Mort vs Ostracisme : deux stratégies de communication du risque vers les jeunes conducteurs québécois



Documents pareils
C R É D I T A G R I C O L E A S S U R A N C E S. Des attitudes des Européens face aux risques

La recherche universitaire en sécurité routière

QUI PEUT DEMANDER UNE VIGNETTE DE STATIONNEMENT?

CHARTE DE COVOITURAGE DEMANDEUR

B.A.F.M. Brevet d Aptitude à la Formation des Moniteurs C.F.M.R.L. Centre de Formation de Moniteurs de la Région Lorraine

Le référentiel RIFVEH La sécurité des personnes ayant des incapacités : un enjeu de concertation. Septembre 2008

«Est-ce que mon enfant est à risques?» Sécurité sur la rue

AU VOLANT DE MA SANTÉ

Présenté par Constable Perry Madelon Road Safety Unit Traffic Branch

La Menace du Stéréotype

Section Responsabilités des exploitants d autobus scolaires et des conducteurs et conductrices d autobus Type Responsabilités.

Politique Institutionnelle. Politique de protection de l enfance. Direction Générale Fédérale 2007 PI 01

Pour des déplacements sécuritaires à pied et en autobus scolaire GUIDE D ANIMATION ( DVD inclus)

LE 16 FÉVRIER 2015 Mémoire présenté au Conseil d experts sur les contributions d assurance automobile dans le cadre de la consultation publique

Les approches de réduction des méfaits trouvent un certain appui dans la population québécoise*

«Séniors et adaptation du logement»

Services du Gouvernement en Ligne (GeL)

Sondage sur le phénomène de la cyberintimidation en milieu scolaire. Rapport présenté à la

PERCEPTION ET PERCEPTION SOCIALE

RÈGLES RELATIVES À L ACCRÉDITATION DE MÉDIA

BIENTÔT MOTO CONDUCTEUR D UNE

Mémoire relatif au Règlement sur le dépannage et le remorquage des véhicules sur le territoire de la Communauté urbaine de Montréal

RECRUTEMENT EXTERNE SANS CONCOURS. Plombier Génie Climatique 2 ème Classe BAP G

L évaluation de la performance de la communication media

Objet : Radiofréquences émises par les compteurs intelligents : position des directeurs régionaux de santé publique du Québec

La conduite automobile et le vieillissement

CERTIFICAT D ASSURANCE DES ACHATS ET PROLONGATION DE GARANTIE

Préavis n 10/14 au Conseil communal

POUR LES SERVICES DE TELECOMM U NICA TIONS ENTRE TELUS COMMUNICATIONS FIDUCIE ALBERT

La mobilité des demandeurs d emploi et des stagiaires en formation

AUTOMOBILE ET SPORTIVE D.A.S. COVEA RISKS, COVEA FLEET M.M.A IARD SA, M.M.A. VIE SA

Carte du lobbyisme Mars 2010

Rédiger et administrer un questionnaire

Objet : Commentaires de la FCEI sur le projet de Règlement d application de la Loi sur les entreprises de services monétaires et

Plan d action à l égard des personnes handicapées

Montréal, le 1 er août M e François Giroux McCarthy Tétrault S.E.N.C.R.L 1000, rue de la Gauchetière Ouest Bureau 2500 Montréal (Québec) H3B 0A2

Comité conseil en matière de prévention et sécurité des personnes et des biens Octobre 2013

Important. Obtenir un permis, c est sérieux!

Les infractions au. Code criminel PERMIS DE CONDUIRE

NOTORIETE DE L ECONOMIE SOCIALE SOLIDAIRE ET ATTENTES DE LA JEUNESSE

Abords d école : limitation à 30km/h à certaines heures seulement?

Dans l Aude, 27 usagers de deux roues motorisées ont été tués depuis le 1 er janvier 2007.

BILAN ROUTIER Société de l assurance automobile du Québec

COMMISSION D ACCÈS À L INFORMATION

SOCIÉTÉ DE L ASSURANCE AUTOMOBILE DU QUÉBEC BILAN ROUTIER

Bilan des réalisations 2014 à l égard des personnes handicapées

Curriculum Vitae : Stéphanie Le Rouzic

Identification des besoins : la méthode des Focus Group. Définition et descriptif de la méthode

Compte rendu de l examen par le BSIF des coefficients du risque d assurance

les télésoins à domicile

SEMINAIRE DE FORMATION DES ACTEURS DES TRANSPORTS ROUTIERS ET DE LA SECURITE ROUTIERE EN ZONE CEMAC Douala, juin 2013

M e Daniel Carpentier, directeur par intérim Direction de la recherche et de la planification

