Mariana MEDVETCHI DAHAN (1) Doctorante en Sciences de Gestion, ESCP-EAP et Université Panthéon-Assas II. Delphine MANCEAU (2) Professeur, ESCP-EAP



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LES STRATÉGIES DE LANCEMENT DE NOUVEAUX PRODUITS DANS LE SECTEUR DES TÉLÉCOMMUNICATIONS : LE CAS DE L'IPHONE D'APPLE Mariana MEDVETCHI DAHAN (1) Doctorante en Sciences de Gestion, ESCP-EAP et Université Panthéon-Assas II Delphine MANCEAU (2) Professeur, ESCP-EAP Laurent GEFFROY (3) Principal, Greenwich Consulting Résumé Le lancement de l'iphone aux États-Unis puis en Europe a fait l'objet d'une couverture médiatique exceptionnelle et d'un intérêt marqué des spécialistes du secteur et des clients potentiels. À partir d'une analyse des caractéristiques spécifiques de l'innovation, cet article étudie comment Apple a réussi à générer un tel intérêt pour son produit à travers une stratégie de lancement particulièrement soignée. Voici en effet une étude de cas exemplaire illustrant les effets d'une annonce préalable de nouveau produit. L'article étudie également les premières étapes du lancement de la deuxième génération du produit, en s'interrogeant sur les évolutions qu'elle génère en termes de modèle économique et de stratégie-marketing. RECHERCHES ET EXPÉRIENCES Mots clés : iphone - Apple - Innovation - Nouveau produit - Stratégie de lancement - Annonce préalable - Préannonce - Stratégie marketing - Modèle économique. NEW PRODUCT LAUNCH STRATEGIES IN THE TELECOM INDUSTRY : THE EXAMPLE OF APPLE'S IPHONE Abstract The iphone launch in the USA and Europe has generated an exceptional media coverage and a significant interest from the industry experts and potential customers. Following an analysis of the iphone's characteristics as an innovation, this paper studies how Apple managed to stimulate such an interest by carefully orchestrating its launching strategy. This case study illustrates the effects of a new product preannouncement. The paper also studies the first stages of the product second-generation's launch, exploring the changes it induces in terms of business model and marketing strategy. Key wor ds : iphone - Apple - Innovation - New product - Launch strategy - Preannouncement - Marketing strategy - Business-model. (1) Courriel : mariana.dahan@escp-eap.net (2) Courriel : manceau@escp-eap.net (3) Courriel : laurent.geffroy@gmail.com 83

A D E T E M INTRODUCTION À l'heure de la convergence d'industries autrefois distinctes, notamment les télécommunications, l'informatique, la photographie et la musique, le lancement de l'iphone constitue un des événements récents les plus marquants du secteur. Plusieurs raisons expliquent son caractère emblématique. D'abord, ce produit réaffirme la convergence de plusieurs catégories de produits par ses fonctions de téléphone, MP3, appareil photo, outil de navigation sur Internet, messagerie, agenda... Ensuite, il marque un changement, peut-être provisoire à en croire les caractéristiques de la deuxième génération du produit, dans les relations entre fabricants et opérateurs télécoms comme dans les modèles économiques de l'industrie. Ce lancement correspond également à l'arrivée dans le secteur d'un nouvel entrant au capital marque important et laisse présager un changement des stratégies-marketing dans cette activité. Enfin, l'ampleur du lancement et les techniques marketing employées semblent sans précédent dans les télécoms, aboutissant à une notoriété et une image construites en un temps record. C'est à ce dernier aspect qu'est consacré cet article. Nous étudions le cas de l'iphone pour analyser la stratégie de lancement, l'annonce préalable et ses effets sur le marché comme sur l'environnement concurrentiel. Nous analyserons ensuite l'évolution survenue avec la deuxième génération du produit et tenterons d'en dégager des enseignements. Avant d'examiner ces aspects, il convient de préciser les caractéristiques de l'iphone et le degré d'innovation associé au produit et au modèle économique qui l'accompagne. Ces éléments contribuent en effet à expliquer les choix effectués pour le lancement du produit. LES CARACTÉRISTIQUES DE L'INNOVATION : UNE INNOVATION TECHNOLOGIQUE MODÉRÉE ET UNE FORTE INNOVATION DE MODÈLE ÉCONOMIQUE Si les consommateurs ont perçu l'iphone comme très innovant, les spécialistes du secteur soulignent qu'il contient peu d'innovations technologiques et se distingue surtout en termes de design, d'ergonomie et de simplicité d'utilisation. Pourtant, selon Apple, l'appareil intègre des innovations décrites dans plus de 300 brevets (4). Parmi les fonctionnalités qui le démarquent des produits concurrents figurent une interface constituée d'un écran tactile multipoint, des détecteurs de lumière et de proximité, un écran large avec dispositif gyroscopique, une représentation graphique de la boîte de messagerie vocale, une suite logicielle très performante et proche de celle d'un ordinateur personnel, un accès simplifié à Internet et à des services phares embarqués (Google Maps, Yahoo! Mail) etc. Selon Steve Jobs, le PDG d'apple, le développement de l'iphone a pris deux ans et demi. Néanmoins, ce produit montre que «les produits technologiques apparemment révolutionnaires ne le sont pas forcément» (5). À la sortie de l'iphone, les enthousiastes du monde entier se sont précipités pour découvrir les fonctionnalités complètement nouvelles du produit. Ils n'y ont vu que des anciennes, optimisées certes, mais finalement pas radicalement innovantes, mis à part l'écran tactile qui permet aux utilisateurs de manipuler des données et des images de façon entièrement nouvelle. Cette divergence de points de vue correspond à la stratégie classique d'apple qui travaille sur l'usage des produits davantage que sur leurs fonctionnalités techniques. Avec l'iphone, Apple propose une expérience ergonomique simple et intuitive comme il a déjà su le faire pour les ordinateurs personnels (Macintosh) au début des années 1980 ou les lecteurs MP3 (ipod) au début des années 2000. Apple prend le parti d'une sélection drastique des fonctionnalités du téléphone en se concentrant sur leur parfaite intégration et sur une utilisation intuitive. Pourtant, l'absence de fortes innovations technologiques risque d'aboutir à l'imitation rapide du produit par les concurrents, susceptibles de proposer des produits proches en termes d'ergonomie. Au plan marketing, le risque d'une imitation rapide implique de réaliser un lancement marquant construisant rapidement la notoriété et l'image du produit afin d'accélérer sa diffusion. Cette stratégie (4) Source : www.apple.com (5) Turner D. (2007) - Apple's iphone : An Inside Look at a Sensation, Technology Review, Special Report, Septembre - Octobre 2007. 84

