La politique agricole commune (PAC) a connu depuis 1992 une



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VII / Agriculture européenne : les grands changements sont à venir Jean-Christophe Bureau * La politique agricole commune (PAC) a connu depuis 1992 une succession de profondes réformes. La dernière en date a été adoptée en novembre 2008, sous la présidence française du Conseil. Elle conclut le processus, dit du «bilan de santé» démarré en 2003, qui consistait en un examen de la politique agricole afin de l ajuster aux enjeux de la période 2009-2013. Au-delà de 2013, rien n a été décidé quant au futur de la PAC. Or la révision en cours de l ensemble des dépenses communautaires fait d ores et déjà apparaître des désaccords entre États-membres et laisse augurer des débats agricoles difficiles en 2012-2013, lorsque sera défini le futur cadre budgétaire global de l Union. Il est probable qu un groupe de pays défendra ardemment une forte réduction des budgets de la PAC qui représentent plus d un tiers des dépenses communautaires. Cependant, les développements récents des marchés mondiaux et l intégration croissante des marchés alimentaires et énergétiques, du fait de l expansion des agrocarburants, sont porteurs de lourds enjeux. Ceux-ci nécessiteraient que soit menée, hors de l urgence des discussions budgétaires, une réflexion de fond sur la politique agricole, alimentaire et environnementale dont souhaite se doter l Union. * Jean-Christophe Bureau est professeur à AgroParisTech et chercheur associé au CEPII.

108 L ÉCONOMIE MONDIALE 2010 Un long processus de réforme La réforme du «bilan de santé» poursuit un long processus qui a graduellement apporté des changements considérables à la politique agricole européenne. La PAC de 2010 n a plus rien à voir avec celle qui prévalait dans les années 1980. La PAC historique reposait sur des prix fixés par le Conseil européen des ministres, des achats publics pour soutenir les cours, des stocks publics et des subventions à l exportation. À la fin des années 1980, la situation du secteur céréalier illustrait les effets pervers de ces dispositifs et l impasse dans laquelle se trouvait la PAC. Les prix garantis encourageaient la production de céréales et décourageaient la consommation, les éleveurs se tournant vers des produits de substitution importés. Le contribuable était appelé à financer le stockage et l élimination d excédents qui s accumulaient. Or les considérables budgets dédiés aux subventions à l exportation et aux stocks bénéficiaient globalement peu aux producteurs agricoles européens. De plus, les exportations subventionnées déprimaient les cours mondiaux et nuisaient aux producteurs des pays pauvres. Au total, le système de prix administrés apparaissait source d excédents agricoles, de dérives budgétaires et de tensions internationales. À partir du début des années 1990 ont été adoptées des baisses de prix garantis. Dans le domaine des céréales, ces baisses de prix ont permis aux productions européennes de retrouver le chemin de l alimentation animale. Les réformes de 1999 et de 2003 ont, plus nettement encore, écarté la PAC de ce mécanisme d intervention. Poursuivant cette voie, la réforme du «bilan de santé» a, en 2009, supprimé, pour plusieurs grands produits comme l orge ou le porc, le prix minimum qui déclenchait des achats publics pour soutenir les cours. Désormais, seul un très petit nombre de produits végétaux (le blé notamment) ont réellement un prix minimum garanti. Pour la plupart des produits animaux, on se limite dorénavant à un «filet de sécurité», c est-à-dire à un prix-seuil à partir duquel sont déclenchées des mesures temporaires de stockage ou de promotion des exportations. La réforme du «bilan de santé» prévoit également l élimination progressive du système des quotas laitiers qui limitent la production au niveau individuel. Afin de laisser aux producteurs la possibilité de réagir à d éventuelles hausses des cours mondiaux (comme celles observées en 2007), la suppression des

