Marie-Laurence Garneau



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Marie-Laurence Garneau TRAVAIL DE RECHERCHE FINAL Anthropologie politique Comparaison de l Afrique du Sud sous l apartheid, durant la période de transition et après l apartheid Travail soumis dans le cadre du cours Courants théoriques en anthropologie contemporaine ANT 4523 A

Anthropologie politique Comparaison de l Afrique du Sud sous l apartheid, durant la période de transition et après l apartheid «For to be free is not merely to cast off one s chains, but to live in a way that respects and enhances the freedom of others» -Nelson Mandela 1 Introduction : La République d Afrique du Sud, aujourd hui perçue comme un pays émergent, représente un cas difficile à catégoriser, puisque «en raison de son histoire, [celle-ci] est à la fois une économie développée et en développement» (Wise, 2004: 7). Effectivement, bien que son économie soit relativement développée, la majorité de la population vit dans des conditions tiers-mondistes, le pouvoir économique se trouvant concentré entre les mains d une maigre minorité de la population, la plupart du temps blanche. Sa situation est également fort complexe au niveau politique. En effet l abolition de l apartheid, officiellement amorcée en 1991 (Compagnon, 2014) avec les mesures prises par le Président Frederik De Klerk, a mené à une transformation radicale du paysage politique sud africain. Effectivement, l abolition de ce système de ségrégation institutionnalisée s est caractérisée par la création d une nouvelle Afrique du Sud, nécessitant l élaboration d une nouvelle constitution, tout comme l adoption d un nouveau drapeau et d un nouvel hymne national. Ainsi, on cherche à enrayer toute trace institutionnalisée pouvant rappeler l ancien régime d une quelconque manière. De plus, bien que les blessures du passé ne tardent à cicatriser, la «nation arc-enciel» tente tant bien que mal de se remettre de cette sombre période de son histoire allant de 1948 à 1994, se concluant par la tenue des premières élections «multiraciales» en avril cette année-là, puis plus tard avec l adoption de la nouvelle constitution en 1996. Toutefois, il va sans dire que l apartheid est loin d être complètement chose du passé, ses conséquences se faisant toujours sentir aujourd hui particulièrement en matière d économie, alors qu un grand gap sépare toujours la population noire de la population blanche. Par conséquent, bien que toute inégalité politique n ait été abolie 1 Nsehe 2013 1

en même temps que l apartheid du point de vue légal, la réalité concrète des Sud- Africains demeure différente. Le présent travail consistera donc à analyser le politique en Afrique du Sud, focalisant son attention sur les notions de pouvoir, d identité et de minorité. Il sera question des principaux enjeux politiques qui ont traversé la société sud africaine de l instauration officielle de l apartheid en 1948 jusqu à nos jours. Pour ce faire, la période de temps ciblée sera divisée en trois périodes, soit la période de l apartheid (1948-1990), la période de transition vers la démocratie (1990-1996) et finalement la période postapartheid (1996 à aujourd hui). Tout d abord, un bref aperçu de l histoire sud africaine permettra de remettre en contexte les évènements ayant mené à l instauration de l apartheid en 1948, puisque, comme l explique Didier Fassin, «toute étude concrète des sociétés affectées par la colonisation ne peut s accomplir que par référence à ce complexe qualifié de situation coloniale» (Fassin, 2008 : 173). Par conséquent, la société sud-africaine ayant subi une double colonisation (hollandaise et britannique), ne peut se comprendre qu en expliquant d abord l influence de cette colonisation. Ensuite, le politique sera analysé pour chacune des périodes mentionnées plus haut (période de l apartheid, période de transition vers la démocratie et période postapartheid) à l aide principalement des notions de pouvoir, identité et minorité. Finalement, en guise de conclusion, une comparaison entre ces trois périodes sera effectuée pour comprendre les changements politiques vécus en Afrique du Sud d une période à l autre. 2

I. Historique de l Afrique du Sud avant l instauration de l apartheid 2 : «No man is born hating another person because of the color of his skin, or his background, or his religion. People must learn to hate, and if they can learn to hate, they can be taught to love, for love comes more naturally to the human heart than its opposite» -Nelson Mandela 3 En premier lieu, attardons-nous quelque peu à l histoire de l Afrique du Sud pour comprendre les évènements et les processus qui ont conduit à l instauration de l apartheid comme élément constitutif de son système politique. On peut d emblée affirmer que l occupation humaine du territoire sud-africain ne date pas d hier. Effectivement, des ossements d australopithèques vieux de quelque 3,6 millions d années y ont été retrouvés, de même que des traces de populations de chasseurscueilleurs datant de 1500 ans avant notre ère. Toutefois, ce n est qu au quinzième siècle que les Européens y font leur apparition, tout d abord avec l arrivée des Portugais puis, de façon plus significative, avec celle des Hollandais qui y installent un comptoir de la Compagnie hollandaise des Indes orientales en 1652. Par la suite les Boers, des fermiers d origine hollandaise et calvinistes, s y installent définitivement pour y cultiver la terre. Cela entraine une expansion rapide de la colonisation hollandaise. Vers la fin du dix-septième siècle arrivent des colons français protestants, ce qui entraine des conflits qui s ajoutent à ceux déjà entamés avec les Hottentots, une population indigène que les Boers réduisent en esclavage. Les Boers importent également des esclaves en provenance d autres régions d Afrique. En 1779, jusqu en 1780, une première guerre éclate entre les Européens et les Bantous, un groupe indigène qui dominait déjà les Hottentots, guerre qu on appelle guerre des cafres. On assiste à cette époque à une apparition progressive de la culture afrikaner, ainsi qu au développement de leur langue, l afrikaans. 2 Sommaire de l histoire sud-africaine basé majoritairement sur CEFAN 2014. Les autres sources seront citées directement dans le texte. 3 Tiré de A Long Walk to Freedom, l autobiographie de Nelson Mandela. 3

