NOURRITURE ET ÉCRITURE DANS LA LITTÉRATURE MAGHRÉBINE CONTEMPORAINE * ÉTUDE DE DOUZE AUTEURS



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Transcription:

UFR LETTRES ET SCIENCES HUMAINES CENTRE DE RECHERCHE TEXTES ET FRANCOPHONIES Thèse de Doctorat de Lettres nouveau régime en Littérature comparée spécialité Littératures Francophones Présentée et soutenue publiquement à l Université de Cergy-Pontoise pour obtenir le grade de Docteur (arrêté du 30 mars 1992) NOURRITURE ET ÉCRITURE DANS LA LITTÉRATURE MAGHRÉBINE CONTEMPORAINE * ÉTUDE DE DOUZE AUTEURS Par Rosalia BIVONA Le 6 Octobre 2006 Jury de soutenance : Christiane CHAULET Achour, Professeur, Université de Cergy- Pontoise - Directrice de thèse Jean-Pierre CASTELLANI, PR Université de Tours, rapporteur Marc GONTARD, PR, Université de Rennes 2, rapporteur Catherine MAYAUX, PR, Université de Cergy-Pontoise, membre

Remerciements Au terme de cette étude, je tiens à remercier mon Professeur, Madame Christiane Chaulet Achour pour ses encouragements, ses orientations et sa disponibilité qui n ont jamais fait défaut. Qu'elle trouve ici l'expression de ma profonde gratitude. Je voudrais remercier tous ceux qui m ont accordé leur aide et leurs encouragements, notamment Jacqueline et Claude Malherbe qui ont bien voulu relire les brouillons et la version définitive de ce travail, et dont les conseils m ont été forts utiles.

Introduction Ce travail prend force et substance dans la démonstration que le moment du repas dans la littérature maghrébine n est pas seulement un puissant instrument diégétique, susceptible de rendre à la fois perméables et estompées les frontières entre appétit et mémoire, savoirs et saveurs, identité et altérité, mais aussi et surtout une façon de combler, grâce aux vertus de l acte de manger, les fractures historiques, sociales ou psychologiques qui ont marqué les pays nord-africains en général et l Algérie et le Maroc, dans notre cas spécifique, pendant ces soixante dernières années. La convivialité, quand elle se laisse enchaîner à la diégèse, est toujours destinée à révéler progressivement les vérités profondes des personnages et des événements, au cours d'une histoire qui n est pas nécessairement linéaire. Elle fait traverser les savoirs, sans en fétichiser aucun : elle les trame dans une spirale qui déroule une encyclopédie vertigineuse, continuellement écartelée. Le discours culinaire peut produire une force narrative, parce qu il est capable de toutes les connexions, qu il est intimement lié à d autres façons de sentir et de voir, différentes de celles qui sont purement narratives. D où la possibilité d ouvrir une analyse aussi large que possible qui touche aux points les plus sensibles de la production littéraire maghrébine : la description ethnographique, l autobiographie, l humour, la modernité textuelle, l histoire tant individuelle que collective, l immigration, le multiculturalisme, et jusqu à la dimension suprasensible qui englobe l individu et le monde environnant. Les différentes analyses de notre thèse tendent à considérer la nourriture comme un trait commun à des œuvres qui, dans leurs différences intrinsèques, expriment, grâce à elle, le rapport avec l altérité, avec le monde et avec soi-même, 1

fondant ainsi non seulement des parcours narratifs mais aussi une morale : manger signifie vivre, célébrer la plus honnête des voluptés, suivre l une des plus viscérales utopies humaines. Trace laissée par une saveur, itinéraire dessiné sur une table, le parcours peut être déterminé par un plat de couscous ou un verre de thé, qui deviennent la matérialisation de secrets auxquels on doute d'avoir le droit d'accéder ; tout repas est une construction de l esprit, un projet, un préalable, une téléologie, un signe qui s enracine dans une dimension géographique, topochronologique et diégétique. C est un mode de rencontre de la réalité spatiale expérimentée : indice d un passage, de la saisie d un espace, il donne lieu au travail d écriture, d interprétation puis de lecture, car un plat est comme un tableau, une table dressée est une scène et une salle à manger est un théâtre où l on célèbre l art le plus éphémère, intime et sensuel : la convivialité. Science totalisante qui se reporte à la physiologie autant qu à la chimie, à la géographie, à l histoire, à la sociologie, à la politique ou à la psychologie, la cuisine est un art qui impose une mémoire sémantique des saveurs les plus douces, comme des parfums les plus persistants. Rites et rituels : la table confirme ou rassure un ordre établi ; dans l espace protégé du banquet, le grésillement du temps s arrête. Chaque mets non seulement prend place au sein d une culture, d un territoire et d une histoire, mais assume aussi une fonction bien précise : être assis à une table commune signifie participer à une réciprocité d appétits et de regards, inventer sa propre représentation, découvrant, justement dans le dynamisme et dans la communion de la nourriture, la force de l échange. La représentation n est pas donnée de l extérieur, mais elle est construite par les conviés, il s agit d un festin de paroles. La parole est à la fois nourriture et mise en scène : comme si elle était un mets, elle est servie entre ostentation et timidité, entre faim et satiété, mais aussi entre langue arabe, berbère et française. Ainsi parole et altérité, objets du questionnement identitaire, sont mis en scène dans un face à face du moi avec ses doubles qui montrent sans cesse l expérience des limites. Alimentant tous les champs de ces langages, la convivialité travaille sur des codes, des savoirs et des expériences partagés, et devient ainsi le pivot autour duquel tournent les relations romanesques. Car parler de la nourriture, c'est, de fil en aiguille, évoquer tout le reste de l'œuvre. 2

