Un milieu fort (et) fragile

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Document généré le 24 mars 2020 15:14 Jeu Revue de théâtre Un milieu fort (et) fragile Lise Gagnon Danser aujoud hui Numéro 119 (2), 2006 URI : https://id.erudit.org/iderudit/24431ac Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Cahiers de théâtre Jeu inc. ISSN 0382-0335 (imprimé) 1923-2578 (numérique) Découvrir la revue Citer ce document Gagnon, L. (2006). Un milieu fort (et) fragile. Jeu, (119), 6 14. Tous droits réservés Cahiers de théâtre Jeu inc., 2006 Ce document est protégé par la loi sur le droit d auteur. L utilisation des services d Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l Université de Montréal, l Université Laval et l Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/

Editorial Un milieu fort (et) fragile 2003 : mort du FIND. 2004 : fermeture de la Fondation Jean-Pierre-Perreault. Le choc est immense, et le milieu de la danse, très ébranlé. Ces deux événements marquent d'une pierre noire le développement de la danse au Québec. À partir de là, danseurs, chorégraphes, diffuseurs et bailleurs de fonds ne peuvent plus ne pas se pencher sur l'écologie fort fragile du milieu de la danse contemporaine. Il était temps. Un peu d'histoire La danse au Québec est jeune, très jeune. En 1983, il y a donc à peine un peu plus de vingt ans, un document du ministère des Affaires culturelles explique le sousdéveloppement de la discipline par le fait que l'art de la danse a dû s'attaquer à plusieurs tabous, dont la répression du corps. Certains préjugés sociaux persistent et touchent particulièrement les jeunes garçons : Le choix d'une carrière de danseur est, d'une façon générale, fort mal perçu par leur milieu familial, au point que les écoles de danse sont contraintes d'adopter des mesures, telles que la gratuité - soit en dispensant les élèves masculins des frais de scolarité, soit en leur accordant des bourses - afin de pouvoir recruter et former les danseurs dont les compagnies ont grandement besoin 1. Le document fait état d'un milieu atomisé, sans regroupement ni vision collective, où la diffusion en région est inexistante. La rémunération des danseurs et chorégraphes est extrêmement faible, et Québec n'alloue en 1980-1981 à la diffusion hors Québec qu'un minime montant de 11250$. En conclusion, le document insiste sur les difficiles conditions d'exercice de la pratique de la danse et les problèmes touchant à la diffusion de la discipline et à la formation des danseurs 2. Le portrait est sombre. Une crise annoncée depuis longtemps Étonnamment, dès les années 80, le milieu de la danse au Québec va connaître un développement inouï, fulgurant. Danseurs et chorégraphes sont bientôt reconnus comme des artistes d'avant-garde, partout dans le monde. Néanmoins, l'état ne suit 1. La Politique de la danse au Québec, Ministère des Affaires culturelles, 1983, p. 8. 2. Ibid., p. 9-11,18, 41. 11111119-2006.21

pas l'évolution du milieu, comme le relèvent les premiers États généraux de la danse organisés par le Regroupement québécois de la danse (RQD) en 1994: Le passage, pour les compagnies de danse contemporaine, du mode de subvention par projet au mode de subvention de fonctionnement, a été déterminé, depuis quelques années, par la disponibilité des fonds publics et non par des critères de qualité artistique qui devraient seuls primer. Ceci a pour effet de maintenir des créateurs et des créatrices de haut niveau, en pleine possession de leur art, dans une situation financière très précaire qui menace l'évolution de la discipline tout entière. Il est impératif que les organismes subventionneurs désengorgent le canal des subventions à projet, opèrent le rattrapage nécessaire et accélèrent le passage aux subventions de fonctionnement de la génération des chorégraphes dits de la relève, qui sont, dans les faits, des artistes à maturité 3. Les années passent, le milieu de la danse poursuit sa remarquable expansion, mais les conditions de pratique continuent de se dégrader. Dans un mémoire que présente en 1999 le RQD à la Commission de la Culture du Québec, on dénonce l'insuffisance de l'aide accordée par le Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ) aux professionnels de la danse, y compris à la relève qui, déjà, compte une bonne dizaine d'années de pratique 4. Aeternom d'emmanuel Jouthe, présenté à Danse-Cité en 2004. Sur la photo : Ève Lalonde, Mafilyne St-Sauveur, Claudia Péloquin et Chanti Wadge. Photo : Nicolas Ruel. Deux ans plus tard, une autre étude commandée à un groupe indépendant par les conseils disciplinaires de la danse, de la musique et du théâtre 5 fait le point sur la situation et les besoins financiers de ces disciplines. On y parle de la stagnation, voire du recul du financement public, alors que les demandes augmentent. Le milieu est en situation de crise, notamment en raison d'un manque flagrant de ressources humaines et d'une rémunération inadéquate des artistes et travailleurs culturels 6. Analysant les budgets alloués au fonctionnement par le CALQ aux trois disciplines, les auteurs observent qu'entre 1994-1995 et 1998-1999, les sommes dévolues au théâtre sont stables, celles allouées à la musique augmentent, mais ils notent un recul (incompréhensible) dans le cas de la danse, en regard des budgets totaux et du nombre d'organismes soutenus 7. Par ailleurs, ce qui caractérise le milieu de la danse est le cumul des activités et des engagements professionnels qui fragilisent les artistes : Ces artistes, dont le corps est le principal outil de travail, doivent travailler beaucoup pour espérer un niveau de rémunération acceptable. Cette situation augmente 3. États généraux de la danse 1984-1994. Cahier des recommandations, RQD, p. 17. 4. Un patrimoine culturel humain en péril, mémoire présenté à la Commission de la Culture du Québec par le Regroupement québécois de la danse, 30 septembre 1999, p. 2. 5. Étude sur la situation et les besoins financiers des artistes, des travailleurs et des organismes professionnels de la danse, de la musique et du théâtre, Groupe DBSF, janvier 2000. 6. Ibid., p. 7. 7. Ibid., p. 18. 081119-2006.2]

considérablement le risque de blessures sans compter que plusieurs ne peuvent consacrer le temps nécessaire à l'entraînement. Ainsi, ils deviennent plus vulnérables et ne peuvent compter sur un filet financier en cas de bles- Alors que le revenu moyen des acteurs est de 27235 $, il n'est que de 12 816 $ chez les danseurs 9. L'étude conclut que la fragilité financière des organismes paralyse l'initiative et la création, et évalue les besoins de rattrapage salarial des trois communautés à plusieurs millions de dollars. En 2001, un autre mémoire, déposé celui-là au Conseil des Arts du Canada (CAC) par le RQD, défend la nécessité d'un «rattrapage historique» en matière de financement pour le milieu de la danse menacé d'implosion par le manque de ressources et de moyens : [...] après des années de sous-financement chronique, la danse compte non plus une génération sacrifiée (cette dite relève composée d'artistes de 40 ans cumulant plus de vingt ans de métier) mais deux générations sacrifiées. Or, si aucune solution urgente n'est apportée, cette situation menace non pas uniquement tous ces talents et le fruit de ce que leurs prédécesseurs ont bâti, mais l'avenir même de la danse 10. Sokrat de Karine Oenault (L'aune), version solo présentée dans les maisons de la culture en avril 2006, à l'occasion du Printemps de la danse. Photo: Éric de Larochellière. À une époque où l'on remarque une diminution de l'assistance dans les autres arts de la scène, on assiste pourtant à une augmentation substantielle du public de la danse contemporaine. Néanmoins, analyse le RQD, le sous-financement du milieu empêche l'expression et la reconnaissance artistiques de toute une nouvelle génération de chorégraphes. En effet, en 2000, alors qu'au CAC on alloue des budgets de 21 092 M$ à la musique et de 20017M$, au théâtre, le budget de la danse ne se chiffre qu'à 12 679M$". De ces 12 679M$, 57 compagnies soutenues au fonctionnement se partagent 8 363 870 $ ; 3 compagnies récoltent 48 % du budget (subvention moyenne de 1 M$), 6 compagnies 18% (subvention moyenne 250000$) et 48 compagnies 34% (subvention moyenne 59 000 $) 12. C'est nettement, nettement insuffisant, pour assurer tant la consolidation que le développement du milieu. 8. Ibid., p. 61. 9. Ibid., p. 64. 10. La Danse en péril, dossier déposé au Conseil des Arts du Canada par le RQD, mars 2001, p. 2. 11. Cf. la Danse en péril (suite), dossier déposé au Conseil des Arts du Canada par le RQD, le Dance Umbrella of Ontario et le Canadian Association of Professional Dance Organizations, septembre 2001, p. 1. 12. Ibid., p. 3 8 11119-2006.21