À la fin du dix-huitième siècle, c est au tour des Britanniques de faire leur apparition sur le territoire alors appelé le Cap ou Colonie du Cap. Cette colonisation britannique débute par l installation de missionnaires de la Société missionnaire de Londres dans le but d évangéliser les populations indigènes. En 1814, la Grande-Bretagne fait l acquisition de la Colonie du Cap et, particulièrement après 1820, des milliers de colons anglais y débarquent. En 1822, les Britanniques y instaurent l anglais comme langue officielle, ce qui a pour effet de provoquer la colère des Boers et une monté de l Afrikaans, ainsi que de la concurrence pour les terres. Toutefois, c est quand la Grande-Bretagne abolit l esclavage en 1833 que les Boers se sentent le plus menacés et manifestent réellement leur frustration en se déplaçant vers le nord lors de ce qu on appelle le Grand Trek, qui s effectue entre 1835 et 1837 et forge l identité Boer. Par contre, ces derniers se heurtent au Zoulous qu ils affrontent dans la Blood River Battle le 16 décembre 1838 dont les Boers sortent victorieux, notamment en raison des conflits internes au peuple zoulou qui ont causé leur fragmentation en petits groupes fragilisés. Par la suite, les Boers fondent la république du Natal en 1840 et trois ans plus tard, en 1843, celle-ci est annexée à la Colonie du Cap par les Britanniques. Les Boers retraitent donc vers l intérieur des terres et fondent la république du Transvaal en 1852 et l État libre d Orange en 1854. Néanmoins, la découverte de gisements de diamants dans le Transvaal en 1867 a pour conséquence de relancer l expansionnisme britannique. Ainsi, profitant d une révolte zouloue, les Britanniques parviennent à annexer le Transvaal en 1877. En 1879, l empire zoulou est détruit par les Britanniques, alors que les Boers cherchent à reconquérir leur indépendance en 1880 lors de la première Guerre des Boers qui se solde par un échec britannique et la reconquête de la république boer indépendante du Transvaal en 1881. En 1886, la découverte de gisements de toutes sortes prolifère dans le Transvaal, ayant pour conséquence l installation de mineurs britanniques dans cette région, puisque l exploitation des gisements d or est financée par la Grande-Bretagne. Toutefois les Boers répliquent en imposant une taxe aux étrangers, particulièrement aux Britanniques, menant à une tentative d expédition militaire de la part de ces derniers dans le but de récupérer le Transvaal, qui se solde encore une fois par un échec 4

britannique. Cette tentative entraine l enveniment des relations entre la Colonie du Cap et les Boers. Conséquemment, en 1895, les Boers déclarent la guerre aux Britanniques, ce qui deviendra la deuxième Guerre des Boers. Les Britanniques ouvrent alors des camps de concentration où ils enferment femmes et enfants boers dans d horribles conditions. Cette guerre perdure jusqu en mai 1902 et la Grande-Bretagne en sort victorieuse en conquérant les deux républiques boers, ces derniers devant s avouer vaincus. Ainsi, avec le Traité de Vereeniging signé le 31 mai 1902, la Grande-Bretagne fait l acquisition de la république du Transvaal et de l État libre d Orange. Cependant, ces derniers accordent aux Boers un gouvernement indépendant, de même que le droit d utiliser l afrikaans dans les écoles et les cours de justice. De plus, la Grande-Bretagne accorde aux Boers trois millions de livres pour la reconstruction du pays suite à la guerre. En 1910, la Grande-Bretagne rassemble ses colonies en formant l Union sudafricaine. Les Boers deviennent alors les Afrikaners et forment la majorité de la population blanche de cette Union. Toutefois, les Noirs et les Métis sont dès lors exclus complètement de la vie politique. Cela a pour conséquence la création, par les élites noires, du premier parti bantou, l ANC (Congrès National Africain). Sensiblement au même moment, la Grande-Bretagne instaure une politique d anglicisation forcée des Afrikaners, provoquant la monté de ce nationalisme afrikaner qui mènera plus tard à l instauration de l apartheid. De son côté, la population noire commence à voir l anglais en tant que passeport vers l ascension sociale, leurs propres langues n étant pas considérées, tant par eux-mêmes que par les Blancs, comme des langues de pouvoir. En 1911, le parlement blanc adopte sa première loi ségrégative interdisant à tout non-blanc l accès aux emplois spécialisés. Par la suite, en 1913, ce même parlement blanc adopte le Native Lands Act qui réserve 93% du territoire à la minorité blanche, laissant seulement 7% du territoire pour la population noire qui représente alors les deux tiers de la population de l Union sud-africaine. Le Native Lands Act restreint donc chaque race à un territoire lui étant assigné, en plus d interdire l acquisition de terres en dehors de cette zone (Meillassoux et Messiant, 1991 : 289). En 1923, avec l adoption du Native Urban Areas Act, toute habitation des quartiers noirs ou townships devient 5