Le corpus Une approche de la littérature maghrébine selon la perspective de la nourriture oblige, inévitablement, à en négliger d autres, de même le choix du corpus privilégie parfois des auteurs de grande envergure, et parfois des auteurs qui appartiennent à la cohorte des inconnus célèbres, qui ne rentrent pas dans les grands réseaux canoniques. Ainsi, envisageant la construction d un parcours en termes gastronomiques, l éventail qui illustre cette littérature contemporaine devient protéiforme ; toutefois ces lectures croisées, qui ne tendent ni à l exhaustivité, ni aux parallélismes, permettent de capter des points de convergence entre les différents vecteurs diégétiques, thématiques, topochronologiques et stylistiques. Pour peu qu'on l examine de près, la culture maghrébine, telle une nébuleuse de la voie lactée, se dissout en effet en une infinité de composantes, et la réceptivité à cet ensemble d auteurs dont les liens sont parfois difficiles à reconnaître, mais demeurent latents et prêts néanmoins à provoquer des troubles, des trouées furtives de lucidité est comme une argile dans laquelle nous avons façonné notre matière. Comment asseoir ensemble Mouloud Feraoun, Mohammed Dib, Ali Boumahdi, Rachid Boudjedra, Nina Bouraoui, Mahi Binebine, Driss Chraïbi, Marcel Bénabou, Fouad Laroui, Mohammed Fellag, Malek Alloula et Mohammed Khaïr-Eddine à la grande table d une thèse, qui est un dispositif bien clos? La cuisine cruelle Notre incursion naît d une curiosité soulevée, il y a douze au treize ans, par le roman de Nina Bouraoui La voyeuse interdite. A l époque, nous préparions en Italie une première thèse sur cet auteur, et la thématique violence/nourriture nous avait frappée ; nos recherches et nos lectures successives nous ont alors conduite à resserrer le compas pour dessiner le cercle de la convivialité dans la 3

littérature maghrébine. Ainsi nous avons commencé à constituer peu à peu, pendant nos séjours à l étranger et tout au long de lectures plus ou moins structurées, un grenier de matériaux, d expériences et d épiphanies qui, quelques années plus tard, ont été réélaborés et métabolisés en cette thèse. Au début, notre pari ne semblait pas mener vers quelque chose d organique : à première vue, on pourrait croire que dans cette littérature on ne mange pas beaucoup. En effet, nous avons eu du mal, au moins au début, à trouver de quoi faire notre miel. Il est bien vrai que les plats s insinuent secrètement dans le texte comme un langage autre qui s amalgame à un système de valeurs sociales, idéologiques et religieuses, et conquiert ainsi le monopole des pulsions liées tant à la vie individuelle qu à la vie collective. Ainsi, notre moment du repas, jouant son rôle sotto voce, renforçant le processus narratif, est devenu un petit morceau cadré de l infini romanesque qui peut être utilisé pour figurer un processus de réduction ou d expansion du sujet. Paradoxalement, la convivialité est devenue une sorte de miroir qui aurait dû refléter des images fugitives, alors qu elle reflète ici en réalité des visages et des sentiments vrais et inaltérés. Ce système de projection, de regards centrifuges ou centripètes, de jeux d ombre et de lumière, est une manière de varier la convivialité dans les textes, selon tous les subterfuges de l iconotexte. Notre projet initial s intitulait la cuisine cruelle. Pourquoi cruelle? Habituellement, les arts de la table, où tous les sens sont mis en jeu, n évoquent pas la cruauté, mais bien plutôt plaisir et bien-être, du corps comme de l esprit. Le cuisinier sensible sait bien que la nourriture est le miroir du vécu, aussi fonde-t-il son art sur des nuances et des gradations, des sauces et jus épais ou légers qui mettent en relief la matière gastronomique : sa recherche est une patiente quête du parfait accord entre l âme, l esprit et le palais. Dès lors, pourquoi avoir d abord choisi ce titre paradoxal? Tout pays, sans doute, possède dans sa propre tradition au moins un plat que l on peut qualifier de cruel, mais notre propos vise plutôt à démêler les fils d une multitude de saveurs et de situations lourdes de significations implicites et complexes, à faire apparaître les différents aspects du moment du repas, analyser les relations, parfois ambiguës, qui s établissent entre l ordre de la nourriture, de la diégèse et de la violence. L adjectif cruel ne dénote pas ici pas seulement et pas toujours 4