La peur de la sanction, principale raison du changement de comportement des conducteurs La vitesse, un danger encore sous-estimé

- Les équipements. Route à accès réglementé. Autoroute

Veille Opérationnelle Chapitre 5 Mesure de l efficacité des moyens de communication

Étude des comportements de sécurité routière des propriétaires, exploitants et conducteurs des véhicules lourds au Québec

Auxiliaire avoir au présent + participe passé

Clinique de micropuçage : questions fréquentes

PROCÉDURE LIÉE AU DÉPLACEMENT

Foire aux questions. 1. Comment savoir quels ajustements s appliquent aux trois fonctions suivantes :

ENQUÊTE SALARIÉS. VIAVOICE Mieux comprendre l opinion pour agir 178 rue de Courcelles Paris + 33 (0)

Connaître les Menaces d Insécurité du Système d Information

Cours organisés par le CPLN-EPC formations supérieures

LE HARCÈLEMENT PSYCHOLOGIQUE AU TRAVAIL AU QUÉBEC

Accueil familial de jour

A-QU EST-CE QUE L ORIE? Intervention ADI

2.2.5 LA SOCIÉTÉ DE L ASSURANCE AUTOMOBILE DU QUÉBEC

Activité 38 : Découvrir comment certains déchets issus de fonctionnement des organes sont éliminés de l organisme

ASSOCIATION DES SERVICES DES AUTOMOBILES VEREINIGUNG DER STRASSENVERKEHRSÄMTER ASSOCIAZIONE DEI SERVIZI DELLA CIRCOLAZIONE

Les étudiants dans le rouge : l impact de l endettement étudiant

par Maxime Lalonde-Filion

COMMENTAIRE. Services économiques TD LES VENTES DE VÉHICULES AU CANADA DEVRAIENT DEMEURER ROBUSTES, MAIS LEUR CROISSANCE SERA LIMITÉE

TABLE DES MATIÈRES UN VÉHICULE LOURD?... 7 CONDUCTEUR?... 8 DE CONDUIRE DE LA CLASSE 1, 2 OU 3?...10

"La santé des étudiants en 2015"

La rémunération des concepteurs. en théâtre au Québec. de 2004 à 2006

BILAN 2001 DES TAXIS, DES AUTOBUS ET DES CAMIONS ET TRACTEURS ROUTIERS

Ma première assurance auto. Je suis en contrôle!

LA SOCIÉTÉ DE L ASSURANCE AUTOMOBILE DU QUÉBEC (S.A.A.Q.) DÉCISION

Résumé du projet de loi n 43 visant à modifier la Loi sur les mines

CONDITIONS GÉNÉRALES D ACCÈS ET D UTILISATION (C.G.A.U.) DU SERVICE BIXI PAR LES ABONNÉS 1 AN OU 30 JOURS ARTICLE 1 OBJET DU SERVICE BIXI

Politique de capitalisation du Fonds d assurance automobile du Québec DATE DE MISE À JOUR

FORMULAIRE D AUTO-EVALUATION POUR PATIENTS SLA

Les organismes notifiés et les dispositifs médicaux : du constat aux perspectives

ASSURER DES FORMATIONS DE QUALITE: Quelques pistes l expérience d UPLiFT, partenaire d Inter Aide à Manille, Philippines (anciennement appelé NBA)

Samedi 17 & Dimanche 18 Octobre 2015 Circuit Paul Ricard

Étude auprès de la génération X. Le paiement virtuel et la gestion des finances personnelles

La légalité du «marketing viral»

Catalogue de formations. Leadership & développement durable

Vous êtes diabétique. Vous conduisez un véhicule routier.

Espace pro. Installation des composants avec Firefox. Pour. Windows XP Vista en 32 et 64 bits Windows 7 en 32 et 64 bits

La sécurité physique et environnementale

TREVES VII VERS UNE SIXIEME DIRECTIVE ASSURANCE AUTOMOBILE. Une réglementation pour les remorques

REGLEMENT COMPLET CONCOURS Nissan JUKE AMBASSADEUR

Service de Securite lncendie de Montreal

Alcool au volant : tous responsables? La question de la co-responsabilité sera enfin posée au Tribunal de Saint Nazaire

GRANDS EXCÈS DE VITESSE : DES SANCTIONS PLUS SÉVÈRES

Charte du Bureau de l ombudsman des clients de la Banque Nationale

En savoir plus?

