BRUNETTI ET LE MAU VAIS AUGURE



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Transcription:

BRUNETTI ET LE MAU VAIS AUGURE

DU MÊME AUTEUR Chez le même édi teur Mort à la Fenice Mort en terre étran gère Un Véni tien ano nyme Le Prix de la chair Entre deux eaux Péchés mor tels Noblesse oblige L Affaire Paola Des amis haut pla cés Mortes- Eaux Une ques tion d hon neur Le Meilleur de nos fils Sans Brunetti Dis si mu la tion de preuves De sang et d ébène Requiem pour une cité de verre Le Can tique des inno cents La Petite Fille de ses rêves Brunetti passe à table La Femme au masque de chair

DONNA LEON BRUNETTI ET LE MAU VAIS AUGURE Roman tra duit de l anglais (États- Unis) par William Oli vier Desmond

Titre ori gi nal anglais : A QUES TION OF BELIEF Pre mière publi ca tion : William Heinemann, Londres, 2010 Donna Leon et Diogenes Verlag AG, Zürich, 2010 Pour la tra duc tion fran çaise : Calmann- Lévy, 2013 COU VER TURE Maquette : Constance Clavel Photo graphie : Richard Manning / AgeFotostock ISBN 978-2-7021-4373-5

Pour Joyce DiDonato

L empio crede con tal frode Di nasconder l empietà. L impie croit par la ruse Pou voir cacher son impiété. Mozart, Da Ponte, Don Giovanni

1 Brunetti s apprê tait à céder à son envie de quit ter son bureau lorsque l ins pec teur Vianello y fit son appa ri tion. Le commis saire avait lu un pre mier rap port sur le tra - fic d armes en Vénétie dans lequel il n était pas une fois ques tion de Venise ; un deuxième sur le trans fert de deux jeunes recrues à la Squadra Mobile avant de s aper ce voir que son nom ne figu rait pas parmi les per sonnes à qui il était des tiné ; puis il en avait par couru un troi sième sur les nou velles régle men ta tions édic tées par le minis tère concer - nant les retraites anti ci pées. Sur volé aurait été plus exact, vu le niveau d atten tion qu il avait consa cré au docu ment. Celui- ci était posé sur son bureau, tan dis qu il regar dait par la fenêtre, espé rant que quelqu un vienne lui ver ser un seau d eau froide sur la tête, ou qu il se mette à pleu voir, ou qu il allait être miraculeusement arraché à la cha leur pri son nière des locaux et à l insup por table mois d août à Venise. Par consé quent, de tels Dei ex machina n auraient pu être mieux accueillis que ne le fut Vianello quand il entra, la Gazzetta dello Sport à la main. «Qu est- ce que c est que ce truc?» demanda Brunetti en dési gnant le jour nal imprimé sur papier rose et accen tuant inuti le ment le der nier mot. Il savait évi dem ment de quoi il s agis sait, mais que Vianello puisse être en pos ses sion de la Gazzetta dello Sport lui échap pait. L ins pec teur regarda le jour nal comme s il était lui- même sur pris de l avoir à la main. «Je l ai trouvé dans l esca lier. 9

J avais prévu de le des cendre dans la salle des offi ciers et de le lais ser là. Un ins tant, j ai cru qu il était à toi, dit Brunetti avec le sou rire. Ne sois pas si mépri sant, pro testa Vianello, qui s assit et jeta le jour nal sur le bureau de Brunetti. La der nière fois que j ai mis le nez dedans, il y avait un long article sur les équipes de polo de la région de Vérone. De polo? Appa rem ment. J ai cru comprendre qu il y avait sept équipes en Italie, ou peut- être seule ment autour de Vérone. Avec che vaux, casaques blanches et bombes sur la tête, c est ça?» ne put s empê cher de demander Brunetti. Vianello acquiesça. «Il y avait des photos. Le mar quis Machin et le comte Chose, des villas, des palazzi. Tu es sûr que le soleil ne t a pas tapé sur la tête et que tu ne confonds pas avec quelque chose que tu aurais lu dans, je ne sais pas moi Chi, par exemple? Je ne lis jamais Chi, répon dit vive ment Vianello. Per sonne ne le fait, reconnut Brunetti, qui n avait jamais ren contré qui conque admet tant lire ce canard. Les infor ma tions qu il col porte sont véhi cu lées par les mous - tiques et s infiltrent dans notre cer veau quand on est piqué. Et c est moi qui serais vic time d un coup de cha leur.» Un silence ami cal régna entre eux pen dant quelques ins - tants ; ni l un ni l autre ne se sen tait assez d éner gie pour dis cu ter de la cani cule. Vianello se pen cha en avant pour décol ler sa che mise de son dos. «C est pire sur le continent, dit fina le ment l ins pec teur. D après les col lègues de Mestre, il fai sait qua rante et un degrés dans les bureaux en façade, hier après- midi. Il me sem blait qu ils avaient l air condi tionné. Je crois qu il y a plus ou moins une direc tive de Rome qui inter dit de le bran cher à cause du risque d un nuage brun de pol lu tion, comme il y a trois ans. (Il haussa les épaules.) Nous sommes donc mieux ici que dans leurs cla - piers en verre et en béton.» Il regarda par la fenêtre ouverte, 10