par définition une location et les conditions permettant d y habiter sont extrêmement restreintes. Lors de la Première Guerre Mondiale, l Union sud-africaine, alors dirigée par Louis Botha, se démarque en occupant le Sud-Ouest africain, alors allemand. Cela anime la volonté des Afrikaners de se distinguer des Britanniques, menant en 1925 à l adoption de l afrikaans comme première langue officielle de l Union sud-africaine, devant l anglais. Les Britanniques instaurent un passeport restreignant les mouvements des Noirs, en plus de leur interdire de s installer dans les secteurs réservés aux Blancs et d interdire les rapports sexuels en dehors du mariage entre les différentes races, sans compter toute une série d autres mesure ségrégatives. Étant auparavant un dominion britannique, l Union sud-africaine obtient sa pleine souveraineté en tant que pays du Commonwealth avec le statut de Westminster en 1931, alors qu on entame une phase d alphabétisation des Noirs, favorisant l afrikaans ou l anglais au détriment des langues africaines. Toujours au cours des années 1930, la discrimination raciale s installe de plus en plus, affectant particulièrement la situation des travailleurs noirs. En effet, «la discrimination raciale a eu pour effet de maintenir les coûts de la main-d œuvre [noire] à un niveau bas» (Wise, 2004 : 8). Plus encore, «la discrimination et la production se traduisaient par des mesures qui abritaient les entreprises et les agriculteurs blancs de la concurrence africaine, en réservant la majorité des terres à des propriétaires blancs et aux entreprises appartenant aux Blancs pour les subventions et les autres aides» (Wise 2004 : 9). Par conséquent, «les noirs se trouvaient en dehors de l économie officielle» (Wise 2004 :9). Cette situation perdurera jusqu à plus ou moins la toute fin de l apartheid. En 1936, le parlement blanc met en place le Native Trust and Land Act qui consiste en «un fond pour le rachat de terres européennes en vue de l élargissement des réserves, l objectif étant de porter leur superficie à environ 13,7% du territoire» (Meillassoux et Messiant, 1991 : 289). Ces réserves appelées bantoustans sont censées être des territoires autonomes, que l on compare à des États nationaux (ou Black States) auxquels on annexe certains townships situées dans les zones réservées aux Blancs. 6

Finalement, c est en 1948 que Daniel F. Malan, alors chef du Parti National, élabore la politique de l apartheid pour gagner l électorat anglais conservateur. Il applique son concept ayant pour but de préserver la suprématie blanche dès son élection la même année, institutionnalisant complètement la ségrégation raciale déjà en place depuis les tout débuts de l Union sud-africaine. Ainsi, c est de par ce long processus de colonisation s étalant sur plus ou moins trois siècles que l apartheid a fini par s imposer en tant que politique de ségrégation raciale de jure, c est-à-dire institutionnalisée et légitimée par des lois. Toutefois, il importe ici de mentionner que l apartheid n a pas été appliqué ni institutionnalisé exactement de la même façon tout au long de sa durée officielle. Dans les faits, maintes réformes y ont été apportées, avec l adoption et l abolition, la modification de ses diverses lois constituantes. Maintenant que l apparition de l apartheid a été remise en contexte, il est possible de s attarder au politique en Afrique du Sud justement à partir de son instauration. II. La période de l apartheid (1948-1990): «When a man is denied the right to live the life he believes in, he has no choice but to become an outlaw.» -Nelson Mandela En second lieu, examinons maintenant le politique durant la période de l apartheid qui s étant de 1948 à 1991. Officiellement adopté par Daniel F. Malan et son gouvernement du Parti National en 1948, l apartheid est défini par Michael Wise comme étant un «système de gouvernement par une minorité qui a prévalu pendant la majeure partie du dix-neuvième siècle [et a] divisé la population afin de préserver ces inégalités» (Wise, 2004 : 10). Claude Meillassoux et Christine Messiant ajoutent que de «par sa politique raciale, le mépris et la brutalité qu elle engendre, sa volonté systématique de diviser, le Parti National [ ], au pouvoir depuis 1948, n a cessé de fomenter et de gérer une interminable guerre sociale dont il s est nourri», (Meillassoux et Messiant, 1991 : 13). Plus encore, Meillassoux et Messiant affirment que le Parti National, c est-à-dire le parti au pouvoir tout au long de l apartheid, «a 7

suscité, par des manipulations politiques, territoriales, idéologiques, juridiques une succession quasi ininterrompue de crises et d émeutes violemment réprimées dont l issue a été une aggravation continue de la ségrégation», procédé qu il appelle le génie social (Meillassoux et Messiant, 1991 : 13). Ainsi, selon Wise, de même que Meillassoux et Messiant, l apartheid se maintient durant toutes ces années en se basant sur un principe de diviser pour mieux régner. Effectivement, le point central de l apartheid est la fragmentation de la population, d abord en races, puis en ethnies. On cherche à créer des tensions non seulement entre les différents fragments, mais aussi et surtout au sein d un même fragment, particulièrement entre les Noirs. Cette fragmentation entraine de la violence, violence sur laquelle s appuie justement le pouvoir de l apartheid selon Meillassoux et Messiant. Il ajoute que cette violence est «plus souvent provoquée que spontanée» (Meillassoux et Messiant, 1991 : 14). De cette façon, l État cherche à créer cette violence pour en quelque sorte justifier sa domination de la population noire auprès de la population blanche qui, malgré le fait qu elle demeure presqu entièrement épargnée par cette violence tout au long de l apartheid, ressent le besoin d être protégée, ce que la ségrégation raciale vient d une certaine façon combler. En plus de cette violence, l apartheid s assoit sur une série de lois et de mesures pour consolider et légitimer la domination de la majorité noire par la minorité blanche, dont plusieurs ont été mises en place avant l instauration de l apartheid, comme le Native Lands Act et le Native Trust and Land Act mentionnés précédemment dans l historique des évènements ayant mené à l adoption de ce système ségrégatif. Toutefois, ce n est qu à partir de 1948 que le système a réellement pris des forces au niveau institutionnel, notamment avec le Population Registration Act de 1950 qui assigne à tous les Sud-Africains une identité raciale étant elle-même associée à un group area ou homeland qui ne correspond pas toujours au groupe réel. À l époque, on séparait trois groupes, soit les Blancs, les Noirs et les Coloured, alors que les Indiens ne sont pas encore considérés comme un groupe à part entière, bien qu ils le deviendront plus tard pour des motifs économiques. Un Noir se définit alors comme «une personne qui est généralement acceptée comme membre d une race aborigène ou d une tribu d Afrique», alors qu un Blanc se définit en tant que «personne qui a) est évidemment blanche dans son apparence et n est pas généralement acceptée comme colorée ; ou b) 8

