Le droit patrimonial de la famille : réformes accomplies et à venir



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Le droit patrimonial de la famille : réformes accomplies et à venir

Actes du colloque organisé le 15 octobre 2004 à l Université Robert Schuman de Strasbourg par l Association Henri Capitant des Amis de la Culture Juridique Française

Le droit patrimonial de la famille : réformes accomplies et à venir Journée nationale Tome IX / Strasbourg avec les contributions de : Isabelle Dauriac Frédérique Granet-Lambrechts Marc Nicod Jean-Marie Ohnet Nathalie Peterka Philippe Simler Alice Tisserand-Martin Georges Wiederkehr 2006

DANGER LE PHOTOCOPILLAGE TUE LE LIVRE Le pictogramme qui figure ci-contre mérite une explication. Son objet est d alerter le lecteur sur la menace que représente pour l avenir de l écrit, particulièrement dans le domaine de l édition technique et universitaire, le développement massif du photocopillage. Le Code de la propriété intellectuelle du 1 er juillet 1992 interdit en effet expressément la photocopie à usage collectif sans autorisation des ayants droit. Or, cette pratique s est généralisée dans les établissements d enseignement supérieur, provoquant une baisse brutale des achats de livres et de revues, au point que la possibilité même pour les auteurs de créer des œuvres nouvelles et de les faire éditer correctement est aujourd hui menacée. Nous rappelons donc que toute reproduction, partielle ou totale, de la présente publication est interdite sans autorisation de l auteur, de son éditeur ou du Centre français d exploitation du droit de copie (CFC, 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris). 31-35, rue Froidevaux, 75685 Paris cedex 14 Le Code de la propriété intellectuelle n autorisant, aux termes de l article L. 122-5, 2 o et 3 o a), d une part, que les «copies ou reproductions strictement réservées à l usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective» et, d autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d exemple et d illustration, «toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite» (art. L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. ÉDITIONS DALLOZ 2006

Sommaire VII Avant-propos par Denis Mazeaud, professeur à l Université Panthéon-Assas (Paris II) 1 De quelques insuffisances du régime matrimonial légal par Philippe Simler, professeur à l Université Robert Schuman Strasbourg III 13 Les réformes accomplies : le point sur les avantages matrimoniaux par Frédérique Granet-Lambrechts, professeur à l Université Robert Schuman Strasbourg III 21 Les incidences de la réforme du divorce du 26 mai 2004 sur les libéralités entre époux et les avantages matrimoniaux par Alice Tisserand-Martin, professeur à la Faculté de droit de Nancy 33 Les incidences de la réforme des successions du 3 décembre 2001 sur la pratique des libéralités entre époux par Isabelle Dauriac, professeur à l Université de Rouen 47 Le notaire dans les projets de réforme du droit des successions par Jean-Marie Ohnet, membre de l Institut d études juridiques du Conseil supérieur du notariat, notaire 55 La réforme du droit des testaments par Marc Nicod, professeur à l Université de Toulouse I 71 La réforme des libéralités familiales par Nathalie Peterka, professeur à la Faculté de droit de l Université Paris 12 85 Rapport de synthèse par Georges Wiederkehr, professeur à l Université Robert Schuman Strasbourg III

VI Le droit patrimonial de la famille 97 Statuts de l Association Henri Capitant des Amis de la Culture Juridique Française 103 Publications de l Association Henri Capitant 109 Travaux des groupes de l Association Henri Capitant 111 Composition du Conseil d administration de l Association 113 Composition du Bureau de l Association

Avant-propos Lille, Nice, Limoges, Nantes, Toulouse, Aix-en-Provence, Bordeaux, Grenoble, autant d Universités et de Facultés qui, depuis l année 1997, ont successivement accueilli l Association Henri Capitant et lui ont apporté leur concours en vue de l organisation de sa traditionnelle journée nationale. Le 15 octobre 2004, ce fut au tour de la Faculté de droit de l Université Robert Schuman Strasbourg III, d ouvrir ses portes à notre Association et d œuvrer pour la réussite de cette neuvième édition. Portant sur Le droit patrimonial de la famille : réformes accomplies et à venir, cette neuvième journée nationale a rassemblé de très nombreux participants, étudiants, praticiens et enseignants, et a donné lieu à de stimulants rapports et de riches débats, portant évolutions récentes et futures du droit des régimes matrimoniaux, des successions et des libéralités. Ont ainsi été au centre des exposés et des débats qui les ont suivis, les insuffisances du régime matrimonial légal, la pratique des avantages matrimoniaux, les libéralités entre époux, et les projets de réforme portant sur le droit des successions et des libéralités. Ce sont les rapports présentés à l occasion de cette journée strasbourgeoise qui sont reproduits dans le présent ouvrage. L organisation de cette nouvelle journée nationale n aurait pas été possible sans le très précieux concours que nous a apporté le Centre de droit privé fondamental de la Faculté de droit, de sciences politique et de gestion de l Université Robert Schuman Strasbourg III. Qu il nous soit permis, en outre, de rendre un amical hommage et d adresser nos plus vifs remerciements à monsieur Philippe Simler, dont l aide efficace et chaleureuse a très largement contribué à la réussite de cette manifestation! D. M.