qui lais sait entrer à pro fu sion la lumière du matin. Les rideaux ondu laient pares seuse ment, mais au moins ils bou - geaient. «Et ils ont vrai ment coupé l air condi tionné? demanda Brunetti. C est ce qu ils m ont dit. J aurais ten dance à ne pas les croire. Moi non plus.» Après quelques ins tants, Vianello reprit : «Je vou lais te demander quelque chose.» Brunetti le regarda et hocha la tête. C était moins fati gant que de par ler. L ins pec teur passa la main sur le jour nal puis s enfonça dans son siège. «Est- ce que?, commença- t-il, s arrê tant comme s il cher chait la meilleure for mu la tion. Est- ce que par hasard, tu lis ton horo scope? Pas spé cia le ment», répon dit Brunetti après, lui aussi, un moment d hési ta tion. Puis voyant la confu sion de Vianello, il ajouta : «Ce que je veux dire, c est que je n ai jamais ouvert un jour nal pour le lire. Mais il m arrive d y jeter un coup d œil si j en trouve un ouvert à cette page. Ça ne va pas plus loin.» Il atten dit que Vianello explique les rai sons de sa ques tion. Comme rien ne venait, il demanda : «Pour quoi?» Vianello chan gea de posi tion sur son siège, se leva pour défrois ser son pan ta lon et se ras sit. «C est ma tante, la sœur de ma mère. La der nière à être en vie. Anita. Elle le lit tous les jours. Peu importe pour elle que ses pré dic tions se réa lisent ou non, même si, à vrai dire, les horo scopes sont tou jours très éva sifs. Vous allez faire un voyage. Elle va ache ter des légumes au mar ché du Rialto, le len de main : c est un voyage, non?» Vianello avait sou vent parlé de sa tante à Brunetti au fil des ans. C était la sœur pré férée de sa défunte mère et sa tante pré férée, sans doute parce qu elle était la per sonne à poigne de la famille. Elle avait épousé, dans les années cin - quante, un apprenti élec tri cien qui était parti cher cher du tra vail à Turin quelques semaines après la noce. Elle avait 11

attendu près de deux ans pour le revoir. Zio Franco avait eu la chance de trou ver un emploi chez Fiat, où il avait pu pour suivre sa for ma tion et deve nir maître élec tri cien. Zia Anita l avait rejoint à Turin, où ils vécurent six ans. Puis ils étaient venus s ins tal ler à leur compte à Mestre après la nais sance de leur fils aîné. La famille s était agran - die, la petite entre prise aussi : toutes deux avaient pros péré. Franco appro chait des quatre- vingts ans quand il prit sa retraite et, à la sur prise de ses enfants, qui avaient grandi sur la terre ferme, il était revenu habi ter Venise. Quand on avait demandé à Anita pour quoi ses enfants ne les y avaient pas sui vis, elle avait répondu : «C est de l essence qui coule dans leurs veines, pas de l eau salée.» Brunetti se satis faisait de res ter assis à écou ter tout ce que Vianello lui racontait sur sa tante. Cette dis trac tion l empê - che rait d aller à la fenêtre toutes les deux minutes pour voir pour voir quoi? S il nei geait? «C est alors qu elle a commencé à les regar der à la télé vi - sion, disait Vianello. Les horo scopes?» demanda Brunetti, intri gué. Il ne regar dait la télé vi sion qu occa sion nel le ment, en géné ral sous la pres sion d un membre de la famille, et il n avait aucune idée de la variété des pro grammes qu on pou vait y trou ver. «Oui, sur tout des car to man ciens et des gens qui pré - tendent lire votre ave nir et résoudre vos pro blèmes. Des car to man ciens? répéta Brunetti. À la télé vi sion? Oui. Les gens appellent et on leur tire les cartes pour leur dire à quoi ils doivent faire atten tion, ou on leur pro met de les aider s ils sont malades. D après ce que m en disent mes cou sins. Elle doit faire atten tion à ne pas tom ber dans l esca - lier, ou se méfier d un beau brun?» Vianello haussa les épaules. «Je ne sais pas. Je ne les ai jamais regar dés. Je trouve ça ridi cule. Je ne dirais pas ridi cule, Lorenzo. Étrange, peut- être, mais pas ridi cule. Et peut- être pas si étrange que ça, si l on y réflé chit un peu. Pour quoi? 12

