Le développement de la compétence éthique chez les jeunes professionnels consultants auprès de systèmes. Amélie Sauvé



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ESSAI DE MAÎTRISE Le développement de la compétence éthique chez les jeunes professionnels consultants auprès de systèmes. Amélie Sauvé RÉSUMÉ Basé sur la prémisse que la compétence éthique est une habileté susceptible d être développée ainsi que sur des entrevues menées auprès de jeunes professionnels consultants dans différents systèmes, cet article présente un modèle de développement d une préoccupation éthique. Ce modèle s articule autour de trois stades soit : l éducation et les expériences de vie, la formation de deuxième cycle universitaire ainsi que le marché du travail. Différents facteurs favorisant ce développement sont associés à chacun des stades. Des prédispositions propices à l articulation d une compétence éthique et un aperçu du processus de résolution de dilemmes éthiques utilisé par les participants sont également présentés. Enfin, des conclusions sont formulées afin de soutenir l émergence, au cours de leur formation universitaire, d un intérêt éthique chez les futurs professionnels. Mots clés : compétence, déontologie, développement, éthique, jeunes professionnels, résolution de dilemmes. Le développement de la compétence éthique chez les jeunes professionnels consultants auprès de systèmes Dans le cadre de leurs actions professionnelles, les psychologues consultants auprès de systèmes sont peu encadrés au niveau de l éthique. En effet, le code de déontologie proposé par l Ordre des psychologues du Québec s adapte mal aux réalités que rencontrent ces derniers dans leur travail (Lescarbeau,

146 Le développement de la compétence éthique chez les Payette et St-Arnaud, 1996). Pourtant, les psychologues consultants, comme l ensemble des professionnels, entretiennent avec leurs clients des relations qui peuvent donner lieu à diverses formes de dilemmes éthiques. En général, un client fait appel à un professionnel afin d utiliser l expertise, le savoir particulier de ce dernier au profit d une difficulté qu il rencontre. Cette forme de relation laisse place à l abus et peut donner lieu à la domination d une personne sur l autre (Legault, 1999). Ce danger est d autant plus présent que le client n est pas toujours en mesure d évaluer le bien-fondé des actions entreprises par le professionnel (Gallessich, 1982). La personne faisant appel aux services d un consultant place donc sa confiance dans le professionnalisme et la compétence éthique de ce dernier. Dans cette optique, c est la responsabilité professionnelle du consultant de maintenir un haut standard éthique (Webster et Lunt, 2002). L individu consciencieux veillera donc à demeurer à l affût des dilemmes éthiques ou conflits de valeurs potentiels qu il rencontre. Mais comment en arrive-t-on à posséder cette compétence éthique? L approche ici privilégiée présuppose que la compétence éthique peut être développée (Legault, 1999; Lescarbeau et al., 1996). En ce sens, la principale question à laquelle tente de répondre cet article se formule ainsi : de quelle façon se forge la compétence éthique des jeunes professionnels consultants auprès de systèmes? Pour les fins de cet article, une définition des concepts ainsi que de la méthodologie utilisées pour la consultation des jeunes diplômés sont d abord présentées. Par la suite, à la lumière des informations recueillies lors d entrevues, un modèle de développement d une préoccupation éthique est proposé et défini. Certaines prédispositions sont également introduites comme favorisant l articulation d une compétence éthique. Puis, quelques indications sont transmises quant au processus de résolution de dilemmes éthiques utilisé par les jeunes professionnels rencontrés. Enfin, des conclusions à l intention des enseignantes et des enseignants du programme de psychologie sont formulées afin de soutenir l émergence d un intérêt éthique chez les étudiants. Définition des concepts Dans la documentation scientifique, il semble exister une certaine confusion, particulièrement en ce qui à trait aux termes éthique et déontologie. Plusieurs auteurs les utilisent comme étant des synonymes (Fortin, 1995 ; Fourcher, 1995). Une partie de cette confusion peut résider dans l utilisation américaine du terme «ethic» (Brunet et Savoie, 2002). Le sens donné à ce concept anglais est similaire à la définition française de la déontologie. Dans cet article, ces

jeunes professionnels consultants auprès de systèmes 147 mots seront utilisés non pas comme des synonymes mais plutôt pour référer à des concepts distincts, chaque terme ayant un sens qui lui est propre. Cette section permet donc de définir ces notions ainsi que celles de dilemme et de compétence éthique. La déontologie Il existe plusieurs définitions du mot déontologie. D abord, le philosophe Jeremy Bentham serait le premier à avoir utilisé le vocable «deontology». Ce terme est issu du grec «deon» et «logos», faisant respectivement référence au «devoir» et à la «doctrine» (Sardet, 1997). En conformité avec ces racines, plusieurs auteurs définissent la déontologie comme un ensemble de devoirs ou de règles que doivent suivre les professionnels (Brunet et Savoie, 2002; Dupuis et Desjardins, 2002; Fortin et Boulianne, 1998; Lescarbeau et al., 1996; Sardet, 1997). De façon plus ou moins directe, ces définitions font référence aux codes de déontologie des différents ordres professionnels, proposant des règles de conduite à l intention de leurs membres. Toutefois, certaines divergences existent entre les auteurs quant à l interprétation qui doit être faite de ces règles. Ces divergences peuvent se situer sur un continuum. D un côté se trouvent des définitions mettant l emphase sur le caractère absolu et contraignant des normes. Elles y sont alors présentées comme des obligations auxquelles doivent se soumettre les individus. Les définitions s approchant de ce pôle font référence, par exemple, aux «prescriptions que doivent appliquer les membres d une profession» (Fourcher, 1995, p. 25) ou aux «règles auxquelles il s agit de se soumettre» (Dupuis et Desjardins, 2002, p. 59). Certains auteurs soulignent également qu une dérogation à ces règles par un professionnel entraîne des sanctions (Lescarbeau et al., 1996). Il s agit donc d une conception légaliste, juridique de la déontologie. Cette vision est probablement la plus répandue. Elle suppose qu il existerait des actions bonnes de façon intrinsèque, des règles absolues, applicables peu importe le contexte et ses particularités (Pryzwansky et Wendt, 1999). De l autre côté du continuum se trouvent des définitions qui présentent ces règles davantage comme un guide auquel peut se référer un professionnel dans le cadre de sa pratique. Les fervents de cette position proposent que la déontologie soit conçue comme une boussole en indiquant la direction dans laquelle le comportement du professionnel devrait se diriger (Webster et Lunt, 2002) ou stipulent que «ces règles servent de balises et de référence à l action» (Fortin et Boulianne, 1998, p. 14). Le terme déontologie est généralement rattaché à une association ou à un ordre professionnel. Brunet et Savoie vont même jusqu à souligner qu il «s appliquerait plus spécifiquement à une profession reconnue légalement» (Brunet et Savoie, 2002, p. 102). Certains auteurs ajoutent que la déontologie