De quelques insuffisances du régime matrimonial légal Philippe Simler Professeur à l Université Robert Schuman Strasbourg III La réforme des régimes matrimoniaux opérée par la loi du 13 juillet 1965, parachevée par celle du 23 décembre 1985, a été unanimement saluée comme une grande réforme. Elle est en effet de celles portant la marque de Jean Carbonnier. Le régime légal proposé aux Français et plébiscité par eux, si l on observe que 10 % à peine des époux s en écartent et encore, une bonne partie de ces derniers se contentent-ils de l aménager, sans le récuser nullement apparaît comme une belle construction, fondée sur les objectifs d égalité des époux, dans un subtil équilibre entre indépendance et interdépendance. Sans révoquer en doute ces indéniables qualités, il est tout de même possible de détecter quelques malfaçons et lacunes mineures dans le dispositif, dont l une, issue de la loi du 23 décembre 1985, a été dénoncée d emblée par quelques auteurs il s agit de l article 1483 du Code civil, et dont l autre a été mise en lumière par une jurisprudence récente, s agissant de la saisissabilité des revenus de l époux caution ou emprunteur au sens de l article 1415. Il est même permis aujourd hui de se demander si une pièce majeure du dispositif n est pas aujourd hui inappropriée, compte tenu de l évolution du contexte économique et social actuel, et si le législateur n a pas fait, en 1985 car c est cette dernière réforme qui a révélé l ampleur du problème un choix contestable, générateur aujourd hui de profondes injustices : je veux parler de l article 1413 du Code civil. Le propos portera successivement sur ces trois textes et sur les interrogations critiques qu ils suscitent.

2 Le droit patrimonial de la famille I. L ARTICLE 1483 ET LA QUESTION DE L OBLIGATION À LA DETTE DU CONJOINT DU DÉBITEUR APRÈS DISSOLUTION DU RÉGIME On sait qu aux termes de l article 1413 du Code civil, chacun des époux engage la totalité du patrimoine commun (pour le plus grand malheur de son conjoint, parfois : ce sera l objet du troisième point), à l exclusion des gains et salaires de l autre (mais non des revenus de ses propres). On sait aussi qu après le partage, chacun peut limiter son obligation au passif, s agissant des dettes entrées en communauté du chef de son conjoint, à la mesure de l émolument perçu lors de ce partage (art. 1483, al. 2). De tout temps, le législateur a ainsi voulu protéger la femme jusqu en 1965, chacun des époux depuis la réforme, contre les dettes excessives de son conjoint contractées durant le mariage et non encore acquittées au jour du partage. Restait la période intermédiaire entre la dissolution de la communauté et le partage. S il y avait bien, dans la section du Code civil traitant de la dissolution de la communauté, après un premier paragraphe relatif aux causes de dissolution, un second consacré à la liquidation et au partage, celui-ci était muet sur le sort du passif. Quant au dernier paragraphe de cette section, tel qu il était issu de la loi du 13 juillet 1965, il était intitulé «De l obligation et de la contribution au passif après le partage». Et l on trouvait dans le premier alinéa de l article 1483 la formule, irréprochable et non modifiée depuis, selon laquelle : «Chacun des époux ne peut être poursuivi que pour la moitié des dettes qui étaient entrées en communauté du chef de son conjoint». Il peut l être, dans cette limite, hier comme aujourd hui, même sur ses biens personnels..., mais sous réserve du bénéfice d émolument prévu au second alinéa du même article. Mais voilà que le législateur s est avisé, en 1985, de la lacune du dispositif s agissant de la période intermédiaire entre la dissolution et le partage, période qui, comme chacun sait, peut durer fort longtemps et sur laquelle le législateur avait fait l impasse en 1965. Pour combler cette lacune, il a cru pouvoir simplement modifier l intitulé précité de ce troisième paragraphe, désormais ainsi libellé : «De l obligation et de la contribution au passif après la dissolution». L intention était louable. Mais il eût fallu, bien sûr, réfléchir préalablement aux effets du déplacement vers l amont du champ d application des textes subséquents. C est ce qui n a pas été fait, de sorte que, sans aucun doute involontairement 1, le législateur a créé un véritable traquenard, pouvant causer aux époux, suivant les circonstances, un préjudice considérable et totalement injustifiable, ce que la doctrine n a pas manqué de souligner. L article 1482 dispose que «Chacun des époux peut être poursuivi pour la totalité des dettes existantes au jour de la dissolution [et non plus au jour du partage], qui étaient entrées en communauté de son chef». La solution est parfaitement logique et, en dépit 1. Les modifications des articles 1482 et 1483 ont été présentées, lors des travaux préparatoires de la loi du 23 décembre 1985, comme de simples ajustements rédactionnels (v. rapport Cacheux à l Assemblée nationale, Doc. n o 2646, p. 43, et rapport Dejoie au Sénat, Doc. n o 360, p. 51).