Parce que c est une vieille femme, répon dit Brunetti, et que nous savons bien si Paola était là, ou Nadia, elles m accu - se raient d avoir des pré ju gés à la fois contre les femmes et les vieux que les vieilles femmes croient à ce genre de choses. Ce n est pas pour ça qu on brû lait les sor cières?» Si Brunetti avait eu jadis l occa sion de lire de longs pas - sages du Malleus Maleficarum, il igno rait tout des rai sons pour les quelles les vieilles femmes avaient été la cible favo - rite des inqui si teurs. Peut- être parce qu il y a beau coup d hommes stu pides et méchants et que les vieilles femmes sont faibles et sans défense. Vianello reporta son atten tion sur la fenêtre et la lumière. Brunetti comprit que l ins pec teur n avait pas envie qu on le bous cule ; il fini rait par en venir à un moment ou un autre à ce qu il vou lait dire. Pour l ins tant, autant le lais ser étu dier la lumière et en pro fi ter pour l obser ver. Vianello avait tou - jours mal sup porté la cha leur, mais il sem blait plus oppressé que jamais cet été. Ses che veux, col lés à son crâne par la trans pira tion, parurent à Brunetti plus clair se més que dans son sou ve nir. Sa peau sem blait aussi bouf fie, en par ti cu lier autour des yeux. Vianello inter rom pit sa médi ta tion. «Mais penses- tu sérieu se ment que les vieilles ont davan tage ten - dance à croire à ces trucs- là?» Brunetti réflé chit avant de répondre : «Aucune idée Veux- tu dire, davan tage que le reste de la popu la tion?» Vianello hocha la tête et se tourna à nou veau vers la fenêtre comme pour faire dan ser le rideau par la seule force de sa volonté. «D après tout ce que tu m as raconté sur elle durant toutes ces années, ça n a pas l air d être son genre, finit par dire Brunetti. Pas du tout, c est vrai. C est ce qui me rend le plus per plexe. Elle a tou jours été la tête pen sante, dans la famille. Mon oncle Franco est un brave homme, et il a été un très bon élec tri cien, mais il n aurait jamais eu l idée de créer sa propre boîte tout seul. Il n en aurait pas été capable d ailleurs. Mais elle l a fait, et c est elle qui a tenu la comp ta bi lité jusqu à leur retraite, quand ils sont reve nus habi ter ici. 13

Elle n a pas l air du genre à commen cer sa jour née par véri fier les pré dic tions pour les natifs du Ver seau, insista Brunetti. C est ce que je ne comprends pas, dit Vianello levant les mains en un geste d effa re ment. Qu elle puisse être comme ça. Cela relève peut- être de quelque rituel per son - nel. Comme de ne pas sor tir de la mai son tant qu on ne connaît pas la tem pé ra ture exté rieure, ou vou loir savoir à tout prix quelles sont les per sonnes célèbres nées le même jour que soi. Des gens chez qui on ne soup çon ne rait jamais ce genre de choses. Ils semblent par fai te ment nor maux, et un jour tu découvres qu ils ne partent pas en vacances si leur horo scope leur déconseille de voya ger à cette époque.» Il haussa les épaules et répéta : «C est ce qui me rend le plus per plexe. Je ne vois tou jours pas très bien pour quoi tu as tenu à m en par ler, Lorenzo. Je n en suis pas bien sûr moi- même, reconnut l ins - pec teur avec un sou rire. Les der nières fois où je suis allé chez elle j essaie d y pas ser une fois par semaine, il y avait ces fichues revues qui traî naient un peu par tout. Elle n essayait même pas de les cacher. Votre Horo scope. La Sagesse des Anciens. Des trucs dans ce genre. Tu ne lui en as pas parlé?» Vianello secoua la tête. «Je ne savais pas comment abor - der le sujet.» Il leva les yeux sur Brunetti. «Je sup pose que je crai gnais qu elle soit fâchée, si je lui en par lais. Qu est- ce qui te fait dire ça? Rien en par ti cu lier, admit Vianello en tirant un mou - choir pour s épon ger le front. Elle a vu que je les regar dais que je les avais remar quées, si tu pré fères. Mais elle n a rien dit. Pas même une plai san te rie, ou que c était les gosses qui les avaient lais sées, ou l une de ses amies venue lui rendre visite qui les avait oubliées. Il me semble qu il aurait été nor - mal qu elle fasse une remarque. Après tout, c était comme si j avais trouvé des revues sur les motos ou sur la pêche et la chasse. Mais elle a presque agi comme si elles n exis taient pas. Je crois que c est ça qui m a le plus inquiété.» Vianello 14