qui est généralement acceptée comme blanche tout en n étant pas évidemment blanche dans son apparence» (Meillassoux et Messiant, 1991 : 288). Finalement, un Coloured est quelqu un qui n entre dans aucune des deux autres catégories. À partir de 1959, jusqu en 1967, le gouvernement sud-africain procède à une subdivision des Coloured en cinq catégories, soit Métis du Cap, Métis, Chinois, Indiens (qui formeront plus tard leur propre groupe) et Autres Asiatiques, à l exception des Japonais qui sont catégorisés en tant que Blancs (Meillassoux et Messiant, 1991). On constate ainsi que ces définitions son extrêmement arbitraires, en plus de laisser place à une grande interprétation dans la catégorisation des individus, particulièrement en ce qui a trait aux Coloured qui ne sont pas définis en soit, mais se caractérisent plutôt par la nonappartenance aux catégories de Blanc ou Noir. Cependant, Meillassoux argumente que cette question d identité raciale donne lieu à ce qu ils appellent des manipulations vers le haut (de la part des autorités) et vers le bas (de la part des populations pour obtenir certains droits pouvant être associés au fait d être placé dans une certaine catégorie qui n est en fait pas nécessairement la sienne). Également, vers 1980, le Group Areas Act commence à être assoupli et modifie, certaines zones préalablement associées à un groupe particulier pouvant devenir du coup mixtes. La séparation spatiale et politique des races, abordée précédemment avec le Native Lands Act est l un des éléments centraux de l institutionnalisation de l apartheid. Plusieurs acts ont étés adoptés dans cette optique, tels que le Bantu Authorities Act qui tente de reconstruire les chefferies africaines dans les bantoustans qui, en 1959 avec le Promotion of Bantu Self Government Act, s orientent vers l autonomisation, mais toujours sous un certain contrôle du gouvernement blanc de par la Black Territorial Authority instauré progressivement entre 1961 et 1967. Du côté plus social, le Reservation of Seperate Amenities Act de 1953 «institu[e] une ségrégation stricte de l ensemble des lieux publics et des services» (Meillassoux et Messiant, 1991 : 290), ce que Meillassoux et Messiant qualifient d apartheid mesquin. Par conséquent, en plus de séparer les races physiquement en assignant des lieux publics à certains groupes spécifique, cette politique a pour effet d accentuer une inégalité déjà existante dans l accès aux services. Bien que le Reservation of Seperate Amenities soit déjà remis en cause au début des années 1980, il n est abolit officiellement qu en octobre 1990. De plus, la majorité des lois limitant justement la mobilité, tant géographique que sociale, 9

est abolie à partir de 1985, alors que les villes deviennent plus ouverte qu auparavant pour la population noire et colorée, ouverture qui s accentue en 1991 lors de la transition démocratique du pays qui s amorce cette année-là (Freund dans Colin, 2008). Cette mobilité grandissante ne concerne pas seulement les personnes, mais également la violence qui, de par les manipulations sociales du gouvernement en place, s était d abord et avant tout concentrée dans les townships réservés aux Noirs. Avec la mobilité spatiale de la population noire accentuée à partir de 1985, la violence qui avait alors pratiquement épargné la population blanche se répand jusqu à eux et dans leurs quartiers. En somme, Claude Meillassoux et Christine Messiant distinguent deux bases sur lesquelles la discrimination raciale s opère en Afrique du Sud sous le régime de l apartheid. Tout d abord, il parle de la discrimination essentielle qui «est d ordre politique et constitutionnel; elle a pour conséquence et pour objectif - de priver la population noire d une citoyenneté effective» (Meillassoux et Messiant, 1991 : 291). L autre base opérationnelle de l apartheid selon Meillassoux et Messiant comprend «un certain nombre de lois d exception, directement dirigées contre l expression politique du mouvement nationaliste noir et de ses alliés» (Meillassoux, 1991 : 291). Meillassoux et Messiant fournissent également une synthèse permettant d éclairer le complexe système politico-administratif sud-africain. Ce système tricaméral se divise en trois instances, soit le national tier, le regional tier et le local tier. Le national tier, avec à sa tête le président, est composé du parlement et du Conseil du Président. Avec les différentes réformes apportées à l apartheid à partir des année 1980, le parlement se subdivise à son tour en trois chambres, soit l Assembly (élue par les Blancs), la House of Representative (élue par les Coloured) et la House of Delegates (élue par les Indiens). Ces trois chambres forment le parlement et peuvent, à l unanimité, censurer le Conseil du Président qui forme le gouvernement. Le Conseil du Président est présidé par le Président de la République qui est le chef du gouvernement et qui est élu par un collège électoral issu du Parlement. De plus, durant l administration de PW Botha, s ajoutait à tout cela le State Security Council qui est élu et présidé par le Président de la république dans le contexte de l État d urgence décrété en 1986 et qui n est levé que sous l administration De Klerk. Cependant, depuis le début de la colonisation de la 10