l insensibilité à la souffrance d autrui, la capacité d infliger des tortures physiques ou spirituelles en se félicitant de sa propre indifférence, mais il se situe dans un éventail d acceptions bien plus subtiles que nous allons essayer d élucider. Le Fils du pauvre 1 de Mouloud Feraoun La Grande maison 2 de Mohammed Dib, Le Village des asphodèles 3 de Ali Bouhmadi, Le Désordre des choses 4 de Rachid Boudjedra, La Voyeuse interdite 5 de Nina Bouraoui et Cannibales 6 de Mahi Binebine: ces six romans n ont rien en commun, sauf si on les lit sous le double point de vue de la cruauté de la nourriture et de la nourriture de la cruauté. Démêler les valeurs de ces deux termes, souvent si différents et emmêlés l un à l autre, en mettre en relief les facettes, les engrenages, en souligner les superpositions tout comme les interstices - combien et comment la nourriture peut être cruelle - est une tâche qui demande des instruments bien plus raffinés que ceux qui sont offerts par l analyse du discours, car, tel un appareil optique, ils multiplient les illusions, agrandissent ou réduisent le monde. On le verra tout à l heure, quand les voix des romans dont il est question ici scandent notre analyse de leurs rythmes, en en soutenant le rythme. La nourriture, qu elle apparaisse de manière ponctuelle ou structurelle, inscrit le texte entre texture et structure, fonctionnant comme une sorte de contrepoint. Chez Mouloud Feraoun, c est le couscous qui transmet le concept de dignité/pauvreté avec toutes ses implications, car la nourriture, avant de remplir un ventre vide, comble une attente collective. Ici comme ailleurs, la nourriture ajoute une syntaxe au vécu, à l autobiographie, signant avec le lecteur un pacte référentiel. Celui-ci recouvre différents rôles au sein de la sphère sociale, familiale ou affective : à l intérieur du roman il véhicule le sens, structure le temps et l espace, assume le rôle de seuil, de démarcation, de rite de passage. Et pourtant ce couscous n est qu un détail, mais qu est-ce qu un détail en littérature? Y a t il 1 Paris, Éd. du Seuil, 1954. 2 Paris, Éd. du Seuil, 1952 3 Paris, Robert Laffont, 1970. 4 Paris, Denoël, 1991. 5 Paris, Gallimard, 1991. 6 Paris, Fayard, 1999. 5

vraiment des détails? Cette petite partie du texte peut-elle opérer une diffraction? Bien que ces bouchées de semoule se placent à la fois sous le signe du politique et du moral, le détail est souvent considéré comme inutile ou superflu. Il peut aussi «révéler un choix esthétique explique Liliane Louvel ( ) dans ce cas, c est sa valeur heuristique qui sera soulignée. Il révèle un sens mais aussi un style, la manière du créateur au plus près du scriptural. On connaît l importance politique du détail, outil de néantisation discursive d une si douloureuse Histoire, obéissant au même besoin d anéantissement d un peuple, et qui, logé dans le discours d un forcené, prend pleinement son sens et envahit le tout.» 7 Ce rôle est particulièrement évident dans La Grande maison de Mohammed Dib, qui s ouvre et se conclut avec la voix impérative d Omar, symbole d un instinct de liberté indestructible, constamment à la recherche d un morceau de pain, confronté à la faim, son inséparable compagne et ennemie. Mais même si, à la fin du roman, la voix du personnage se porte sur le signe du pain et s y éteint, il n est plus un enfant, il a des forces nouvelles, revigorées aussi par l école française, qu il faut savoir exploiter tout en en percevant les incohérences et en évitant de tomber dans les pièges idéologiques. Du point de vue chronodiégétique, le lecteur est entraîné dans une trajectoire : non seulement Omar quitte, à la fin du texte, le monde de l enfance pour entrer dans celui des adultes, mais tout se charge aussi d un sens nouveau, tragique et fascinant, comme si lui, ainsi que tous les autres, avait conscience des pulsions liées aux tensions de la vie collective. On perçoit alors nettement le passage de la condition de colonisé à la condition de révolutionnaire : on a le sentiment que tout et tous sont poussés par un fort courant sous-marin qui mélange, englobe et fait fraterniser, dans un moment d empathie absolue, différents niveaux de conscience, lourds d une longue mémoire. Le fil d Ariane de notre enquête nous conduira à travers le milieu dramatiquement émotif et violent à l intérieur duquel s articule la voix d Omar : marquée par le timbre de l enfance, elle donne consistance à cet espace diégétique où la faim se transforme en histoire et en conscience politique. Mais l histoire n est pas faite seulement d événements et encore moins d alternatives plus ou moins chimériques ou absurdes, elle est faite surtout de 7 Texte image. Image à lire, textes à voir, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2002, p. 177. 6

possibilités latentes dans une situation donnée. Les espoirs d une génération dans une saison historique précise font partie de l histoire de cette saison-là et par suite, ils ont contribué eux aussi à construire l Algérie qui est venue après. La nourriture parcourt inlassablement l'énigmatique dessin que le récit a tissé par-delà le temps, croisant les jeux du savoir et de la croyance, les destins du groupe et de l'individu, livrant la construction des relations qui s établissent entre l ordre de la nourriture et celui des événements et laissant émerger, à travers les filigranes synchroniques des souvenirs, des mondes antagonistes et complémentaires. L histoire, le temps, l espace, chaque auteur les aborde dans sa propre perspective et les structure selon des dichotomies : le champ spatial de la cuisine lui-même, si périphérique dans l architecture de la maison parce qu il sépare nettement l espace des hommes de celui des femmes, est cruel en soi puisqu il traduit une réclusion sociale. La cuisine est aussi un espace rassurant qui s oppose à quelque chose d inquiétant et de dangereux. D autre part, la créativité gastronomique doit rendre compte de ce qui est dit et de ce qui ne l est pas ( cruauté du refoulé), de ce qui est licite et de ce qui ne l est pas, d où une autre forme de cruauté qui plie toute virtuosité, comme tout désir de liberté, au conformisme de la tradition et du rituel. Mais à côté de la fantaisie, il n y a pas seulement monotonie et contrainte si ce n est que la femme peut et doit cuisiner, toujours et pour tout le monde il y a un rapport avec la pauvreté au sens large : c est le cas des romans de Dib, mais aussi de Boumahdi. Chez ce dernier, le signe culinaire est générateur non seulement d expansion sémantique, mais aussi de crise narrative d où dépend l évolution diégétique. Le signe est tout d abord polysémique ; tout ce qui concerne la convivialité n est pas seulement une sorte de filigrane métatextuelle où sont mis en scène les symboles, la parole, l imaginaire et toutes les émotions qui naissent des relations problématiques dans un espace de l enfance à jamais perdue mais aussi une technique narrative qui met tout en correspondance. Ensuite, le signe culinaire est un agent réactif qui libère et révèle une substance essentielle de la diégèse, la fonction réaliste. Dans cette fonction, le choix des mets et des moments où ceux-ci doivent être consommés (avec tout ce qui s ensuit) permet aussi bien de garantir une cohérence au niveau référentiel que d enregistrer, 7

