1 PAYEN Maurice (1895 - ) 1) Le témoin : Maurice Joseph Payen est né le 5 février 1895 à Méricourt (Pas-de-Calais), de parents de nationalité française. Son père, Félix, travaillait dans les mines de charbon de Méricourt, où il fut successivement ouvrier (mineur), puis surveillant. Il n'est pas rapporté d'activité salariée exercée par sa mère, Adéline. Maurice Payen allait régulièrement à l'école (tout comme son frère aîné Félix) et décrocha son certificat d'études en 1907. Ses parents le placent alors à l'institut Michelet, à Lens, où il suit des cours du soir, puisqu'il travaille durant la journée. Il devient en effet lui aussi mineur en 1908, bien qu'il ait été fortement marqué par la catastrophe des mines de Courrières de 1906 qui avait fait plus d'un millier victimes. Si le travail est extrêmement dur et le salaire misérable, il s'en accommode et affirme que sa famille et lui vivent alors heureux (page 40). En 1914, quelques mois avant sa mobilisation, il se fiance à Valentine Saussé. Sa classe d'âge appelée, il est déclaré bon pour le service, puis affecté au 127 ème Régiment d'infanterie le 11 décembre 1914, avant de passer au 409 ème Régiment d'infanterie le 11 mars 1915. Après une période de formation (notamment un mois du 15 janvier au 15 février 1915 au camp de la Courtine dans la Creuse), il est alors envoyé en Picardie (dans l'oise et dans la Somme, de juin 1915 à février 1916), où il devient grenadier (octobre 1915) puis se porte volontaire pour intégrer le 2ème Régiment de Génie en tant que mineur pendant moins d'un mois (en janvier 1916). Il part ensuite dans la Meuse (à Verdun, du 26 février au 13 mars 1916), puis de nouveau en Picardie (du 13 mars à octobre 1916) avant d'être envoyé dans les Vosges (d'octobre 1916 à mars 1917), où il est affecté à la Compagnie Hors Rang du 409 ème Régiment d'infanterie le 5 décembre 1916. Il se porte alors volontaire et est retenu pour la campagne d'orient (d'août 1917 à mars 1919), à laquelle il participe en étant affecté au 2 ème Régiment Bis de Zouaves le 17 septembre 1917. Il passe zouave de 1 ère classe le 17 juin 1918. Rentré en France, il est affecté au 4ème Régiment de Zouaves le 23 mai 1919 pour des tâches administratives en région parisienne avant d'être démobilisé le 23 août 1919.
2 Au cours de cette période, Maurice Payen bénéficie de six périodes de permission. Il en obtient une première d'une durée de huit jours pour convalescence (du 19 au 27 décembre 1915), après avoir été exempté de service puis transféré à l'hôpital de Montdidier dès le mois de novembre pour des boutons sur les jambes qui s'étaient transformées en plaies larges et profondes. En mai 1916, une permission de sept jours lui est offerte. Il obtient par la suite trois permissions de sept jours chacune (en janvier et mai 1917, puis en juin après s'être engagé pour la campagne d'orient) qu'il prolonge systématiquement de deux à trois jours sans autorisation. Il est victime de la dysenterie en juillet 1915 puis blessé par des éclats d'obus le 14 juin 1918, ce qui lui vaut une citation à l'ordre du Régiment. Il est également condamné à deux périodes de quinze jours de prison pour absence illégale (en avril 1918 puis début 1919). Démobilisé le 23 août 1919, il retourne à son activité de mineur le 1 er novembre dans la Nièvre. Il se marie par la suite le 5 avril 1920 avec sa fiancée, Valentine Saussé. Leur premier enfant, Andrée, naît le 12 novembre de la même année. 2) Le témoignage : Bernard Léonard-Payen explique dans une courte préface la raison pour laquelle il a décidé de faire publier les carnets de son grand-père, Maurice Payen : «pour ne pas oublier». L'ouvrage, intitulé Mille-feuille (carnets inédits d'un Poilu du Nord), écrit par Maurice Payen, a été publié à Bouvignies par les Éditions Nord Avril, en 2007. Ce récit, première partie des mémoires de l'auteur, commence à sa naissance en 1895 puis expose les événements l'ayant marqué, année après année. Son mariage puis la naissance de son premier enfant en 1820 marquent la fin de la première partie de ce Mille-feuille. La forme de cet ouvrage est originale, puisque Bernard Léonard-Payen a ajouté, au fur et à mesure du récit de la guerre, les lettres correspondant aux événements relatés envoyées et reçues par son grand-père, ainsi que des images de cartes postales annotées et des croquis réalisés par l'auteur pour illustrer son propos. Le récit concernant la guerre avait été rédigé sur des cahiers