adressa un long regard inqui si teur à Brunetti. «Tu lui dirais quelque chose, toi, n est- ce pas? Comment ça? Si c était ta tante. Peut- être. Ou peut- être pas, répon dit pru dem ment Brunetti. Et ton oncle? Tu ne peux pas lui poser la ques tion, à lui? Sans doute que si, je pour rais, mais par ler à Zio Franco, c est comme par ler à tous ceux de sa géné ra tion : il faut qu ils tournent tout à la déri sion, qu ils vous donnent une claque dans le dos et vous offrent un verre. C est le meilleur des hommes, mais il ne fait pas atten tion à grandchose. Pas même à elle?» Vianello mit un cer tain temps avant de répondre. «Pro ba - ble ment pas.» Nou veau silence, puis il ajouta : «Oh, pas de façon spec ta cu laire. Les hommes de sa géné ra tion ne font pas vrai ment atten tion à leur famille, je crois.» Le mou ve ment de tête qu eut Brunetti tra hit autant l appro ba tion que le regret. Exact, ils n y fai saient pas atten - tion, ni à leur femme, ni à leurs enfants, ils n en avaient que pour leurs col lègues et leurs amis. Il avait sou vent pensé à cette dif fé rence de de sen si bi lité, non? Peut- être était- ce sim ple ment cultu rel. Il connais sait beau coup d hommes, encore aujourd hui, pour qui mani fes ter ses sen ti ments était un signe de fai blesse. Il ne se rap pe lait pas quand, pour la pre mière fois, il s était demandé si son père aimait sa mère, ou les aimait, lui et son frère. Il avait tou jours sup posé que c était le cas, comme tous les enfants. Mais l expres sion de ses émo tions n était rien moins qu étrange : des jour nées de silence complet ; d occa - sion nelles explo sions de colère ; quelques rares moments d affec tion et de bon heur quand son père leur disait à quel point il les aimait. Le père de Brunetti n avait cer tai ne ment pas été de ceux à qui on confiait des secrets, ou à qui on fai sait des confi dences. Un homme de son temps, de sa classe, de sa culture. Était- ce sim ple ment une façon d être? Il essaya de 15

se rap pe ler comment se compor taient les pères de ses amis, en vain. «Tu crois que nous aimons nos enfants davan tage? demanda- t-il à Vianello. Davan tage que qui? Et qui ça, nous? Nous, les hommes. Ceux de notre géné ra tion. Davan - tage que nos pères. Je ne sais pas. Vrai ment pas.» Vianello se passa le bras dans le dos pour décol ler sa che mise, puis s essuya le cou avec son mou choir. «Si ça se trouve, nous res pec tons sim - ple ment d autres conven tions. Ou peut- être attend- on de nous que nous nous compor tions autre ment. Je ne sais pas, conclut- il en s enfon çant dans son siège. Pour quoi m en as- tu parlé? De ta tante? demanda Brunetti. Je crois que je vou lais me rendre compte de l effet que ça fai sait, et que si j en par lais, je sau rais si ça valait ou non la peine de s inquié ter. À ta place, je commen ce rais à m inquié ter le jour où elle vou dra te lire les lignes de la main, Lorenzo», dit Brunetti dans l espoir de détendre l atmo sphère. Vianello lui adressa un regard meur tri. «J ai bien peur que nous n en soyons pas loin, dit- il, inca pable de répondre par une plai san te rie. Tu crois qu on pourra ava ler un café, avec cette cha leur? Pour quoi pas?»

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