J.-C. Bureau AGRICULTURE : LES GRANDS CHANGEMENTS SONT À VENIR 109 contingents porte aussi sur les grandes cultures, avec la fin du gel de terre obligatoire instauré en 1992. Au fur et à mesure que l on a abaissé, puis supprimé de fait ou officiellement les prix minimums garantis, des aides directes, de plus en plus importantes, ont été accordées aux agriculteurs en compensation des pertes de revenus liées aux baisses des prix garantis. Depuis 2006, ces aides, réunies dans un «paiement unique», sont «découplées», c est-à-dire qu un agriculteur les touche de manière forfaitaire, en fonction de références passées et non plus sous condition de produire. La réforme récente poursuit aussi l intégration des dernières aides aux surfaces cultivées dans le paiement unique. À partir de 1992, des soutiens ont été accordés à des mesures agri-environnementales. Les réformes intervenues par la suite, de la réforme de 1999 jusqu au «bilan de santé», ont renforcé cette orientation en dirigeant une part croissante des budgets de la PAC vers les fonctions non alimentaires de l agriculture. Ce «second pilier» comporte un ensemble de mesures allant de la rémunération de services environnementaux à l amélioration de la qualité des produits du terroir. La PAC aujourd hui Le «bilan de santé» constitue l aboutissement d un processus graduel de réduction de la gestion administrée des marchés et de réorientation des aides vers un soutien à la production de biens publics. Il est difficile de contester la nécessité des réformes passées. Globalement, ces réformes ont atteint leurs buts, en particulier celui de réduire les déséquilibres entre l offre et la demande agricoles. Mais au terme de ce flux soutenu de réformes, jusqu où la dérégulation du secteur doit-elle aller? Des instruments de gestion publique des marchés doivent-ils être maintenus ne seraitce que pour limiter les fluctuations de cours brutales et difficiles à anticiper? La réforme du bilan de santé, avec la fin des prix garantis des céréales et, plus encore, la dérégulation du secteur laitier, a soulevé les protestations de nombre de producteurs. S ils sont toujours protégés par des droits de douane élevés dans des secteurs comme la viande bovine ou le lait, les producteurs sont désormais davantage exposés aux variations des prix mondiaux. Des secteurs comme celui du lait, habitués à voir les prix et quantités fixés et garantis par la puissance publique, sont peu préparés

110 L ÉCONOMIE MONDIALE 2010 à gérer un univers plus fluctuant. Les possibilités de recourir aux contrats ou aux instruments privés de gestion du risque n ont sans doute pas été entièrement exploitées. Il n en reste pas moins que les orientations prises, en particulier l élimination de la plupart des prix garantis, reposent sur l hypothèse d une bonne tenue des marchés mondiaux, ce qui est, en soi, un pari risqué. Il est un domaine de la PAC dans lequel les pouvoirs publics restent fortement impliqués : celui des aides directes aux producteurs. Alors que les réformes successives ont drastiquement réduit les budgets de stockage et de subvention à l exportation, ceux consacrés aux aides directes ont augmenté : celles-ci atteignent 38 milliards d euros en 2008 (graphique 1). Mais ces aides sont fortement critiquées. En effet, leur logique (compenser le producteur individuel pour la diminution de son revenu suite à la baisse des prix) fait que les plus gros producteurs se trouvent percevoir les aides les plus élevées. Il s ensuit une forte inégalité dans la distribution des aides entre individus, alors que, plus de quinze ans après les premières baisses de prix, la logique de «compensation» devient de moins en moins défendable. À cela s ajoutent des inégalités interrégionales puisque tous les secteurs n avaient pas, à l origine, bénéficié de ces aides. Les régions productrices de fruits et légumes du sud de l Europe, par exemple, se trouvaient sans références historiques pour le «paiement unique». De ce fait, en France, lorsque l on ramène à l hectare les paiements uniques, les disparités entre départements comme entre individus apparaissent très importantes. La réforme du «bilan de santé» de la fin 2008 ne s est pas attaquée de front à cette question, car toute modification risquait d amener de fortes redistributions entre pays. En fait, la Commission a largement reporté ce problème épineux au niveau des gouvernements, en maintenant constantes les enveloppes budgétaires nationales. La réforme prévoit néanmoins la possibilité de réallouer les aides entre individus, au moyen d une «modulation» plus forte et de flexibilités nationales. Cette «modulation» consiste à prélever un certain pourcentage (croissant par tranches marginales) des aides aux plus gros récipiendaires et à réallouer ces sommes à des opérations de développement rural. D autres dispositions permettent aux États-membres d affecter à leur discrétion une partie des aides directes à d autres mesures, comme le soutien à des productions ovines ou bovines en montagne, la lutte contre les maladies des plantes ou des animaux, ou encore à des instruments