Colonie du Cap, en passant par l adoption de l apartheid, jusqu à l élection de l ANC et la présidence de Nelson Mandela en 1994, jamais la population noire n a eu de réel pouvoir politique en dehors des bantoustans, alors que ce pouvoir demeure censurée par le contrôle du national tier blanc. Ainsi, tout est organisé en Afrique du Sud sous l apartheid en fonction de la ségrégation raciale. L objectif est de maintenir une séparation quasi absolue entre les races, tout en s assurant soigneusement d exclure autant que possible la population noire, tant au niveau politique comme le démontre la présence des trois chambres dont l élection se fait sur une base raciale, et au niveau social, comme le démontre la présence de lieux publics et de services distincts pour les différents groupes raciaux. On en revient à cette idée de diviser pour mieux régner qui, comme on vient de le démontrer, s applique entre les races, mais plus particulièrement au sein même de la race noire. Il importe par contre de mettre en lumière le fait que cette domination de la majorité noire par la minorité blanche ne se fait pas sans résistance de la part de la population noire. Effectivement, durant toute la durée de l apartheid plusieurs mécanismes de résistance ont étés mis en place pour contrer ou du moins contourner le système. Ces mécanismes ont été mis en place ou encouragés par les organisations politiques noires, particulièrement le Congrès National Africain (ANC), et les syndicats regroupant des travailleurs noirs, réunis sous la bannière du COSATU (Congress of South African Trade Unions). Les organisations comme l ANC et le Parti Communisme doivent opérer dans l illégalité durant une grande partie de l apartheid, le gouvernement ayant instauré des politiques visant à limiter leur capacité d action à partir de 1950, tout d abord avec le Suppression of Communism Act (1950), puis avec le Terrorism Act (1967), de même que plusieurs autres. Le but de ces politiques est d affaiblir les organisations politiques susceptibles de rassembler les masses noirs contre le pouvoir en place, notamment en assignant leurs leaders à domicile, en les rendant simplement illégaux ou en attaquant leurs membres lors de rassemblements. Cela n empêche tout même pas une solidarité de se former chez la population noire contre cet ennemi commun qu est l apartheid, entre autre sous l emblème de Nelson Mandela, en dépit de l emprisonnement de celui-ci durant la majeure partie de l apartheid. Plus encore, la 11

population noire sud-africaine reçoit l appuie international d organisations, telles que l Organisation des Nations Unies, qui appliquent de sévère sanctions contre l Afrique du Sud, de même qu un boycott massif au niveau économique, promu notamment par ses pays voisins (Dissez, 2010). Également, malgré les efforts du gouvernement, une identité collective s est peu à peu formée entre les différents groupes au sein de la race noire. Effectivement, bien que de nombreux différents ne sépare les différents groupes et partis, ceux-ci en viennent, au nom de la liberté et de la fin de l apartheid, à unir leurs forces dans la lutte. Cette lutte s organise principalement autour de la désobéissance civile, de manifestations et de grèves. Au début de la lutte se base sur le principe de la nonviolence qui est peu à peu mise de côté à mesure que l étau de l apartheid se ressert sur la population subordonnée. Toutefois, face à la relative inefficacité de la non-violence, l ANC crée sa branche armée, l Umkhonto weswize en 1961 pour répliquer à la violence physique appliquée par l État (Lodge 2003). Ainsi, le mouvement de contestation de l apartheid, avec l ANC à sa tête, prend de l ampleur et envoie plusieurs de ses membres à l étranger pour être formés dans le but d une éventuelle guérilla. De plus, comme l ANC représente les intérêts de plus ou moins les deux tiers de la population, le gouvernement n a d autre choix que de céder dans une certaine mesure pour limiter la grande montée de la violence causée par la colère face au système. C est ainsi que plusieurs des lois fondamentales de l apartheid tombent ou se transforment les unes après les autres à partir des années 1980, moment où la tension augmente à vue d œil, jusqu à l explosion de la guerre civile en 1984 jusqu en 1987 (Copans, 1991). C est donc en 1985, face à la guerre civile, que s amorce la première période réformiste de l apartheid sous la présidence de PW Botha, sans toutefois que l abolir. Suite à des pressions provenant entre autre de Frederik De Klerk, Botha démissionne et est remplacé en 1989. À un niveau plus analytique et théorique, on peut ici établir un parallèle entre la situation de l Afrique du Sud sous le régime de l apartheid et l idée de Michel Foucault selon laquelle les institutions produiraient l altérité (Abélès, 2005). Effectivement, le 12

gouvernement, à l aide de diverses lois et mesures adoptées dans le cadre de l apartheid, crée l altérité en établissant une division catégorique entre races, puis de par ses diverses institutions (police, armée, écoles, etc.) renforce cette distinction. Ainsi, l institution étatique est à la fois productrice et reproductrice d altérité, la population noire représentant l autre par rapport auquel le soi, la population blanche, cherche non seulement à se distinguer, mais aussi à se protéger, d où la ségrégation raciale. C est ce rapport de production de l altérité qui vient déterminer qui dans cette relation est en situation de pouvoir. En effet, comme l explique Edward Saïd (Saïd 2005), le fait de définir l autre en tant qu entité figée, de le fragmenter et de lui assigner des caractéristiques spécifiques sur la base de ses propres perceptions est en soit générateur de pouvoir sur cet autre. Ainsi, le fait d être définie et classifiée par les Blancs place la population noire dans une situation de subordination par rapport à ceuxci. Dans une perspective similaire de création de l altérité, on peut donc se référer à Edward Said et son Orientalisme dans lequel il explique justement qu un groupe construit en quelque sorte son identité par opposition à ce qu il considère être l autre (Saïd, 2005). Dans le cas de l Afrique du Sud, alors que les Afrikaners cherchent à s identifier en tant que groupe distinct des Africains et des Britanniques, ils cherchent à affirmer leur identité en tant que race supérieure, principalement face aux Africains qui, à leurs yeux, sont nettement plus différents d eux que les Britanniques. Saïd parle également de l autre qui à la fois fascine et fait peur. Ainsi, on cherche à contrôler cet autre, à se placer en position d autorité par rapport à lui, justement par crainte. Cette crainte, comme Saïd l explique, est fortement liée à l incompréhension de cet autre. Par conséquent, comme l expliquent divers auteurs ayant étudié l Afrique du Sud, en raison d une incompréhension de l autre, on cherche à le déstabiliser et à le fragmenter, ici en le divisant de façon plus ou moins arbitraire en plusieurs groupes associés à des zones résidentielles spécifiques, de même qu en créant des conflits entre les différents groupes. Pour ainsi dire, on pourrait en comprendre que l apartheid prend racine dans la volonté des Afrikaners de s affirmer en tant que soi par opposition à cette autre africain et noir, tout en cherchant à se placer en position de domination et de contrôle sur cet autre qu ils ne comprennent pas. 13