148 Le développement de la compétence éthique chez les remplirait différentes fonctions au sein d une profession. Par exemple, elle permettrait de régir les rapports des membres de l ordre entre eux ou avec la société en général. Les codes de déontologie seraient donc une façon de définir des standards de qualité, de présenter au public une image positive de la profession et d uniformiser la conduite des membres (Legault, 1999; Brunet et Savoie, 2002; Lescarbeau et al., 1996; Dupuis et Desjardins, 2002; Webster et Lunt, 2002). La définition privilégiée dans cet article présente la déontologie comme une balise à suivre et fait référence à l ensemble des règles proposées par un groupe ou un ordre professionnel à ses membres et visant à orienter et guider ces derniers dans leurs choix et leurs actions au travail. En considérant la déontologie davantage comme un guide, la responsabilité revient à chaque professionnel de l utiliser et de l appliquer aux situations qu il rencontre au cours de sa pratique. En d autres termes, il s agit d un appel à l éthique. L éthique Dans le domaine de l éthique, les définitions présentées dans la documentation scientifique sont également variées. Plusieurs se réfèrent à la déontologie, telle qu elle fut définie précédemment, alors que d autres semblent s approcher davantage de la morale. Au-delà de cette ambiguïté, il est possible d extraire certaines similitudes dans les définitions présentées et, ainsi, de donner à ce concept un sens qui lui est propre. D abord, dans son ouvrage La morale, l éthique, l éthicologie, Fortin (1995) affirme que le professionnel vit en conformité avec ses préceptes et les règles généralement admises tant que sa certitude n est pas ébranlée. Selon lui, «il suffit d un doute, d un tout petit soupçon, pour que s enclenche le discours éthique» (p.55). D autres auteurs proposent des idées similaires en soulignant que l on fait appel à l éthique lorsque l on cherche à réduire les insatisfactions ou la tension provoquées par le caractère instrumental des règles proposées face aux situations complexes rencontrées dans le cadre de la pratique (Fortin; Legault, 1999; Proulx et Roy, 1996). Cette tension peut être, par exemple, le résultat d un conflit entre deux règles dans une situation particulière (Langford, 1995). Il est possible d expliquer cette réalité par le «principe du moindre effort» (Haidt, 2001). Puisque les individus possèdent des ressources cognitives limitées, ils agissent généralement selon un mode de raisonnement plutôt intuitif. Par contre, s ils se voient confrontés à une situation particulière, ils s engagent à ce moment dans une réflexion plus systématique et demandant davantage d énergie.

jeunes professionnels consultants auprès de systèmes 149 Afin de diminuer les insatisfactions ressenties, le professionnel doit se positionner et prendre une décision. L éthique est donc souvent présentée comme une démarche réflexive menée par un professionnel. En ce sens, elle fait référence à l individu qui utilise son jugement afin d évaluer la pertinence des normes, des règles ou des valeurs qui lui sont proposées dans l atteinte du but qu il s est fixé (Dupuis et Desjardins, 2002; Fortin et Boulianne, 1998; Proulx et Roy, 1996). Dans cette optique, l éthique revêt un aspect plus individualisé que la déontologie. En effet, le jugement que porte l individu se base sur des normes personnelles et intériorisées. Il renvoie aux valeurs que le professionnel souhaite afficher et mettre en pratique (Legault, 1999; Lescarbeau et al., 1996). Malgré ce caractère individuel, l éthique a également une visée sociale. Dans leur définition, plusieurs auteurs font référence à la responsabilité qui incombe au professionnel. L individu est généralement invité à considérer, lors de sa réflexion, les conséquences que pourrait entraîner sa décision sur lui, sur la profession ou sur la société. En quelque sorte, il est appelé à prendre des décisions et à en assumer la portée. (Fortin et Boulianne, 1998 ; Legault, 2001, 1999; Lescarbeau et al., 1996) Enfin, les auteurs s entendent généralement pour affirmer qu il n existe pas de certitude en éthique. De par sa nature, l éthique se situe dans cette zone grise, entre le bien et le mal, où aucune décision, aucune action ne saurait être pleinement satisfaisante. La démarche réflexive à laquelle s adonne l individu n aura donc pas comme but de trouver «la» solution à appliquer dans la situation mais plutôt de choisir la meilleure solution possible, celle où les impacts négatifs seront les moins importants, vu les circonstances (Fortin et Boulianne, 1998; Francis, 2002; Legault, 1999). Le dilemme éthique La définition du terme éthique est très intimement liée à celle de dilemme éthique. En effet, la documentation scientifique propose des définitions du concept de dilemme qui ne sont pas sans rappeler celles de l éthique. Plus spécifiquement, le dilemme y est présenté comme une opposition entre deux valeurs ou deux principes auxquels il est impossible d accorder une même importance dans une situation donnée. Puisqu il se doit d attribuer plus de poids à une valeur qu à une autre, le professionnel se trouve devant un choix difficile pour lequel il ne semble pas y avoir de réponse évidente. Le dilemme est dit éthique lorsque la réflexion implique la signification morale du choix à faire et lorsque l objet de la décision entraînera inévitablement des conséquences positives et négatives pour le professionnel et pour autrui. (Betan et Stanton, 1999; Bowers et Pipes, 2000; Brief, Dukerich et Doran, 1991; de Bettignies, 1995; Jones, 2001; Legault, 1999).