préciser des habitudes, des gestes quotidiens ou des événements qui ont un relief particulier. De cette somme résulte une superposition d espaces épistémologiques, des crises psychologiques et familiales. Les exemples où la violence suinte de la nourriture et vice-versa ne manquent pas ; on pourrait en citer bien d autres qui apparaissent dans toute la littérature maghrébine, et nous conduisent à la conclusion que l une des tâches de l acte de manger est de traduire les fantasmes de la cruauté dans l évolution du récit. La nourriture permet donc d ajouter à la description phénoménologique d une déjà cruelle expérience de vie, classable aussi bien au rang d autobiographie que de fiction, une violence symbolique ultérieure. Ainsi, dans le tête-à-tête entre narrateur et lecteur, un plat, même le plus insignifiant, n est jamais neutre et, par son intensité et sa valeur diégétique, il peut devenir un moyen privilégié de relation qui contribue à la fusion narrative entre celui qui lit et celui qui écrit. Mouloud Feraoun, Mohammed Dib, Ali Bouhmadi, Rachid Boudjedra, Nina Bouraoui et Mahi Binebine nous montrent comment un plat de couscous, un bout de pain, des beignets chauds, un méchoui ou trois oranges peuvent être des auxiliaires importants, car susceptibles de transmettre un imaginaire. Violence de la nourriture, nourriture de la violence Cette première ligne bifurque, et une autre logique s instaure, d ordre chronologique. Les héritages ou les formes actuelles de la colonisation inspirent de nombreux romans : Feraoun, Dib et Boumahdi, à cheval entre sociologie et histoire, expriment la période coloniale, alors que Boudjedra, Bouraoui et Binebine, appartiennent plutôt à une production postcoloniale. Définition difficile, car l opposition colonial/postcolonial tend «à présenter le colonial comme une entité homogène et globale à laquelle s opposerait non moins globalement le postcolonial. Or le colonial n est homogène ni dans le temps ni dans l espace et il se définit en fonction des pays colonisateurs, de leurs méthodes, des époques et de son évolution interne. ( ) La prise en compte de ce problème permettra de préciser la relation qui peut exister entre, d une part, type de domination et rapport 8

au territoire et, d autre part, attitudes littéraires. Cette corrélation pouvant être envisagée à travers sa modalité exogène, la colonisation, si l on se place du point de vue des Européens ; comme à travers sa modalité endogène, le nationalisme, si l on se place du point de vue des Africains» 8. Quel regard jeter sur la colonisation? Ruse de l histoire et de la littérature, ses convulsions restent toujours présentes et réveillent des passions dont la France est la caisse de résonance privilégiée, car elle a structuré un univers mental prégnant qui est resté vivant même après la décolonisation 9, justement parce qu il est expansif, disponible, prêt à modifier et à maintenir chez le lecteur un rapport imaginatif. A propos de la réception de la littérature maghrébine par un public occidental, Mohammed Dib a écrit : si ces Marocains, ces Tunisiens, ces Algériens tiennent tellement à écrire en français : qu ils nous mijotent alors de bons tajines bien de chez eux. Il en a été ainsi, et les paroles, réchauffées dans les vapeurs des kanouns, sont devenues à fur et à mesure croustillantes, mordantes, chatouillantes, sucrées ou piquantes, autonomes et post-coloniales, terme qui correspond à un réexamen de la période coloniale et de la décolonisation mais qui ne se réfère pas nécessairement à l histoire. Le temps des règlements de comptes semble révolu. Le roman maghrébin des années 80 assure la transition entre deux univers, entre plusieurs cultures. Il se nourrit des apports d'autres littératures dans la même situation, ouvre des fenêtres ici et là-bas, labourant des territoires insoupçonnés au moyen d'une langue, certes française, mais enveloppée par l'imaginaire arabo-berbère. Tout phénomène narratif peut aussi être étudié comme fait historique, dont le point de départ est la variabilité dans le temps : voilà donc que la cruelle nécessité de survie s oppose à la fois à l horrible boulimie (voir les figures dignes d un tableau de Botero de la grand-mère maternelle et de l oncle Hocine dans Le Désordre des choses et La Vie à l endroit de Rachid Boudjedra) et à la société décrite par Binebine qui vit sous le signe de la dévoration et du cannibalisme. La 8 Bernard Mouralis, «Des comptoirs aux empires, des empires aux nations : rapport au territoire et production littéraire africaine», in Jean Bessière ; Jean-Marc Moura (textes réunis par) Littératures postcoloniales et francophonie, Paris, Honoré Champion, 2001, p. 26. 9 Cf. Kacem Basfao (sous la direction de), Imaginaire de l'espace, espaces imaginaires, actes de colloque/epri, Casablanca, Université Hassan II, Faculté des Lettres et Sciences humaines I, 1988. 9