Les générations sacrifiées Le sous-financement des compagnies a évidemment des répercussions directes sur les conditions de vie des interprètes. Une étude commandée au Groupe DBSF par le RQD" et portant sur la situation des danseurs et danseuses révèle notamment que les revenus annuels provenant de leurs activités professionnelles sont en deçà de 15 000 $ pour près de 63 % des interprètes. Cette situation est particulièrement problématique chez la relève (trois ans et moins d'ancienneté) où 90 % des interprètes ont des revenus annuels en danse inférieurs à 10000$ et 47%, des revenus totaux en deçà du 10000$. De plus, on apprend que leurs conditions de travail sont particulièrement difficiles : 40,7 % d'entre eux - d'entre elles, devrions-nous dire, puisque le milieu est composé de 81,5 % de femmes - acceptent des contrats non rémunérés. L'horaire de travail est atypique : entraînement le matin, répétition en après-midi, horaire qui s'étale sur cinq jours et plus. Le perfectionnement est défrayé par les artistes. De plus, le tiers des interprètes déclarent souffrir d'une blessure chronique, et cette proportion atteint 58 % chez ceux ayant plus de dix ans d'expérience. Près des deux tiers des danseurs déboursent des montants en soin de santé à titre préventif, et les trois quarts le font pour rester en forme. À ce portrait s'ajoutent les conditions physiques plus ou moins adéquates des studios. Comme c'est le cas en théâtre, la relève en danse se professionnalise à partir de petites compagnies de création (collectifs) au lieu de passer par les grandes compagnies comme il était de coutume auparavant. Elle souhaite cependant bénéficier d'un programme de soutien et d'un système de parrainage pour faciliter son intégration. De l'avis des jeunes chorégraphes, les critères servant de base à l'obtention du soutien gouvernemental reflètent davantage la réalité des besoins exprimés par les grandes compagnies ou les professionnels comptant plus de dix ans d'ancienneté que leurs propres besoins 14. La question si importante de la diffusion à l'étranger (et de la réciprocité) Un autre aspect qui caractérise le paysage de la danse aujourd'hui et qui touche particulièrement le développement de la relève est celui de la diffusion à l'étranger. Cette pratique est d'autant plus importante qu'elle a assuré le développement des compagnies établies. Comme le soulignait un mémoire du RQD 15, la pratique d'accueil en coproduction permet aux chorégraphes de créer dans des conditions optimales. Souvent, les cachets de représentation sont cinq fois plus élevés que ce que les compagnies peuvent obtenir ici, ce qui fait rouler l'entreprise avec une structure minimale de fonctionnement. «La question de l'exportation, est-il écrit, est cruciale quand on comprend que la vitalité des entreprises artistiques en danse dépend fortement de la diffusion à l'étranger et que l'envergure de leurs productions est redevable en partie des conditions de création et de production qu'on leur offre ailleurs avec les coproductions 16.» 13. Étude sur la situation des interprètes en danse, Groupe DBSF pour le compte du RQD, octobre 2002. Voir notamment les pages 24, 34-36. 14. Ibid., p. 35. 15. Un patrimoine culturel humain en péril, op. cit. 16. Ibid., p. 14. 11111119-2006.21 9