Les stratégies de lancement de nouveaux produits dans le secteur des télécommunications : le cas de l'iphone d'apple Mariana Medvetchi Dahan, Delphine Manceau, Laurent Geffroy est bien évidemment facilitée par la forte notoriété de la marque Apple et son image, en cohérence parfaite avec les spécificités du produit. En outre, étant données les caractéristiques de son produit, il serait faux de considérer qu'apple est entré uniquement sur le marché des téléphones mobiles. En effet, l'iphone lui a permis d'entrer non seulement dans l'industrie manufacturière des terminaux mobiles, mais aussi de celle des ordinateurs portables - grâce à son logiciel embarqué Mac OS X - et de se repositionner dans l'industrie de la musique et du contenu multimédia, avec son ipod intégré et l'accès aux titres de musique de la boutique virtuelle itunes WiFi Music Store. Cette innovation en termes de positionnement sur le marché a impliqué une reconsidération des modèles économiques existants et des rapports avec les opérateurs, principaux partenaires d'apple dans la poursuite de ses objectifs sur le marché télécoms. L'innovation est donc également économique. Elle introduit de nouveaux rapports de force avec les opérateurs (6). En effet, ceux-ci jouent traditionnellement un rôle prépondérant dans la relation tripartite entre client, opérateur et constructeur qui caractérise ce secteur, à la fois parce que (1) les opérateurs centralisent la relation commerciale avec le client final ; (2) ils touchent des revenus réguliers et construisent un marketing relationnel avec le client tandis que le constructeur n'est rémunéré que de manière transactionnelle lors de la vente de l'appareil ; (3) les opérateurs ont eu historiquement tendance à offrir des appareils ou à octroyer des rabais pour l'achat d'un abonnement, dévalorisant implicitement la valeur des appareils ; (4) ils disposent souvent d'une plus forte image auprès des clients finaux que les constructeurs (avec quelques exceptions notables dont Nokia qui dispose d'un capital marque important). Avec l'iphone, Apple cherche à renverser cette relation pour prendre le pas sur l'opérateur et s'imposer comme un acteur-clé de la relation tripartite. L'entreprise cherche également à toucher des revenus non seulement sur la vente d'appareils, comme ses concurrents, mais de manière continue pendant toute la relation commerciale. Il s'agit d'un changement majeur de modèle économique. Cette volonté de changer la structure organique du secteur explique d'ailleurs qu'elle ait suscité des réticences de la part des opérateurs. En effet, Apple avait initialement prévu de commercialiser son iphone aux Etats-Unis avec l'opérateur Verizon, N 2 du marché américain. Ce dernier aurait refusé l'offre d'apple qui, selon Jim Gerace, le Vice-président de Verizon Wireless, ne présentait pas de «bénéfices partagés» dans la mesure où les conditions de partenariat, formulées par Apple, étaient selon lui «excessives» (7). Une des conditions d'apple, mentionnée par Jim Gerace, aurait été le contrôle de la distribution de l'iphone, qui ne devait avoir lieu que dans les réseaux officiels de distribution de Verizon et dans les Apple Store. Fier de ses partenariats avec les géants de la distribution Wal-Mart et Best Buy, Verizon aurait catégoriquement refusé. Une autre raison de discorde aurait résidé dans les exigences d'apple vis-à-vis de Verizon en terme de gestion de la relation client: «Ils [Apple] se seraient placés entre nous et nos clients à un point où nous aurions presque dû prendre un siège à l'arrière (8)». Apple s'est donc tourné vers AT&T, l'opérateur qui détenait plus de 30% de part de marché aux États-Unis. Les accords exclusifs conclus prévoyaient non seulement un contrôle de la distribution de l'iphone et la gestion de la relation client par Apple, mais également un reversement de AT&T à Apple de 10% à 40% des revenus générés par les services vendus aux clients (Yoffie, 2008). Ces conditions ont été répliquées en Europe lors du lancement en France, en Allemagne et en Grande- Bretagne. Ce fort degré d'innovation économique a la même conséquence marketing que la faible innovation technologique en termes de lancement : pour justifier les conditions négociées avec les opérateurs, il faut leur montrer que les spécificités du produit et ses fortes ventes compenseront les inconvénients du nouveau rapport économique proposé afin qu'ils perçoivent leur intérêt à commercialiser le produit. Là encore, il s'agit de procéder à un lancement marquant susceptible d'accélérer la diffusion du produit. (6) Un business model innovant, c'est le jackpot, Challenges, article du 29 Novembre 2007. (7) Cauley L. (2007) - Verizon rejected the iphone deal, USA Today, article du 29 Janvier 2007. (8) Propos de Jim Gerace rapportés par USA Today, op. citée ci-dessus. 85

A D E T E M Tableau 1 Une stratégie de lancement de l'iphone or chestrée en quatr e temps 2007 2008 9 janvier 29 juin 9 novembre 9 juin T1 T2 T3 T4 Annonce préalable faite par Steve Jobs le 9/01/07 au Mac World de San Francisco 29/06 : sortie officielle de l iphone aux USA Après 2 jours, 525 000 exemplaires vendus 9/11 : sortie en Allemagne et UK 29/11 : sortie en France Annonce préalable de la sortie de l iphone V2! Étudions à présent comment Apple a procédé pour atteindre cet objectif. UN LANCEMENT LARGEMENT FONDÉ SUR LA PRÉANNONCE Lors de la Conférence annuelle Mac World tenue à San Francisco le 9 janvier 2007, Steve Jobs a présenté son iphone et dévoilé en partie sa stratégie de lancement. Cette annonce était particulièrement attendue sans qu'aucune caractéristique du produit n'ait filtré au préalable. Le calendrier de lancement Le calendrier prévu par Apple pour le lancement de l'iphone aux États-Unis et dans le monde prévoyait quatre temps forts présentés dans le tableau 1. L'annonce préalable Un des faits les plus remarquables dans le lancement de l'iphone fut probablement l'annonce préalable à sa commercialisation. Comme l'ont souligné de nombreuses recherches sur le sujet (Eliashberg et Robertson, 1988 ; Heil et Robertson, 1991 ; Manceau, 1996), l'annonce préalable est un acte formel et volontaire de diffusion d'information, fait par une entreprise dans l'objectif explicite d'émettre un signal à l'attention du marché et des concurrents. Dans ses travaux consacrés aux stratégies concurrentielles, Porter (1980) avait déjà étudié les actes de préannonce formelle dans des contextes hautement concurrentiels, dans le but de modifier les comportements des concurrents et des autres intervenants du secteur à son avantage. Pour Apple, l'annonce de la sortie de l'iphone avait clairement ce caractère formel et volontaire. La communication a été savamment orchestrée par Apple et Steve Jobs lui-même. Sa présentation au Mac World de janvier 2007 détaillait de manière pédagogique et concise les caractéristiques du produit. Steve Jobs insista sur l'importance de l'évènement en n'hésitant pas à déclarer «We'll make history today». Cette annonce préalable se justifie de trois manières. Tout d'abord, elle crée de facto une attente importante et démultiplie l'écho médiatique autour du produit. Ensuite, elle coïncide avec l'obligation légale de test pour homologation aux États- Unis qui aurait occasionné un risque de fuite et de perte de contrôle de la diffusion de l'information. Enfin, elle permet à Apple d'affiner les prévisions de vente et les capacités de production. Les effets de l'annonce préalable Un véritable «marketing hype» Apple semble avoir intégré le concept de marketing hype élaboré par Wind et Mahajan (1987), qui stipule la création d'un environnement favorable au lancement d'un nouveau produit grâce à la couverture médiatique suite à la préannonce. Le jour de 86