recherche d un morceau de pain ou d une bouchée de couscous s oppose au banquet à son tour cruel pour la spécularité entre le méchoui et la protagoniste de La Voyeuse interdite de Nina Bouraoui. Le roman de Boudjedra est celui où, au-delà des références culinaires, psychologiques et artistiques, s esquisse en filigrane tout un rappel d une résistance au pouvoir français, d une guerre de libération, tandis que les romans de Nina Bouraoui et de Mahi Binebine ne se réfèrent pas à l histoire, ni explicitement aux rapports de culture dominante à culture dominée, et de ce fait permettent de lire une caractérisation de cette littérature de plus en plus autonome, voire transnationale. Chez ces auteurs, les rapports de domination sont plus subtils, fondés sur l imposture, l aliénation. Vaste conjuration, semble dire Binebine, décrivant une vie qui, au nom de l économie de l immigration, ne vaut pas cher. On relève souvent l'influence de la pensée occidentale, et particulièrement française, sur les écrivains maghrébins. Mais les idées ont-elles fait souche, les outils conceptuels ont-ils fonctionné sur la réalité nord africaine? Le terme de culture européenne peut se comprendre également de manière progressiste, antiimpérialiste. C'est la bannière sous laquelle doivent se regrouper les forces dispersées : une mutation est en cours et une nouvelle génération d'écrivains s'efforce, par un va-et-vient entre les pôles occidental français/oriental maghrébin, de développer de nouvelles interrogations. Penser une modernité polyphonique suppose d inventorier l'expérience historique qui constitue toute modernité. Boudjedra, lors d une communication à l'institut d'études Romanes de l'université de Cologne, publiée ensuite dans le Cahier d'études maghrébines, déclarait : «Le monde arabe et le monde maghrébin ne se sont pas du tout intéressés à l'avant-garde. C'est ce qui fait toute la différence entre le roman algérien ou maghrébin de mes aînés et moi. Le roman anticolonial ne m'intéressait absolument pas; ce qui m'intéressait, c'était de savoir où en était la littérature universelle, mondiale. Je voulais le meilleur et tout de suite. Car je ne faisais pas de complexe d'infériorité ou de complexe du colonisé» 10. Penser une modernité plurielle suppose une déconstruction de l'histoire occidentale qui se l'approprie, 10 Rachid Boudjedra, Pour un nouveau roman maghrébin de la modernité, in Cahier d études maghrébines n 1, «Maghreb et modernité», juin 1989, sous la direction de Lucette Heller- Goldenberg ; p. 44. 10

mais pose aussi la question du rapport à l'autre et de la notion d'universalité : tel est l'enjeu de l'entrecroisement des pensées françaises et maghrébines, de l entrecroisement de la littérature et de la peinture, entre autres. Boudjedra ne montre pas de «belles images», il superpose des couches d histoire dans ses personnages, à travers lesquels il essaye de montrer les aberrations de l Algérie, de l inceste, du langage. Son roman est un chantier où s empile le désordre d un monde en lambeaux, tant dans les manifestations extérieures que dans la vie intérieure de ses personnages ; là se mêlent le goût et le peint, les tissus et les sauces, les phantasmes et l obésité. Les mots et les images sont tissés ensemble ; chaque mot et chaque image devant trouver son poids de chair dans l espace diégétique. La nécessité d analyser Le désordre des choses sous le double point de vue de la nourriture et de l art permet de mettre en scène le côté le plus dramatique de ses personnages. Le monde boudjedrien est tendanciellement anorexique, pauvre d euphories gastronomiques et pourtant, la nourriture, unie aux saveurs, aux odeurs, au toucher et à l espace de la cuisine est l élément connotatif le plus important de la grand-mère paternelle et de l oncle Hocine, les deux acteurs du Désordre des choses. Ils sont déterminés par ces arômes et par cet espace, leur convivialité n est pas une convivialité sereine où manger équivaut à parler, ils restent impassibles et cloués à leur silence. Leur obésité boterienne s accorde bien à l inceste et à une cuisine baroque, ostentatoire et puissante, marquée par la prépondérance des odeurs et des saveurs fortes, si onctueuse que l on peut toujours tremper les mains décorées au henné dans les jus, ragoûts, sauces. Ici la nourriture est un point de révélation en même temps que de cristallisation ; l espace de la cuisine, décrit comme un fourmillement de meubles, d objets, d ustensiles et de mets, révèle l identité des personnages et laisse à la violence le temps de se dégager de ces corps et de cet espace. La voyeuse interdite de Nina Bouraoui met en scène des situations des plus conflictuelles d où émergent non seulement le récit d un passé tourmenté, mais aussi le malaise du métissage, de l indéterminé et donc le fantasme morbide de la pureté. Il s oppose à tout ce qui est mixte, multiculturel, dont les formes sont désespérément complexes car en mutation et toujours en devenir. Décentrement, 11