3 au jour le jour, comme en témoigne la précision de nombreux événements rapportés (lieux, dates, noms, descriptions, etc.). Ces Carnets étaient à l'origine destinés à sa famille. L'auteur s'attache le plus souvent à décrire en détails son parcours géographique (stationnements, toponymes, ainsi que les déplacements, à pied, en auto, en train, en bateau...), mais également son environnement (paysages, tranchées, abris, autochtones...) et son quotidien (état d'esprit, difficultés, tâches à accomplir, nourriture, compagnons...) qu'il illustre par de nombreuses anecdotes. Il émet également des réflexions plus générales sur la guerre et la façon dont il la vit. Si Maurice Payen ne relate globalement pas la guerre de manière noire, il ne cache pas pour autant à son lecteur les aspects les plus durs du conflit (la mort, le sang, le froid, la faim et la soif, etc.). 3) L analyse : L'auteur écrit à la première personne du singulier lorsqu'il aborde son cas personnel, mais utilise également souvent le «nous» lorsqu'il parle de son régiment, sa compagnie ou son escouade. Il s'adresse parfois directement à son lecteur. Il utilise également de manière régulière des onomatopées (le plus souvent pour décrire le sifflement ou l'explosion des obus) et un style d'écriture particulier pour rendre compte de la confusion de certaines situations («On marche vite... On bute... On se retient... On tourne dans un boyau à gauche...un arrêt brusque... Pan... Pan...! Les coups de tête dans le dos de celui d'en face!», page 75). Dans un premier temps, avant d'arriver au front en mai 1915, Maurice Payen décrit la vie dans l'armée comme facile («En somme, comprenons-nous, c'était une vie très douce...et très agréable!», page 52), notamment en comparaison avec le quotidien de mineur qui était auparavant le sien. Certains aspects positifs de la guerre perdurent une fois arrivé aux tranchées. L'auteur se réjouit ainsi de pouvoir découvrir la France et ses paysages (pages 84, 160). Cependant, le ton change dès l'arrivée sur le front, et l'auteur exprime alors une certaine anxiété (notamment à cause de l'aviation et de l'artillerie ennemies). C'est à Verdun qu'un autre changement brutal apparaît dans son rapport à la guerre. Les tirs d'obus incessants, l'utilisation du gaz par l'ennemi et la mort des camarades s'ajoutent à la faim et la soif que provoque
4 l'impossibilité de se ravitailler («Tous, nous avions faim. ( ) Je me suis vu obligé de ramasser des biscuits de soldats tués, qui étaient éclaboussés de sang et même sur l'un d'eux, était collé un morceau de cervelle humaine. Je les ai mangés après les avoir simplement essuyés.», page 120). Après son départ pour la campagne d'orient en 1917, la guerre se fait moins omniprésente et les combats moins violents. Maurice Payen se décrit lui-même comme philosophe, prenant sa participation au conflit comme une nécessité et un devoir. Après Verdun, il écrit ainsi à sa famille : «le principal, c'est que j'en suis échappé et me suis conduit en brave en faisant mon devoir» (page 120). Le rapport de l'auteur à l'autorité évolue lui aussi. Il voue la plupart du temps une grande admiration à ses supérieurs, notamment aux officiers proches. Il parle ainsi en bien du lieutenant Leclercq (page 54), de l'aspirant puis lieutenant Descarpentries (pages 101-102 et 115-116), du capitaine Saint Laôn («c'était un bon père pour nous», page 121, ainsi qu'aux pages 118 et 146), du capitaine Carré (page 123) ou encore du commandant Roblidah (page 148). Il a également un grand respect pour les chefs d'état-major (page 122), notamment pour le Général Joffre qui passe son régiment en revue par deux fois (pages 83 et 110). Cependant, l'auteur se montre de plus en plus fréquemment critique envers ses supérieurs à mesure que la guerre avance. Les premiers visés sont souvent des officiers ou sous-officiers qui ne font pas honneur à leur grade. C'est le cas du sergent Cartoun («un gros bourru de la basse classe qui aimait davantage se saouler qu'à faire action d'éclat», page 102) mais surtout du lieutenant Henry qui manqua de faire tuer l'auteur en l'envoyant défendre une position intenable en guise de punition pour absence illégale (pages 185-190 : «notre trouillard, notre froussard, notre zouavette de lieutenant Henry», page 187). Il fait par ailleurs mention d'officiers «embusqués» (page 149), ainsi que d'un lieutenant qu'il surprit en train de vendre un cheval de l'armée à des autochtones pour son enrichissement personnel (page 206). Il dénonce également des hauts-gradés, comme un colonel qui tua un poilu de garde qui s'était assoupi (page 65), un autre colonel, ingrat envers l'auteur qui venait de faire prisonniers douze Allemands (page 148), ainsi que le commandant major de l'hôpital de Guménitza et le major Ceccaldi, assouvissaient leurs besoins sexuels avec les infirmières de l'hôpital (page 197). Malgré cela, l'auteur semble avoir confiance dans le jugement et les ordres de ses supérieurs (page 117).