Cependant, depuis la chute du Rideau de fer et la prolifération de nouvelles compagnies de danse, les compagnies québécoises ne sont plus aussi sollicitées. Si la diffusion à l'étranger peut être une source importante de revenus, elle est cependant liée à l'obligation d'offrir une réciprocité. Qu'est-ce à dire? «Ce mot recouvre plusieurs modes d'accueil des compagnies étrangères; résidences de création, investissement dans des coproductions et dans l'organisation de tournée leur garantissant un nombre plus élevé de représentations que celles qu'on peut actuellement leur offrir sur le territoire québécois et canadien 17.» Mais, de toute évidence, les mesures énergiques de soutien à la diffusion internationale et à l'accueil de compagnies étrangères qui permettraient à la danse québécoise de survivre à la mondialisation des marchés ne sont pas au rendez-vous. Les lieux de diffusion Enfin conscients de la crise qui mine le milieu de la danse, le ministère du Patrimoine canadien, le CAC et le CALQ commandaient en juin 2005 deux études indépendantes 18, l'une sur l'environnement de la diffusion, l'autre sur la question des festivals de danse au Canada. Parmi les faits saillants relevés par la première étude, on apprend que, pour les petites et moyennes compagnies, le nombre moyen de représentations se limite à quatre. Que de travail pour quatre représentations! De plus : Très souvent en danse contemporaine, pour une représentation, les coûts sont supérieurs aux revenus générés, ce qui se traduit par des pertes pour le diffuseur. Même pour une série de représentations, la réussite en termes de fréquentation ne se traduit pas nécessairement par un succès sur le plan financier. En effet, il n'est pas rare qu'un nombre accru de représentations suite à [sic] un succès contribue directement à augmenter les pertes du diffuseur 19. Pourtant, les diffuseurs, dont seulement 40 à 60 % des revenus sont tirés des subventionnaires, sont des acteurs-clés du milieu de la danse : en assumant les risques de la présentation d'œuvres novatrices, ils contribuent au développement disciplinaire. Et le rapport de souligner que, s'il y a eu croissance de l'aide accordée au milieu de la danse, les besoins sont loin d'être comblés. Les grands enjeux et défis de la diffusion de la danse contemporaine sont, résume l'étude, de consolider les organismes de création, de consolider la discipline et le milieu dans un contexte d'évolution des marchés et de concurrence accrue, tant à l'échelle nationale qu'internationale, et de soutenir les diffuseurs. En effet, on ne peut plus oublier l'apport essentiel mais trop souvent passé sous silence des Agora de la danse, Danse-Cité, Danse Danse et Tangente, pour ne nommer que les plus connus. Autres données importantes que relève l'étude: sans aide gouvernementale, c'est toute la chaîne de création, production et diffusion qui s'effondrerait. De plus, pour 17. Ibid., p. 22. 18. Les sommaires de ces études sont disponibles depuis peu sur le site Web de Patrimoine canadien. 19. Étude de l'environnement de la diffusion. Sommaire, étude préparée par le Groupe Gagné Leclerc pour le ministère du Patrimoine canadien, le Conseil des Arts du Canada et le Conseil des arts et des lettres du Québec, juin 2005, p. 6. 10 11111119-2006.21

Thru de Chanti Wadge, présenté à Tangente en mai 2006. Sur la photo : Zoé Poluch. Photo : Chanti Wadge. les grandes compagnies, les tournées internationales, qui ont été pendant longtemps sources de revenus, engendrent maintenant des coûts qui «viennent grever de plus en plus dangereusement leur budget d'opérations 20.» Un fait dont les petites et moyennes compagnies qui désirent tourner à l'étranger devront dorénavant tenir compte et qui ne leur facilitera pas la tâche. Enfin, on note aussi que le public de la danse contemporaine est «un public majoritairement féminin et jeune 21», donc à l'image des artistes qui composent le milieu. Que la pauvreté des artistes soit endémique au sein de la discipline n'est sans doute pas étrangère à leur sexe. Reconnaissons que ce milieu, majoritairement composé de jeunes femmes, n'a pas joui du même soutien des Conseils que, par exemple, le milieu de la musique, largement dominé, il faut bien le dire, par les hommes. Mais, heureusement, les temps changent, n'est-ce pas? Les grands festivals Dans le fragile contexte de la diffusion, les festivals ont un rôle important à jouer dans l'écologie du milieu. Les festivals de danse moderne constituent des acteurs importants de diffusion, non seulement parce qu'ils représentent directement des œuvres aux publics, mais aussi parce qu'ils peuvent jouer un rôle de contact et d'articulation entre les compagnies de 20. L'Avenir de la danse à Montréal, mémoire sur la proposition de politique de développement culturel de la Ville de Montréal, présenté à l'office de consultation publique de Montréal, RQD, 14 février 2005, p. 6. 21. Étude de l'environnement de la diffusion. Sommaire, op. cit., p. 14. M 119-2006.2] 11