Subordonnée circonstancielle de cause, de conséquence et de but

FM/BS N Contact Ifop: Frédéric Micheau / Bénédicte Simon Département Opinion et Stratégies d'entreprise

Transcription:

Mort vs Ostracisme : deux stratégies de communication du risque vers les jeunes conducteurs québécois Chercheur principal Jean-Charles Chebat, HEC Montréal Co-chercheur(s) François Bellavance, HEC Montréal Jocelyn Faubert, Université de Montréal Linda Lemarié, École des Hautes Études en Santé Publique Établissement gestionnaire de la subvention HEC Montréal Numéro du projet de recherche 2012-OU-147189 Titre de l Action concertée Programme de recherche en sécurité routière Partenaire(s) de l Action concertée La Société de l assurance automobile du Québec Fonds de recherche du Québec - Santé Fonds de recherche du Québec - Société et culture Le Fonds s engage à rendre public les Rapports de recherche produits dans le cadre des Actions concertées. Le contenu n engage que ses auteurs.

RÉSUMÉ «Quatre jeunes hommes ont perdu la vie la nuit dernière dans un accident de la route, à Drummondville. La vitesse serait en cause» Valérie Simard, La Presse, 10 octobre 2010. Un fait divers loin d être isolé. Titulaires de 10% des permis de conduire au Québec, les jeunes de 16 à 24 ans sont responsables de 23% des accidents avec dommages corporels. Dans la majorité des cas c est la vitesse qui est en cause. Mais qu est-ce qui peut expliquer un tel comportement? Pourquoi, mettant en danger non seulement leur vie mais également la vie de leurs passagers et des autres usagers de la route, les jeunes continuent-ils à rouler trop vite sur nos routes? Les messages informant des dangers liés à la vitesse ne cessent pourtant d être répétés. En faisant le rapprochement avec les études effectuées dans le cadre d autres comportements à risque (fumer, boire de l alcool, être agressif etc.) les médias et notamment les films et les jeux-vidéo pourraient être en partie responsables. Ils véhiculent une image stéréotypée, glamourisée de la prise de risque au volant qui parle spécifiquement à la jeune génération. C est ce que nous avons en partie voulu tester au sein de cette recherche. Pour tenter d enrayer ce phénomène, les pouvoirs publics et notamment la SAAQ ont développé des messages d avertissements qui, en utilisant ces mêmes médias, s appuient bien souvent sur la menace de mort pour faire peur et modifier par là-même les comportements. Un même média peut donc véhiculer deux discours opposés. La question centrale que l on se pose au sein de ce projet est de savoir si un message d avertissement peut avoir un effet bénéfique, en annulant ou diminuant l impact négatif des films et jeux-vidéo sur le comportement à risque des jeunes conducteurs ou au contraire s il ne pourrait pas renforcer cet impact. De plus, nous nous demandons quel serait le contenu du message susceptible d avoir la plus grande efficacité. En effet, bien que la menace physique (mort, handicap) soit la plus utilisée, un autre type de menace, la menace sociale (rejet, ostracisme) pourrait aussi bien être employée.

Afin de répondre à ces questions nous formulons l hypothèse générale que les films et les jeux-vidéo promouvant la vitesse incitent les jeunes conducteurs les plus à risque à conduire dangereusement et que cet effet peut être renforcé (vs annulé) par un message d avertissement mettant en avant le danger de mort (vs le risque d ostracisme). Durant la première phase de l étude, 208 jeunes conducteurs de sexe masculin, âgés de 18 à 24 ans, ont été soumis au visionnement d un film d une durée de six minutes comprenant six scènes d une durée d une minute extraites soit du film The Death Proof (2007), soit du film The Bourne Identity (2002). Seules trois des six scènes du film variaient entre les différentes conditions expérimentales. Pour la condition film avec scènes de vitesse, trois des scènes correspondaient à une course-poursuite de voitures dans laquelle le personnage central était impliqué. Pour la condition contrôle, ces mêmes scènes étaient remplacées par des scènes neutres avec les mêmes personnages mais sans lien avec la conduite. Ce visionnement était précédé ou non d un message de sécurité routière contenant une menace physique ou sociale, en fonction de la condition expérimentale dans laquelle le jeune conducteur se trouvait. Avant le visionnement du film, le comportement habituel au volant (plus ou moins sécuritaire) des jeunes conducteurs participant à l étude était mesuré et des questions liées à leurs croyances à l égard des conducteurs imprudents et à leurs attitudes à l égard de la prise de risque au volant et de la vitesse, leurs étaient posées. Les résultats de cette première phase mettent en évidence plusieurs éléments. Lorsque l on s intéresse aux jeunes conducteurs de sexe masculin dans leur ensemble, il apparait clairement que les films comportant des scènes de vitesse les incitent à développer une image plus positive à l égard des conducteurs à risque et que cette image a un impact direct sur leurs attitudes à l égard de la prise de risque au volant. Pour combattre ces effets, insérer un message préventif avant le film, surtout quand il contient une menace d ordre sociale, semble être une stratégie efficace.

