Le 14 octobre 2010 L honorable Tony Clement Ministre de l Industrie Gouvernement du Canada Édifice C.D. Howe 235, rue Queen Ottawa (Ontario) K1A 0H5 Ministre du Patrimoine canadien et des Langues officielles Ottawa (Ontario) K1A 0A6 «Loi modifiant la Loi sur le droit d auteur» Messieurs les Ministres, Le Barreau du Québec a pris connaissance du projet de loi C-32 que vous avez présenté en première lecture à la Chambre des communes le 2 juin dernier. Le Barreau désire vous faire part de ses vives préoccupations et inquiétudes à ce sujet. Selon le sommaire du projet de loi, le texte de la Loi sur le droit d auteur 1 modifié afin : est «a) de mettre à jour les droits et les mesures de protection dont bénéficient les titulaires du droit d auteur, en conformité avec les normes internationales, afin de mieux tenir compte des défis et des possibilités créés par Internet; b) de clarifier la responsabilité des fournisseurs de services Internet et ériger en violation du droit d auteur le fait de faciliter la commission de telles violations en ligne; c) de permettre aux entreprises, aux enseignants et aux bibliothèques de faire un plus grand usage de matériel protégé par le droit d auteur sous forme numérique; d) de permettre aux enseignants et aux élèves de faire un plus grand usage de matériel protégé par le droit d auteur; 1 L.R., 1985, ch. C-42.
2 e) de permettre aux consommateurs de faire certains usages de matériel protégé par le droit d auteur; f) de conférer aux photographes des droits égaux à ceux conférés aux autres créateurs; g) d éliminer la spécificité technologique des dispositions de la loi; h) de prévoir un examen quinquennal de la loi par les parlementaires.» L adoption d un projet de loi est devenue nécessaire pour donner suite aux engagements internationaux contractés par le Canada par la signature des Traités de l Organisation mondiale de la propriété intellectuelle sur le droit d auteur (OMPI), adoptés à Genève en 1996, ainsi que suite à l Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce de l Organisation mondiale du commerce. Il y a eu dans le passé des tentatives infructueuses d amender la loi en 2005 et en 2008. Par ailleurs, l évolution constante des techniques de reproduction et de communication force le législateur à rédiger une loi technologiquement neutre dont les principes peuvent continuer à trouver application alors même que les développements techniques arrivent à un rythme accéléré au public consommateur. Nous sommes à l ère de l économie du savoir et la législation sur les droits d auteur, qui constitue un outil essentiel dans l organisation des marchés pour les produits intellectuels, s inscrit dans cette dynamique d innovation et de connexité. Certains des objectifs poursuivis énoncés dans le sommaire ne sont pas atteints de façon satisfaisante dans le projet de loi. C est le cas, par exemple, de l objectif de conformité aux normes internationales. En particulier, l introduction de nouvelles exceptions aux droits de reproduction et de communication au public, dans des cas où les ayants droit ont pourtant déjà mis en place des mécanismes leur assurant une rémunération pour ces reproductions et communications, semble être parfaitement contraire au test dit «des trois étapes» qui se trouvait déjà dans la Convention de Berne et que l on retrouve dans les deux Traités de l OMPI de 1996. La Loi sur le droit d auteur constitue une loi cadre qui doit favoriser la créativité, l innovation ainsi que l intérêt public par des règles claires, prévisibles, efficaces et équitables. Le Barreau s interroge quant à la portée et l efficacité de plusieurs dispositions du projet de loi. Entre autres, l article 4 du projet de loi pose un problème de cohérence dans l utilisation du principe de l épuisement international qui diffère, selon