Les stratégies de lancement de nouveaux produits dans le secteur des télécommunications : le cas de l'iphone d'apple Mariana Medvetchi Dahan, Delphine Manceau, Laurent Geffroy la sortie de l'iphone, le critique du New York Times décrétait «The iphone matches most of its hype» (9) en évoquant la cohérence de ce qui avait été annoncé. La couverture médiatique fut en grande partie positive. L'iPhone est perçu comme «une rupture d'expérience, une révolution sociétale» (Le Monde) (10). Quelques réactions négatives ont également surgi, surtout pour signaler l'absence des fonctionnalités présentes dans d'autres smartphones, principalement la 3G et la compatibilité avec Microsoft Exchange. Comme on le verra plus tard, Apple a pris note de note de ces critiques pour les évolutions futures de son produit. Avec la préannonce faite au Mac World, Apple a réussi une sensibilisation remarquable des médias et des leaders d'opinion sur son produit. À travers les médias traditionnels, d'abord, puisque dans les 6 mois qui suivirent son annonce, l'iphone fit l'objet de 11 000 articles papier. Ensuite, le public s'est approprié le produit et la communication à son sujet à travers un bouche-à-oreille réel et électronique. Selon le site américain Technorati.com permettant de comptabiliser en temps réel le nombre de blogs créés sur un sujet particulier, plus de 5 720 blogs ont été crées suite à la préannonce faite par Apple. Sur les blogs dédiés à l'iphone, on a compté en moyenne 5 000 écrits/jour, sauf les jours d'annonces ou d'événements marquants pour le produit où ce nombre était multiplié par 5 voire 10. Globalement, l'iphone a fait l'objet de 69 millions de recherches par mot-clé sur Google. Malgré l'absence de l'iphone sur le marché et les délais d'attente de plus de 6 mois, l'annonce préalable d'apple a donc eu un réel effet sur le marché. L'amorce du processus d'adoption du nouveau produit favorise sa diffusion Souvent, l'annonce préalable induit une conséquence positive sur le devenir commercial du produit annoncé : elle entame le processus d'adoption et favorise sa pénétration sur le marché (Robertson, 1993 ; Manceau, 1996). En effet, la diffusion d'un produit peut être accélérée si les informations circulant à son propos au sein du corps social sont nombreuses (Gatignon et Robertson, 1985). On peut penser que ce nombre important d'informations circulant au sein des communautés de technophiles a servi de levier pour amorcer le processus d'adoption et de diffusion de l'iphone. Les utilisateurs des blogs le mentionnant sont des passionnés de technologies. Ils constituent à la fois des innovateurs susceptibles d'adopter le produit rapidement et des leaders d'opinion à même de diffuser un fort bouche-à-oreille auprès du reste du marché (Rogers, 1983). Ils jouent donc à la fois le rôle de relais de communication et de relais du processus de diffusion du produit. En ce sens, on peut considérer qu'une annonce aussi relayée médiatiquement et aussi anticipée a permis d'accomplir les premières étapes du processus d'achat de nombreux consommateurs en construisant la notoriété du produit et en renseignant les clients potentiels sur ses caractéristiques techniques. Un mois avant son lancement officiel aux États-Unis, l'iphone d'apple connaissait déjà un taux de notoriété de 64% auprès des utilisateurs de la téléphonie mobile (11). Il est important de souligner que les délais par lesquels l'annonce préalable anticipe la sortie du produit ne sont pas dus au hasard. Des recherches antérieures ont modélisé les différents facteurs pris en compte par les entreprises lorsqu'elles déterminent leurs délais d'annonce. Une forte intensité technologique de la catégorie de produit - comme c'est le cas dans les télécoms - allonge ces délais, afin de laisser le temps aux consommateurs ciblés d'assimiler sa complexité technique et de vaincre leurs éventuelles réticences. Ce délai de réflexion est également utile lorsque le produit innovant coûte cher. Ainsi, une préannonce permet d'aider les acheteurs potentiels à planifier leurs dépenses (Robertson, 1993 ; Biemans et Setz, 1995). Rappelons que le prix initial de vente de l'iphone aux États-Unis fut de $499 pour le modèle 4 Go et de $599 pour le 8 Go. Ensuite, Apple étant nouvel entrant dans le secteur des télécoms, n'avait à craindre aucune cannibalisa- (9) Pogue D. (2007) - The iphone matches most of its hype, The New York Times, 27 Juin. (10) Dumons, O. (2007) - L'iPhone, année zéro de l'internet mobile, Le Monde, 28 Novembre. (11) Étude M : metrics USA (2007) - Survey : High Awareness, Strong Demand for Apple iphone, M : metrics USA, Mai. 87

A D E T E M tion de ses autres produits par le fait que certains clients potentiels pourraient reporter l'achat d'un autre téléphone pour attendre l'iphone. Bien au contraire, de tels phénomènes de report d'achat pénalisèrent les opérateurs concurrents tout en augmentant la taille du marché potentiel du nouveau produit. De manière globale, le long délai d'annonce adopté par Apple illustre les résultats des travaux antérieurs selon lesquels, pour des entreprises disposant d'une faible part de marché dans le secteur, les délais d'annonce sont d'autant plus longs que le produit revêt une forte importance stratégique aux yeux de l'entreprise (Manceau, 2000). L'annonce préalable comme un signal concurrentiel Un corpus important de recherches (Eliashberg et Robertson, 1988 ; Heil et Robertson, 1991 ; Moore, 1992 ; Robertson, 1993) s'est attaché à l'étude de l'annonce préalable en tant que signal concurrentiel. Ce type de stratégie revêt un caractère ambivalent puisqu'elle peut à la fois encourager les concurrents à réagir et les dissuader de le faire (Manceau, 2000). Robertson, Eliashberg et Rymon (1995) ont montré que, lorsqu'elles décident de réagir à une préannonce faite par leur concurrent, les firmes répondent par l'introduction d'un nouveau produit, dans la majorité des cas. L'intention d'apple, ayant choisi d'annoncer plus de 6 mois à l'avance la sortie de son iphone, s'inscrit dans une démarche de déstabilisation des concurrents et de préemption du marché. En effet, des rumeurs concernant la sortie d'un nouveau téléphone révolutionnaire chez Nokia - l'équipementier N 1 mondial - avait fait le tour des technophiles du monde entier. Le produit Nokia N95 devait être massivement commercialisé sous peu Un autre terminal comparable à l'iphone était également en production, cette fois-ci chez Samsung - N 2 mondial - qui s'est vu pris de court pour le lancement de son Ultra Smart F700. Face à l'annonce d'apple, certains constructeurs concurrents agiles ont pu modifier leur calendrier de lancement et copier certains attributs de l'iphone. C'est l'exemple du modèle Touch du constructeur HTC lancé en juin 2007. D'autres ont simplement modifié à la marge les caractéristiques des modèles existants pour les rendre comparables à l'iphone. Pourquoi avoir fait une préannonce alors qu'apple se trouvait dans un environnement hautement concurrentiel, pour ne pas dire hostile? Selon les résultats des travaux d'eliashberg et Robertson (1988), une entreprise n'a intérêt à effectuer une préannonce que si l'environnement concurrentiel est peu combatif. Ce n'était pas le cas d'apple Un éclairage pour nous aiguiller dans le déchiffrage de la stratégie d'apple pourrait être apporté par les travaux de Smiley (1988). Dans une enquête réalisée sur les méthodes de dissuasion des nouveaux entrants sur le marché, l'auteur a constaté que l'annonce préalable des nouveaux produits était une technique privilégiée. Mais qui Apple pouvait-il chercher à dissuader et de quoi? La réponse à cette question réside dans l'identification des concurrents de l'iphone. Dans la mesure où le positionnement du produit est intersectoriel puisqu'il combine la téléphonie, la musique, l'internet et le multimedia (12), où il s'agit d'un «cross-boundary disruptor» (Burgelman et Grove, 2007), on peut penser qu'il ne s'agissait pas tant de dissuader Nokia ou Samsung que des acteurs des autres secteurs identifiés, par exemple Google, ayant lui aussi les caractéristiques d'un leader innovant. On peut également supposer qu'apple a choisi de négliger les réactions négatives de ses concurrents de la téléphonie pour privilégier les effets positifs de la préannonce sur le marché et pour en stimuler d'autres dans d'autres domaines. L'autre effet souhaité par Apple à l'issue d'une préannonce aussi anticipée concerne les autres acteurs du marché, et plus précisément ceux dont la collaboration était une condition nécessaire pour atteindre le succès de l'iphone : les fournisseurs, les distributeurs, les opérateurs de réseaux et services mobiles, etc. L'effet de la préannonce en cas d'externalités de réseaux L'objectif d'une annonce préalable est également d'informer l'ensemble des intervenants du marché qu'un nouveau produit sera commercialisé (Biemans et Setz, 1995). Alors que les externalités de réseaux directes se produisent quand l'utilité du produit est directement affectée par le nombre de consommateurs (12) Wildstrom, S. (2008) - Why iphone Wannabes Don't Cut It, Business Week, article du 18 Juin. 88