J.-C. Bureau AGRICULTURE : LES GRANDS CHANGEMENTS SONT À VENIR 111 de gestion du risque. En 2009, la France a utilisé certaines de ces possibilités pour rééquilibrer les aides en faveur de l élevage. Les protestations des producteurs de grandes cultures montrent à quel point la redistribution de ces aides entre agriculteurs est politiquement difficile, tant ces aides directes sont devenues une part importante des revenus. Graphique 1. Évolution et composition du budget de la PAC (en milliards) 60 50 40 30 20 Développement rural (second pilier) Aides découplées Aides directes Soutien aux prix Subventions à l export 10 0 1980 1982 1984 1986 1988 1990 1992 1994 1996 1998 2000 2002 2004 2006 2008 Sources : Commission européenne. Appropriations pour 2008 et 2009. La question du second pilier Le «second pilier» forme un ensemble hétéroclite puisque s y trouvent l essentiel des aides qui ne sont pas celles du «paiement unique», que ce soit les actions environnementales, les aides aux régions défavorisées, les aménagements ruraux, ou encore l amélioration de la qualité ou la promotion des appellations d origine. Toutes ces aides ont été regroupées dans un Règlement sur le développement rural et depuis 2007 font l objet d un budget séparé. Elles sont soumises à un cofinancement national ; le but est d éviter des problèmes de collusion et un financement sur le budget européen de mesures répondant à des cahiers des charges laxistes. Au total, le second pilier représente maintenant une part significative des budgets européens (graphique 1). La réforme du «bilan de santé», en transférant une partie des budgets du paiement unique vers ce second pilier renforce l orientation de la PAC

112 L ÉCONOMIE MONDIALE 2010 vers davantage d aides à la production de biens publics. Dans le même sens, depuis 2006, les aides du «paiement unique» sont elles-mêmes assujetties au respect de directives européennes, notamment en matière d environnement. Le transfert de budgets du premier vers le second pilier a été encouragé par la Commission européenne. Il a le soutien d organisations environnementales et de consommateurs. Certains États-membres, notamment le Royaume-Uni, plaident également pour des aides à l environnement et non plus à l agriculture. Les agriculteurs y sont plus hostiles, car les aides du second pilier sont assorties de cahiers des charges contraignants. Quant au Conseil européen, il a freiné la diminution des budgets du premier pilier au profit du second, et a systématiquement revu à la baisse les propositions en ce sens de la Commission. Ce transfert nécessite en effet, comme on l a noté, de mobiliser un cofinancement par les budgets nationaux. Surtout, la gestion des aides du second pilier est complexe. Les tentatives d évaluation de l impact de programmes agri-environnementaux ou de développement rural révèlent combien il est difficile de mettre en place des programmes efficaces, qui donnent lieu à une réelle production de biens publics et d externalités positives. Malgré le caractère séduisant des aides environnementales et, plus généralement, des politiques de développement rural, les limites pratiques de ces programmes ne doivent pas être ignorées ; leur coût de gestion non plus. Un contexte nouveau Aujourd hui, les agriculteurs sont exposés aux prix de marché, pour le meilleur et pour le pire. Ils peuvent bénéficier des hausses de prix mondiaux sans être contraints dans leurs volumes de production, leurs surfaces mises en culture ou le choix de leurs assolements. Mais ils sont aussi exposés aux périodes de prix bas, même si, au moins jusqu en 2013, l enveloppe budgétaire du «paiement unique» leur apporte un matelas de trésorerie et de revenu garantis qui limite l impact des soubresauts du marché sur leurs revenus. Aux cours mondiaux très bas du début des années 2000, ont succédé deux flambées des prix des céréales, en 2007 puis en 2008. Cette flambée des cours a eu plusieurs causes [Gouel, 2008]. La demande des pays émergents, d Asie en particulier, a contribué à renverser la tendance historique de baisse des prix. À la croissance