De quelques insuffisances du régime matrimonial légal 3 du déplacement du point de départ de son application, rien n était véritablement changé. En effet, le droit de l indivision, indéniablement applicable à celle née de la dissolution de la communauté, permet aux créanciers visés de se payer sur l actif indivis et aussi, bien sûr, sur le patrimoine personnel de leur débiteur. Il faut surtout souligner que le gage de ces créanciers reste, à peu de choses près 2, le même que ce qu il était au cours du mariage. L article 815-17 dispose, en son 1 er alinéa, que les créanciers qui auraient pu agir sur les biens indivis avant qu il y eût indivision sont payés par prélèvement sur l actif avant le partage 3. Ils peuvent donc saisir les biens indivis. Mais, comme ces mêmes créanciers sont nécessairement créanciers de l un ou de l autre époux, voire des deux, ils peuvent aussi poursuivre le paiement, pour l intégralité de leurs créances, sur le ou les patrimoines personnels qui en répondaient avant la dissolution. Celui qui a payé en totalité ou au-delà de sa part une dette commune est en droit, sans attendre le partage, de recourir en contribution contre l autre 4. Fort différente est à présent la situation du conjoint du débiteur visé à l article 1482. Le 1 er alinéa de l article 1483, resté rigoureusement inchangé, dispose, en effet que «Chacun des époux ne peut être poursuivi que pour la moitié des dettes qui étaient entrées en communauté du chef de son conjoint». Rien de choquant à première vue, d autant que le texte est resté inchangé..., sauf que la solution qu il édicte s applique depuis 1985 dès la dissolution, alors qu elle ne valait avant cette réforme qu après le partage 5. Il pouvait alors (et il peut toujours, s il n est poursuivi qu après le partage) opposer le bénéfice d émolument. Par hypothèse, avant le partage le béné- 2. Les revenus des biens propres du conjoint, qui tombaient en communauté avant sa dissolution, cessent d alimenter l indivision post-communautaire. Avant l entrée en vigueur de la loi du 23 décembre 1985, la dissolution de la communauté emportait extension du gage de ces créanciers, puisque disparaissait la distinction entre biens communs ordinaires et réservés. De la disparition des biens réservés résulte une parfaite continuité par rapport à la situation antérieure à la dissolution. Il en va de même pour les gains et salaires de l autre époux, insaisissables pendant la durée du régime en vertu de l article 1414, après sa dissolution parce qu ils n alimentent plus la masse indivise. 3. V. Civ. 1 re, 17 mars 1987, JCP G 1988, II, 21021, et N 1988, II, 73, note Simler; Civ. 1 re, 9 juillet 1991, Bull. civ. I, n o 235, D. 1992, somm. p. 372, obs. A. Honorat, JCP G 1992, I, 3567, n o 15, obs. Tisserand, RTD civ. 1992, p. 437, obs. Lucet et Vareille; Civ. 1 re, 21 mai 1997, Bull. civ. I, n o 163, JCP G 1997, IV, 1452 (en l espèce, la saisie est intervenue deux ans et demi après la transcription du jugement de divorce pour une créance antérieure). 4. Civ. 1 re, 17 novembre 1999, Juris-Data n o 004086, JCP G 2000, I, 245, n o 17, obs. Simler. Ce recours en contribution avant partage est de nature, comme celui des créanciers, objet des développements suivants, de tenir en échec le bénéfice d émolument opposable dans les rapports entre époux. 5. La question était, en réalité, discutée. Une partie de la doctrine estimait que l action pour moitié contre le conjoint du débiteur était possible dès après la dissolution (v. en ce sens, Patarin et Morin, La réforme des régimes matrimoniaux, éd. Defrénois, n o 344 ; Ponsard, sur Aubry et Rau, t. VIII, Régimes matrimoniaux, 7 e éd., n o 299 et note 4, et n o 308 et note 48 ; Marty et Raynaud, Les régimes matrimoniaux, Sirey, 1978, n o 329). Statuant encore sous l empire de la rédaction antérieure à 1985, la Cour de cassation s est, elle aussi, prononcée en ce sens (Civ. 1 re, 1 er mars 1988, Bull. civ. I, n o 53, D. 1988, IR p. 74, JCP G 1988, II, 21158, note Simler, et N 1988, II, 318, note Arrault et Cornille, Defrénois 1988, art. 34289, p. 923, obs. Champenois). Une autre fraction de la doctrine considérait plus justement qu elle n était ouverte, conformément aux dispositions des articles 1482 et 1483, qu après le partage (en ce sens, Colomer, Régimes matrimoniaux, 11 e éd., Litec, 2002, n o 907; Cornu, Régimes matrimoniaux, 9 e éd., PUF, 2002, n o 82, p. 422-423, et n o 100, p. 518-519. ; H., L. et J. Mazeaud et M. de Juglart, Leçons de droit civil, 5 e éd., Domat-Montchrestien, t. IV, 1 er vol., 1982, n o 472 et 474).