Les stratégies de lancement de nouveaux produits dans le secteur des télécommunications : le cas de l'iphone d'apple Mariana Medvetchi Dahan, Delphine Manceau, Laurent Geffroy qui l'utilisent (Esser et Leruth, 1988), les externalités de réseaux indirectes se basent sur l'existence de produits complémentaires fournis par d'autres intervenants du marché (Katz et Shapiro, 1986a ; Le Nagard-Assayag, 1999). La téléphonie mobile, la navigation Internet et l'écoute de musique se caractérisent toutes trois par des externalités indirectes, dans la mesure où des applicatifs sont utilisés avec un système d'exploitation et un appareil. C'est encore plus vrai de la convergence des trois secteurs : plus le nombre d'utilisateurs de l'iphone est élevé, plus les applicatifs pour les contenus, la navigation Internet ou l'écoute de musique seront nombreux et développés, accroissant l'intérêt du produit aux yeux de ses utilisateurs. L'effet des annonces préalables sur le comportement des autres intervenants de la chaîne de valeur (fournisseurs, fabricants de produits complémentaires, autres partenaires) a été à ce jour peu étudié. Les travaux de Rabino et Moore (1989) et ceux de Le Nagard-Assayag et Manceau (2001) permettent d'y apporter un éclairage. Ainsi, la préannonce doit encourager les fabricants de produits complémentaires à concevoir des produits dans les temps impartis. Dans l'exemple d'iphone, la préannonce d'apple devait inciter les fournisseurs de logiciels, de contenus tiers et d'accessoires à accélérer leurs cycles de production pour être prêts pour le lancement officiel. Aussi, cette préannonce joue également un rôle d'engagement de l'entreprise vis-à-vis de ses objectifs affichés et dynamise les relations établies entre les différents acteurs (Biemans et Setz, 1995). Ce signal d'engagement et de confirmation est essentiel à l'égard des opérateurs ayant accepté le nouveau modèle économique : il s'agissait de les conforter dans leur choix, en affirmant le succès annoncé du produit et les moyens employés par Apple pour l'atteindre, de manière à justifier une rétrocession des revenus, inhabituelle jusqu'à présent. Un autre groupe d'acteurs - les partenaires financiers ou les actionnaires - peut également être influencé par une préannonce. Comme le présentait Porter (1980), une annonce préalable peut s'accompagner d'une hausse des actions, symbolisant le soutien des interlocuteurs financiers. Lors de la préannonce faite au Mac World du 9 janvier 2007, le cours de bourse d'apple a augmenté en direct de 8,3%, alors que celui de son principal concurrent sur le marché des smartphones - RIM - a baissé de 7,8% (Los Angeles Times). Les effets négatifs de l'annonce préalable Nous avons déjà évoqué l'effet probable de stimulation des concurrents et l'avancement de plusieurs lancements de produits consécutifs à la préannonce. Autres effets négatifs, la préannonce de l'iphone a attiré l'attention des entités de régulation, des groupes d'influence et des organisations d'intérêt public. Ce constat est intéressant dans la mesure où de tels effets n'ont, à notre connaissance, pas été identifiés dans les travaux antérieurs sur l'annonce préalable. Les risques juridiques et l'attention des autorités de régulation Juste après l'annonce faite par Steve Jobs, Apple s'est vu saisi par la Cour de Justice californienne, en raison d'une usurpation de nom de marque déposée : «iphone». Le groupe américain Cisco, premier fournisseur de solutions réseaux pour Internet, avait déposé la marque iphone en 2000 après avoir acquis la société Infogear. Depuis le début 2006, la division Linksys de l'équipementier Internet vendait des produits sans fil nommés iphone. L'existence sur le marché de deux produits au même nom n'était probablement pas gênante pour le consommateur, mais elle l'était certainement pour Cisco, qui en a profité pour négocier avec Apple un accord de partenariat sur l'interopérabilité de ses équipements sans fil avec le baladeur multimédia téléphonique d'apple (13). Une autre entreprise, Quantum Research (QR), avait réagi à la préannonce à propos des caractéristiques de l'écran tactile de l'iphone. Elle argumentait que celui-ci était élaboré à partir du concept de QR, la technologie de transfert de charge, brevetée officiellement par QR Group. Celui-ci avait déjà intenté un procès à Apple en décembre 2005 en l'accusant d'utiliser inopinément cette technologie dans la fabrication de ses baladeurs ipod (14). Le sort du litige n'est pas encore connu à date, mais en février 2008, la société QR fut rachetée par Artmel (13) Cisco et Apple vont partager la marque iphone, Les Échos, article du 22 Février 2007 ; Procès de Cisco contre Apple : derrière la marque iphone, les vraies raisons du litige, Les Échos, archives du 1 er Décembre 2007. 89