III. La période de transition vers la démocratie (1990-1996): «The greatest glory in living lies not in never falling, but in rising everytime we fall» -Nelson Mandela L entrée dans la période de transition a été ici placée en 1990, année où Nelson Mandela, figure de proue du mouvement de libération sud-africain, a été libéré de prison. La raison en est fort simple : il s agit du moment où les négociations pour réinventer une Afrique du Sud démocratique dépourvue de l apartheid s entament entre Mandela et Frederik De Klerk. Il y a donc entre le 11 février 1990, date de la libération de Mandela, et le 27 avril 1994, un long processus qui se déroule en dents de scie. Il s agit d une période politique extrêmement intense, entre les changements politiques et les revendications d un côté comme de l autre des négociations, accompagnée de grandes tensions dans la société en général. Ainsi, les progrès dans les négociations menacent de s écrouler à tout instant et on doit du coup essayer de stabiliser le pays. Par conséquent, beaucoup doit être fait pour non seulement complètement transformer la structure politique du pays, mais également sa structure sociale, alors que la guerre civile risque d exploser. Les négociations se déroulent de ce fait cette instabilité. C est donc le 4 mai 1990 que les négociations débutent à Soweto lors de ce qu on appelle le Meeting de Soweto, qui s étala durant les deux années suivant la libération de Mandela. En août 1990, l ANC suspend sa guérilla (Lodge 2003). Au cours de ces deux années, on négocie l adoption d une nouvelle constitution démocratique. Suite au commencement de ces discussions, l ANC est légalisé en 1990, et l apartheid est aboli au niveau national en octobre la même année, alors que ses dernières lois sont abolies en 1991 et l État d Urgence est levé. Les 21 et 22 décembre 1990 se tient la séance inaugurale de la Convention pour une Afrique du Sud Démocratique au cours de laquelle Blancs et Noirs s assoient à la même table de discussion pour la première fois. Toutefois, Mandela et De Klerk ayant des visions différentes de la direction à prendre, leur entente faiblie à mesure que la violence des militants de l ANC et des 14

résidents des townships augmente. On assiste alors à une recrudescence des groupes paramilitaires blancs. On doit par conséquent interrompre les négociations suite aux accusations de Nelson Mandela envers le gouvernement De Klerk qu il accuse d utiliser excessivement la violence. Les négociations ne reprendront que le 1 er avril 1993, toujours sous la violence que De Klerk calme en proposant une réforme pour la mise en place d un gouvernement multiracial. Anne Dissez explique que le calme ne reviendra vraiment que lorsque De Klerk présente «des excuses publiques pour le mal causé à la communauté noire par la politique d apartheid» (Dissez, 2010 : 18). En 1992, un référendum est tenu où seulement la population blanche vote concernant l approbation des négociations constitutionnelles. Celles-ci sont approuvées à 68,7% (Dissez, 2010). De plus, plusieurs structures sont mises en place pour empêcher un retour en arrière, tels que le Comité exécutif de transition, la Commission électorale indépendante et la Commission indépendante des médias. Ces comités et commissions ont pour but de s assurer du bon fonctionnement de la transition démocratique, particulièrement quant aux élections dont la date a été fixée au 27 avril 1994, ainsi que leur couverture médiatique que l on veut aussi objective que possible (Dissez, 2010). D ailleurs les partis d extrême droite et les «présidents» des bantoustans appellent leurs partisans à boycotter les élections, ces derniers refusant leur intégration dans la nouvelle Afrique du Sud unifiée. En 1993, l ANC et le COSATU unissent leurs forces pour élaborer un manifeste en vue des élections. Tout cela nous mène, le 27 avril 1994, à la toute première élection générale réellement démocratique d Afrique du Sud pour laquelle la population noire a le droit de vote et est incluse dans le pouvoir politique pour la première fois. C est donc plus de soixante-dix pourcent de la population qui a accès à une réelle participation politique pour la première fois. Il en résulte que l ANC est porté au pouvoir, l emportant par une majorité de 66% (Lodge, 2003). Dès son élection, l ANC abolit l Umkhonto weswize, sa branche armée. On propose également une nouvelle constitution qui ne sera officiellement votée qu en 1996 de façon massive, alors que la plupart de ceux qui ne l approuvaient pas se sont plutôt abstenus de voter. Michael Wise explique que «la constitution de 1994 a «lancé un effort de reconstruction de l État sur de larges bases démocratiques locales. L importance historique centrale de cette nouvelle constitution 15

consacre une caractéristique de l Afrique du Sud» (Wise, 2004 : 11). D ailleurs, cette nouvelle constitution adoptée par le nouveau gouvernement «a été caractérisée comme une des plus démocratiques du monde» (Dissez, 2010 : 21). De son côté Jean Copans explique cette transition en expliquant que «l ethnicité est [à ce moment] incontournable» pour expliquer les transformations en cours, alors que «la discussion relative à sa transformation, sa neutralisation, voire sa suppression démocratique est à peine entamée» (Copans, 1991 : 419). Ainsi, pour Copans, il est impossible de comprendre les dynamiques qui s opèrent dans la société sud-africaine au moment du processus de démocratisation sans s attarder à la notion d ethnicité qui est omniprésente dans une société qui a été divisée par cette même notion tout au long de l apartheid. Toutefois, cette question est loin d être réglée, alors que l on doit justement créer une cohésion sociale entre toutes ces ethnies qui avaient jusqu alors été mises à l écart par le système de l apartheid. Plus encore, Copans explique que quant au problème de sa reconstruction, l Afrique du Sud fait également face au problème de ne pas pouvoir se baser sur un modèle de démocratie africaine, puisqu aucun ne lui permet de concilier les logiques trans-raciales et la différenciation politique qui s y opèrent. Ce problème, argumente Copans, rend critique la nécessité de former le personnel politique, ainsi que la création de structures de cogestions et de transition. Finalement, il met en lumière l importance pour le gouvernement au pouvoir de mettre en place un État providence, de même que des politiques d emploi et de formation pour venir en aide particulièrement à la population noir qui a été grandement négligé au niveau social sous le régime de l apartheid, en plus d être exclue de la participation politique et de l économie. On doit donc, de par ces mesures, aider la population noire à réintégrer une vie sociale, politique et économique pour avancer vers une Afrique du Sud qui soit démocratique. Par exemple, l adoption du Labour Relations Act de 1995 et le Basic Conditions of Employment law établissent une régulation du travail, cherchant à ouvrir le dialogue entre employeurs et employés, tout en garantissant à ces derniers des conditions de travail qui soient plus raisonnables qu auparavant (Lodge, 2003). Par conséquent, le processus de démocratisation passe entre autre par un développement de l économie de façon à garantir, du moins en théorie, le droit pour 16