4 Le droit patrimonial de la famille fice d émolument ne peut être invoqué, faute d émolument connu. D ailleurs, le second alinéa du même article est clair : «Après le partage et sauf le cas de recel, il n est tenu qu à concurrence de son émolument [...]». Est-ce si grave, peut-on se demander? La réponse ne peut qu être clairement affirmative. La solution est juridiquement injustifiée et injustifiable. Elle peut avoir, concrètement, des conséquences dramatiques. Rien ne justifie l extension du gage de ces créanciers au patrimoine personnel du conjoint du débiteur, patrimoine qui était hors de leur atteinte avant la dissolution et qui le sera de nouveau après le parage, par l effet du bénéfice d émolument. Au contraire, dans la période intermédiaire, cet époux devra répondre sur son patrimoine personnel pour moitié des dettes entrées en communauté du chef de l autre, sans être protégé par le bénéfice d émolument, solution que la jurisprudence a retenue sans hésitation 6. Quant aux conséquences, est-il besoin d insister? Dès après décès ou divorce, les créanciers de l un des époux, s ils sont bien informés, peuvent profiter de l aubaine de ce droit de poursuite pour moitié, certes, mais ce n est pas négligeable sur le patrimoine personnel du conjoint, qui n est pas leur débiteur. Pire, un époux bien avisé, voyant la situation de son conjoint se dégrader, peut être incité à demander la séparation judiciaire des biens, mesure censée salutaire pour ses intérêts. L article 1483 sera pour lui une véritable chausse-trappe, car il ouvrira aux créanciers de ce conjoint une action sur son patrimoine personnel, qu il voulait précisément protéger. Certes, l article 1487 ouvre à l époux qui a payé au-delà de son émolument un recours contre l autre pour l excédent. Mais ce recours sera le plus souvent illusoire. De plus, le texte suivant lui laisse la possibilité de se réserver un droit de répétition contre le créancier désintéressé, en spécifiant dans la quittance «qu il n entend payer que dans la limite de son obligation». Mais qui connaît, parmi les juristes et, a fortiori, parmi ceux qui ne le sont pas, cette disposition? Et de quelle efficacité peuton la créditer? La bévue législative a été vigoureusement dénoncée en doctrine. Un auteur l a jugée si énorme qu il a pensé qu elle pourrait être corrigée sans nouvelle intervention législative : «Ce système serait absurde et il faut comprendre, malgré la lettre du texte, que c est le droit de poursuite du créancier lui-même qui est subordonné à l accomplissement du partage» 7. Sans espérer pareille audace, le doyen Cornu a 6. En ce sens, Civ. 1 re, 7 mars 1989 et CA Limoges, 27 février 1992, préc. ; CA Dijon, 21 juin 1994, D. 1995, somm. p. 338, obs. Lucet; CA Grenoble, 23 juillet 1997, Juris-Data n o 049646. 7. Grimaldi, «Commentaire de la loi du 23 décembre 1985», Gaz. Pal. 1986, 2, p. 529, n o 61. V. aussi Simler, «Commentaire de la loi du 23 décembre 1985», Éd. techniques, n o spécial, n o 135. Terré et Simler, Régimes matrimoniaux, 4 e éd., Dalloz, 2005, n o 626. Malaurie et Aynes, Les régimes matrimoniaux, éd. Defrénois, 2004, n o 653, pour qui «la seule solution... est que l époux oppose une exception dilatoire». Mais sur quel fondement? V. cependant Flour et Champenois, Les régimes matrimoniaux, 2 e éd., A. Colin, 2001, n o 654, qui, moyennant le correctif (illusoire?) de l article 1488, approuvent finalement la solution issue de la rédaction actuelle des textes. La dernière proposition n est pas conforme à la lettre de l article 1483 alinéa 2, d après laquelle, tant que le partage n est pas intervenu, l obligation pour moitié des dettes du conjoint doit être exécutée sans réserves.

De quelques insuffisances du régime matrimonial légal 5 porté un jugement très sévère sur ce «loupé» législatif : «anticipation exorbitante», «ouverture agressive (qui) n est fondée ni en droit, ni en équité» 8, ajoutant que «dans un combat bien réglé, on n arme pas l assaillant d un glaive avant que le défenseur n ait droit au bouclier» 9. La correction qui s impose serait aisée : il suffirait de déplacer l expression «Après le partage» de l alinéa 2 vers l alinéa 1 er de l article 1483 : «Après le partage, chacun des époux ne peut être poursuivi que pour la moitié des dettes qui étaient entrées en communauté du chef de son conjoint. (al. 1 er ). Sauf le cas de recel, il n en est tenu que jusqu à concurrence de son émolument... (al. 2)». Encore faudrait-il que le législateur saisisse une occasion elles ne manquent pas d adopter ce correctif. Il pourrait ne pas être le seul. II. L ARTICLE 1415 ET LA SAISISSABILITÉ DES REVENUS DE L ÉPOUX CAUTION OU EMPRUNTEUR Aux termes de l article 1415 du Code civil, «Chacun des époux ne peut engager que ses biens propres et ses revenus, par un cautionnement ou un emprunt, à moins que ceux-ci n aient été contractés avec le consentement exprès de l autre conjoint qui, dans ce cas, n engage pas ses biens propres». La même question est d ailleurs susceptible de se poser à propos de l article 1411, relatif, au passif personnel d un époux, qui permet à ses créanciers de saisir, outre ses biens propres, «les revenus de leur débiteur». Mais c est dans le contexte de l article 1415 que la Cour de cassation a eu à y répondre. Les solutions peuvent ne pas être considérées comme satisfaisantes. Concrètement, les revenus ceux de l industrie des époux, comme ceux de leurs biens propres sont aujourd hui très généralement versés sur divers types de comptes bancaires, ouverts au nom de l époux créancier ou des deux époux (compte joint). Dans quelle mesure le solde créditeur de tels comptes est-il saisissable par les créanciers d un époux qui s est porté caution ou qui a emprunté sans l accord de son conjoint? La Cour de cassation a jugé que la solution ne pouvait être que celle du tout ou rien : un compte n est saisissable par un tel créancier, sans qu il y ait à distinguer entre compte personnel et compte joint, entre compte de chèques et compte d épargne, que si ce compte a été exclusivement alimenté par les revenus de l époux débiteur 10, mais le solde de ce compte est alors saisissable sans limite. Elle a seu- 8. Cornu, op. cit., p. 423. 9. Ibid; p. 519 10. V. Civ. 1 re, 3 avril 2001, Bull. civ. I, n o 92; JCP G 2002, I, 103, n o 13, obs. Simler, et JCP G 2002, II, 10080, note Bourdaire; D. 2001, somm. p. 2933, obs. Nicod ; Defrénois 2001, art. 37406, p. 1129, obs. Champenois. L arrêt décide que, faute pour le créancier d identifier les revenus de l époux débiteur, le compte joint, alimenté par les revenus des deux époux, était insaisissable. Civ. 1 re,