Lorsque l on prend en considération le comportement habituel de conduite du jeune conducteur (plus ou moins sécuritaire), les résultats différent quelque peu. Les scènes de film semblent majoritairement impacter les croyances et les attitudes des conducteurs les moins sécuritaires. Les jeunes peu enclins à conduire dangereusement apparaissent, en effet, peu impactés voir impactés dans le sens inverse (avoir une attitude plus sécuritaire envers la vitesse) par les scènes de film. Concernant les messages préventifs, le message à caractère social se révèle plus efficace auprès des conducteurs à risque que le message à risque physique. De plus, un effet boomerang, auprès des jeunes les plus sécuritaires, est mis en avant. Soumis à ce type de message de sécurité routière, ils avaient plus tendance que les autres à indiquer une attitude positive envers la vitesse. Dans la deuxième phase de l étude, 57 jeunes conducteurs de sexe masculin, répartis en deux groupes : conducteurs sécuritaires versus conducteurs à risques, ont été invités à se rendre dans un laboratoire muni d un simulateur de conduite. À leur arrivée, ils étaient appareillés de différents éléments permettant de mesurer leur activité physiologique. Les jeunes avaient ensuite soit à jouer au jeu vidéo Fast and Furious soit à regarder un film de 10 minutes réalisé à partir des scènes de vitesse du film Fast and Furious soit à regarder 10 minutes de ce même film mais sans scène de vitesse. Pour certains avait été inséré, avant le film ou le jeu vidéo, un message de prévention comprenant un risque physique ou un risque social. Une fois le visionnement ou le jeu terminé ils devaient conduire sur un simulateur durant une trentaine de minutes. Les résultats du simulateur viennent corroborer pour une partie et contredire pour une autre, les résultats de la première phase. En effet, lors de la première phase qui reposait sur un questionnaire et donc du déclaratif, les jeunes conducteurs conduisant habituellement de manière sécuritaire, semblaient peu impactés par les scènes de vitesse dans les films. Leurs attitudes et croyances n étaient que peu modifiées par les scènes voir modifiées dans un sens encore plus sécuritaire. Or sur le simulateur, les jeunes du groupe sécuritaire, soumis aux scènes de vitesse du

film Fast and Furious, présentaient un nombre d accidents significativement plus élevé que les autres. Les films faisant la promotion de la vitesse peuvent donc avoir un effet immédiat sur le comportement de conduite des jeunes conducteurs et ce sans passer par une modification mesurable de leurs croyances ou attitudes. Concernant les jeunes les moins sécuritaires au volant, le film avec des scènes de vitesse n avait que peu d impact sur leur comportement de conduite sur simulateur, voir un impact contraire à celui prédit. Par contre le jeu-vidéo semble créer des effets négatifs plus visibles. Les jeunes à risque passaient, en effet, plus près des obstacles qu ils rencontraient sur la route et avaient un comportement général de conduire moins sécuritaire lorsqu ils avaient dû jouer au jeu-vidéo que dans les autres conditions. Enfin, les messages préventifs semblent avoir un effet positif, en termes de nombre d accidents sur simulateur, concernant les jeunes les plus sécuritaires. Par contre, concernant les jeunes du groupe à risque, l'effet opposé est mis en avant. Soumis à un message de prévention, ils avaient significativement plus d accidents sur le simulateur que ceux non-soumis à ces messages. Notre recherche met en avant de façon évidente, l effet néfaste des films et des jeux-vidéo faisant la promotion de la vitesse, sur les jeunes conducteurs de sexe masculin. Les films peuvent, en effet, modifier de manière dangereuse les croyances et attitudes des jeunes conducteurs les plus à risque et influer directement sur le comportement de conduite des jeunes les plus sécuritaires. L utilisation de messages de prévention, contenant notamment une menace d ordre sociale, semble être une mesure efficace. Cette utilisation doit cependant être faite avec précaution car des effets boomerang ont été constatés et montrent l importance de pré-tester, auprès des populations cibles, tout message qui leur est destiné.