5 Les camarades de l'auteur sont omniprésents dans son récit. Lorsqu'il est au front, ce sont eux qui forment son cercle de proches, une famille de substitution. A son retour d'un séjour à l hôpital pour cause de dysenterie, il écrit en effet : «on est content de revoir ses copains après un long temps d'absence, de se remettre à l'aise au milieu d'eux» (page 72). Il dresse régulièrement la liste des compagnons qui l'entourent. Il nomme ainsi chacun des membres de son escouade ainsi que la ville dont ils proviennent (Marcel Famchon, Georges Leduc, Gustave Hérault, Léon Joyeux, Pierre Tilloy, Domart, Édouard Butin, Robert Hénocq, Alexandre Gillot, Louis Jennequin et Abel Jourdain, page 55). Il vante également les exploits militaires de certains de ses compagnons (Pierre Tilloy aux pages 103-104), et décrit plus longuement le temps passé avec certains d'entre eux dont il était proche (Émile Gheyssens aux pages 105-107, Gillot aux pages 113-115, Marcel Nestor page 152, François Brunel page 154, Leroux, Lannes et Rôche page 173, Saint Didier pages 173-175 et 185, André Soalhat pages 208-209). Les moments passés avec les camarades tiennent une part importante du récit : les repas, les discussions autour du vin (le fameux «pinard»), de la gnôle et de leur pipe, ainsi que ceux où il faut aller chercher le ravitaillement pour le groupe, risquant ainsi d'être touché par un obus. De manière plus globale, une réelle fierté de faire partie de l'armée française se dégage du récit. L'auteur est ainsi convaincu de la supériorité militaire de la France face à l'allemagne, non pas en raison d'une supériorité en nombre ou de technologie, mais par la confiance qu'il a dans les hommes qui la composent. Il a en effet confiance aussi bien en les compagnons avec lesquels il se trouve physiquement qu'en les artilleurs ou ses supérieurs (pages 74). A propos de Verdun, il écrit ainsi : «lorsque les boches avançaient ils trouvaient, à chaque pas, des poilus qui leur barraient la route» (page 136). Cette fierté et un fort sens du devoir l'amènent à se porter volontaire pour de nombreuses missions, souvent périlleuses (pages 66, 75, 99 et 101). On retrouve également une proximité particulière avec les poilus originaires du Nord Pas-de-Calais (page 138), avec là encore une réelle fierté, comme en témoigne cet extrait d'une lettre envoyée à sa famille alors qu'il s'était engagé temporairement en tant que mineur pour l'armée : «il faut leur faire voir que les mineurs du Nord et Du Pas-de-Calais sont aussi malins que les mineurs de Westphalie» (page 108). Pour leur part, les ennemis sont la plupart du temps désignés par la formule «les
6 boches», voire même «les casques à pointe». Maurice Payen n'a pas de haine de l'allemand au début de la guerre, mais montre seulement un agacement contre leur artillerie et leur aviation à cause desquelles il faut constamment rester sur ses gardes (page 74). Il a en fait conscience que ses ennemis ont les mêmes tâches que lui à accomplir dans la tranchée d'en-face (page 75), et est ainsi désolé de devoir les tuer lorsque l'ordre est donné de ne pas faire de prisonniers. Cependant, Verdun est là encore une rupture, cette fois dans le rapport de l'auteur à l'ennemi. Après la bataille, il raconte ainsi cette anecdote : «Nous avons creusé une tranchée dans ces ruines, l'occasion de retrouver le cadavre d'un boche en décomposition. Après lui avoir décapité la tête avec une pelle bêche, je l'empalais sur un pieu et, muni d'une tenaille, je lui arrachais les dents» (page 139). Alors qu'il avait une conception humaine de ses homologues allemands, Maurice Payen semble ainsi l'avoir perdue après sa participation à la bataille de Verdun qui l'a profondément marqué. Cette évolution n'est valable qu'à l'encontre des soldats allemands. En effet, lors de la campagne d'orient, on ne retrouve pas cette agressivité exacerbée. Les ennemis sont sobrement appelés «les Bulgares» ou «les soldats bulgares» (page 186). Le sentiment dégagé est alors celui d'une guerre professionnalisée, ou chacun des deux camps fait seulement ce qu'il a à faire, son métier. Les alliés sont quant à eux quasiment absents de cet ouvrage. Il est seulement fait mention de trains transportant des troupes anglaises rencontrés en mai 1916 alors que l'auteur partait en permission (page 136). C'est à Verdun que Maurice Payen connaît pour la première fois véritablement la violence