6 Le droit patrimonial de la famille lement établi une distinction, à propos de l épargne-logement, entre le compte d épargne-logement, saisissable dans les mêmes conditions, et le plan d épargnelogement (ou, a fortiori, un compte de titres), même exclusivement alimentés par les revenus de l époux emprunteur ou caution, ces comptes devant être considérés comme constitutifs d acquêts de la communauté 11, non saisissables. Cette dernière distinction révèle que la difficulté est en réalité double. Il s agit d abord de savoir quels comptes sont saisissables, à supposer qu ils soient exclusivement alimentés par les revenus de l époux caution ou emprunteur, et plus précisément si les comptes d épargne doivent l être (la solution étant évidente pour les comptes de titres, qui sont indéniablement des acquêts, non saisissables dans cette hypothèse). Mais les sommes figurant sur un compte d épargne sont-elles encore des revenus? On peut sérieusement en douter. Ainsi que le terme «épargne» le suggère, elles méritent plus raisonnablement la qualification de «capital», économisé dans l attente d investissements futurs. Elles produisent d ailleurs elles-mêmes des revenus, dont nul ne paraît avoir songé à déterminer la nature et le régime 12. Par ailleurs, la distinction entre «compte» et «plan d épargne logement», au motif que les fonds placés sur le premier sont disponibles à tout moment, alors qu il en va différemment pour le second, n est guère convaincante. Les fonds sont également disponibles dans le second cas, sous la seule précision que le bénéfice du taux d intérêt le plus favorable est partiellement perdu, dans une proportion variable selon le moment de la «rupture» du plan. Mais on aura compris que, si on raisonnait ainsi, les revenus perçus et placés sur un compte (ou, au moins, sur un compte d épargne) ne seraient jamais saisissables. Les créanciers visés ne pourraient saisir que les revenus à percevoir (solution qui, compte tenu de la portée aujourd hui reconnue à la saisie-attribution de créances périodiques, ne serait pas tellement pénalisante). Sans aller jusque-là, on pourrait raisonnablement admettre que les revenus ne restent des revenus que pendant la durée qui les a générés et qu au-delà ils ont perdu cette nature du fait de leur capitalisation. N est-ce pas très exactement ce que le législateur a admis, dans l article 1414, pour les gains et salaires versés à un compte, qui, inversement, ne sont insaisissables par les créanciers du conjoint qu à concurrence du dernier mois 14 janvier 2003, Bull. civ. I, n o 2; JCP G 2003, I, 124, n o 4, obs. Simler, et JCP G 2003, II, 10019, concl. Sainte-Rose; D. 2003, p. 2793, note Barabé-Bouchard ; Defrénois 2003, art. 37712, p. 544, obs. Champenois; RTD civ. 2003, p. 534, obs. Vareille. Cet arrêt juge que «la cour d appel, [...] après avoir relevé que le compte de dépôt, objet de la saisie, n était alimenté que par les revenus de l époux débiteur, a décidé à bon droit que ce compte était saisissable». V. aussi, à propos d un compte personnel non exclusivement alimenté par les revenus de son titulaire, CA Lyon, 28 février 1996, JCP G 1997, I, 4008, n o 10, obs. Simler. 11. Civ. 1 re, 14 janvier 2003, préc. 12. Les revenus des économies ne sont, à l évidence, ni des revenus de l époux débiteur, comme le sont les gains et salaires, ni des revenus de biens propres, puisque nul ne doute que lesdites économies sont communes. Les revenus générés par les économies sur revenus devraient donc être considérés comme biens communs ordinaires. Dès lors le solde global, formé par les économies elles-mêmes et les intérêts qu elles ont produits, ne serait plus exclusivement constitué par des revenus saisissables par les créanciers des articles 1411 et 1415. Mais peut-être trouvera-t-on excessif pareil affinement du raisonnement.