A D E T E M Corporation qui souhaitait rentrer sur ce marché très porteur et estimé à plus de 3 milliards de dollars (15). En Europe, la préannonce faite par Apple a également alerté les autorités concernées, notamment la Commission Européenne, au sujet des accords conclus entre Apple et les opérateurs de téléphonie mobile pour la commercialisation de l'iphone. Ainsi, Apple a été accusé d'enfreindre les règles de la concurrence en fixant par pays le prix de téléchargement sur itunes (16) et en imposant des clauses d'exclusivité avec certains opérateurs téléphoniques. En Allemagne, une injonction a été prononcée par le tribunal régional de Hambourg contre T-Mobile, suite à une procédure intentée par Vodafone, son concurrent direct, avec pour fond du litige, l'exclusivité de la commercialisation de l'iphone (17). Par la suite, Apple a donc dû revoir ses accords de partenariat avec les opérateurs téléphoniques et changer son modèle économique. La pression des organisations d'intérêt public L'annonce préalable faite par Apple a ravivé le débat entre celui-ci et les organisations environnementales. Plus précisément, Greenpeace a dénoncé la présence de substances dangereuses parmi les composants de l'iphone, notamment du PVC utilisé pour le plastique blanc des écouteurs et qui contiendrait un taux de phtalate jugé trop élevé en Europe ou aux États-Unis (18). C'est ce taux qui aurait également décidé The Center for Environnemental Health, une organisation de défense de l'environnement californienne, à mettre en cause publiquement Apple et à l'inciter à changer de mode de production (19). Apple a dû se justifier en soulignant que l'iphone satisfaisait aux critères de la directive RoHS (20) et que l'objectif d'élimination du PVC et des retardateurs de flamme bromés qu'elle s'était elle-même fixé était programmé pour la fin 2008. Ce délai est inférieur à celui annoncé par son concurrent informatique, Dell (fin 2009), qui subit lui aussi des pressions pour améliorer les caractéristiques environnementales de ses ordinateurs mais, à date, reste insuffisant pour atteindre le niveau de Nokia et Sony Ericcson (21). D'autres effets de l'annonce préalable n'ayant pas été observés Si le cas de l'iphone illustre de nombreux effets classiquement attribués par la littérature aux préannonces et permet ainsi de mieux décrypter la stratégie d'apple, on constate que plusieurs effets habituels ne sont pas observés ici. La cannibalisation Farquhar et Pratkanis (1992, 1993) ont montré que l'annonce préalable pouvait influencer les critères de choix des consommateurs et affecter leurs préférences pour les produits existants, souvent en en limitant l'attrait. Ainsi, une préannonce peut provoquer une chute des ventes des autres produits de l'entreprise et cannibaliser sa gamme existante (Eliashberg et Robertson, 1988 ; Heil et Robertson, 1991). Dans le cas étudié, cet effet ne pouvait concerner les activités de téléphonie d'apple puisqu'il s'agit d'un nouvel entrant. En revanche, l'annonce de l'iphone aurait pu dissuader certains clients d'acquérir des ipod pour attendre le produit combi- (14) Bush, S. (2007) - Apple faces patent claim over ipod touch sensor technology, ElectronicsWeekly, article du 22 Janvier. (15) Atmel Corporation annonce l'acquisition de Quantum Research Group, Capital, article du 7 Février 2008. (16) Mignani, E. (2007) - La Commission européenne s'attaque à Apple, Le Figaro, article du 15 Octobre. (17) Défaite judiciaire pour T-Mobile sur l'iphone, Challenge, article du 20 Novembre 2007. (18) Hello? Steve? This is Green my Apple calling on the iphone, article du 12 Janvier 2007 et le dossier Apple sur www.greenpeace.org (19) iphone Phtalates Violate California Law, Communiqué de Presse du CEHCA (Center for Environmental Health of California), 15 Octobre 2007. (20) RoHS (de l'anglais Restrictions of Hazardous Substances) est une Directive Européenne qui traite de la limitation d'utilisation de certaines substances dangereuses dans les équipements électriques et électroniques commercialisés à partir du 1er Juillet 2006. (21) How Green is that iphone?, article publié le 14 Juin 2007 sur www.greenpeace.org 90

Les stratégies de lancement de nouveaux produits dans le secteur des télécommunications : le cas de l'iphone d'apple Mariana Medvetchi Dahan, Delphine Manceau, Laurent Geffroy né. Selon le rapport d'apple relatif à ses résultats financiers en 2007, ceci ne s'est pas produit. Bien au contraire, les ventes de l'ipod ont progressé de 17% par rapport à l'année précédente, alors que la vente des ordinateurs Macintosh a progressé de 47% (22). Non seulement les revenus d'apple n'ont pas baissé, mais la firme a vu son chiffre d'affaires augmenter de 35% en 2007, comme si l'effet de «marketing hype» autour de l'iphone avait indirectement bénéficié à tous les produits de la marque. Ce résultat laisse envisager un phénomène contraire aux résultats des travaux antérieurs sur la préannonce, selon lequel un fort effet sur le marché peut bénéficier à l'ensemble de la gamme, même les produits avec lesquels l'innovation annoncée entre en concurrence directe. Rumeurs fausses Un autre risque classiquement attribué aux préannonces concerne la diffusion de rumeurs erronées et incontrôlées sur le produit. Dès que le bouche-àoreille se développe, le public et les médias évoquant un produit qu'ils n'ont jamais vu, toutes sortes d'informations vraies ou fausses et, dans tous les cas, invérifiables, peuvent se répandre et parfois détériorer l'image du produit. Dans le cas de l'iphone, ce phénomène ne s'est quasiment pas produit. De nombreuses rumeurs ont circulé sur les sites internet dédiés, comme sur www.macrumors.com, où des tentatives d'illustration graphique du futur iphone et des commentaires sur les fonctionnalités potentielles de l'appareil ont proliféré, sans pour autant nuire à l'image du produit d'apple. Au contraire, et comme pour rebondir dessus, Steve Jobs lui-même a projeté quelques unes de ces fausses images lors de sa présentation au Mac World, avant de révéler au public le «vrai» iphone. La baisse de flexibilité Les travaux de Kohli (1992) sur la préannonce montrent qu'une fois le produit annoncé et la date de lancement explicitée, les entreprises n'ont plus de marge de manœuvre et se voient dans l'obligation de respecter leurs engagements publics. Ceci réduit considérablement leur flexibilité dans les étapes finales de développement du produit et dans le choix de ses conditions de commercialisation. Ceci peut également être préjudiciable si les délais ou les conditions annoncés ne sont pas respectés. Bien que la préannonce de l'iphone ait mis sous pression significative les équipes d'apple et l'ensemble de ses fournisseurs et de ses partenaires, Apple a pu se permettre une marge d'erreur sur le respect des délais annoncés. Notamment, lors de l'annonce du calendrier du lancement à l'international, Apple espérait pouvoir lancer l'iphone d'une manière simultanée en Grande-Bretagne, en Allemagne et en France, le 9 novembre 2007 (23). Finalement, parce que les négociations avec Orange ont pris plus de temps que prévu, l'iphone ne fut lancé en France que trois semaines plus tard, le 29 novembre, sans que cela ne ternisse en aucune manière l'image du produit. Un autre facteur de baisse de flexibilité de l'acteur ayant fait une préannonce est le changement dans les goûts des consommateurs et les tendances du marché. Golder et Tellis (1993) ont montré que ce changement pourrait survenir entre le moment de l'annonce préalable et la sortie effective du nouveau produit. Face à ce constat, la firme n'aurait qu'une solution : s'adapter à la nouvelle demande. Or, dans le cas d'apple, la vision affirmée est différente : ne pas demander son avis au client. «On ne peut pas aller demander au client quelle est l'innovation du futur», affirme Steve Jobs, qui indique pour preuve : «on ne fait pas d'étude de marché». (24) Pour appuyer ses propos, Steve Jobs avait évoqué, dans un entretien au magazine Fortune, la fameuse citation d'henry Ford : «Si j'allais demander à mes clients ce qu'ils veulent, ils me répondraient «Un cheval plus rapide» (25)». La stratégie qu'apple revendique consiste à imaginer et à mettre sur le marché un produit innovant qui corresponde au mieux à un idéal d'usage, sans pour autant s'adapter à toutes les demandes du client. Dans ce contexte, l'annonce préalable joue un rôle d'influence des attentes et des préférences des consommateurs en leur mettant à (22) Best Quarterly Revenue & Earnings in Apple History : Mac, ipod & iphone Sales Break Previous Records, Communiqué de presse Apple Financial Statement, sur www.apple.com, le 22 Janvier 2008. (23) Orange envisage un Noël sans l'iphone d'apple, Les Échos, article du 5 Octobre 2007. (24) America's most admired companies : Steve Jobs speaks out, Fortune, article du 7 Mars 2008. (25) Op. Citée 24. 91