tous et chacun d y participer activement, tout en garantissant une certaine sécurité d emploi, le but étant d essayer d atténuer les inégalités entre les plus riches et les plus pauvres, ou pour ainsi dire entre les Blancs et les Noirs. Parallèlement au développement économique, le développement démocratique de l Afrique du Sud passe également par une stabilisation politique, ce que la présence au pouvoir de l ANC peut offrir, du moins au cours de la période de transition entre l ancien et le nouveau système. Ainsi, comme l affirment Laurence Piper et Roger Deagon, la stabilité politique est une condition à l implantation durable de la démocratie dans n importe quelle démocratie et, dans le cas spécifique de l Afrique du Sud, c est selon eux justement la domination politique de l ANC qui apporter cette stabilité (Piper et Deagon dans Colin, 2008). On peut donc en comprendre que bien que caractérisée par une certaine incertitude quant à l avenir du pays, la période de transition vers la démocratie laisse toutefois entrevoir un certain optimisme quant à l avenir. En effet, bien que les conditions économiques et sociales de la population noire ne soient pas énormément affectées dans l immédiat par la fin de l apartheid, la possibilité d améliorer ces conditions devient quant-elle nettement plus grande que sous le régime. IV. La période postapartheid (1996 à aujourd hui): «After climbing a great hill, one only finds that there are many more hills to climb» -Nelson Mandela Finalement, intéressons-nous à la période postapartheid, que nous avons limitée ici au laps de temps allant de 1996 à aujourd hui. Effectivement, l adoption officielle de la nouvelle constitution démocratique en 1996 sert ici de point pivot entre la période de transition vers la démocratie, alors que la société sud-africaine cherche à se reconstruire tant au niveau politique qu identitaire, et la période postapartheid. On pourrait dire que depuis les débuts de cette période postapartheid, l Afrique du Sud cherche plutôt à appliquer cette nouvelle société théorie élaborée dans la constitution. En effet, la constitution sud-africaine, comme toute bonne constitution démocratique, parle d égalité des chances entre tous les individus, d accès au logement, à la sécurité, etc., 17

alors que dans la réalité, il en est autrement. Il existe dans les faits toujours une grande différence, particulièrement économique, entre les Noirs et les Blancs. Ainsi, malgré ses bonnes intentions, le gouvernement de l ANC n a pas réussi à améliorer de facto les conditions de vie de la population la plus pauvre, bien que plusieurs des anciens townships aient maintenant accès à l électricité et l eau courante, de même qu à une plus grande sécurité d emploi. L intervention de l État dans les conditions de vie de la population la plus pauvres a mené à «l amélioration générale des conditions de vie [ce qui] permet certes de faire reculer certaines formes de criminalité mais la conjonction entre extrême pauvreté d une part, et rêve d ascension sociale suburbaine d autre part crée les conditions fondamentales de la criminalité» (Freund dans Colin, 2008 : 746). Ainsi, l espoir d amélioration des conditions de vie, combinée à la dure réalité qui fait en sorte que cette amélioration ne vient peut-être pas de façon si drastique qu on aurait pu le souhaiter peut mener à des montées de violence causées justement par ces espoirs déchus. Freund donne d ailleurs comme exemple les évènements xénophobes de mai 2008, alors que les manifestations servaient à manifester le mécontentement des sudafricains quant à leurs conditions qui ne s améliorent pas, ce qu ils blâment sur les immigrants subsahariens qui, selon eux, bénéficient de l aide de l État qui leur est manquante. Dans cette perspective, Freud mentionne que «l État postapartheid a consacré beaucoup de temps et d énergie à résoudre les problèmes des villes» (Freund dans Colin, 2008 : 742), où la majorité de ces violences se concentre. Tout compte fait, l intervention de l État a quand même ses limites. Effectivement, Freund argumente que «dans le même temps, les possibilités d intervention publique dans le logement et les services urbains sont non seulement limitées, mais créatrices de dépendance si elles ne s accompagnent pas d une amélioration des chances des individus d accéder à un emploi stable leur permettant d améliorer leur qualité de vie» (Freund dans Colin, 2008 : 745). On peut ici lier cette idée selon laquelle l entrée officielle d un pays dans la démocratie ne garantie pas une réelle amélioration des conditions des classes dominées à l idée de Luc de Heusch qui affirme que : «lorsque les sociétés [ ] s ouvrent à ce 18