déplacement, dissémination : ces trois termes donnent à entendre les effets du post-colonialisme : le désengagement des anciennes puissances coloniales est à l'origine d'une plus grande circulation des références culturelles non occidentales qui infléchissent les formes littéraires et artistiques en usage en France. La voyeuse interdite est un premier roman, un succès éditorial qui ne s est pas démenti parce qu il reflète un mal de vivre dicté tout à la fois par le contexte, par la réalité franco-algérienne, et par les incertitudes les plus intimes. D où un besoin d écriture qui explique une façon de voir et de sentir le corps, le sexe et la mort. Il s agit d un roman sur le non-regard, la non-parole : un cri dans ce monde teinté d autobiographie. Là jaillit le pourquoi de son écriture. Oui, pourquoi écrit-elle? Pour échapper au désir de normalité, un désir qui poussé à l extrême peut conduire à la folie. Et pourquoi rythmer ce texte avec l un des plus célèbres morceaux de Bela Bartók, L Allegro barbaro? Parce que les mêmes assonances conduisent vers un monde placé sous le signe du désastre, de la violence, de la chair en lambeaux, tant à l extérieur que, et surtout, dans la vie intérieure des personnages. L Allegro barbaro mêle donc le musical et l écrit, les phantasmes et les personnages, comme il tisse ensemble les phrases et les silences. Il donne à l écriture la possibilité de s exprimer en tant qu image et en tant que sonorité autre, car comme lui, et à travers sa qualité, sa direction et sa localisation, il peut raconter un drame. Mahi Binebine dans Cannibales prend les distances du tragique de son sujet grâce aussi à des formes d humour et d ironie dans le sens bergsonien, c està-dire allant contre les automatismes qui bloquent la fluidité de la vie, dans le cas présent l errance, l immigration désespérante et désespérée. Avec un sentiment rageur de gâchis, d'occasions manquées, d'un destin fantasque et cruel, il atteint le général par le particulier et le drame de l immigration par les angoisses de ses personnages ; il dénonce un monde frelaté où le besoin de chercher une vie meilleure est un leurre, même s'il est parfois tentant de chercher sa place et sa chance dans l Europe moderne, riche et démocratique ; tout immigré est un Ulysse dont le voyage est la métaphore de la vie, et la plus grande illusion, la plus dangereuse, la plus pernicieuse, est représentée par cet Occident cannibale qui dévore l'individu et ne respecte aucun contrat. Toute Odyssée pose la question de 12

la possibilité de traverser les frontières pour en faire une expérience réelle. L Ulysse classique, bien qu égaré dans le vertige des événements, finit par se retrouver lui-même dans la confrontation avec ce vertige : en voyageant d un bout à l autre de la Méditerranée il découvre sa vérité. L immigré est un naufragé, son salut révocable est toujours révoqué, le texte tourne non seulement autour d un bien-être que l on n a pas et que l on désire avec une confiance naïve, mais aussi autour de la survie, premier et inéluctable impératif de l homme. Dans cet univers hallucinatoire et féroce, le cannibalisme devient la métaphore d une société à la dérive, oscillant entre un matérialisme exaspérant et un bonheur introuvable, qui broie l humanité, qui la renvoie à des pulsions primitives, où sont mis en scène les désirs tout aussi prodigieux qu insatiables d un monde qui vit sous le signe de la dévoration. Tous les personnages sauf deux seront phagocytés : ainsi, l Occident pourra participer à ce festin surréel avec des caméras, des micros et des envoyés spéciaux. La cuisine joyeuse Peu à peu, fiche après fiche, nous nous sommes aperçue que dans le rapport du ventre à l'imagination, la cuisine existait aussi bien du point de vue de la cruauté que de la joie de vivre et du partage multiculturel. Nous avons pris conscience qu elle était capable également de susciter l hilarité et un humour profondément authentique faits de rien, dispensés avec nonchalance et générosité par cette grande école qu est la vie. Ainsi, notre projet a pris une forme binaire : cuisine cruelle d un côté et cuisine joyeuse de l autre, les deux reliées par le fil d Ariane d une expérience transformée en conscience aussi large que possible. Le moment du repas peut produire, comme s il était un geyser, une force diégétique, une réflexion analytique. Il est capable de toutes sortes de connexions et d implicites, étant intimement lié à d autres façons de sentir et de voir, différent des forces purement narratives parce qu il se pose au carrefour de la vie publique et de la vie privée. Nous voilà donc dans le monde de Marcel Bénabou, Driss Chraïbi, Fouad Laroui, Mohammed Fellag, Malek Alloula et Mohammed Khaïr- Eddine. Chez ces auteurs, selon des modalités différentes, la nourriture, fortement 13

