Le rôle de l économiste en droit de la concurrence



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Transcription:

Le rôle de l économiste en droit de la concurrence Application à l industrie du livre, notamment numérique Gildas de Muizon, directeur de Microeconomix Livre numérique et droit de la concurrence : quelles implications pour les acteurs du secteur? Labo de l'edition, Paris 2 février 2012

Rôle de l analyse économique L analyse économique fournit des outils Théorie microéconomique pour modéliser les comportements des agents économiques, caractériser les équilibres de marché et analyser des effets Techniques quantitatives (économétrie) pour exploiter les données empiriques En droit de la concurrence, l économiste intervient comme un expert technique pour aider l avocat à comprendre les mécanismes économiques et à s approprier les argumentaires économiques Objectif de la présentation Illustrer la démarche de l économiste à partir d exemples imaginaires mais concrets issus de l industrie du livre 2

Concurrence inter-marque 7,30 8,00 11,00 3 Concurrence inter-marque

Concurrence intra-marque Librairies indépendantes Chaînes spécialisées Grandes et moyennes surfaces Vente en ligne 4 Concurrence intra-marque

Effets possibles d une fixation en commun des prix Cas n 1 : concertation entre entreprises concurrentes Exemple imaginaire : plusieurs éditeurs se réunissent et fixent en commun le prix des livres de poche qu ils éditent Cette concertation annihile la concurrence inter-marque entre les éditeurs Il s agit d une entente illicite Dans les cas de cartel sur les prix, le rôle de l analyse économique est principalement cantonnée à l analyse des effets du cartel La qualification des pratiques repose sur l objet anticoncurrentiel L analyse des effets de la pratique n intervient qu au niveau du calcul de la sanction pécuniaire (via le dommage à l économie) puis dans les éventuelles actions en réparation 5

Effets possibles d une fixation en commun des prix Cas n 1 : concertation entre entreprises concurrentes Le cartel se traduit par un prix plus élevé pour les consommateurs Certains consommateurs continuent de consommer malgré la hausse des prix (transfert de richesse) D autre consommateurs cessent de consommer à cause de la hausse de prix (perte sèche) 6

Effets possibles d une fixation en commun des prix Cas n 2 : concertation entre producteur et distributeurs Exemple imaginaire : un éditeur impose le prix de vente final de ses livres à ses distributeurs En fait, ce n est pas une situation imaginaire : loi Lang (1981) L existence d un prix de revente imposé annihile la concurrence intramarque En matière de restrictions verticales, les autorités de la concurrence privilégient une approche par les effets L analyse économique occupe donc une place centrale car elle permet de caractériser les effets Les restrictions verticales (e.g., distribution sélective, exclusive, prix de revente imposé, etc.) peuvent avoir des effets contrastés sur la concurrence (arbitrage entre les effets anticoncurrentiels et les effets proconcurrentiels) 7

Effets possibles d une fixation en commun des prix Cas n 2 : concertation entre producteur et distributeurs Effets pro-concurrentiels des restriction verticales Théorie des «services additionnels» (Tesler 1960) : une restriction verticale peut protéger le distributeur du risque de free-riding des distributeurs concurrents Risque de hold-up des investissements spécifiques : une restriction verticale peut protéger le distributeur d une appropriation par son fournisseur des efforts qu il a consentis 8 Effets anticoncurrentiels des restrictions verticales Diminution de la concurrence intra-marque Facilitation de la collusion («hub and spoke») Forclusion des distributeurs concurrents ne bénéficiant pas de la restriction verticale (e.g., exclusivité) Au sein des restrictions verticales, les pratiques de prix de vente imposé sont généralement vues comme particulièrement graves par les autorités de concurrence

Effets possibles d une fixation en commun des prix Cas n 2 : concertation entre producteur et distributeurs Objectifs affichés de la loi Lang 1. Péréquation : égalité des citoyens devant le livre (prix identique sur tout le territoire) 2. Maintien d un réseau décentralisé très dense de distribution (librairies indépendantes) 3. Soutien au pluralisme dans la création et l édition Effets économiques Le prix unique du livre protège les libraires indépendants face aux grands distributeurs (incitation à fournir des services additionnels à la vente, objectif 2) L atténuation de la concurrence entre distributeurs libère des marges permettant de financer des mécanismes de subventions croisées entre zones géographiques (objectif 1) et entre auteurs (objectifs 3) 9

Que modifie l émergence des livres numériques? Caractérisation économique des différences entre le papier et le numérique Structure de coûts différente Le livre numérique présente essentiellement un coût fixe (coût de la création et coût de la numérisation), avec un coût variable quasi-nul : incitation à la concentration des acteurs pour amortir le coût fixe sur les volumes les plus grands Intervention de nouveaux acteurs Bouleversement de la distribution : plateformes d intermédiation, acteurs de l Internet, acteurs des télécoms, etc. Fournisseurs de terminaux (liseuses de livres numériques), ce qui engendre une attente d interopérabilité de la part des consommateurs 10 Nouvelles possibilités de différenciation Nouveaux services : le livre numérique ne se limite pas à la simple numérisation du livre papier (services innovants, convergence des media) Nouveaux modes de consommation / de commercialisation : abonnements, locations de courte durée, etc.

Que modifie l émergence des livres numériques? Transposition de la loi Lang au livre numérique Adoptée en 2011 (loi n 2011-590 du 26 mai 2011) Confère à l éditeur le pouvoir de fixer le prix de vente aux consommateurs finaux des livres numériques Les mêmes objectifs qu en 1981? Péréquation : plus beaucoup de sens car distribution en ligne, accessibilité dépendante de l accès à Internet (fracture numérique) Maintien d un réseau décentralisé de distribution : plus beaucoup de sens car fortes incitations à la concentration des plateformes Soutien au pluralisme dans la création et l édition : effet marginal à l heure actuelle compte tenu du très faible poids du livre numérique en France ; en outre la vente en ligne de livres numériques pourrait favoriser les marchés de niche, donc la diversité éditoriale (accroissement des effets de longue traine) 11 Un autre objectif? Préserver les effets bénéfiques de la loi Lang sur le livre papier en limitant la cannibalisation des ventes de livres papiers par l essor des ventes de livres numériques

Risques «concurrence» Quand la coopération devient-elle de la collusion? Le modèle du livre numérique invite à la coopération Entre éditeurs : adoption d un standard commun, partage des coûts fixes par le développement d une plateforme commune, etc. Entre éditeurs et distributeurs Attention à ne pas franchir la ligne rouge Concertation horizontale sur le prix des nouveautés numériques, entente sur le calendrier des sorties, etc. Même en l absence de toute concertation horizontale directe : risque «Hub and spoke» (l entente verticale comme moyen de mettre en œuvre une entente horizontale) 12