150 Le développement de la compétence éthique chez les Certains auteurs soulignent que tous les psychologues seront confrontés à des dilemmes au cours de leur carrière et que cette réalité est amplifiée par l immigration des psychologues dans les grandes entreprises et dans les organisations du secteur de la santé (Bersoff, 1999; Jordan et Meara, 1990). Il devient alors d autant plus important pour les professionnels de développer les habiletés nécessaires afin de faire face à ces situations éthiques complexes. Selon Lippitt et Lippitt (1980, p.107) «l acquisition d une compétence éthique atténue l angoisse et accroît l efficacité dans les situations de décision auxquelles l on fait face constamment au cours du processus de consultation». La compétence éthique En parlant de la compétence professionnelle, Brailovsky et Miller (2000, p.24) expliquent qu elle «peut être définie comme étant la capacité d un professionnel à utiliser son jugement, de même que les connaissances, les habiletés et les attitudes associées à sa profession pour résoudre des problèmes complexes qui se présentent dans le champ de son activité professionnelle». Pour ces auteurs, les connaissances ou le savoir sont à la base de la compétence. De plus, tout comme dans la définition de l éthique, ils accordent une part importante à l utilisation, par le professionnel, de son jugement. Dans cette optique, il peut être pertinent de se demander en quoi la compétence éthique se distingue de l éthique elle-même puisque, dans un cas comme dans l autre, le jugement du professionnel semble jouer un rôle déterminant. À ce chapitre, certains auteurs soulignent qu il est intéressant d avoir la capacité de décider mais encore faut-il être capable de bien le faire. C est précisément à ce niveau que la distinction entre éthique et compétence se situe. La compétence se présente donc comme «cette habileté que nous avons [en tant que professionnel] de faire quelque chose de la meilleure manière possible» (Legault, 2001, p.77). En éthique, la compétence fait référence à la capacité qu a l individu de faire les meilleurs choix possibles dans des situations où il n existe aucune solution satisfaisante et où la décision entraîne des impacts positifs et négatifs sur l individu lui-même ainsi que sur autrui (Legault, 1999). Au-delà de cette prise de décision, la compétence éthique exige que le professionnel passe à l action, qu il traduise son intention en comportements cohérents avec sa visée (Lambert, 1992). Définie en tant que capacité, la compétence ne peut pas être perçue comme un absolu. Elle ne peut pas être mesurée en termes de «tout ou rien», de «posséder» ou «ne pas posséder» une compétence. Cette dernière se situe plutôt le long d un continuum (Brailovsky et Miller, 2000). Il est alors possible de croire que certaines personnes possèdent un niveau plus élevé de compétence éthique

jeunes professionnels consultants auprès de systèmes 151 que d autres. En ce sens, cette vision implique que la compétence est variable et, de ce fait, qu elle peut être développée. (Brazeau-Lamontagne, 1996; Legault, 2001, 1999; Patenaude, Lambert, Dionne, Marcoux, Jeliu et Brazeau-Lamontagne, 2001) Toutefois, la documentation scientifique fournit peu d information quant à la façon dont se développe la compétence éthique. Certains auteurs proposent qu elle se construit à travers l éducation et par le travail. Selon Legault (2001), certaines personnes auraient des «dons», des prédispositions qui faciliteraient le développement de cette compétence. À l opposé, d autres auraient à fournir plus d efforts, à travailler davantage pour atteindre des résultats équivalents. Dans un autre ouvrage, ce même auteur explique que lorsqu il : «s agit de développement d une compétence [éthique], la pédagogie doit partir de la personne, de ce qu elle est, afin de l amener sur la voie du changement.» (Legault, 1999, p. 262) Méthodologie utilisée pour la consultation des jeunes diplômés Afin d obtenir des informations sur le développement d une préoccupation et d une compétence éthique, des entrevues ont été menées auprès de jeunes professionnels. Cette section vise donc à dresser un portrait des participants rencontrés ainsi qu à définir la structure des entrevues. Participants Au total, 7 professionnels oeuvrant à titre de consultants auprès de différents systèmes ont été rencontrés, dont 5 femmes et 2 hommes. Tous les participants possèdent une maîtrise en psychologie de l Université de Sherbrooke et 4 ont mentionné être membre de l Ordre des psychologues du Québec. Toutes les personnes rencontrées ont suivi un cours d éthique et de déontologie dans le cadre de leur formation de deuxième cycle. Les participants sont âgés entre 25 et 35 ans et leur nombre d années de pratique varie entre 1 an et 4 ans, la moyenne se situant environ à 2,25 ans. En ce qui à trait au type de pratique, 4 personnes se définissent comme consultantes internes alors que les autres disent travailler à titre de consultantes externes. Les systèmes dans lesquels interviennent les participants sont variés (universités, centres hospitaliers, milieux manufacturiers, organismes communautaires, ministères, etc.) et les principaux champs de pratique sont le soutien au changement, le «coaching» et la formation.