connotée du point de vue social et culturel, établit des relations en refusant, en acceptant, en partageant bien plus qu un simple mets, au point que l on peut lui attribuer un rôle tout aussi important que celui des yeux pour le visage, c est-àdire celui de parler mieux et davantage. Le roman de Marcel Bénabou est une saga typiquement oulipienne bâtie dans le contexte de la judéité marocaine qui travaille inlassablement sur des codes, des expériences et des savoirs partagés autour de la nourriture. Elle montre, sur un mode réjouissant, une structure qui tend à mélanger ce que G. Genette définit comme «histoire (l'ensemble des événements racontés), récit (le discours, oral ou écrit, qui les raconte) et narration (l'acte réel ou fictif qui produit ce discours, c'est-à-dire le fait même de raconter)». Dans ce matériel romanesque varié et structuré se déroulent deux fils rouges, deux trajectoires qui permettent à la mémoire de relier les traces individuelles aux collectives. Ce sont la nourriture et la religion. Chaque repas, chaque plat est inséré dans le contexte d une explication anthropologique, philosophique, voire ethnologique, extrêmement précise : c est un véritable décalogue de la judaïté. Le rapport entre l écrivain et cette matière, l interrogation sur la création qu il engendre, la dynamique de cette écriture nous mènent pour paraphraser l essai d Umberto Eco à parler de Scriptor in fabula; un scriptor très attentif à son lector, prêt à lui laisser une part de sa liberté de créateur. Ainsi la fiction devient-elle intelligible dans sa relation et sa distance au monde du lecteur ou du spectateur. Il est donc facile d y déceler un tour phénoménologique, «un jeu de montrer-cacher qui révèle aussi ce que c est qu écrire, ce que c est que lire. Une vie du texte, un travail en mouvement, un plaisir renouvelé» 11. Toutes les références à la nourriture permettent d explorer un inconscient collectif et d en faire en même temps un inventaire, avec des prouesses de légèreté. Cette légèreté est la base commune qui relie Bénabou, Chraibi et Laroui. Marocains tous les trois, ils ont bâti leur œuvre sur des situations paradoxales, amusantes et même cocasses, leur imagination débridée a mis en scène des personnages décalés et des jeux narratifs. Leur maestria est remarquable dans le jeu des rapprochements culturels, sans jamais se priver des possibilités infinies 11 Liliane Louvel, Texte image. Images à lire, textes à voir, cit., p. 178. 14

mises à leur disposition par la langue française, le dialecte marocain et toute sorte d autre piment lexical. Elle a nourri et amusé notre analyse, qui a voulu aussi chercher les facettes d une francophonie inévitable, décloisonnée, source intarissable d un monde narratif bâti sur une double appartenance culturelle et linguistique, doublée par les absurdités des engrenages langagiers, car Chraïbi aussi bien que Laroui s interrogent sans cesse sur le sentiment maniaque que l on a d appartenir à un idiome, d être enraciné en lui, nécessairement, naturellement. Ils témoignent sans complexe sur leur société et ne se laissent pas intimider par le discours idéologique entretenu autour de la langue : d où leur force et leur humour. Chraïbi, et plus précisément l inspecteur Ali, son personnage, met en lumière des ambivalences et des irrésolutions qui ne seraient peut-être pas aussi visibles, aussi évidentes sans les artifices du double considéré comme procédé d écriture, ce qui dénote, à plusieurs titres, ce roman post-moderne. Brahim Orourke, auteur de romans policiers à succès, est en train d écrire son premier roman politico-social. Toujours hanté par le personnage de l inspecteur Ali, il prépare l arrivée de ses beaux parents écossais au Maroc ; cherchant à minimiser et prévenir leur choc culturel, il va scruter l'activité nourricière entre frigos et fourneaux. Ainsi le moment du repas constitue-t-il un processus de visualisation, un système triangulaire qui oscille entre auteur, personnage et roman en train de s écrire ; le point d énonciation va de l un à l autre comme dans un autoportrait qui est en train de se faire. Encore une fois il est question de reflets, d effets d écrans, de glissements de soi-même vers l autre, le tout avec une très grande maîtrise de l auto-ironie, qui livre l accès au mode de fonctionnement de l écriture romanesque, un jeu de montrer-cacher qui révèle ce que c est qu écrire. Chraïbi se sert de la nourriture non seulement comme d une mobilisation d un savoir, d un référent culturel et d un ancrage référentiel, mais aussi comme d un outil stratégique dans l expérience de la construction de la dimension autobiographique, car il est bien inutile de faire des conjectures sur les ressemblances ou les différences entre Chraïbi et chacun de ses héros. Si les premiers romans maghrébins comportaient tous une part d'autobiographie, ceux qui suivent se détachent pour la plupart de la confession meurtrie pour enraciner 15

leur récit dans une autofiction pleine d humour et d ironie. Ce jeu de dédoublement, à mi-chemin entre la réalité et la fiction, l identité du personnage et de l écrivain, entre le roman écrit et le roman à venir, est une construction en abyme articulée herméneutiquement pour mettre en évidence toutes les coulisses de la genèse d une œuvre ; car les livres engendrent toujours les livres et les mots les mots. Fouad Laroui, en termes d appartenance géographique et communicationnelle, se situe dans le sillon tracé par Chraïbi, même s il le fait avec des formes narratives d engagement littéraire et des stratégies diachroniquement et synchroniquement distinctes. Son pétillant Méfiez-vous des parachutistes met en scène l univers de deux personnages diamétralement opposés : l ingénieur Machin et le parachutiste, qui, un beau jour, lui est tombé sur la tête et dont il ne s est plus libéré. La caractéristique de ce dernier ne se borne pas à être l embrayeur de toutes les situations grotesques, elle est surtout de produire des prouesses aux fourneaux. Du point de vue sémantique, il est un personnage-signe, dans le sens d unité vivante du microcosme réalisée par l action narrative, susceptible de puiser son identité dans la combinaison d un certain nombre de traits distinctifs dont celui de faire la cuisine est, justement, le plus important, qui n ont pas une valeur indépendante et absolue, mais seulement combinatoire. Du point de vue narratif, tous les plats que prépare Bouazza ainsi s appelle le parachutiste représentent un détail qui permet de faire la navette entre le tout et la partie, dans une activité de déchiffrement dynamique. Feraoun, Dib et Boumahdi étaient les auteurs les plus faciles à regrouper car leurs œuvres ils comportaient toutes une part d'autobiographie et reflétaient une période historique, une société coloniale et une enfance tourmenté par la faim. Mais nos trois derniers auteurs, Fellag, Alloula et Khaïr-Eddine, se veulent inclassables. Ils sont sûrement les plus difficiles à regrouper, car les qualités mêmes de leurs œuvres, inhérentes à la fois à leur structure originale et à l'objet de leur discours, les situent nettement à part de certaines lignes choisies pour notre corpus. Ils écrivent des textes très différents les uns des autres, mais animés par une même passion pour le divertissement et l humour, doublée d une réflexion 16