que nous appelons le développement, c est-à-dire le moment où elles se métamorphosent complètement, certains (peu nombreux) participent à la culture bourgeoise internationale, d autres (les plus nombreux) deviennent des sous-prolétaires ou sombrent dans la pauvreté absolue» (de Heusch, 2006 : 47). Ainsi, pour paraphraser l idée émise par de Heusch, l application de la démocratie et ses idéaux de développement ne profitent qu à une minorité de la population, alors que la grande majorité, sans nécessairement en souffrir directement, ne voit aucun changement ce qui, comme expliqué précédemment, peut créer et nourrir certaines frustrations risquant de mener à des violences. Freund remarque également un phénomène plutôt caractéristique de l Afrique du Sud postapartheid : alors qu on constate dans les pays du nord un «déclin du rôle de l État central au profit de celui des growth coalitions autonomes» (Freund dans Colin, 2008 : 745), l Afrique du Sud connait une situation inverse. Effectivement, l État central prend davantage d importance et supplante les autorités locales, celles-ci n étant en quelque sorte que des branches locales représentant le pouvoir actuellement en place au niveau national et régional. Ainsi, comme l Afrique du Sud se caractérise également par le «syndrome du parti dominant» (Piper et Deagon dans Colin, 2008 : 797), avec l ANC en pleine possession du pouvoir étatique, les gouvernements locaux ne semblent être nul autre que des entités locales représentant les intérêts de celle-ci plutôt que de la population. Cependant, Piper et Deagon argumentent que «la démocratie sud-africaine n est pas assez robuste pour affronter la fluidité du système partisan compétitif» (Piper et Deagon dans Colin, 2008 : 800). Par conséquent, les deux auteurs reconnaissent l importance de la domination politique de l ANC dans la stabilisation politique du pays. Cependant, ceux-ci craignent que «si l ANC demeure au pouvoir sur une trop longue période [ ], l on verra se développer plusieurs maux : la confusion entre l État et le parti, la dé-légitimation de l opposition et l abus de pouvoir» (Piper et Deagon dans Colin 2008 : 800). Ils présentent donc comme solution l idée de A. Butler selon laquelle on pourrait éviter ce genre de situation si l ANC se maintenait au pouvoir, mais avec une réelle opposition, le menaçant sans se concrétiser d une défaite électorale. 19

Par contre, au moment où l ANC s affiche comme parti dominant depuis les élections de 1994, les gouvernements ont été constitués suivant le principe de représentation descriptive, c est-à-dire que chaque groupe doit être représenté de façon relativement proportionnelle, incluant les femmes (Lodge, 2003). Concrètement, cela vient justement diminuer l influence partisane de l ANC au sein du gouvernement, empêchant ce gouvernement de complètement devenir une plateforme destinée à combler la volonté de l ANC devant celle du peuple ou au maintien absolu de son pouvoir. Pour Tom Lodge, les lacunes dans l amélioration des conditions de vie, combinées à cette domination politique où le pouvoir se maintien entre les mains de l ANC, font en sorte que l Afrique du Sud ne peut pas accéder intrinsèquement au statut de démocratie (Lodge 2003). Selon lui, «les démocraties ne sont pas créées en une nuit» (Lodge, 2003 : 153) et c est pourquoi l Afrique du Sud, bien qu en processus de le devenir, ne peut pas être qualifiée de démocratie effective. Plus encore, il affirme qu une démocratie atteint sa maturité quand le parti au pouvoir est fréquemment défait lors des élections, ce qui est loin d être le cas de l ANC qui a gagné les élections de 1999 à 70% comparativement à 66% en 1994 (Lodge 2003). Toutefois, Lodge remarque de nombreux bénéfices pour la population la plus pauvre de puis l abolition de l apartheid, tels qu un meilleur accès aux soins de santé, une expansion du système public d éducation, de même qu une sécurité sociale améliorée, tout cela représentant pour lui une nette amélioration sociale (Lodge, 2003 : 27). Dans les faits, le système politique sud-africain repose sur une «forme de démocratie particulière, où l opposition, la critique, le débat sur les orientations politiques reposent moins sur l alternance partisane que sur d autres plates formes de débat collectif : la presse, les débats internes au parti, les négociations avec la société civile» (Bénit-Gbaffou et Gervais-Lambory dans Colin, 2008 : 734). Par conséquent, «les mouvements sociaux, formes plus contestataire et extra-institutionnelles de participation, constituent souvent des plates-formes plus efficaces pour influencer ou réorienter les politiques» (Bénit- Gbaffou et Gervais-Lambory dans Colin 2008 : 735). 20

On peut donc en conclure que, bien que l Afrique du Sud ait encore un long chemin à parcourir pour améliorer la qualité de vie de sa population, particulièrement la plus pauvre, on constate des signes encourageants comme une amélioration dans l accès à divers services essentiels. Des efforts sont faits de la part du gouvernement sud-africain pour justement développer un État providence répondant aux besoins de la population, bien que la domination politique de l ANC ne soient dans une certaine mesure une menace pour la démocratie, risquant de tomber dans la partisannerie de par le manque d opposition. Conclusion : «It always seems impossible until it s done.» -Nelson Mandela En guise de conclusion, nous pouvons maintenant comparer les transformations politiques qui se sont produites en Afrique du Sud au niveau des trois concepts mentionnés dans l introduction, soit le pouvoir, l identité et les minorités. Tout d abord, au niveau du pouvoir, on constate une transformation et un transfert de pouvoir plutôt drastique qui s effectuent dès les débuts de la colonisation du Cap par les Hollandais. En effet, comme on l a vu avec la brève historique de l Afrique du Sud pré-apartheid, dès leur installation sur le territoire du Cap, les colons hollandais qui deviennent plus tard les Boers, ont de la difficulté à maintenir leur autonomie, particulièrement face à la Grande-Bretagne. Par conséquent, cela a eu pour effet de faire monter la colère des Boers qui cherchent à construire et préserver leur identité en opposition par rapport à tous ceux qui sont différents d eux, soit les Britanniques et les Africains. C est cette colère qui semble les avoir poussé à prendre possession du pouvoir en en privant ceux qu ils catégorisent en tant qu autre. Ainsi, sous l apartheid, le pouvoir politique est entièrement concentré entre les mains des Afrikaners. Durant la transition vers la démocratie, un gouvernement de partage des pouvoirs entre les différentes races est mis en place, alors que l ANC, le parti représentant principalement la majorité noire, est élu avec Nelson Mandela à sa tête. Lors de la période postapartheid, ce gouvernement de partage des pouvoirs entre les races selon la représentativité proportionnelle reste en place et l ANC renforce sa 21