A D E T E M l'esprit certaines caractéristiques du produit. En outre, il est indispensable de relativiser les propos de Steve Jobs : l'innovation ergonomique de l'iphone s'appuie sur une analyse très fine de la manière dont les individus utilisent leur téléphone, leur smartphone et même Internet : l'analyse du marché guide donc bien les choix de l'entreprise. APRÈS L'ANNONCE, LE LANCEMENT Après la préannonce, la communication autour du produit s'est démultipliée sans que la marque reprenne la parole officiellement. En conséquence, une des principales caractéristiques du lancement fut l'ambiance de suspense et de mystère qui régna autour de l'événement (26). Le buzz médiatique, soigneusement entretenu par Apple, prit une réelle ampleur. Le lancement au États-Unis Le 29 juin 2007, jour du lancement aux États- Unis, de nombreux fans désireux d'acquérir l'iphone se rendirent dans les quelque 1800 boutiques AT&T et les 170 magasins Apple. Selon les reportages des nombreux journalistes présents sur les lieux, des campeurs s'étaient installés quelques jours plus tôt devant l'apple Store de Manhattan, sur la cinquième avenue, pour être certains d'être servis parmi les premiers (27). Des files d'attente furent observées devant les autres magasins. Pour accentuer le buzz et l'engouement autour du produit, Apple offrait des T- shirts «I got iphone» aux premiers clients, sans oublier les boissons fraiches à ceux qui faisaient la queue des heures durant. Selon les estimations du Los Angeles Times, lors du premier week-end, Apple a vendu 525 000 appareils, ses ventes atteignant 1 million d'unités deux mois et demi plus tard (28). Mais c'est également l'angoisse de pénurie qui a nourri l'euphorie d'achat de nombreux clients. Il faut dire qu'apple avait semé ce doute en évoquant à de nombreuses reprises une éventuelle «rupture de stock» pour son produit (29). Les travaux de recherche de Maillet (2005) ont décrit cette communication autour d'une «fausse pénurie» comme un outil marketing puissant (30). Créer de la rareté pour justifier un prix élevé a également été la stratégie de Sony lors du lancement de sa Playstation 2 au Japon en 2000. À l'époque Sony annonçait que «la production ne pouvait permettre de répondre à la demande mondiale», s'assurant ainsi une commercialisation très rapide des premières unités Playstation 2 mises en vente : 980 000 exemplaires vendus en 48 heures (31). Le même phénomène a été observé pour l'iphone. Les premiers stocks ont été écoulés le week-end du lancement, les magasins AT&T arrivant en rupture de stock le samedi, et ceux d'apple le dimanche (32). Le lancement en Europe Pour le lancement de l'iphone en Europe, Apple a appliqué la même stratégie de communication, en diffusant peu d'informations et en cultivant le suspens (33). Le lancement américain avait généré des réverbérations médiatiques fortement ressenties outre-atlantique. Toutefois, selon la presse, l'arrivée de l'iphone en Europe n'a pas déclenché des scènes de «folie consumériste» comparables à ce qui avait eu lieu aux États-Unis (34). (26) Kerr, D. (2007) - Strategy Analytics, cité dans Le lancement de l'iphone, une "rupture" selon Steve Jobs, Challenges, article du 29 Juin. (27) Macke, G. (2007) - L'iPhone, objet de tous les désirs et délires, Challenges, article du 29 Juin. (28) Some iphone glitches reported - Hang-ups include activation problems and insufficient tech aid, an analyst says. But many new owners are thrilled, Los Angeles Times, article du 2 Juillet 2007 ; iphone backlash?, Los Angeles Times, article du 26 Septembre 2007. (29) Interview Q&A : Apple's Steve Jobs and AT&T's Randall Stephenson, USA Today, article du 28 Juin 2007. (30) Maillet C. (2005) - Le marketing adulescent : comment les marques s'adressent à l'enfant qui sommeille en nous?, éditions Village Mondial. (31) Playstation 2 : tous les détails du lancement!, interview Sony France dans Overgame, article du 4 Août 2000. (32) L'iPhone se vend bien... mais ne marche pas toujours, Challenges, article du 3 Juillet 2007. (33) Une communication gardée sous scellés, Les Échos, article du 28 Novembre 2007. (34) L'iPhone débarque en Europe sans susciter l'hystérie, Les Echos, article du 12 Novembre 2007. 92

Les stratégies de lancement de nouveaux produits dans le secteur des télécommunications : le cas de l'iphone d'apple Mariana Medvetchi Dahan, Delphine Manceau, Laurent Geffroy En Grande-Bretagne, où Apple avait conclu un accord d'exclusivité avec l'opérateur O2, l'iphone a été commercialisé le 9 novembre 2007, à 6.02 de l après-midi précisément. «Même l'heure du lancement choisie contient de la publicité subliminale», souligna le quotidien anglais The Guardian, en référence au partenariat d'apple avec O2 (35). Dans la boutique de Regent Street, des centaines de jeunes «Apple addicts» sont venus acheter leur coffret iphone sous «les applaudissements de la foule» (36). Si les ventes réalisées le week-end du lancement n'ont pas du tout atteint des chiffres comparables aux États-Unis, O2 a vendu plus de 70 000 unités en deux jours, ce qui dépasse largement les ventes en Allemagne. En effet, l'iphone a été lancé le même jour, sur le marché allemand, par l'opérateur exclusif T- Mobile malgré l'opposition de son concurrent Vodafone. Environ 10 000 exemplaires ont été vendus le week-end du lancement (37). En France, l'iphone a connu un certain succès médiatique, mais ses ventes sont restées modérées, avec environ 30 000 unités vendues en cinq jours (38). La veille du lancement, Didier Lombard, PDG d'orange, avec qui Apple a conclu un accord d'exclusivité pour la France, avait déclaré dans une interview que «plus de 50 000 préinscriptions de consommateurs» intéressés à acheter l'iphone [avaient] été enregistrées sur le site Internet ouvert à cet effet(39). Toutefois, dans la nuit du 28 au 29 novembre 2007, moment officiel du lancement en France, l'engouement des technophiles devant les douze boutiques Orange participant à l'opération, fut peu comparable à celui des États-Unis. Selon une analyse fournie par le cabinet Ovum, «la cherté des forfaits et la durée d'engagement de 24 mois» auraient pu décourager certains consommateurs «dans un pays où les téléphones gratuits sont la norme» (40). En outre, certains clients européens choisirent d'opter pour des importations individuelles outre-atlantique afin de profiter de la différence de prix entre les deux continents (499$ aux États-Unis, 399 en Europe) et éviter de s'engager sur une trop longue durée d'abonnement. Pourtant, Orange et Apple avaient mis en place des systèmes techniques limitatifs et dissuasifs. Les experts évaluèrent les achats parallèles avec «desimlockage» de l'appareil à environ 1,5 millions d'unités dans le monde fin 2007 (41). Cette pratique ne fut pas sans conséquences financières pour Apple qui, comme nous l'avons décrit plus haut, percevait des revenus non seulement sur la vente de l'appareil, mais également sur l'usage des services mobiles par l'abonné. Si ce dernier ne souscrit pas l'offre iphone auprès de l'opérateur partenaire, Apple ne perçoit plus sa part de revenus. Selon une estimation de Bernstein Research, si une telle pratique devait se perpétuer, fin 2008, Apple aurait perdu plus de 500 millions de dollars de revenus potentiels (42). Ce constat a pu également conforter Apple dans son intention de revoir le modèle économique et les termes de partenariat avec les opérateurs. La génération suivante du produit et la nouvelle stratégie-marketing Le 9 juin 2008, à l'occasion de la conférence mondiale des développeurs organisée chaque année par l'entreprise, Apple a procédé de la même manière pour annoncer le lancement du nouvel iphone 3G. Le téléphone d'apple cherche à se réinventer dans une version plus perfectionnée, incluant de nouvelles fonctionnalités et donnant accès à de multiples nouveaux usages. Parmi les nouveautés de (35) At 6.02 pm the worshippers got their reward, The Guardian, article du 10 Novembre 2007. (36) L'iPhone débarque en Europe sans susciter l'hystérie, Les Échos, article du 12 Novembre 2007. (37) T-Mobile Has Sold More Than 10,000 IPhones in Germany, Dow Jones Newswires, article du 9 Novembre 2007. (38) Orange indique avoir vendu 30 000 iphone depuis le 29 novembre, ZDNet.fr, article du 5 Décembre 2007. (39) Didier Lombard cité dans - iphone : douze boutiques Orange ouvriront la nuit du lancement, Les Échos, article du 22 Novembre 2007. (40) Jonathan Arber, Ovum, cité dans - L 'iphone d'apple débarque en Europe sans susciter l'hystérie, Les Échos, article du 12 Novembre 2007. (41) A quarter of Apple iphones may be 'unlocked', Reuters, article du 28 Janvier 2008. (42) More than a quarter of people who bought Apple's iphone are using them on wireless networks other than AT&T's, Bernstein Research cité dans ZDnet.com, article du 28 Janvier 2008. 93