inquiète sur l'écriture et la langue. Ces textes ne sont pas des romans de facture classique, surtout ceux de Alloula et de Khaïr-Eddine : ces sont des récits traversés de flots poétiques, écrits sous la dictée d'une voix intérieure. Comment réussir un bon petit couscous de Fellag et Les Festins de l exil de Malek Alloula ne rentrent pas tout à fait dans la catégorie des romans, ni dans celle de la littérature maghrébine dite sérieuse ou de toute manière, de référence. Nous avons tenu à insérer également dans notre corpus ces éléments de paralittérature car cette dernière fait depuis quelques décennies l'objet de plus d'attention et, de ce fait, souffre moins de préjugés auprès des chercheurs, qui l'ont peu à peu imposée dans le corpus des genres étudiés et ont parfois contribué à sa valorisation. Ces textes disent la société, aussi bien sous forme de sens commun et de postures idéologiques que de singularités réelles. D autre part, ils permettent d'évaluer plus précisément la nature du champ littéraire à travers son activité de lecture concrète, et des modes d'existence et de circulation du fait littéraire proprement dit. Dans leur ligne de détermination beaucoup de ces oeuvres développent des façons de dire et de symboliser, des stratégies nouvelles et des configurations, qui méritent le détour analytique. Enfin, cette contre-littérature, même si elle n'est pas revendiquée en tant que telle, participe, avec certaines écritures majeures du paysage littéraire maghrébin, à la mise en crise du roman traditionnel. Les textes de Malek Alloula et de Mohammed Fellag créent un espace diasporique transnational à travers la sémiotique de la nourriture où les habitudes culinaires maghrébines constituent un lien important entre la France et l Algérie. Ce rapport est médiatisé par les paramètres de l exil et l immigration, car la marginalisation socio-économique des immigrés de la diaspora nord-africaine est compensée par la richesse de leurs traditions gastronomiques. C est alors que se tisse une affinité culturelle qui transcende les barrières de la race et des frontières, une amitié motivée par le nomadisme culturel de la nourriture. Ces textes se concentrent, avec humour, mais aussi avec amertume, sur la douleur de l exil, les difficultés d adaptation et d assimilation, sur la vie des immigrés maghrébins. En même temps, ils soulignent l importance de la mémoire, de la résistance culturelle par le dynamisme de la nourriture dans un contexte de 17

ghettoïsation urbaine. Ainsi la nourriture fournit la langue même de l immigration qui s inscrit dans une vision de l identité et de la différence. Le texte de Fellag et celui de Alloula sont tous deux des écrits éclatés, flamboyants, qui prennent chez le premier le parti du rire démystificateur, chez le deuxième le parti du journal, où la nourriture se conjugue à un art de vivre dont l'esthétique est à venir, comme une véritable utopie légère et festive. Ils représentent pour notre thèse non seulement des produits dont le statut symbolique, à savoir celui de la minorisation, est appelé à être analysé et évalué afin de rendre compte de leur dynamique d'existence dans la vie littéraire du Maghreb, mais aussi une cuillère rase de géographie et d'histoire, un nuage de nostalgie savoureuse autant que sérieuse et une pincée de fantastique et d'imaginaire, le tout rehaussé d'un brin de poésie et d humour... Rien de plus simple, rien de plus divertissant, de plus drôle même que de lire Fellag. Homme de théâtre, il est prêt à épouser indissolublement l humour dont sont imbibées toutes les situations qu il met en scène, prouesses diégétiques saupoudrées de son rayonnant génie verbal, tout en bafouant sans hésiter tous les stéréotypes auxquels sont soumis pêle-mêle les Français et les immigrés. Le couscous est un plat national français? Voilà un phénomène surprenant. En vertu de quoi le plat national maghrébin jouit-il d'une telle considération? D'où lui vient cette allure de mets exquis dépourvu de failles? Peut-être d une intégration pendant si longtemps souhaitée mais jamais réalisée? Lorsque le terme intégration fait son apparition dans les années 1980, il séduit : contrairement à l assimilation, il semble admettre le respect de la culture, des traditions, de la langue et de la religion des nouveaux citoyens français. Mais, à l usage, il se révèle piégé, et il n'y a pas d'échappatoire possible. Sur ce piège s ancre la quête, parfaitement naturelle et humaine, de l'étrange et de l'absurde dans les relations franco-maghrébines. Dans les bas-fonds de la société multiraciale qui maintenant caractérise de plus en plus l hexagone où tout un chacun évolue, une si belle unité ne se ressent guère. Aujourd'hui plus qu hier, il est bien facile de faire traverser les frontières à des cultures, à des religions, mais non à la nourriture, du moins, pas tout à fait, malgré la mondialisation. Voilà le miracle. La culture de France remplacée par culture en France, perçue comme un tout, comme quelque chose de 18