qu on est en matière de droit d auteur ou de droit de propriété industrielle. L article 10 du projet de loi portant sur les droits moraux pose la question de la cohérence et de la cohabitation par rapport au droit de la personnalité prévu au Code civil du Québec. Cela est aussi de nature à occasionner des difficultés dans les autres provinces canadiennes. Par ailleurs, les objectifs de clarification de la responsabilité des fournisseurs d accès à Internet ne sont pas atteints par les dispositions du projet de loi. Le Barreau s interroge également quant à la portée concrète et à l efficacité du nouveau paragraphe 27(2.3) proposé à l article 18 du projet de loi et visant la violation relative aux fournisseurs de services. Quel est le fardeau de preuve nécessaire pour entraîner la responsabilité du fournisseur? Le
3 nouvel article 41.25 prévu à l article 47 du projet de loi a-t-il une utilité pratique? De manière générale, des clarifications doivent être apportées entre les divers types de fournisseurs qui offrent des services dans l univers numérique. À plusieurs égards, le projet de loi introduit de l incertitude juridique de nature à encourager la judiciarisation des rapports entre les auteurs, les fournisseurs et les consommateurs usagers. Les nouvelles conditions d existence de droits d auteur sont nombreuses et complexes (voir notamment les paragraphes 9(1) (2) (3), 11(1) (2) (3) (4) et l article 15). Ces dispositions sont celles qui «taillent sur mesure» la protection due aux étrangers. Il est clair que le législateur a tenté de s en tenir au minimum de ce à quoi le Canada s est obligé par ses nombreux traités. Malgré de grandes déclarations de principe, le Canada a en effet toujours été assez protectionniste en matière de droit d auteur et n a étendu la protection de sa loi aux étrangers que parcimonieusement. Ici, il est clair que toutes les dispositions relatives à l extension de la protection sont d une grande complexité. Il est possible qu elles donnent un jour lieu à des litiges. Par ailleurs, les nouvelles exceptions aux droits d auteur dépendent souvent de conditions irréalistes ou invérifiables (voir les articles 18 et 22 du projet de loi et, en particulier, les dispositions qui ajoutent les nouveaux articles 29.21, 29.22 et 29.23 à la loi). Ces mêmes exceptions sont anéanties par la simple présence de mesures techniques de protection (MTP). En outre, la définition de ces mesures techniques de protection dans le projet de loi va au-delà des exigences internationales en restreignant l accès aux oeuvres par le public. L ajout à l article 29 du mot «éducation» comme étant l une des fins permises de l utilisation équitable d une oeuvre, donne une portée extrêmement vaste et imprécise à cette disposition, surtout au regard des nombreuses nouvelles exceptions particulières au bénéfice des maisons d enseignement. En effet, compte tenu de toutes les exceptions proposées pour le milieu de l éducation, on voit mal ce qui resterait encore couvert par le champ de «l utilisation équitable». La décision de la Cour suprême dans l affaire CCH 2 en 2004 a déjà établi les balises de l utilisation équitable et l ajout du mot «éducation» à l article 29 viendrait vraisemblablement accorder une portée sans limite à ce terme. De nombreux litiges sont à prévoir avec le libellé du projet de loi. L UNESCO a élaboré en 2000 un Guide sur la gestion collective des droits d auteur 3. Elle a reconnu l importance de la gestion collective du droit d auteur dans nos sociétés modernes : 2 CCH Canadienne Ltée c. Barreau du Haut-Canada, [2004] 1 R.C.S. 339. 3 Organisation des Nations unies pour l éducation, la science et la culture. Guide sur la gestion collective des droits d auteur La société de gestion au service de l'auteur et de l'usager, Paula SCHEPENS, 2000.