A D E T E M cette deuxième génération du produit, il faut noter la vitesse de connexion et de téléchargement multipliée par trois ou quatre du fait d'une compatibilité avec le réseau 3G, ainsi que la présence d'une puce GPS, qui permet à l'utilisateur de se laisser guider par des applications du type TomTom et qui associe les photos à des coordonnées géographiques. Ensuite, Apple fait un pas important vers une cible professionnelle, en rendant son nouvel iphone compatible avec les réseaux d'entreprise Microsoft Exchange. Pour le reste, selon Le Figaro, «c'est toujours un ipod haut de gamme, à la fois baladeur audio et vidéo, avec son calendrier, son vrai navigateur Web, sa messagerie électronique et son appareil photo» (43). Au-delà des caractéristiques techniques évoquées, cette nouvelle version suggère un changement de modèle économique et la fin de la stratégie prix d'écrémage d'apple. La fin du modèle de reversement de revenus Apple a révisé ce premier modèle à l'occasion du lancement de l'iphone V2 en juillet 2008. Il a basculé vers un modèle plus classique de subvention du téléphone par les opérateurs mobiles. En France, ce modèle consiste à vendre l'iphone V2 à 200 environ contre 400 pour la première génération. La différence de prix est prise en charge par l'opérateur mobile en échange d'un engagement d'abonnement du client sur 12 ou 24 mois. En contrepartie, Apple ne perçoit plus de reversements des revenus générés par l'opérateur. On revient donc au modèle économique classique de la téléphonie mobile, avec une subvention de l'appareil par l'opérateur et des revenus réguliers touchés uniquement par l'opérateur. Ce retour en arrière contraste avec les accords précédents qui permettaient à Apple de récupérer entre 10% et 40% des revenus de l'opérateur sur les services vendus aux clients iphone. Comment expliquer ce revirement? Les ventes, moins élevées que prévues, constituent probablement une raison. La société aurait-elle supposé que les opérateurs ne «poussaient» pas suffisamment le produit du fait de leur moindre intéressement financier à le faire, a fortiori dans un contexte de prix très élevé? La stratégie-marketing employée, au départ très centrée sur une approche «pull» fondée sur la qualité ergonomique du produit, le design, la marque, la préannonce et le buzz, laisserait-elle la place à une approche plus classique fondée sur du «push» par les opérateurs, où les qualités de l'iphone et son image particulière sont quelque peu reléguées au second plan? Un prix sensiblement abaissé Les prix de vente élevés pratiqués pour la première génération d'iphone ont limité sa diffusion aux technophiles et aux fans de la marque. Si elle a permis à Apple de capter les clients les plus rentables, la diffusion aux adopteurs précoces puis à la majorité précoce n'était pas évidente à ce niveau de prix. Il est classique pour une innovation, même à faible teneur technologique, de commencer par un prix d'écrémage pour le baisser ensuite progressivement en utilisant la deuxième génération du produit pour cela, a fortiori au moment où les produits concurrents relativement proches arrivent sur le marché. Nous avions indiqué que la préannonce massive de la première génération du produit avait notamment pour objectif d'intimider, sinon de dissuader, les concurrents. À l'heure où ceux-ci réagissent fortement avec des produits proches et moins coûteux, il paraît logique de baisser le prix. C'est la stratégie adoptée par Apple. Les prix de vente de l'iphone V2 le rendent beaucoup plus accessible, certains opérateurs mobiles en Allemagne et Grande Bretagne le subventionnant même de telle manière qu'il soit vendu 1. Il s'agit bien évidemment d'un prix facial conditionné par la souscription d'un abonnement téléphonique coûteux et de longue durée. Cependant, compte tenu du revirement que constitue un changement de prix d'une telle ampleur, on ne peut manquer de s'interroger : Comment les clients de la première génération réagissent-ils à un tel changement de prix? Ne se sentent-ils pas «trahis» par la marque, alors qu'il s'agit souvent de passionnés d'apple? En effet, tel pourrait être le cas, comme en témoignent les commentaires négatifs d'utilisateurs déçus sur le blog de New York Times (44) depuis l'annonce faite par Apple. (43) Le nouvel iphone 3G débarque le 17 Juillet en France, Le Figaro, article du 10 Juillet 2008. (44) The $400 iphone Lives On, New York Times, dans Pogue's Posts, le 18 Juillet 2008. 94