J.-C. Bureau AGRICULTURE : LES GRANDS CHANGEMENTS SONT À VENIR 113 démographique s est ajoutée une progression des revenus qui a amené la population de ces pays à consommer plus de viande. Ceci a accru la demande céréalière, car il faut une grande quantité de calories végétales pour produire une calorie animale. On doit cependant noter que ces pays, notamment la Chine, n ont pas globalement accru leurs importations (si ce n est de soja) et sont souvent restés exportateurs nets. D autres facteurs ont contribué aux fluctuations de l offre. De fortes variations climatiques en particulier les sécheresses à répétition dans certaines régions telles l Australie, signe que le changement climatique a désormais des conséquences visibles sont survenues dans une période où les stocks mondiaux avaient beaucoup baissé, suite à l abandon des politiques de stockage stratégique des grands pays et à la forte baisse des stocks chinois. Ceci a conduit à de brusques variations des prix, amplifiées, sur des marchés étroits comme celui du riz, par les mesures de restriction aux exportations mises en place par plusieurs pays. Le développement des biocarburants a aggravé la fluctuation des prix. L utilisation croissante de produits agricoles dans la production d énergie introduit une nouvelle donne sur les marchés alimentaires : elle contribue à intégrer les marchés agricoles et énergétiques. On peut voir là une raison supplémentaire de déréguler les marchés agricoles. En effet, quand le prix des céréales ou des oléagineux atteint un niveau suffisamment bas, leur utilisation à des fins énergétiques devient rentable. Cela assure de facto aux producteurs un prix-plancher, sans que l intervention publique soit nécessaire. Le problème est que ce niveau de prix dépend de celui du pétrole, lui-même hautement imprévisible. En outre, face au coût budgétaire des subventions et défiscalisations des biocarburants, plusieurs pays se sont tournés vers des politiques d incorporation obligatoire de biocarburants dans l essence ou le diesel destiné au transport routier, dont le coût final est payé par l automobiliste. Si faire payer l automobiliste plutôt que le contribuable pour soutenir les producteurs agricoles présente des avantages, ces taux d incorporation obligatoire rigidifient la demande globale de produits agricoles, ce qui peut aussi contribuer à des prix plus volatils face à une variation exogène de l offre. La brusque augmentation des cours des céréales en 2007 puis en 2008 (la plupart ont doublé en quelques mois) a été à l origine d une crise alimentaire qui a posé la question de la sécurité des

114 L ÉCONOMIE MONDIALE 2010 approvisionnements de nombreux pays importateurs. Les plus riches d entre eux ont entrepris de sécuriser leurs approvisionnements en passant des contrats avec des pays d Amérique latine, ou en achetant des terres dans des pays en développement. Ce mouvement, qui semble se faire au détriment des paysanneries locales, inquiète les organisations internationales et a déjà provoqué des troubles sociaux dans certains pays. Les pays plus pauvres ont vu leurs populations souffrir des prix élevés des produits comme le riz ou la farine qui constituent la base de leur alimentation. En Europe, les effets de la flambée des prix ont été sensibles sur les consommateurs les plus défavorisés ; du côté des producteurs, les revenus des grandes cultures ont brièvement augmenté, mais l élevage s est heurté à des difficultés d approvisionnement, à tel point que la Commission européenne a suspendu les droits de douane sur les céréales pour que l Union européenne importe plus aisément de grandes quantités de maïs en 2007-2008. Cette flambée des prix a été suivie par leur chute brutale à la fin 2008. Ces fortes variations conduisent à s interroger sur la politique agricole à mener. Les opposants traditionnels à la dérégulation du secteur agricole se trouvent confortés par les soubresauts des marchés et mettent en cause les orientations passées. Plus généralement, la question de la sécurité alimentaire et les enjeux géostratégiques de l alimentation retiennent désormais l attention des décideurs européens. Les incertitudes sur l avenir de la PAC L avenir de la PAC est incertain. Son budget n est assuré que dans le cadre financier courant, c est-à-dire uniquement jusqu en 2013. Au-delà, rien n est garanti. Parallèlement à l exercice du «bilan de santé» de la PAC, ont été lancés un réexamen de l ensemble des dépenses communautaires et une réflexion sur l avenir du budget européen. Les discussions en cours évoquent souvent la baisse des dépenses agricoles et la réorientation des budgets correspondants vers des domaines importants pour l avenir de l Union européenne : la recherche, les infrastructures, la politique extérieure Désormais, plusieurs pays (Danemark, Suède, République tchèque) semblent rejoindre la position du Royaume-Uni qui a toujours plaidé pour une forte baisse des budgets de la PAC. Au sein de l Union européenne, le financement de la PAC ne fait plus autant consensus, y compris parmi les pays qui bénéficient