152 Le développement de la compétence éthique chez les Entrevues Les personnes rencontrées ont d abord été contactées par téléphone. À ce moment, les grandes lignes du projet leur étaient présentées et une rencontre avec elles était sollicitée. Les données ont été recueillies au cours d entrevues individuelles d une durée moyenne de 45 minutes. Toutes les entrevues ont été menées par la même personne et consistaient en la passation d un questionnaire développé pour les fins de cette démarche (voir annexe 1). Il comprenait quatre sections. La première section permettait de recueillir des données relatives aux particularités du répondant et de sa pratique. La deuxième visait à départager les gens qui percevaient une distinction entre les termes éthique et déontologie de ceux qui n en percevaient pas. La troisième section était dépendante de la précédente. Elle portait, selon le cas, sur la distinction perçue entre l éthique et la déontologie ainsi que sur la résolution de dilemmes éthiques (vécus ou à l aide d une mise en situation proposée en entrevue) ou sur la perception générale de ces concepts et leur influence sur la pratique. La dernière section comprenait des questions générales sur le développement de la préoccupation éthique. En somme, les entrevues visaient à recueillir de l information sur la distinction faite par les jeunes professionnels entre les termes éthique et déontologie, sur la provenance des valeurs et principes qui guident leurs actions et sur la façon dont ils procèdent pour résoudre des dilemmes éthiques. Le questionnaire était entièrement composé de questions ouvertes, exception faite de la section portant sur l identification des participants. Les entrevues étaient menées avec flexibilité en ce sens que l enchaînement des questions variait selon le participant et le contenu de la discussion. Distinction entre les termes déontologie et éthique Les termes éthique et déontologie étant souvent confondus ou utilisés comme synonymes, une des premières questions d entrevue touchait la différence perçue entre ces concepts par les jeunes professionnels. Tous les participants rencontrés ont affirmé faire une distinction entre ces termes. Ils ont donc tous été appelés à donner leur définition, à exprimer leur compréhension de ces concepts. Le tableau 1 présente la compilation produite à partir des définitions recueillies. Les chiffres entre parenthèses indiquent le nombre de personnes, sur un total de 7, ayant fourni des informations similaires. Dans l ensemble, il est possible de constater que les jeunes professionnels semblent avoir plus de facilité à définir ce qu est la déontologie. En effet, les

jeunes professionnels consultants auprès de systèmes 153 données permettent d observer une certaine constance en ce qui a trait aux définitions de la déontologie. Plusieurs idées émises par les personnes rencontrées sont similaires et peuvent être synthétisées. Au niveau de l éthique, par contre, les réponses sont plus éparses. Pour plusieurs, il semble s agir d un concept plus flou. Les définitions sont présentées de façon moins précise. Pour définir l éthique, les participants utilisent des termes moins concrets. Ils expriment leur pensée par des explications générales et des exemples plutôt qu à l aide de définitions claires et structurées comme c est le cas lorsqu ils parlent de déontologie. Tableau 1 : Résumé des définitions des termes déontologie et éthique données par les jeunes professionnels Déontologie Code de conduite. (5) Règles inscrites, formelles, générales. (4) Règles liées à une profession, aux ordres professionnels. (3) Cadre de référence. (2) Relatif à la loi. Le professionnel peut être évalué, sanctionné en fonction de ces normes. Éthique Au niveau de la morale. (3) En fonction de grands principes. Au niveau des valeurs. Règles personnelles qui guident nos actions professionnelles. (2) Relatif au code de déontologie et à l interprétation que j en fais, comment je l applique, je l adapte à la situation. (2) L éthique est interpellée lorsque, dans une situation, des valeurs sont confrontées. Fait appel au jugement personnel, demande que l on se positionne. (2) Évaluation que l on fait de la situation. En lien avec le comment réfléchir. Plus général que la déontologie. Agir en respect avec la profession (ses normes et valeurs) et nos valeurs personnelles. L éthique distingue les professionnels des autres travailleurs. Relié à la philosophie. Choix personnels face à la vie en général. En s arrêtant aux définitions de la déontologie offertes par les jeunes professionnels, il est possible de constater que tous les éléments nommés, tous les thèmes abordés par les participants se retrouvent dans la définition de la déontologie donnée précédemment. En effet, tous parlent de règles ou de lois et relient la déontologie, de près ou de loin, à une profession. Ces définitions se situent à différents endroits sur le continuum présenté. Certains participants y voient des normes strictes, des lois dont la transgression peut entraîner des réprimandes ou des sanctions. D autres la présente davantage comme un code de référence, des règles qui encadrent la pratique et qui peuvent guider le professionnel dans ses choix d actions.

