La fraude fiscale : Une procédure pénale dérogatoire au droit commun Par Roman Pinösch Avocat au barreau de Paris La volonté affichée au printemps 2013 par le Président de la République d intensifier la répression contre la fraude fiscale est désormais traduite dans le marbre de la Loi. Par deux décisions du 4 décembre 2013, le Conseil constitutionnel s est prononcé sur la conformité à la Constitution de la loi organique relative au Procureur financier et de la loi relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière, définitivement adoptées le 5 novembre 2013 par l Assemblée Nationale. La loi n 2013-1117 relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique a donc été promulguée le 6 décembre 2013 et entrera en vigueur au plus tard le 1 er février 2014 du moins pour certaines de ses dispositions. La France renforce ainsi le dispositif de lutte contre la fraude fiscale par des procédures extraordinaires et dérogatoires au droit commun directement empruntées à la lutte contre le crime organisé. Que l on souscrive ou, au contraire, que l on regrette cette évolution tendant à une pénalisation croissante et à une répression généralisée de la fraude fiscale, la loi est en marche et il convient d en comprendre les principaux enjeux. Nous faisons ici le choix de ne pas aborder les dispositions de la loi relatives aux atteintes à la probité (infractions de corruption, trafic d influence, etc.) et au statut de repenti créé pour faciliter la dénonciation et la poursuite de ces infractions, pour nous concentrer sur les dispositions plus spécifiques à la fraude fiscale. La première mesure, intégralement validée par le Conseil constitutionnel et dont on pouvait penser qu elle relèverait avant tout du registre symbolique, est la création d un Procureur financier ayant une compétence nationale (compétence concurrente et non pas exclusive) pour poursuivre les atteintes à la probité et les délits de fraude fiscale présentant une grande complexité.
Derrière le symbole, les dispositions plus techniques de la loi du 6 décembre 2013, adoptées sans qu aucune voix ne s élève pour en dénoncer les excès, prévoient la mise en œuvre d un arsenal extrêmement coercitif venant doter le procureur de la République financier de réels moyens d action. La décision du Conseil constitutionnel du 4 décembre 2013 censure le recours à la garde à vue de 96 heures Certes, dans sa décision n 2013-679 du 4 décembre 2013, le Conseil constitutionnel a censuré certaines des mesures les plus contestables de cette loi. D une part, les dispositions permettant aux enquêteurs de recourir en matière de fraude fiscale à une mesure de garde à vue de 96 heures ont été écartées. D autre part, a également été censurée l extension du régime applicable aux visites domiciliaires que la loi voulait permettre au juge des libertés et de la détention d autoriser, notamment pour les cabinets d avocats, sur la seule base de documents quelle qu en soit l origine, y compris illégale. S agissant de la garde à vue, le Conseil constitutionnel a en effet considéré que la fraude fiscale constitue un délit insusceptible par nature de porter atteinte à la sécurité, à la dignité ou à la vie des personnes ; qu'en permettant de recourir à la garde à vue selon les modalités fixées par l'article 706-88 du code de procédure pénale au cours des enquêtes ou des instructions portant sur ce délit, le législateur a permis qu'il soit porté à la liberté individuelle et aux droits de la défense une atteinte qui ne peut être regardée comme proportionnée au but poursuivi. Les personnes soupçonnées d avoir commis ou tenté de commettre les délits de fraude fiscale resteront donc soumises aux mesures de garde à vue de droit commun régies par les articles 63 et suivants du code de procédure pénale. La durée de la garde à vue applicable au délit de fraude fiscale ne saurait donc excéder 24 heures renouvelable une fois, soit 48 heures au maximum. Au cours de cette mesure, la personne gardée à vue dispose de droits et en premier lieu celui d être assisté d un avocat au cours des auditions et confrontations. L exercice des droits de la défense à ce stade de la procédure demeure cependant limité dès lors que l avocat n a pas accès au dossier et ne peut, au cours des 30 minutes d entretien que la loi leur accorde, utilement informer son client de la nature précise des charges qui pèse contre lui. Dans l urgence de la garde à vue, le rôle de l avocat est de tenter d identifier avec son client les contours de l accusation portée contre lui et de lui rappeler les précautions à prendre pour éviter, face aux enquêteurs, de participer contre son gré à sa propre incrimination. Le droit de répondre aux questions ou de se taire doit être exploité différemment pour chaque dossier et toujours avec précaution, en particulier dans les affaires présentant un degré de complexité comme c est le cas en matière fiscale. En 2
garde à vue sont posées les premières fondations d un système de défense dont il est ensuite quasiment impossible de se départir. L arsenal répressif de la loi du 6 décembre 2013 L économie générale de cette loi, même après la censure opérée par le Conseil constitutionnel, n en demeure pas moins extrêmement répressive eu égard tant à l aggravation des peines encourues qu aux techniques d investigation les plus coercitives que la loi étendra désormais aux infractions fiscales et douanières et au blanchiment de celles-ci, à la fois dans le cadre de l enquête préliminaire ou de flagrance et dans le cadre de l information judiciaire. Les peines prévues par l article 1741 du Code général des impôts qui réprime le fait d avoir «soustrait ou tenté de se soustraire frauduleusement à l'établissement ou au paiement total ou partiel des impôts» seront désormais portées à 2 000 000 d amende et à 7 ans d emprisonnement lorsque les faits sont