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Transcription:

DJABIR ABDOU LE DROIT COMORI mir& tra/dirhu Î.. li' ~~. et I!Uftter!td-t ~?' '-.

LE DROIT COMORIEN, ENTRE TRADITION ET MODERNITÉ ABDOU DJABIR

Pour l honorable Paul GUY ancien Président du Tribunal Supérieur d Appel de Moroni, dont les recherches et les nombreuses publications sur le droit comorien, ont sorti ce dernier de l anonymat et de l oubli Pour Anne ETTER et Jean-François ETTER dont l action humanitaire aux Comores, l engagement volontaire sur le front social et pour les plus nécessiteux, n ont pas été ébranlés par le choc des cultures.

PRÉFACE La qualité et l érudition de l ouvrage de juriste que vous avez entre les mains plaident seul en sa faveur. Point n est besoin d un panégyrique pour vous donner envie d y plonger ni pour vous persuader que vous y trouverez rigueur juridique et éthique culturelle. Dès lors l intérêt que peuvent présenter ces quelques mots de préface est d amorcer un dialogue entre la magistrate française d outre mer et l homme de droit comorien. La méconnaissance du droit comorien positif de 2005 rend souvent le juge de Mayotte, dubitatif tant face au corpus commun des quatre îles que face aux usages inventés par ces populations cousines. Abdou DJABIR nous met sur la voie de la connaissance possible pour peu qu elle soit désirée. Enfin des explications structurées et argumentées sur ce droit, mélange des textes coloniaux et de coutumes ancestrales. Enfin de l écrit sur les pratiques issues du droit musulman et des traditions comoriennes, notamment celles qui interpellent le plus la modernité : la polygamie, le mariage des mineures prépubères, la répudiation non contradictoire et, la non reconnaissance paternelle de l enfant naturel. Enfin le dit, bousculant les nondits, ne camouflant pas les réalités douloureuses aux yeux soudain écarquillés du lecteur. Une meilleure compréhension s instaure alors, les portes de la réflexion s ouvrent sur l autre. Un législateur comorien choisissant de réformer, de moderniser, d humaniser. Un peuple cherchant à tâtons la voie d un meilleur équilibre entre les hommes et les femmes. Une société, tendue entre rites et modernité, voulant réussir ce que tente toujours le droit : s adapter aux remous et aux tensions des sociétés. 7

La femme de loi française chargée de rendre la justice à Mayotte rapatrie alors sa pensée sur cette île. Le statut civil de droit local, garanti aux mahorais par l article 75 de la constitution française reste immuable, statufié depuis le XII e siècle. La loi de 2001 qui avait le choix de la rédaction, et de la réflexion sur les modifications éventuelles est finalement restée lettre morte. Ce statut musulman, comorien, confronté aux mêmes tensions que sur les îles voisines mais contraint, comme un défi supplémentaire, à une cohabitation avec le statut civil de droit commun français est désormais à la croisée des chemins. Pourra-t-il rester immuable sous les coups de boutoir législatifs récents (fin de polygamie pour les hommes atteignant la majorité à compter du 1 er janvier 2005, abolition de l inégalité successorale, option de juridiction offerte aux mahorais de droit local) ou l amèneront-ils à procéder à son aggiornamento? Le droit français, qui affirme la prééminence du texte codifié pourra-t-il, avec le droit local qui repose sur les codes oraux, inventer une complémentarité, fructueuse pour tous? Enfin quid de ceux qui sont chargés de la justice cadiale à Mayotte. Les cadis comoriens ont été recentrés dans un rôle de médiateurs sociaux et la dualité tribunaux religieux / tribunaux laïcs a disparu. La République française peut trouver, sans doute, une place à chacun, dans le respect des compétences respectives. Finalement, c est le grand mérite du livre d Abdou DJABIR de nous amener à réfléchir, ensemble, aux enjeux juridiques et judiciaires de notre temps, aux Comores et à Mayotte. À l issue de cette lecture, la magistrate et le juriste, la Française et le Comorien, la femme et l homme, se heurtent toujours aux mêmes questions, sans cesse posées et sans cesse résolues : Comment changer en restant soi-même? Comment conjuguer universalité et singularité? Comment allier éternité et modernité, également précieuses? 8

Je veux pour ma part dire, sans risque d être démentie par Abdou DJABIR, que l on peut être ici et penser à là-bas sans animosité ; que l on peut être investi de l autorité républicaine française et vouloir accompagner et même participer, dans la tolérance et l ouverture, à l évolution locale d outre mer ; que l on peut croire au dialogue, à la franchise, à la confiance, obstinément. Mamoudzou, le 5 novembre 2005 Gwenola JOLY-COZ Présidente du tribunal de première instance de Mamoudzou, Île de Mayotte 9