154 Le développement de la compétence éthique chez les Les définitions de l éthique, pour leur part, se rapprochent également de la définition offerte dans cet article mais de façon floue et évasive. En reprenant les termes centraux à cette définition, on constate d abord qu aucun participant ne définit clairement l éthique en tant que démarche réflexive. Par contre, 5 personnes sur 7 font référence, de près ou de loin, au jugement. Certaines mentionnent la nécessité de prendre position, d évaluer une situation ou relient l éthique à l art de la réflexion, le «savoir réfléchir». Également, 3 participants sur 7 fournissent des explications qui associent l éthique à l évaluation de règles ou de valeurs. Ils la présentent alors comme la mise en action de la déontologie appliquée à une situation particulière ou comme une interprétation personnelle du code de déontologie. Ensuite, 6 personnes sur 7 mentionnent de différentes façons l aspect personnel de l éthique. Les participants parlent d eux, de l individu, de ses valeurs, de ses règles personnelles ou de son évaluation. Seulement 2 personnes parlent à la fois du jugement personnel et du jugement professionnel, des valeurs personnelles et de celles de la profession. Dans la même lignée, aucun participant ne mentionne, dans sa définition de l éthique, la responsabilité du professionnel envers autrui. En effet, personne ne souligne l impact, les conséquences possibles de la décision prise sur autrui. Par contre, questionnés sur la résolution d un dilemme éthique, plus d un participant impliquent le client dans la prise de décision ou discutent avec ce dernier afin de lui expliquer et justifier une décision professionnelle. Enfin, aucun participant ne présente l éthique comme une zone grise, un positionnement nécessaire dans une situation où il ne semble pas exister de solution satisfaisante. Par contre, 3 personnes sur 7 la définissent en faisant un rapprochement avec le dilemme éthique. Elles stipulent alors que l éthique est interpellée lorsque, dans une situation particulière, des valeurs sont confrontées, lorsqu un dilemme émerge au plan des valeurs. Elles mentionnent des moments où les règles ne sont pas clairement définies, où elles ne permettent pas de guider la conduite. Pour définir l éthique, toutes les personnes rencontrées utilisent les termes de valeur ou de morale (la morale comme grand principe ou une morale plus personnelle) et 4 répondants sur les 7 font un rapprochement quelconque entre l éthique et le travail ou le professionnalisme.

jeunes professionnels consultants auprès de systèmes 155 Développement d une préoccupation éthique Les informations recueillies lors des entrevues (voir tableau 2) ont permis de concevoir un modèle global de développement d une préoccupation éthique. Ce dernier est présenté de façon schématique par la figure 1. Les facteurs qui y sont associés ne garantissant pas l acquisition d une compétence éthique, le terme préoccupation éthique 5 est ici préféré. Cette préoccupation peut être définie comme étant la capacité qu a l individu «d apercevoir des situations qui mettent en cause la recherche du meilleur bien» (Patenaude et al., 2001, p.77). Tableau 2 : Répartition des réponses des répondants en fonction du modèle global de développement de la compétence éthique Le marché du travail La formation de 2 e Éducation / cycle universitaire expériences Éducation familiale Éducation scolaire Expériences de vie Valeurs propres au modèle Sherbrooke Expériences de stage Cours d éthique et de déontologie Aucun changement Conditions favorables Confrontation à des situations éthiques Réflexion personnelle sur l éthique Éducation familiale (3) Éducation scolaire (primaire, secondaire, cégep et université) (3) Expériences de vie (3) L apprentissage (l éducation en général) Modèle de Sherbrooke (permet d enraciner des valeurs souvent déjà présentes) (2) Expériences professionnelles (4) Formation en éthique Le cours d éthique permet de mettre des mots sur des choses déjà vécues, ressenties. Donne un cadre à l éthique et au raisonnement. (2) D un point de vue éthique, la pratique n est pas différente à ce jour qu à la fin de l université (4) Discussion avec des collègues (2) Travailler pour une organisation qui se préoccupe de l éthique, qui a des valeurs importantes et les met en application, etc. (2) Normes de groupe, valeurs de l équipe Observation des autres Être confronté à une problématique (2) Réflexion au niveau de l éthique 5 Pour les fins de cet essai, les termes préoccupation éthique, intérêt éthique, souci éthique et sensibilité éthique seront utilisés comme synonymes.

156 Le développement de la compétence éthique chez les Figure 1 : Modèle global de développement de la préoccupation éthique. Ce modèle laisse voir que le développement de l intérêt éthique peut être perçu comme une évolution en trois temps. D abord, de l enfance à la fin du premier cycle universitaire, l éducation et les expériences de vie permettent à la personne d acquérir des valeurs et des principes qui serviront de base à sa réflexion éthique. Ensuite, la formation de deuxième cycle universitaire favorise l articulation d une préoccupation éthique chez l individu. Enfin, le marché du travail peut, à certaines conditions, permettre aux jeunes professionnels de poursuivre le développement de leur préoccupation éthique. En somme, ces stades représentent différentes étapes dans la vie d un individu. Les passages

jeunes professionnels consultants auprès de systèmes 157 d une étape à l autre sont indiqués dans le schéma par des flèches doubles. À chacune de ces étapes, certains facteurs interviennent et favorisent le développement de l individu en matière d éthique. Le modèle laisse donc percevoir le développement de l intérêt éthique comme le résultat d une accumulation d expériences. Présenter le développement d une préoccupation éthique comme un produit de l expérience rejoint la pensée de certains auteurs. Par exemple, Clegg (2000) stipule qu il est essentiel pour quiconque souhaite développer sa vertu éthique d apprendre d abord, à travers l expérience, ce que c est que d agir de façon vertueuse. Le cheminement de chaque professionnel est donc individualisé. Chacun développe une habileté éthique unique, en fonction de ce qu il est, de ce qu il vit et à son propre rythme. L éducation et les expériences de vie Tel que souligné précédemment, le développement de l intérêt éthique d un individu prend racine dès son enfance. Le premier stade présenté dans le modèle débute donc dans les premières années de vie et se poursuit jusqu à la fin du premier cycle universitaire. Au cours de ces années, trois facteurs, soit l éducation familiale, l éducation scolaire et les expériences de vie, permettent à l individu de développer des valeurs et des principes qui serviront de base à l articulation de sa pensée éthique. Bien que ces trois facteurs soient présentés de façon indépendante, les valeurs et les principes qui se développent lors de ce stade sont généralement le fruit de l ensemble de ces facteurs. En ce sens, plusieurs auteurs présentent le développement de l éthique, d un souci éthique ou d une compétence éthique en se référant simultanément aux trois facteurs. Par exemple, en introduction de son ouvrage Professionnalisme et délibération éthique, Legault (1999) mentionne que : Depuis l enfance, la dimension éthique de la personne s est développée par l éducation dans la famille, dans les établissements scolaires et les autres réseaux d influence. Mais elle s est structurée principalement en intégrant des éléments de l apprentissage au fur et à mesure des expériences de vie qui placent la personne devant des choix plus ou moins difficiles. (p.1) Plus loin dans le même ouvrage, l auteur souligne que «la personne développe graduellement sa manière de résoudre ses dilemmes à partir de son

