemble de ce dispositif, des limites apparaissent à ce maintien à domicile. Concernant le sujet âgé, l apparition de troubles du comportement, l aggravation des troubles cognitifs ainsi que des troubles physiologiques et moteurs, interagissant les uns avec les autres, participent à l augmentation de la dépendance du sujet et la perte d autonomie. Du côté de l aidant apparaissent également des limites d ordre physiques, psychologiques et sociales. Elles vont concourir à un épuisement général de l aidant. La perte d autonomie du sujet âgé d une part, et la fatigue générale de l aidant de proximité d autre part, aboutissent à la dégradation progressive de la relation aidant-aidé. Par ailleurs, cette dégradation va elle-même participer rétroactivement à l aggravation de la dépendance de l aidé et à l épuisement de l aidant. 2
L effet «boule de neige» naissant de ces interactions multiples pourra évoluer vers un point de rupture obligeant et précipitant une institutionnalisation. Le schéma page suivante formalise et précise les détails de cette dynamique. Réflexions personnelles sur cet accompagnement soignant à la lumière de notre travail régulier avec les familles dans un accueil de jour. Il nous semble important de préciser que cette notion de juste temps de bon moment n appartient pas au professionnel mais reste le propre de la famille, de l aidé et du couple aidant-aidé, qui eux seuls vont devoir prendre la décision de l institutionnalisation. On va voir apparaître un point de rupture dans la dynamique du maintien à domicile, qui va entraîner la décision de placement. Cette rupture et la décision qui en découle sont, de fait, propres à chaque famille en ce qu elles sont généralement liées aux limites de l aidant. Notre expérience avec les familles rencontrées en accueil de jour nous a ainsi montré combien ce point de rupture est différent d une famille à l autre, en fonction de sa tolérance propre et de son environnement, de son histoire et des problématiques de chaque couple aidant-aidé. Face à cette dynamique, le rôle du soignant est d abord de s assurer que les moyens mis en œuvre sont en adéquation avec les besoins de la famille, de sorte que celle-ci dispose de l ensemble des aides pour favoriser le maintien à domicile. De plus, la position du soignant et de l équipe soignante en général tient davantage à l information, au soutien et à l accompagnement des familles et des aidés. Nous pensons ainsi que cette position soignante doit être collective et consultative, accompagnatrice dans la décision de la famille. Ainsi, quand bien même le professionnel pose un jugement sur la question du placement (l institutionnalisation serait avisée à ce moment, ou au contraire : le maintien à domicile devrait se poursuivre), il se doit de respecter l autonomie décisionnelle familiale. Le questionnement éthique du soignant se pose alors ainsi : comment concilier d une part la non-malfaisance par rapport à une situation de maintien à domicile potentiellement dangereuse et d autre part le respect de l autonomie décisionnelle familiale lorsque la décision de placement peut sembler trop précoce ou au contraire trop tardive? 3
aidé aidant k troubles du comportement k troubles cognitifs k troubles physiologiques et moteurs limites physiques limites psychologiques limites sociales agressivité désinhibition mise en danger fugue troubles du sommeil troubles de l alimentation inversion du cycle veillesommeil moindre résistance aux frustrations apathie mémoire orientation spatiale et temporelle langage reconnaissance raisonnement aphasie incontinence troubles digestifs troubles de la motricité cachexie fragilité générale troubles praxiques épuisement fragilité vulnérabilité troubles du sommeil troubles de l alimentation stress anxiété résistances (à l information, la compréhension, l état de l aidé) réticences comportement d isolement isolement social problèmes économiques k dépendance m autonomie épuisement général DÉGRADATION RELATION AIDANT - AIDÉ situation d urgence institutionnalisation Les limites du maintien à domicile. Ce schéma présente les limites respectives et communes de l aidé et l aidant en situation de maintien à domicile. Il met en lumière des interactions importantes qui peuvent évoluer vers un point de rupture obligeant et précipitant l institutionnalisation 4
Cette notion d accompagnement du couple aidant-aidé nous semble particulièrement importante. Un accompagnement de bonne qualité ne peut se réaliser qu à travers l élaboration d une relation de confiance entre le professionnel et le couple aidant-aidé : une relation construite progressivement, sur la base de l écoute et d un suivi réel et régulier. C est aussi cette relation de confiance qui va nous permettre d être «entendus» par les familles et, par ailleurs, d être réassurant face à toute prise de décision. Notons qui plus est que c est la dégradation des capacités de l aidé et, bien souvent, la pathologie liée à cette dégradation, qui a en quelque sorte forcé la création du couple aidantaidé, en révélant notamment la dépendance de l aidé par rapport à ses proches. Ainsi, le soignant doit pouvoir prendre en compte le rythme de création et d évolution de ce couple, ainsi que la façon dont celui-ci va s adapter à cette évolution. C est le cas notamment lorsqu il devra évaluer quelles vont être les conséquences, sur la relation aidant-aidé, de l aggravation des symptômes ou de l augmentation de la dépendance et des besoins. Ce couple n attend finalement pas du soignant qu il lui dicte ce qu il doit faire. Mais c est à travers cette relation de confiance que le professionnel peut, par la suite, se montrer plus persuasif et surtout plus efficace dans ses conseils. Le soignant doit ainsi accompagner, écouter et renseigner le couple aidant-aidé jusqu au point de rupture. Alors, il devra guider la décision imposée par la situation, que prend la famille ou le couple aidant-aidé. Notons enfin que ces temps de rupture sont parfois bénéfiques et permettent de faciliter certaines décisions, notamment en ce qu ils peuvent déculpabiliser la famille («C est le neurologue, à la suite d une hospitalisation d urgence, qui impose le placement, ce n est pas moi.»). Là encore, ce sont ce suivi et cette relation de confiance qui vont permettre de décrypter le sens de la décision prise par un tiers : comme nécessité déculpabilisante et facilitatrice dans la prise de décision, ou au contraire comme décision imposée et mal vécue, détériorant le processus décisionnel et augurant de difficultés ultérieures. 5