Document Les Cahiers de l Institut CGT d Histoire Sociale n 78 de Juin 2000 La médecine du travail Sous couvert de «refondation sociale», le Medef et son président, Ernest-Antoine Seillières, entendent remettre en cause les avantages acquis par le monde du travail au cours des décennies de luttes sociales qui ont marqué notre histoire. En 1984, à l'occasion du 100 ème anniversaire de la loi de 1884 sur la légalisation des syndicats, l'institut avait organisé une importante initiative au cours de laquelle Marcel Cohen avait rappelé les nombreux acquis sociaux arrachés à un patronat particulièrement rétrograde. Et il précisait que ces acquis avaient le plus souvent précédé les lois qui les avaient légalisés. Nous avons déjà montré les buts poursuivis par cette politique dans le domaine de la Sécurité sociale et dans celle de la formation professionnelle continue. Nous poursuivons sur le thème de la médecine du travail, car la politique du Medef tend à nous faire revenir loin en arrière en matière de lois sociales. La CGT, dès 1936, s'est intéressée aux conséquences du travail dans l'origine de certaines maladies. La légende du «lait protégeant des risques du plomb» a longtemps marqué les syndicalistes manquant d'informations scientifiques. La recherche des causes de maladies dans les conditions de travail est donc une longue histoire de combat contre le patronat et son idéologie, et de recherche de coopération avec les médecins, malgré les contradictions de cette profession. Elle s'inscrit dans la vie syndicale, surtout après 1936. La mort en déportation du docteur Hausser et celle du docteur Chok furent sans doute une perte lourde de conséquences après la Libération. Pendant l'occupation, les autorités de Vichy élaborèrent une médecine du travail visant la sélection des salariés. Certains de ces médecins restèrent pourtant en place après la guerre. À la Libération, cela n'empêcha pas, sur la lancée du programme de la résistance, que la prévention se structure et se lie à l'histoire de la Sécurité sociale. Ambroise Croizat, comme ministre, va jouer un rôle décisif. Le Code de la Sécurité sociale va favoriser le remboursement des soins mais aussi développer la prévention. L'esprit novateur Document-Histoire-Médecine du W Page 1 sur 5
s'exprime dans l'instauration d'un Comité d'hygiène et sécurité sur les lieux de travail, animé par des syndicalistes, pour < soigner le travail» avant la maladie. Il s'exprime aussi dans la mise en place d'ingénieurs conseil en prévention dans la santé sociale et l'instauration d'une médecine sociale en entreprise. Un apport original de la médecine du travail Sa fonction fondamentale est complètement différente de celles des autres médecines. C'est un des aspects novateurs du Code de la Sécurité sociale qui, comme le déclarait Ambroise Croizat, donne «priorité des priorités à la prévention». - Le médecin du travail n'a pas à soigner les maladies. - Il ne délivre pas de médicaments, ni d'ordonnances. - Il reçoit dans son cabinet les bien-portants. C'est une médecine de milieu qui s'occupe du rapport des hommes avec leur environnement de travail. - C'est le seul médecin qui a accès aux situations de travail. Sa thérapeutique théorique, sa prescription n'est pas une ordonnance de médicaments mais celle de l'amélioration des conditions de travail. Malheureusement, il n'a pas dans ce domaine de pouvoirs de décision, qui demeurent, sans partage, ceux de la direction d'entreprise. Le médecin du travail est le conseiller du chef d'entreprise, mais aussi des salariés et des représentants du personnel. Le Code du travail précise ses missions - éviter toute altération de la santé des travailleurs du fait de leur travail; - améliorer les conditions de vie et de travail dans l'entreprise; - adapter les postes, les techniques et les rythmes de travail à la physiologie humaine. Le médecin du travail conduit ses actions sur le lieu de travail et procède à des examens médicaux. La santé et l'emploi Le rappel des attributions fondamentales de la médecine du travail se heurte au patronat, qui agit pour que les médecins du travail n'assument pas leurs fonctions et contestent l'indépendance déontologique des médecins légalement affirmée. Les employeurs considèrent les humains uniquement comme une force de travail qu'ils doivent payer et non comme l'habileté, la capacité de travail, l'indispensable à la Document-Histoire-Médecine du W Page 2 sur 5
production qu'elle est. A l'embauche, ils sélectionnent rigoureusement leur personnel, en tenant compte de l'état de santé pris dans son sens réel : une bonne capacité physique, mentale, psychologique pour affronter les conditions du travail. Ils rejettent tous ceux qui présentent des handicaps,même minimes. Le patronat cherche à utiliser les médecins du travail dans cette sélection par le biais des fiches d'aptitudes. Et pourtant, cette population, sélectionnée par les directions d'entreprise pour sa bonne santé, subira des prélèvements conduisant à un vieillissement prématuré qui devient un phénomène massif dans les conditions de travail actuelles. Les salariés «usés», jugés «moins rentables» sont éliminés, notamment sous le prétexte «d'absence gênant la production». Cette pratique patronale de licenciement des malades, de ceux dont les capacités de travail ont été réduites, se généralise. Si l'on considère bien l'être humain au centre de l'activité revendicative, surveiller l'état de santé des salariés, son évolution et son lien avec les conditions de travail fait partie des responsabilités de l'activité syndicale à l'intérieur de l'entreprise. Le médecin du travail peut-il exercer ses activités sans l'intervention syndicale? Cette question