158 Le développement de la compétence éthique chez les éducation et, surtout, de son milieu de vie et d expérience.» (p. 231) Ces idées rejoignent aussi celles d autres auteurs, notamment Clegg (2000) et Parent (1996). Plusieurs auteurs travaillant sur le développement moral l associent également aux trois même facteurs. Pour Thoma et Rest (1999), le développement du jugement moral de l individu est intimement lié à l environnement éducatif et social. Dans une même lignée, Betan (1997) souligne que le caractère moral dérive des relations avec autrui, d expériences vécues et du contexte culturel. Pour ce dernier, le caractère moral ne peut donc pas être enseigné en cours de formation. En d autres mots, les valeurs et principes de l individu sont le résultat d expériences et ne peuvent faire l objet d un enseignement formel. Interrogés sur la provenance des valeurs et des principes qui guident leurs décisions en matière d éthique, 5 des 7 professionnels rencontrés les associent à l un ou l autre de ces trois facteurs. De façon plus précise, 3 mentions sont reliées à l éducation familiale, 3 autres à l éducation scolaire et 3 réflexions sont associées aux expériences de vie. Les deux autres participants n ont fait référence à aucun facteur du premier stade pour expliquer la provenance des valeurs guidant leurs actions. La formation de deuxième cycle universitaire Le deuxième stade identifié dans le développement d un souci éthique survient lors du passage aux études supérieures des futurs consultants. La formation dispensée par le département de psychologie de l Université de Sherbrooke permet aux étudiants d acquérir des habiletés pratiques et d appliquer, dans un environnement de travail, les valeurs et les principes qu ils ont développés depuis l enfance. Ainsi, confrontés à la réalité dans un contexte organisationnel, les étudiants cherchent à éviter les dissonances entre ces valeurs et leurs actions professionnelles. C est également au cours de cette période, par l entremise du cours d éthique et de déontologie, que les futurs diplômés se familiarisent avec le code de déontologie de l Ordre des psychologues du Québec. Ce code régissant la pratique doit également être intégré à celle de l étudiant. Dans cette optique, trois facteurs centraux sont ciblés, à l intérieur de ce stade, comme étant favorables au développement d une préoccupation éthique. Ces facteurs sont : les valeurs propres au modèle de Sherbrooke, les expériences de stages et la supervision ainsi que le cours d éthique et de déontologie. Ici encore, c est l exposition à l ensemble de ces éléments qui sensibilise l étudiant à l éthique.

jeunes professionnels consultants auprès de systèmes 159 D abord, les valeurs propres au modèle de Sherbrooke influencent le développement éthique de l individu. Inspirée du courant humaniste, la psychologie des relations humaines enseignée à l Université de Sherbrooke met beaucoup d emphase sur les compétences relationnelles de l individu. Dans la même lignée, ce modèle propose de mettre au premier plan les particularités de chaque situation et de miser sur les compétences du client et du système-client, sur leur connaissance du milieu et sur leur potentiel d actualisation afin de proposer des solutions adaptées au contexte. D autres valeurs telles la coopération et la vision systémique ont également une place de choix au sein du modèle. (Lescarbeau et al., 1996; St-Arnaud, 1999, 1995) Ces prémisses véhiculées dans le modèle de Sherbrooke sont étroitement liées à l éthique telle qu elle a été définie précédemment. En effet, de par leur formation, les étudiants sont invités à considérer l impact de leurs décisions et de leurs actions sur le client et l ensemble du système. De plus, dans sa forme actuelle, le programme de psychologie de l Université de Sherbrooke cherche à favoriser l habileté réflexive et le jugement des étudiants. Dans cette optique, il est possible de présumer que l enseignement offert par le département au niveau des valeurs propres au modèle de Sherbrooke prédispose les étudiants au développement d une préoccupation éthique. Dans le cadre des entrevues, 2 répondants ont souligné que le Modèle de Sherbrooke ne leur avait pas permis de développer des nouvelles valeurs mais plutôt de consolider, d enraciner certaines valeurs qu ils prônaient déjà depuis plusieurs années. Aucun autre participant n a souligné l apport des valeurs propres au modèle de Sherbrooke dans le développement d un intérêt éthique. Ensuite, tout au long de la formation de deuxième cycle, les expériences de stage représentent un autre facteur favorisant le développement d une préoccupation éthique. Au cours de ses stages, l étudiant intervient auprès de systèmes comme il le ferait dans un emploi régulier. En ce sens, il est confronté à des situations en tout point semblables au monde du travail. Les apprentissages qu il y fait en matière d éthique sont donc comparables. Selon Patenaude (1997, p. 110), «l absence d expérience du milieu de pratique ne favorise pas la saisie, chez les étudiants, des enjeux éthiques et déontologiques reliés à une situation professionnelle». En contrepartie, il est donc possible de croire que les expériences de stage contribuent à l acquisition d une sensibilité éthique chez les étudiants. Les expériences de stages, contrairement au monde du travail, se font dans le cadre de la formation et, de ce fait, sont encadrées par des superviseurs. Ces professionnels expérimentés peuvent être considérés comme un atout de plus