Les stratégies de lancement de nouveaux produits dans le secteur des télécommunications : le cas de l'iphone d'apple Mariana Medvetchi Dahan, Delphine Manceau, Laurent Geffroy Ensuite, ce nouveau niveau de prix induit un changement d'image du produit, jusque-là positionné dans l'univers du luxe et de l'exclusivité peu compatible avec une offre à 1! Le produit va-t-il se banaliser et perdre une partie de son attrait spécifique, devenant un téléphone comme les autres au moment où les concurrents arrivent sur le marché? Ce n'est pas sûr si l'on en croit le buzz médiatique considérable survenu dans la semaine suivant la préannonce du nouvel iphone 3G : 1000 articles ont été publiés dans les journaux du monde entier et plus de 8500 articles et billets électroniques ont été écrits sur les blogs dédiés (indexés par Google News). En même temps, Apple a annoncé que son produit serait disponible dans 70 pays du monde début 2009, préférant une diffusion internationale massive et rapide (grâce à ses prix bas) à la stratégie initiale d'exclusivité. Par ailleurs, son accord d'exclusivité avec Orange a été contesté par la Cours d'appel de Paris (45), aboutissant à une mise sur le marché d'une offre iphone par les deux autres opérateurs français que sont SFR et Bouygues Telecom. La baisse des prix apparaît dès lors comme un moyen d'élargir la cible marketing après une stratégie d'écrémage pour l'iphone première génération. CONCLUSIONS Le lancement de l'iphone, tel que nous l'avons étudié dans cet article, nous semble porteur de plusieurs enseignements. D'abord, il montre que la notion d'innovation ne repose pas seulement sur les fonctionnalités techniques d'un produit mais également sur ses qualités ergonomique et de design ainsi que sur le modèle économique qui l'accompagne. Ensuite, il met en lumière le lien entre les stratégies de lancement et le modèle économique d'un secteur, puisque la volonté d'apple d'imposer de nouvelles conditions aux opérateurs explique (en partie) son souhait d'orchestrer un lancement spectaculaire et médiatique susceptible de générer une demande forte et rapide du marché comme une volonté des opérateurs de commercialiser le produit pour des raisons d'image. En outre, l'iphone illustre extrêmement bien les effets du «marketing hype» et de l'annonce préalable, montrant de manière exemplaire comment une annonce anticipée et soigneusement orchestrée du produit peut générer une notoriété très élevée et un engouement des médias et des clients pour un produit qu'ils n'ont jamais vu. Ce phénomène provoque ensuite un effet de mode qui se traduit par des ventes élevées au moment du lancement. À l'inverse, un lancement réussi n'implique pas forcément des ventes élevées à moyen terme, comme en témoignent les ventes décevantes d'apple (46) lors de la première année de vie du produit et avant qu'il ne mette en place des actions marketing correctives et des baisses de prix répétées. Enfin, ce cas est frappant par la grande cohérence du marketing initial du produit, positionné comme un produit exclusif, fondé sur une marque au fort capital, et demandé par les clients aux opérateurs puis par un revirement important au moment de la deuxième génération pour adopter une stratégie de pénétration rapide du marché fondée sur des prix bas et une priorité donnée aux volumes et non plus aux marges. On peut interpréter ce changement de politique marketing comme une réaction à un environnement concurrentiel particulièrement combatif, comme une réaction à des ventes décevantes de la première génération du produit, ou comme une deuxième étape assez classique de diffusion du produit après une première phase de construction d'image. En tout état de cause, il pose de nombreuses questions sur la manière de gérer les relations avec les acheteurs de la première génération et sur la volonté initiale d'apple de modifier le modèle économique du secteur. D'un point de vue académique, ce cas éclaire et complète notre connaissance des effets de l'annonce préalable d'un nouveau produit. L'iPhone montre les effets d'emballement médiatique consécutif à une préannonce et son impact sur le marché, la construction rapide de notoriété, ainsi que l'effet de conviction auprès des opérateurs et des autres partenaires nécessaires à la commercialisation du (45) iphone : 5 questions sur la fin de l'exclusivité d'orange, L'Expansion, article du 4 Février 2009. (46) iphone Use Disappoints; Apple Slides, New York Times, article du 24 Juillet 2007 ; Apple sales warning unnerves Wall Street, Times, article du 22 Juillet 2007 ; La baisse brutale du prix de l'iphone suscite questions et polémique, L'Expansion, article du 6 Septembre 2007 ; iphone: ventes décevantes en Allemagne et baisse de prix significative, BusinessMobile, article du 7 Avril 2008. 95

A D E T E M produit en cas d'externalités de réseau. Il met également en évidence d'autres phénomènes jusque-là peu explorés dans la littérature, comme le fait que les annonces préalables attirent l'attention des autorités de régulation et favorisent la pression des associations de consommateurs, ainsi que la dissociation entre «marketing hype» et ventes réelles à moyen terme. Il montre également que certains effets négatifs attribués aux préannonces, comme la baisse de flexibilité ou la cannibalisation des produits antérieurs, n'apparaissent pas forcément. Malgré ces enseignements, cette analyse n'est bien évidemment pas exempte de faiblesses. D'abord, elle est réalisée peu de temps après le lancement, empêchant une vision historique d'ensemble sur l'iphone, sa politique marketing et sa diffusion internationale, et suscitant des interprétations sur la stratégie d'apple au cours des derniers mois. Ensuite, elle est fondée sur une analyse de sources publiées (presse grand public et professionnelle, Internet), et sur la connaissance que les auteurs ont du secteur, mais ne repose pas sur des entretiens avec les dirigeants d'apple ou sur une connaissance intime de leurs intentions lors de l'adoption de telle ou telle pratique de lancement. Nous n'avons pas non plus intégré une analyse du point de vue des clients car notre propos est centré sur les stratégies de lancement. Or, très peu d'études du profil des utilisateurs de l'iphone sont disponibles au moment de la rédaction de cet article. Des recherches complémentaires pourraient étudier dans quelle mesure l'iphone a surtout fidélisé les clients d'apple ou lui a permis de conquérir de nouveaux adeptes. En outre, il conviendrait d'étudier comment les différentes opérations de «marketing hype» et de communication présentées dans cet article ont été perçues par les clients. Une analyse du cas après quelques années de vie du produit et fondée sur des interviews de dirigeants de l'entreprise permettrait d'en savoir davantage sur les questions posées dans cet article et les interprétations proposées ici. BIBLIOGRAPHIE Biemans W., Setz H. (1995) - Managing new product announcements in the Dutch telecommunications industry, dans Bruce M. and Biemans W., Editors. Bourgelman R.A., Grove A.S. (2007) - Cross-Boundary Disruptors: Powerful Inter-Industry Entrepreneurial Change Agents, Standford Research Paper, N 1978. Eliashberg J., Robertson T. S. (1988) - New Product Preannouncing Behavior : A Market Signaling Study, Journal of Marketing Research, Vol. 25, N 3, p. 282-292. Esser P., Leruth L. (1988) - Marketing compatible, yet differenciated products : in search of competitive equilibria when network externalities are at work, International Journal of Research in Marketing, N 5, p. 251-270. Farquhar P.H., Pratkanis A.R. (1992, 1993) - Decision structuring with phantom alternatives, Management Science, Vol. 39 10, p. 1214-1226. Gatignon H.A., Robertson T.S. (1985) - A propositional inventory for new diffusion research, Journal of Consumer Research, Vol. 11, p.849-867. Golder P., Tellis G.J. (1993) - Pioneering Advantage : Marketing Fact or Marketing Legend, Journal of Marketing Research, N 30, p.158-170. Heil O.P., Robertson T.S. (1991) - Competitive marketing signals : a research agenda, Strategic Management Journal, Vol. 12, N 5, p. 403-418. Kamien M., Schwartz N.L. (1982) - Market structure and innovation, Cambridge University Press, Cambridge. 96

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