De quelques insuffisances du régime matrimonial légal 7 ou de la moyenne mensuelle du gain annuel? Telle est la raison pour laquelle quelques audacieux avaient proposé de retenir par analogie une solution semblable pour l hypothèse voisine de l article 1415 13. Ils n ont pas été suivis, l analogie ayant été jugée insuffisante, voire inexistante 14. Telle est aussi la solution retenue en dernier lieu par la Cour de cassation censurant, le 17 février 2004, un arrêt qui avait cru pouvoir mettre en œuvre une telle application par analogie de l article 1414 alinéa 2 : «Attendu que le cantonnement prévu à l article 1414 alinéa 2, du Code civil, qui protège les gains et salaires d un époux contre les créanciers de son conjoint, n est pas applicable en cas de saisie, sur le fondement de l article 1415 qui protège la communauté, d un compte bancaire alimenté par les revenus des époux ; qu en statuant comme elle l a fait, après avoir relevé que le compte, objet de la saisie, était alimenté par les fruits des biens communs ainsi que par les revenus des époux et qu il n était pas établi que le solde créditeur saisi provenait des seuls revenus du mari, la cour d appel a violé [l article 1415 du Code civil]» 15. Toujours est-il que la situation actuelle n est pas satisfaisante, à deux égards, et cela tant, redisons-le, dans l hypothèse visée à l article 1415 que dans celle de l article 1411. Il n est pas raisonnable que des revenus économisés et capitalisés pendant de longues années soient soumis au même régime que les revenus échus et non encore perçus ou que les revenus à échoir. Il est surtout profondément choquant que l époux qui a soigneusement isolé, dans un souci de saine gestion, ses revenus des autres disponibilités du ménage, soit lourdement pénalisé par rapport à celui qui a laissé ses revenus tomber dans la caisse commune, ce qui paraît être le cas le plus courant. Le premier se mordra les doigts pour sa rigueur, tandis que le second se félicitera de son laxisme comptable. Tant l inconvénient du tout ou rien, résultant de ce que, au gré des situations, les revenus économisés sont encore ou non identifiables, que celui de la frontière incertaine entre l économie et l acquêt disparaîtraient si le législateur se résolvait à établir une limite quantitative de la saisissabilité, comparable mais non forcément identique à celle prévue à l article 1414 alinéa 2, pour les gains et salaires. Telle est la solution qu on voudrait proposer. Si l on peut sans doute nier l analogie des situations visées aux articles 1414 et 1415, c est cependant le même type d argument qui justifie une solution symétrique. Si les salaires économisés ne sont plus des salaires et méritent d être soumis au régime ordinaire du passif commun, les revenus économisés ne sont plus, symé- 13. V., Grimaldi, commentaire, préc. n o 49 ; Simler, commentaire, préc., n o 50. 14. V., Champenois, op. cit., n o 431, qui propose cependant de soustraire à la saisie les revenus «thésaurisés». Dans le même sens, J. Sainte-Rose, concl. sur l arrêt du 14 janvier 2003, préc. 15. Civ. 1 re, 17 février 2004, Bull. civ. I, n o 45; JCP G 2004, I, 176, n o 16, obs. Simler; D. 2004, somm. p. 2260, obs. Brémond ; Dr. fam. mai 2004, n o 84, obs. Beignier; Banque et Droit mai-juin 2004, p. 41, obs. Jacob ; RJDA 7/2004, n o 899.

8 Le droit patrimonial de la famille triquement, des revenus et doivent suivre le régime ordinaire de l obligation aux dettes communes. Une telle limitation de la saisissabilité, dans le cas de l article 1415, aurait en outre pour avantage de supprimer l irritante distinction entre comptes exclusivement ou non exclusivement alimentés par les revenus de l époux caution ou emprunteur. Dès lors qu un compte aurait encaissé des revenus de cet époux, il serait saisissable dans une certaine mesure. Resterait à déterminer cette mesure. La solution la plus simple serait évidemment de retenir la même que celle prévue à l article 1414. Faut-il redire qu elle ne serait pas exagérément pénalisante pour le créancier, qui, en pratiquant une saisie-attribution, étend son appréhension aux revenus périodiques non encore échus. Mais on pourrait aussi concevoir une limite différente : par exemple un trimestre au lieu d un mois. Il suffirait, pour ce faire, de compléter l article 1415, comme aussi l article 1411 car la modification de l un de ces textes ne pourrait logiquement se justifier sans celle de l autre par une disposition précisant que, «Lorsque les revenus sont versés à un compte, ils sont saisissables à concurrence d une somme équivalant au montant des revenus perçus au cours du mois (ou trimestre) précédent ou au montant moyen mensuel (ou trimestriel) des revenus perçus au cours des douze mois précédant la saisie». III. L ARTICLE 1413 ET L ENGAGEMENT PAR CHACUN DES ÉPOUX DE LA TOTALITÉ DE L ACTIF COMMUN Il s agit cette fois d une question plus fondamentale, touchant une pièce maîtresse du dispositif du régime de communauté : celui du passif commun. Il est permis de penser que les solutions actuelles sont inappropriées et même franchement dangereuses, dans un contexte économique, sociologique et moral qui a profondément changé depuis 1965 ou même depuis 1985. Une majorité d époux sont aujourd hui professionnellement «bi-actifs», si l on autorise ce néologisme, et aspirent à une certaine indépendance patrimoniale, même s ils ont, volontairement ou, plus probablement par défaut, adopté le régime de la communauté. On écartera d emblée, précisément, l objection tenant au choix possible d un autre régime que la communauté. Certes, de tels époux peuvent choisir la séparation de biens ou la si délaissée participation aux acquêts, ce que tout le monde recommande. Le fait indéniable, c est que, massivement, ils s en abstiennent, pour toutes sortes de raisons qui, en cet instant, importent peu. Le régime légal est parfaitement satisfaisant tant que tout va bien : il est bien connu, comme l a écrit le doyen Carbonnier et comme l a chanté Brassens, que les gens heureux n ont besoin ni de droit, ni de parchemin, ni, par conséquent, de régime matrimonial. Mais survient l adversité pour l un des époux, et ledit régime se referme comme un piège ruinant le