4 «La gestion collective du droit d auteur est généralement utilisée pour faciliter l exercice effectif de ces droits par les auteurs eux-mêmes et favoriser l exploitation licite des oeuvres et prestations culturelles. Elle s est révélée, dans la société moderne, un des moyens les plus appropriés pour garantir le respect des oeuvres exploitées et la juste rémunération de l effort créateur de la richesse culturelle, tout en facilitant l accès rapide du public à une culture vivante en constant enrichissement. Les pays industrialisés l ont largement utilisée, notamment dans le domaine de la musique, et les pays en développement et en transition vers l économie de marché, s attachent de plus en plus à la mettre en oeuvre et la promouvoir 4.» Le projet de loi C-32 préconise plutôt une approche de recours judiciaires individuels, recours souvent non praticables et irréalistes dans le contexte de diffusion de masse. La gestion collective veut dire gestion au bénéfice d une collectivité d'auteurs. Il ne s'agit pas d'une taxe, mais du salaire de l'auteur. La gestion collective est la seule possibilité qui garantisse le respect de ses intérêts légitimes, lorsque l'auteur a en face de lui une multitude d'usagers. La gestion collective est, en outre, le moyen le plus efficace pour faciliter la diffusion publique des oeuvres en permettant aux usagers d y accéder. Le Barreau est très favorable à cette approche non judiciaire et contractuelle visant la rémunération des auteurs, approche qui favorise l accès du public à la culture et aux oeuvres. Cette approche moderne et socialement responsable est en droite ligne avec les valeurs de justice accessible et de résolution équilibrée des différends entre les auteurs et les usagers. Cette approche est fonctionnelle et constitue le modèle dominant à l échelle internationale. L évolution dans le secteur de la consommation de masse de produits de création nous a amenés à l abandon progressif du contrôle individuel des droits d auteur, en contrepartie de garanties de rémunération pour les ayants droit par la gestion collective des droits d auteur. Pour plusieurs, la diffusion de masse de produits de création passe par les garanties de sources de revenus qu apporte la gestion collective des droits d auteur. Sans garantie de revenus, il n y a pas d investissement dans le talent à long terme, ce qui retarde, voire empêche, la professionnalisation des créateurs de contenus. Dans de nombreux cas où la loi actuelle prévoit des exceptions au droit d auteur, ces exceptions ne s appliquent pas si une diffusion est prévue sous licence de gestion collective du droit d auteur accordée à une société de gestion. L équilibre est ainsi atteint entre les droits des auteurs et les droits des usagers. Avec le projet de loi, cet équilibre est compromis. La Loi sur le droit d auteur doit constituer un outil de structuration de la diffusion de la création dans le respect de l équilibre des droits et des intérêts des usagers et des auteurs. 4 Ibid., p. 9.
5 Le projet de loi C-32 véhicule une approche qui ne permet pas au Canada d afficher un leadership dans ce domaine du droit. Il s agit d amendements à la pièce, sans vision et sans cohérence d ensemble, reprenant mal des parties de modèles étrangers que l on sait être déjà désuets. La réflexion globale amorcée dans les années 1980 doit être poursuivie. Le modèle original canadien de la gestion collective des droits d auteur et de la Commission du droit d auteur du Canada, qui relève du ministère de l Industrie, a pourtant fait ses preuves et est un phare pour plusieurs juridictions étrangères. Il faut construire sur ces acquis qui participent à la construction identitaire canadienne. Le projet de loi devrait plutôt mettre de l avant la gouvernance de la gestion collective des droits d auteur pour ainsi confirmer le Canada comme un leader dans ce domaine. Le projet de loi C-32 comporte donc plusieurs lacunes importantes : il est source d insécurité juridique, d inefficacité dans la réalisation de l objectif de protection des droits d auteurs, il favorise la judiciarisation et la dévalorisation du processus de gestion collective des droits d auteur, il est douteux sur le plan du respect des engagements internationaux du Canada, notamment de la Convention de Berne, et constitue un ensemble d amendements à la pièce sans vision globale. Pour ces motifs, le Barreau s oppose à l adoption du projet de loi et offre sa collaboration pour la mise sur pied d un comité d experts ayant pour mandat de réviser la législation afin de permettre au Canada d affirmer son leadership dans ce domaine crucial de l économie du savoir du 21 e siècle. En espérant que nos commentaires et observations vous seront utiles, nous vous prions de recevoir, Messieurs les Ministres, l expression de nos respectueuses salutations. Le bâtonnier du Québec, Gilles Ouimet GO/jm /0043