création et les autres diffuseurs. Ils sont donc en mesure de provoquer un effet multiplicateur pour la diffusion de la danse au niveau local et/ou international. En d'autres termes, outre un rôle normal de diffuseur auprès du public, les festivals de danse contemporaine peuvent également agir comme agent catalyseur pour d'autres diffuseurs 22. Selon les auteurs de l'étude, les festivals internationaux qui fonctionnent bien ont un volet éducatif développé, proposent des coproductions, offrent une programmation mondiale de petites, moyennes et grandes compagnies, prennent des risques et sont bien implantés dans leur communauté. Interrogés quant au rôle que devrait jouer un grand festival international de danse, les interprètes et chorégraphes d'ici disent vouloir bénéficier de coproductions et de développement professionnel en assistant à des activités connexes et en faisant du réseautage, alors que les diffuseurs désirent établir une collaboration qui serait bénéfique aux deux partenaires. Enfin, l'étude soutient que la communauté de la danse désapprouve la tenue d'un festival qui ferait une large place à une éventuelle cohabitation avec d'autres disciplines. Est-ce que le nouveau Festival TransAmériques, qui, contrairement aux souhaits du milieu, propose un festival transdiciplinaire, saura faire partie intégrante de la communauté de la danse du Québec? C'est bien sûr ce que nous lui souhaitons. Car, comme l'ont souligné les créateurs et diffuseurs, un festival est un outil collectif qui doit s'insérer dans son milieu, en respecter l'écologie tout en sachant rallier les forces vives de celui-ci 23. C'est une condition sine qua non de sa pérennité. Et aujourd'hui Qu'ajouter à ce portrait de la danse au Québec, sinon que les compagnies intermédiaires vivent avec des budgets de fonctionnement qui stagnent et qu'elles ont peu de ressources à affecter à la recherche, à la création et à la production? Quant aux toutes jeunes compagnies, leur sort est encore plus précaire. Pour les petites et moyennes compagnies, la diffusion est problématique : elles ont de la difficulté à développer un marché extérieur, à soutenir une compétition féroce et à offrir la réciprocité (coproductions, résidences) aux compagnies étrangères. Dans un tout récent document te Petit Solo de poche de Mélanie Demers, présenté à Tangente. Photo: Ivan Bartolini. 22. Extraits de l'étude Analyse financière et structurelle du festival Danse Canada et du Festival international de nouvelle danse. Sommaire, étude préparée par le Groupe Gagné Leclerc pour le ministère du Patrimoine canadien, le Conseil des Arts du Canada et le Conseil des arts et des lettres du Québec, 8 juin 2005, p. 4. 23. Ibid., p. 10, 11,15. 12 rj3l9 :?Ô06.2]

présenté au CAC, le RQD et l'assemblée canadienne de la danse (CDA) déplorent que, «sur le plan artistique, une décroissance constante du financement a contraint les compagnies à créer moins de nouvelles œuvres, à répéter moins longtemps, à réduire substantiellement leurs coûts de production et à couper de près de 50 % leurs activités de tournées 24». Les deux organismes émettent une série de recommandations tant pour consolider les acquis que pour soutenir le développement de la discipline, et ils affirment la nécessité de doubler le budget alloué à la danse 25. Au Québec, bien que les compagnies se produisent de plus en plus en région, Montréal reste la plaque tournante de la discipline. Mais selon le RQD, la danse ne pourra s'y épanouir «sans un soutien ferme à la recherche et à la création, au fonctionnement des compagnies, à la promotion et à la diffusion des spectacles, à l'accueil des troupes étrangères, à l'établissement de studios et de scènes équipées adéquatement 26», conditions qui donneraient à cet art la place prépondérante qu'elle devrait occuper dans la cité. Soulignons aussi que la question du sort réservé à la