De quelques insuffisances du régime matrimonial légal 9 conjoint et le frustrant, le cas échéant, du fruit de longues années de labeur et d économies. Il était normal, en 1804, que le mari engageât la totalité de la communauté, puisqu il était le seul à l alimenter et même à pouvoir, juridiquement, contracter. Il faut ici rendre hommage au législateur qui, lorsque le travail féminin a commencé à se développer, a très tôt perçu les conséquences néfastes de cette règle pour les femmes exerçant une profession séparée et a créé en 1907 la catégorie des «biens réservés», mis à l abri des poursuites des créanciers du mari. Nul ne disconviendra que l institution a été largement un échec. Mais le problème était réel et les intentions parfaitement louables. Les «biens réservés» ont sombré, sans laisser des regrets excessifs, dans l euphorie de la parfaite égalité parachevée le 23 décembre 1985. Chacun des époux ayant les mêmes pouvoirs sur les mêmes biens communs, il pouvait paraître naturel qu il engageât désormais ces mêmes biens par ses dettes. Mais que le malheur survienne pour l un, et le piège se referme sur l autre. Tout ce qu il aura édifié ou du moins contribué à édifier par sa propre activité professionnelle est emporté dans le naufrage de son conjoint. Peut-on se contenter de compatir et d observer que, mariés pour le meilleur et pour le pire, l issue est inéluctable? Est-il raisonnable, alors que les tiers sont protégés contre toute remise en cause des opérations faites par un époux, y compris les donations (sauf fraude paulienne, bien sûr), mais que le conjoint se voie privé des fruits de son travail, sans restriction, ni limite? À une époque où le mariage est devenu extrêmement fragile et se trouve, au surplus, en situation de concurrence avec d autres formes, moins contraignantes, de communauté de vie, est-il raisonnable d admettre qu il puisse produire des effets aussi pernicieux? Sauf à opter pour un autre régime légal, ce qui est peu plausible et ne répondrait pas, au surplus, aux aspirations du plus grand nombre, qui reste à juste titre très attaché à l idée de communauté, il paraît nécessaire en ce début du XXI e siècle d envisager une refonte de cette aile de l édifice bâti en 1985. Mais, contrairement aux deux points précédemment traités, le remède ne peut procéder d une simple retouche de détail. C est une pièce majeure du dispositif qui est en cause. La «reprise en sous-œuvre» s avère extrêmement périlleuse. Il n est possible ici que d esquisser quelques pistes de réflexion, sans prétendre affiner des plans de détails. Deux questions doivent être posées : est-il possible d envisager une modification du seul article 1413 ou la remise en cause de la règle formulée par ce texte implique-t-elle une refonte plus profonde du régime légal? Une solution simple trop simple? pourrait consister dans la limitation du droit de poursuite des créanciers de l un des époux à la moitié en valeur des biens communs. Outre qu elle serait empreinte d arbitraire, car il subsiste des ménages dans lesquels un seul a des revenus professionnels et beaucoup d autres dans lesquels les revenus des deux époux sont très inégaux, cette idée séduisante soulève immédiatement une autre question : quel sort réserver, dans cette hypothèse, à l autre moitié de l actif commun? Plusieurs réponses pourraient être imaginées : soit l attribu-