160 Le développement de la compétence éthique chez les dans le processus de développement d un souci éthique. En effet, lors des supervisions, l étudiant discute avec son superviseur de différentes réalités auxquelles il est confronté dans son milieu de stage. À l écoute de ces informations, le superviseur peut en identifier le contenu éthique et attirer l attention de l étudiant à ce niveau. Un tel comportement de la part du superviseur favorise la sensibilité éthique du stagiaire. Pour Brazeau-Lamontagne (1996, p.73), «durant sa formation, le futur professionnel construit sa compétence éthique en interaction avec ses pairs, mais aussi avec ceux de ses professeurs qui auront accepté d entrer en dialogue avec lui». En ce sens, les expériences de stage et les supervisions peuvent être perçues comme des espaces propices aux discussions éthiques. Pour leur part, 4 des jeunes professionnels rencontrés dans le cadre des entrevues soulignent que les expériences professionnelles vécues influencent leur mode décisionnel en matière d éthique. Aucun des répondants n a fait de références directes à la supervision comme moyen de développer une sensibilité à l éthique. Enfin, le dernier facteur associé à ce stade est le cours d éthique et de déontologie. L ensemble des programmes visant à former des professionnels offrent des cours d éthique ou de déontologie. Une forte proportion de ces cours portent surtout sur la déontologie et ont pour but d apprendre aux étudiants le code mis en place par leur futur ordre professionnel (Legault, 1996). Pour leur part, les cours, plus rares, touchant l éthique visent à présenter une approche de résolution de dilemmes. Selon Betan (1997), le fait d enseigner un modèle décisionnel linéaire et rationnel en éthique n est pas suffisant pour développer des professionnels compétents à ce niveau. Pour cet auteur, même si la formation en éthique peut générer une plus grande sensibilité aux dilemmes, les améliorations possibles sont limitées. Dans le cadre de la formation en psychologie des relations humaines de l Université de Sherbrooke, le cours d éthique et de déontologie offert comprend deux parties. Une première, plus déontologique, porte sur le code de l Ordre des psychologues du Québec ainsi que sur les différents règlements en vigueur. Une seconde partie aborde l éthique et un modèle dialogique de résolution de conflits y est enseigné. Tous les jeunes professionnels rencontrés pour les fins de cet article ont suivi le même cours. Lors des entrevues, 2 participants ont souligné que cette formation à l éthique avait favorisé, chez eux, le développement de connaissances dans le domaine. Ces deux répondants ont expliqué que le cours les avait amenés à nommer de

jeunes professionnels consultants auprès de systèmes 161 façon adéquate, avec des termes plus justes, des situations éthiques qu ils vivaient déjà dans le cadre de leur pratique. Pour eux, le cours d éthique a permis d identifier des balises en matière d éthique et de structurer davantage leur pensée. À l opposé, certains ont mentionné qu ils ne considéraient pas le cours comme étant à la source de leur préoccupation en matière d éthique et qu ils l avaient avant la formation. Le marché du travail Le dernier stade de développement d une préoccupation éthique dans le modèle présenté plus haut se situe à l entrée du consultant sur le marché du travail. Cet essai portant principalement sur les jeunes professionnels, il ne couvre que les cinq premières années de pratique. Au cours de ce stade, deux situations peuvent survenir. Dans une première, aucun changement ne se produit au niveau de la préoccupation éthique. Dans la seconde, le développement d un souci éthique se poursuit. Les jeunes professionnels rencontrés mentionnent, dans une proportion de 4 sur 7, qu au niveau de l éthique, ils ne perçoivent pas leur pratique différente à ce jour de ce qu elle était lorsqu ils ont terminé l université. Ces jeunes professionnels se retrouvent donc dans la première situation. Pour eux, la préoccupation éthique a atteint un plateau suite à la formation universitaire. Certains expliquent cette situation par le fait qu ils sont sortis de l université depuis peu, souvent moins d un an, et que si des changements se sont produits, ils ne sont pas encore perceptibles. D autres proposent que la pratique de la consultation n engendre pas une grande quantité de situations éthiques ce qui pourrait justifier le peu de changement vécu. En ce qui a trait à la seconde situation, une fois sur le marché du travail, le développement d une préoccupation éthique se poursuit pour certains professionnels. Selon les informations recueillies dans le cadre des entrevues, trois facteurs peuvent favoriser ce changement : la présence de conditions favorables dans l organisation, l expérience de situations éthiques et l engagement volontaire de l individu dans une démarche de développement et de consolidation éthique. D abord, au niveau des conditions organisationnelles favorables, certains éléments ont été soulignés par les jeunes professionnels comme ayant facilité le maintien de leur préoccupation éthique. Ces conditions sont présentées dans le tableau 2. Principalement, la possibilité de discuter avec des collègues d une situation éthique rencontrée au cours de la pratique, le fait de travailler dans une organisation ayant un souci d intervenir de façon éthique et mettant en