relève est particulièrement importante, quand on sait que la carrière d'un danseur, d'une danseuse prend souvent fin à 40 ans. De plus, les artistes les plus jeunes ont de la difficulté à percer un milieu assez fermé et souffrent de la saturation du marché, du manque d'emploi et des difficultés de visibilité auprès des compagnies et chorégraphes 27. Néanmoins, envers et contre tout, l'élan créateur des jeunes chorégraphes et interprètes reste intact. La 10 e édition des Printemps de la danse, tenue en mars et avril 2006 à travers dix maisons de la culture à Montréal, a témoigné avec éloquence de la pertinence et de l'originalité des quêtes esthétiques - et sociales - de ces nouvelles générations qui, loin d'être moroses, affichent une maturité et une créativité remarquables. Enfin, autre raison de se réjouir, depuis janvier, en vertu d'une entente conclue entre le ministère de la Culture et des Communications et la CSST, les danseurs et les danseuses professionnels sont maintenant couverts par la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles non seulement lors des spectacles, mais pendant leur période d'entraînement. L'artiste qui a subi l'accident pourra en outre bénéficier d'un soutien à la réadaptation visant à faciliter son retour au travail. C'est une très grande nouvelle pour tout le milieu de la danse. Pour une Maison de la danse En parcourant les études et les recherches menées auprès du milieu de la danse depuis plus de vingt ans, on remarque la récurrence d'un désir qui, déjà, lors des États généraux de 1994, avait été exprimé clairement, à savoir la nécessité d'avoir accès à un 24. Présentation conjointe du Regroupement québécois de la danse (RQD) et de l'assemblée canadienne de la danse (CDA) au Conseil des Arts du Canada, mars 2006, p. 4. 25. Ce document est accessible sur le site Web du RQD au <www.quebecdanse.org>; il propose d'ailleurs un scénario budgétaire. 26. L'Avenir de la danse à Montréal, op. cit., p. 12-13. 27. Étude sur la situation des interprètes en danse, op. cit., p. 22. 11111119-2006.21 13

véritable centre de recherche chorégraphique où les artistes de la danse pourraient travailler en résidence, en collaboration avec des concepteurs, des interprètes et des spécialistes d'autres disciplines artistiques. Le RQD a par la suite proposé comme modèle la Maison de la danse à Lyon : un lieu à la fine pointe de la création et de la formation, ouvert aux citoyens 28. Jamais ce besoin n'a été entendu. Pourtant, il y a un lieu magnifique, à Montréal, dont la mission était justement d'être un centre de recherche et d'échanges. Ce lieu, l'espace chorégraphique Jean-Pierre- Perreault, est aujourd'hui libre. Menacé d'être liquidé après la fermeture de la Fondation Jean-Pierre-Perreault en 2004, l'espace est désormais sauvé, et Québec a promis qu'il resterait consacré au milieu de la danse 29. L'Espace pourrait tout à la fois devenir notre Maison de la danse, un lieu de résidence national et international, ainsi qu'un centre de recherche, d'expérimentation et de diffusion. Les jeunes chorégraphes et interprètes comme les artistes expérimentés pourraient y avoir un large accès, et le public, se rapprocher plus intimement de la danse. Mais est-ce que l'état saura faire preuve d'un esprit visionnaire et s'ingéniera à léguer cet espace à la communauté tout entière de la danse plutôt qu'à une seule compagnie? Ce legs ne répondrait pas à tous les besoins du milieu, ni n'effacerait à lui seul toutes les injustices commises à son endroit - mais ce serait un très beau geste, un geste significatif, qui enfin donnerait à la danse québécoise un élan vital. Je tiens à remercier le RQD, tout particulièrement Lorraine Hébert, qui m'a prêté les études dont il est ici question. LISE GAGNON 28. L'Avenir de la danse à Montréal, op. cit., p. 9. 29. Voir «L'Espace chorégraphique est enfin sauvé alors que la Compagnie Marie Chouinard lorgne l'édifice /Egidius-Fauteux», Frédérique Doyon, Le Devoir, 3 mars 2006. On y apprend, entre autres, que l'essentiel de l'œuvre du chorégraphe, scénographe et artiste visuel Jean-Pierre Perreault sera déposé à la Bibliothèque et Archives nationales du Québec. 14 11111119-2006.21