10 Le droit patrimonial de la famille tion de cette moitié restant de l actif à l autre conjoint, ce qui se traduirait par une liquidation anticipée du régime ; soit son maintien en communauté, avec une seconde alternative : maintien pur et simple et sans restriction particulière ou maintien à titre de masse définitivement soustraite aux créanciers antérieurs de l époux poursuivi, constitutive d une nouvelle variété de «biens réservés». Ces dernières solutions seraient sans doute très difficiles à mettre en œuvre, de sorte qu une liquidation anticipée pure et simple, qui rapprocherait la situation des époux communs en biens de celle des époux séparés de biens disposant d une masse indivise, serait une issue plus réaliste. Et l on pourrait alors imaginer que le partage se fasse non par moitié, mais en proportion des revenus de chacun des époux ayant alimenté la masse commune. Mais si l on franchit ce pas, l on se situe d emblée bien au-delà de la seule remise en cause du principe posé par l article 1413. Deux réflexions peuvent être faites à ce stade. La première est qu une telle dissolution anticipée n aurait en soi rien d aberrant. Elle s apparenterait à une séparation judiciaire des biens, provoquée par les poursuites d un ou plusieurs créanciers (mais avec des effets différents, bien sûr, de ceux de l actuelle séparation judiciaire). On pourrait ainsi concevoir que l ouverture contre un époux commun en biens de toute procédure collective, commerciale ou civile, emporterait de plein droit séparation de biens et partage anticipé de la communauté, opposable aux créanciers actuels. Cette issue devrait sans doute être assortie de quelques correctifs, afin de prévenir et de neutraliser des comportements frauduleux. Ainsi, les biens acquis pendant la période suspecte pourraient être (simplement ou même irréfragablement) présumés avoir été acquis avec des fonds provenant de l époux défaillant. Plus généralement, une disposition semblable à l article L. 621-112 du Code de commerce (anc. art. 112, L. 25 janv. 1985) pourrait permettre aux créanciers de l époux défaillant ou à leur représentant de prouver par tous moyens que les biens communs acquis au cours des trois ou cinq dernières années l ont été avec des valeurs provenant de cet époux. On pourrait concevoir aussi seconde réflexion que le dispositif ci-dessus imaginé ne mette pas fin définitivement au régime de communauté et que, celle-ci une fois liquidée, le même régime reprenne, en quelque sorte, son cours pour l avenir. La situation de ces époux se rapprocherait ainsi à nouveau de celle, plus satisfaisante, qui, pour les époux séparés de biens (ou pour des concubins), est consécutive au partage de leurs biens indivis, à l initiative de l un d eux ou à la suite de poursuites engagées par des créanciers. Ils peuvent en effet librement alimenter une nouvelle masse indivise destinée à être partagée lors de la dissolution définitive de leur régime, par décès ou par séparation. L on voit donc que la seule modification de la règle de l article 1413 est impossible et que le déplacement de cette pièce du dispositif en bouscule d autres, non moins importantes. N est-ce pas, dès lors, l ensemble du régime de communauté qu il serait possible ou opportun de reconstruire sur de nouvelles bases? À nouveau, deux voies paraissent pouvoir être explorées.

De quelques insuffisances du régime matrimonial légal 11 La première est celle d une communauté à gestion séparée. L idée n est pas nouvelle. Elle existait en germe, avant 1985, pour les «biens réservés». Sa généralisation signifierait que chacun administrerait et engagerait seul les biens par lui acquis, sans remise en cause des règles de cogestion actuellement en vigueur, tant pour le logement de la famille que pour certains actes graves portant sur des biens communs limitativement énumérés. Elle ne résoudrait cependant qu une partie du problème et susciterait de considérables difficultés de preuve. Ainsi ne permettrait-elle certainement pas d éviter la constitution d une masse commune intermédiaire, soit faute de preuve de l acquisition des biens par l un ou l autre des époux, particulièrement en matière mobilière, soit plus simplement en raison d acquisitions faites conjointement par les deux époux, ne serait-ce que parce qu ils n auraient pu éviter de mettre en commun leurs ressources pour réaliser des investissements, au premier rang desquels on trouverait assurément le logement de la famille. De plus, cette gestion séparée des biens communs ne serait d aucun secours pour les époux n exerçant pas une profession séparée ou n ayant pas un niveau de revenus leur permettant de réaliser séparément des investissements significatifs. Une seconde voie, qui s écarterait davantage encore du modèle traditionnel de la communauté, conduirait à un rapprochement avec l idée fondatrice du régime de la participation aux acquêts et consisterait dans l établissement d une communauté différée, au sein de laquelle il n existerait, pendant la durée du régime, que deux patrimoines, les acquêts faits pendant la durée du régime ayant cependant vocation à être partagés et donnant lieu, comme aujourd hui, à une gestion contrôlée par le conjoint. Chacun des époux serait donc, pendant la durée du régime, seul propriétaire des biens de toute nature et de toute origine et répondrait seul de ses dettes sur l intégralité de son patrimoine. En cas d acquisitions communes ou à défaut de preuve de l acquisition par l un ou par l autre, les biens en question seraient réputés indivis entre les époux et seraient soumis au régime qui est actuellement celui de l indivision entre époux séparés de biens, c est-à-dire qu ils seraient partageables à tout moment, au gré des époux ou à la demande des créanciers de l un d eux, et ne répondraient corrélativement des dettes de chacun qu à concurrence de moitié. Néanmoins, à la différence de l actuelle participation aux acquêts, qui est d essence séparatiste, les biens constitutifs d acquêts au sens actuel du terme, ne relèveraient pas du pouvoir exclusif et discrétionnaire de leur propriétaire et resteraient soumis aux restrictions telles qu elles sont actuellement prévues, notamment par les articles 1422 et suivants du Code civil. Un tel régime resterait ainsi d essence communautaire. Son caractère mixte pourrait cependant être de nature à satisfaire ceux des époux ou futurs époux qui, en l état actuel de la législation, choisissent la participation aux acquêts. Seule la séparation de biens pure et simple constituerait une véritable alternative. Est-il permis au juriste de rêver? Alors rêvons d un régime matrimonial qui satisferait à la fois les aspirations contradictoires, d indépendance et néanmoins de communauté, que des époux peuvent ressentir.