commis en bande organisée ou réalisés ou facilités au moyen : «1 Soit de comptes ouverts ou de contrats souscrits auprès d organismes établis à l étranger ; 2 Soit de l interposition de personnes physiques ou morales ou de tout organisme, fiducie ou institution comparable établis à l étranger ; 3 Soit de l usage d une fausse identité ou de faux documents, au sens de l article 441-1 du code pénal, ou de toute autre falsification ; 4 Soit d une domiciliation fiscale fictive ou artificielle à l étranger ; 5 Soit d un acte fictif ou artificiel ou de l interposition d une entité fictive ou artificielle.» Ces dispositions, empruntées aux 1 à 5 de l article L.228 du livre des procédures fiscales, sont ainsi érigées en circonstances aggravantes au côté de celle, plus infâmante, de bande organisée que l article 132-71 du code pénal définit très largement comme «tout groupement formé ou toute entente établie en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, d'une ou de plusieurs infractions» et que l autorité judiciaire applique de la manière la plus extensive pour se placer en opportunité dans un cadre procédural plus coercitif. En effet, l article 706-1-1 du code de procédure pénale rend désormais applicables les articles 706-80 à 706-87, 706-95 à 706-103, 706-105 et 706-106 du même code à l enquête, à la poursuite, à l instruction et au jugement des délits de fraude fiscale prévues par les articles 1741 et 1743 du code général des impôts lorsqu ils sont commis en bande organisée ou lorsqu il existe des présomptions caractérisées que ces infractions résultent d un des comportements mentionnés aux 1 à 5 de l article L.228 du livre des procédures fiscales rappelés ci-avant. 3
L article 706-80 permet aux enquêteurs de surveiller des personnes suspectées sur l ensemble du territoire national, les articles 706-81 à 706-87 permettent à un fonctionnaire dûment habilité d infiltrer une organisation quelle qu elle soit en se faisant passer pour co-auteur ou complice des infractions poursuivies, l article 706-95 permet de procéder à l interception des conversations téléphoniques à la demande du Procureur de la République dans le cadre de l enquête préliminaire ou de flagrance, l article 706-96 à la sonorisation et la fixation d images dans des lieux publics ou privés, les articles 706-2 et suivants à la captation en tous lieux des données informatiques, et l article 706-103 à la confiscation, avant tout jugement, dès la phase d enquête et à titre conservatoire, des biens ayant servi ou provenant de la commission de l infraction. Les officiers de police judiciaire spécialisés (fonctionnaires de police, agents du fisc et agents des douanes habilités en application de l article 28-2 du code de procédure pénale) regroupés notamment au sein de l Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales nouvellement créé disposeront donc, sous le contrôle de l autorité judiciaire, des mesures d investigations initialement conçues pour renforcer la lutte contre le trafic de stupéfiants, le grand banditisme et le terrorisme. Des mesures extrêmement intrusives donc qui ne pourront cependant s appliquer que pour l avenir en vertu du principe de non-rétroactivité de la loi pénale plus sévère. Or, non contente d être plus sévère, cette loi, à l instar des lois Perben I et II du 9 septembre 2002 et du 9 mars 2004 avec lesquelles on ne peut s empêcher d établir une certaine filiation qui aura résisté au changement de majorité, prend de surcroît certaines libertés avec les principes directeurs du droit de la preuve. A cet égard, la loi du 6 décembre 2013 introduit une présomption de blanchiment «lorsque les conditions matérielles, juridiques ou financières de l opération de placement, de dissimulation ou de conversion ne peuvent avoir d autre justification que de dissimuler l origine ou le bénéficiaire effectif de ces biens ou revenus» qui renverse la charge de la preuve. Il appartiendra désormais à la personne poursuivie de blanchiment d établir son innocence et non plus au ministère public de démontrer sa culpabilité. Cette dernière disposition vise tout particulièrement l ensemble des professionnels du droit et de la banque. Le conseil intervenant en matière fiscale pourra donc voir, dès l entrée en vigueur de la loi nouvelle, sa responsabilité pénale exposée et engagée avec une facilité déconcertante compte tenu de cette présomption de blanchiment si largement définie. Enfin, pour les besoins de la répression et sous couvert de la sacro-sainte transparence, ce «dieu nouveau» qu évoquait récemment un avocat lors du procès de l'union des industries et des métiers de la métallurgie (UIMM), la loi instaure dans le code du travail et dans la loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires un statut protecteur pour le lanceur d alerte qui ne pourra être sanctionné, licencié ou faire l objet de mesures discriminatoires de quelque ordre que ce soit pour avoir relaté ou témoigné 4
de bonne foi, de faits constitutifs d un délit ou d un crime dont il aurait eu connaissance dans l exercice de ses fonctions. Il convient toutefois de limiter la portée de ce statut inédit dans la culture et la tradition juridique française dans la mesure où aucune sanction n est pour l instant attachée à ce dispositif. Auditionnés par la Commission des Lois lors de l élaboration de ces textes, le Garde des Sceaux et le Ministre de l Economie et des Finances rappelaient ainsi que ces projets de loi n avaient rien de réactionnels ou de conjoncturels mais répondaient à une vraie ambition structurante inscrite dans un contexte européen et international. La lutte contre la fraude fiscale et contre les dérives de la vie des affaires apparaît donc manifestement comme un objectif prioritaire non seulement de la politique budgétaire mais également de la politique pénale engagée par la France. 5