162 Le développement de la compétence éthique chez les pratique les valeurs qu elle prône, la présence de normes ou de valeurs propres à l entreprise ou au groupe et l occasion d observer le comportement d intervenants en matière d éthique sont considérés, par les jeunes professionnels, comme autant de conditions permettant de poursuivre le développement d un souci éthique une fois sur le marché du travail. Ensuite, le fait d être confronté à une situation éthique est identifié par les répondants comme étant un deuxième facteur favorable au développement de l intérêt éthique. Tel que mentionné précédemment, pour certains auteurs, le développement de l éthique passe nécessairement par l expérience. Bien que les dilemmes éthiques ne soient pas quotidiens sur le marché du travail, le professionnel ayant à faire face à une telle situation n aura d autres choix que de prendre une décision. En ce sens, la réflexion alors engendrée situe le consultant au niveau de l éthique et le pousse à poursuivre son raisonnement dans ce domaine. (Fortin, 1995; Haidt, 2001; Legault, 1999; Proulx et Roy, 1996) Enfin, un répondant a souligné que de s engager dans une démarche réflexive active en matière d éthique, une fois sur le marché du travail, permettait également de poursuivre le développement d une sensibilité à ce niveau. Dans un même ordre d idées, le professionnel s inscrivant à des sessions de formations, à des colloques ou des ateliers portant sur l éthique sera aussi considéré comme prenant une part active dans son développement. Cette vision converge avec celle de certains auteurs. Par exemple, Clegg (2000) souligne que, pour devenir un praticien éthique, il faut d abord souhaiter qu il en soit ainsi. Pour Lippitt et Lippitt (1980, p. 107), «tout conseiller devrait, au début de sa carrière, mettre au point un code d éthique personnel». Ces auteurs proposent également aux professionnels de procéder à l évaluation de ce code tout au long de leur carrière et d en vérifier l application en consultant des collègues en qui ils ont confiance. Une telle vision fait appel à l engagement actif des professionnels au niveau de leur pratique éthique. Prédispositions favorisant le développement de la compétence éthique Selon plusieurs auteurs, au-delà des facteurs présentés précédemment et favorisant l émergence d une préoccupation éthique chez l individu, d autres éléments faciliteraient le développement de la compétence éthique. Ces éléments peuvent être perçus comme des prédispositions propres à chaque individu et dont le déploiement s étend sur l ensemble des stades du modèle défini ci-dessus. De façon schématique, ces prédispositions sont représentées

jeunes professionnels consultants auprès de systèmes 163 sur le modèle à l aide d une flèche verticale couvrant tous les stades (figure 2). Ces prédispositions peuvent être classées selon deux grandes catégories : la réflexion sur soi et la réflexion sur l action. La compétence éthique étant considérée comme une capacité réflexive, il n est pas étonnant que les préalables à son développement se situent au niveau de la pensée et de l introspection. Figure 2 : Modèle global de développement de la préoccupation éthique. D abord, la première catégorie porte sur la capacité qu a l individu de réfléchir sur lui-même, de s observer. Plusieurs auteurs stipulent que, pour en arriver à développer une compétence éthique, il est primordial de bien se connaître. Selon eux, ce n est que par une connaissance approfondie de sa personne, de son mode de raisonnement et des principes et valeurs guidant ses actions que l individu en arrivera à analyser une situation, à faire la part entre ses désirs, ses besoins personnels et à évaluer, le plus objectivement possible, l impact de sa décision sur autrui, le client et le système. En somme, c est par cette connaissance de soi qu il sera en mesure de prendre position face à une situation

164 Le développement de la compétence éthique chez les éthique (Betan, 1997; Brazeau-Lamontagne, 1996; de Bettignies, 1995; Legault, 1999; Lippitt et Lippitt, 1980). De plus, les événements éthiques étant caractérisés par la présence de malaises, d inconforts ou de tensions, cette habileté à être à l écoute de sa voix intérieure devient un atout précieux pour le consultant. Il sera également démontré ultérieurement que la reconnaissance d un dilemme éthique est souvent précédée de tels sentiments, d où l intérêt pour l individu d être attentif à ses réactions intérieures. Ensuite, la seconde catégorie est axée sur la réflexion sur l action. Cette caractéristique fait référence à la capacité qu a l individu de réfléchir sur ses expériences passées, sur l impact de ses décisions antérieures et d utiliser ces informations afin de guider ses choix futurs. En fait, la réflexion sur l action consiste principalement en l habileté de l individu à apprendre de ses expériences ou de celles d autrui (Bracher et Hingley, 2002; Kenny, 1996; Lambert, 1992; Legault, 1999; Lescarbeau et al., 1996). En matière d éthique, la réflexion sur l action favorise les apprentissages et le développement de la compétence. Cet essai ne portant par sur le niveau de développement de la compétence éthique, les entrevues n ont pas permis d obtenir des informations quant au seuil de compétence atteint par les jeunes professionnels rencontrés. Processus de résolution d un dilemme éthique Avant d en arriver à résoudre un dilemme éthique, encore faut-il reconnaître que l on est face à une situation éthique. Des études ont démontré que plusieurs psychologues ne reconnaissent pas immédiatement la dimension éthique d une situation qui leur est présentée sur vidéo ou à l aide d un texte. Dans une même lignée, les résultats d une recherche réalisée auprès d internes en psychologie font ressortir que, malgré une formation en matière d éthique, les participants identifient moins de 50 % des problèmes éthiques inclus dans des scénarios écrits (Betan, 1997; Betan et Stanton, 1999). Pour les fins de cette démarche, les jeunes professionnels rencontrés étaient d abord invités à référer à une expérience de conflit éthique. Dans cette optique, ils étaient interrogés sur la présence de dilemmes éthiques dans les débuts de leur pratique. Pour certains répondants, il a semblé difficile de répondre à cette question. Quelques-uns disaient ne jamais avoir été confrontés à un dilemme éthique mais revenaient sur leur affirmation. D autres devaient réfléchir un long moment avant de fournir une réponse. Au total, 4 des 7 répondants ont dit avoir eu, dans le cadre de leur pratique, à résoudre un dilemme éthique.