J.-C. Bureau AGRICULTURE : LES GRANDS CHANGEMENTS SONT À VENIR 115 le plus de ses retours budgétaires (les dépenses dont ils sont bénéficiaires dépassent leur contribution au budget communautaire). La possibilité est donc réelle de voir les budgets agricoles européens fortement amputés. Dans ces conditions, il est difficile de faire un pronostic sur le financement de la PAC au-delà de 2013. Le Royaume-Uni dispose d un atout fort : le niveau de «rabais» budgétaire dont il bénéficie depuis 1984 et qui est condamné par tous les autres pays-membres. Sans une forte réduction des dépenses de la PAC, les Britanniques n accepteront pas d y renoncer. La position future de certains nouveaux membres comme la Pologne ou la Roumanie, potentiellement bénéficiaires d une PAC ambitieuse, aura, certes, son importance dans les discussions. Mais de fortes baisses des ressources de la PAC après 2013 sont probables. Les conséquences en seront limitées si les marchés mondiaux sont porteurs ; dans le cas contraire, les débats budgétaires risquent d être tendus. Les changements institutionnels orienteront aussi l avenir de la PAC. L agriculture est l un des rares domaines qui échappe encore à la codécision du Parlement et du Conseil européens : le Conseil a l essentiel du pouvoir de décision en matière agricole. La ratification du traité de Lisbonne donnerait au Parlement un poids plus important. À l heure actuelle, au sein du Conseil, les ministres cherchent avant tout à défendre leurs intérêts nationaux et leurs positions sont souvent guidées par des considérations de retour budgétaire ; historiquement, cela a conduit à des alliances et compromis autour de politiques maximisant des intérêts particuliers. Les futures compétences du Parlement européen pourraient exposer les projets de réformes à une démocratie plus directe. Néanmoins, les positions du Parlement en matière de PAC ont paru jusqu ici quelque peu erratiques. La faible capacité d expertise technique du Parlement, l influence des lobbies et les convergences d intérêts entre une droite agrarienne et une gauche tentée par le protectionnisme expliquent sans doute ces flottements. Un débat avorté Face aux nouveaux défis alimentaires mondiaux, aux chocs de production liés au changement climatique, aux conséquences ambiguës de l intégration des marchés alimentaires et énergétiques sur les prix, l Union européenne ne peut faire l économie

116 L ÉCONOMIE MONDIALE 2010 d une réflexion sur la PAC à plus long terme [Bureau et Mahé, 2009]. Pourtant, dans l ensemble du processus du «bilan de santé», la Commission européenne, prétextant une absence de mandat, n a pas tenté d évoquer la situation de la PAC après 2008. De façon générale, le débat sur l avenir de la PAC à long terme reste inexistant. La présidence française a bien tenté, en 2008, de lancer une réflexion de fond sur ce sujet, mais les Étatsmembres les plus opposés à la PAC n y avaient pas intérêt, préférant tabler sur la discussion budgétaire à venir pour obtenir une coupe des dépenses agricoles. La France, toujours suspectée de promouvoir des politiques améliorant son retour budgétaire sur les fonds européens, n est pas parvenue à convaincre le Conseil d adopter une position de principe à la fin de sa présidence. La présidence tchèque a préféré laisser ce dossier en repos, et la Commission, comme le Parlement, n ont pas voulu lancer ce type de grand chantier dans une période de transition institutionnelle. Le risque est désormais qu à l approche de l échéance de 2013, le débat de fond sur la politique agricole soit supplanté par le débat budgétaire. Le scénario le plus probable est que l avenir de la PAC soit abordé sous un angle essentiellement budgétaire, lors des négociations sur le prochain cadre financier après 2013, négociations qui seront sans doute difficiles tant les points de vue des États-membres divergent. Répères bibliographiques BUREAU J.-C. [2007], La Politique agricole commune, La Découverte, «Repères», Paris. BUREAU J.-C. et MAHÉ L.P. [2009], La Réforme de la PAC au-delà de 2013. Une vision à plus long terme, Notre Europe, Paris. GOUEL C. [2008], «Comment expliquer la flambée des prix agricoles», in CEPII, L Économie mondiale 2009, La Découverte, «Repères», Paris.