est déjà une réponse. Seul comme conseiller de l'employeur, il peut difficilement exercer son métier, faire respecter sa déontologie, son indépendance. Pour atteindre ces objectifs, la coopération des militants syndicalistes et de la médecine du travail ne peut qu'être constructive et convergente. Rappelons aussi une autre originalité. C'est le seul médecin qui a «des comptes à rendre». Ses activités doivent être évaluées par les représentants des salariés. Ce qui est culturellement différent de toutes les pratiques médicales de soins. Un rapport d'activité doit être rédigé chaque année, avant le 30 avril, d'après un modèle type. Il doit être remis aux élus du comité d'établissement avant les réunions pour préparer la discussion et «l'avis à émettre». Les commentaires et observations du médecin sont plus importantes que les données statistiques. La santé est le premier des besoins exprimés Un avis du comité d'entreprise doit être émis. Il doit officiellement être intégré au rapport avant d'être publié et transmis à l'inspection du travail. Ce peut être un refus d'avis pour rapport incomplet non conforme à la législation. Des «fiches de risques» doivent être établies par le médecin du travail. Elles doivent être mises à jour chaque année et être jointes au rapport annuel. Chaque médecin doit présenter un plan de son activité en milieu de travail pour le tiers de son temps pendant l'année suivante, plan qui est soumis à l'appréciation et aux suggestions des représentants des salariés. Toute cette activité a pour but : - de connaître les évolutions de l'état de santé des salariés de chaque établissement; Document-Histoire-Médecine du W Page 3 sur 5
- de contribuer à la définition des actions de prévention des risques professionnels. La prise en compte syndicale de cette activité est déterminante pour la dynamiser. La santé cristallise l'ensemble des besoins: manger, aimer, avoir une famille, se distraire, se former. C'est beaucoup plus que l'absence de maladie dans le silence des organes. La santé, c'est la vie: elle cristallise l'ensemble des besoins humains. «Avoir la santé, c'est avoir la capacité de s'adapter aux évolutions de son environnement, y compris le travail, sans prélèvement sur ses capacités vitales mais, au contraire, en y puisant des possibilités nouvelles pour sou propre développement.» A l'inverse, l'inégalité devant la mort, l'inégalité d'espérance de vie synthétise toutes les inégalités. Les ouvriers meurent huit à neuf ans avant les professions libérales... et les inactifs douze ans avant. Cette inégalité est causée essentiellement par les conditions de travail. Cette idée de constat était déjà à l'ordre du jour avant la guerre, comme le montre l'article de Jean-Claude Devinck publié à la suite. La prééminence des conditions de travail sur la santé est toujours l'objet d'un affrontement idéologique vif. Le Pr Tubiana, président de l'académie de médecine, écrit dans son livre L'Éducation et la vie : «Du fait des progrès technologiques, les risques professionnels n'existent plus. [...] Si l'on supprimait les expositions aux cancérogènes dues au travail, cela coûterait très cher pour faire baisser le nombre de cancers de 2 %. [...] Ce sont les comportements individuels à risques (tabac, alcool, alimentation) qui jouent un rôle prééminent dans la mortalité.» Faire vivre les droits acquis Seuls les «archaïques de la lutte de classes» veulent «démontrer les risques professionnels». Cette citation du Pr Tubiana illustre l'idéologie dominante diffusée régulièrement dans les médias ; les facteurs de risques, enseignés dans les facultés de médecine, diffusés dans les campagnes de prévention officielle de la Direction générale de la santé, développent cette idéologie qui va même jusqu'à nier les risques professionnels. Les médecins du travail subissent cette formation idéologique, qui est en contradiction avec leurs responsabilités de médecin du travail. En discuter avec eux dans leur cabinet, en évoquant des situations concrètes de souffrances dues au travail, en sollicitant leur «fonction de conseiller» donne plus de résultats que de les affronter dans les réunions officielles ou de vouloir leur faire arbitrer nos contestations des orientations patronales. Par l'article L241-1, il est situé au cœur de la contradiction, de l'opposition d'intérêts entre gestion financière de l'entreprise et santé des salariés. Les patrons font tout pour utiliser Document-Histoire-Médecine du W Page 4 sur 5
les conseils des médecins du travail dans leur gestion. Trop souvent, les syndicats et leurs représentants n'attachent pas l'importance qu'elles méritent aux potentialités d'alliance avec la médecine du travail pour des actions communes de prévention. Pour faire vivre les droits acquis, la coopération activité syndicale/médecine du travail sera le «remède» le plus efficace. Elle suppose d'abandonner bien des préjugés sur la médecine du travail, de bien assimiler sa fonction et ses limites, et de faire preuve d'ouverture, de doigté pour parvenir à une intervention convergente plus ou moins concertée et pas obligatoirement officielle. Le dialogue des militants avec le médecin joue un rôle décisif pour y parvenir. Mais il faut avoir clairement à l'esprit que discuter avec le médecin du travail est complètement différent de l'affrontement fondamental avec les directions du personnel. Construire une coopération entre syndicalistes et médecins du travail, voilà l'objectif! Finalement, les salariés et les syndicats ont aussi la médecine du travail qu'ils méritent. Jean HODEBOURG Représentant la CGT au Conseil supérieur de prévention des risques professionnels Document-Histoire-Médecine du W Page 5 sur 5