de la guerre. A propos de cette bataille, il écrit ainsi : «On est aveuglés par les flammes de feu ( ) des multitudes d'obus de tous calibres. Le bruit du tonnerre déchaîné par les canons est épouvantable» (pages 115-116). Il voit pour la première fois un champ de bataille couvert de morts en juin 1915, avec un sentiment d'extase mêlée d'horreur (page 70), mais c'est encore à Verdun qu'il est pour la première fois véritablement confronté à la mort. Il voit ainsi des civils tués par les Allemands, et compte les morts parmi ses compagnons : «De ma compagnie, nous restons à 117 sur 250. Pour mon bataillon, nous restons à 250 sur 1000. Et pour le régiment, nous restons à 600 ; il manque 3000 de nos camarades combattants.» (page 132). Il décrit également l'odeur cadavérique qui occupe les tranchées (page 136), ainsi que certaines visions d'horreur : «Nous marchions dans le sang, sur des chevaux, sur des êtres humains qui appelaient
7 leurs familles en mourant et en pleurant» (page 128). Il se demande encore après Verdun, où il est passé près de la mort, comment il a pu l'éviter («Si je suis encore vivant, je ne sais pas pourquoi, comment!? ( ) Nous avons été 35 heures cernés ( ) et nous n'étions plus qu'à 60. ( ) Les tirs de barrage des Boches nous empêchaient de fuir en arrière», page 128). Le moral de Maurice Payen semble rester globalement bon (mis à part l'épisode de Verdun), notamment grâce à ceux qui lui sont chers (ses parents, sa sœur Noëllie, son frère Félix, sa grand-mère Célina, et surtout sa fiancée Valentine), à qui il pense constamment. La correspondance est un élément fondamental, notamment avec sa fiancée à qui il ne peut pas rendre visite une seule fois au cours de sa mobilisation. D'autres éléments lui permettent de tenir. Le «pinard», la «gnôle» et la «pipe», partagés avec les camarades, sont ainsi très fréquemment cités. L'attente des périodes de permission ainsi que ces temps passés auprès de sa famille lui mettent également du baume au cœur, bien qu'il soit à chaque fois plus difficile de retourner au front. A l'inverse, la fatigue, les aléas climatiques (la pluie, ainsi que le froid et la neige en France en hiver, puis le froid rigoureux qui succède à une chaleur accablante lors de la campagne d'orient), les obus et la mort sont des facteurs tirant son moral vers le bas. L'essentiel des rapports de Maurice Payen avec l'arrière est d'une part constitué par sa correspondance avec sa famille et sa fiancée, et d'autre part par ses séjours à l'hôpital. Il souligne avoir été très bien soigné à chaque fois qu'il fut malade ou blessé, et avoir particulièrement apprécié les conditions de vie de l'hospitalisé (notamment en ce qui concerne la nourriture, meilleure et en plus grande quantité). Il a même servi comme ordonnance des infirmières à l'été 1918, après sa blessure par éclats d'obus (page 189). Cet épisode fit drastiquement baisser ces dernières dans son estime, puisqu'il découvrit qu'elles acceptaient pour la plupart de satisfaire les appétits sexuels des gradés, ce qu'il trouve moralement répréhensible en tant que catholique (page 190). Les dernières relations qu'il entretient avec l'arrière sont ses contacts avec les populations civiles. En France d'abord, il est surpris par le comportement inhospitalier d'un village en novembre 1915 (page 82), qui le laisse dans l'incompréhension. A l'inverse, les encouragements des habitants aux poilus à leur départ pour Verdun leur donne la «joie au cœur» (page 110). Lors de la compagne d'orient, l'auteur se montre très curieux des autres cultures et modes de vie. Il détaille ainsi ses relations avec une famille macédonienne (pages 198-200). Cette curiosité se
8 retrouve lorsqu'il est amené à cohabiter avec des soldats sénégalais, dont le caporal est musulman et polygame. C'est sans jugement mais avec curiosité qu'il décrit cette rencontre. Nous pouvons conclure en abordant le cas de la correspondance de l'auteur avec sa famille et sa fiancée. Si l'essentiel de son objet est de donner des nouvelles et de rassurer ses destinataires, il n'hésite cependant pas à reprendre sa fiancée et sa famille lorsqu'il considère qu'elles lui envoient trop d'argent (page 132). Il ne leur cache pas les horreurs de la guerre, racontant de nombreuses histoires horribles et morbides, mais n'a de cesse de les rassurer sur sa propre santé. Morgan BAUDOUIN (Université de Nice Sophia-Antipolis)