1. AVANT-PROPOS Une grande partie de cette étude a été consacrée aux aspects qui caractérisent la société ancienne, la tradition souveraine du Mila Na Ntsi et certaines de ses coutumes générales ou particulières. L histoire récente montre que l ignorance ou le mépris de la tradition et de son système de régulation sociale compromet de façon durable les réformes sociales engagées par l action publique. L échec des réformes se traduit inévitablement par le retour en force du mythe de la tradition dans ses aspects les plus rétrogrades et obscurantistes. C est ce qui s est passé en 1978, lorsque le coup d état du 13 mai, mit fin aux réformes des structures et des mentalités, entreprises par la révolution sociale d Ali Soilihi Mtsachiwa. La colonisation avait par assimilation, ramené le droit local au plus bas de la hiérarchie des normes, considérant qu il est condamné à disparaître. Il identifiait le droit à la loi formelle de l État et au fonctionnement de ses institutions. L État indépendant des Comores reprit cette démarche et en fit une stratégie de développement national, considérant que le droit traditionnel et ses institutions sont exclus par les impératifs de la modernité. Le processus actuel d unification du droit positif des Comores montre cependant que la tradition du Mila Na Ntsi et ses coutumes comportent des aspects évolutifs, des règles, des systèmes d autorité et de sanction, capables de coexister avec les institutions d un État moderne. Ce témoignage apparaît notamment dans l évolution du droit de la famille et du statut personnel. C est dans ce domaine qu un droit uniforme est en train de naître, faisant disparaître le dualisme des juridictions et des règles applicables. Le nouveau projet de code de famille s écarte de la conception globalisante du droit des communautés villageoises, pour un droit de la famille conjugale. Le mariage cesse progressivement d être une 11

12 alliance mythique et exclusive des groupes lignagers et s affirme comme un contrat entre deux personnes. Il est célébré par un officier d état civil qui veille à ce que l expression particulière de la tutelle matrimoniale ne cache pas une volonté de nuire aux intérêts des époux. Il n existe plus comme ce fut le cas dans le code du Minhadj, deux catégories de majorité civile, une pour les hommes et une pour les femmes ; 18 ans est l âge de la majorité civile pour tout le monde ; seule la majorité requise pour contracter mariage est fixée à 18 ans pour les filles et 22 ans pour les garçons ; le consentement des époux est donné de façon explicite ; le silence de la mudjabarat (fille mineure et vierge, mariable par contrainte) ne vaut pas consentement au mariage. La polygamie est réglementée et restreinte à défaut d être supprimée, et la femme est associée à la direction morale et matérielle de la famille. Elle remplace son mari lorsque ce dernier est absent ou se trouve dans l incapacité d agir. Tels sont les aspects évolutifs de la tradition et de la coutume comorienne, que les rédacteurs du nouveau code de la famille ont choisi d intégrer dans l ordonnancement juridique en rénovation. Nous remercions infiniment les personnes qui ont facilité nos recherches sur le droit comorien. Nos remerciements vont plus particulièrement à Monsieur GUEUNIER qui a bien voulu mettre à notre disposition, toutes les publications de l honorable magistrat Paul GUY, celui qui a suscité l intérêt de la réflexion sur le droit comorien. Nous remercions également Madame Isabelle RASSINOUX et Monsieur Rizik DJABIR pour les corrections et les observations qu ils ont portées sur cette étude.

2. INTRODUCTION Les Comores sont un archipel de quatre îles : Mayotte (Maore), Anjouan (Ndzuani), Mohéli (Mwali), et Grande-Comore (Ngazidja). Lors du référendum du 22 décembre 1974, Mayotte a choisi de rester au sein de la République française, tandis que les trois autres îles ont accédé à l indépendance le 6 juillet 1975. Cette situation a modifié de façon notable, les équilibres traditionnels engendrés par le mode ancien de cohabitation, même si les tensions liées à l engagement militant des uns et des autres, cèdent progressivement le pas au dialogue de bon voisinage. Engagées dans la voie de la modernisation, les Comores sont en train de rénover leur droit et leurs institutions, en se dotant d un système juridique plus performant et mieux adapté. La rénovation du droit comorien est confrontée à des résistances multiples et à des obstacles dressés par les structures anciennes profondément rurales : les trois quarts de la population active vivent de l agriculture vivrière et de la pêche artisanale. Les structures de production et d échanges ont peu évolué par rapport à la période de la colonisation (1841-1975), au cours de laquelle l Archipel avait été coupé du reste du monde. Les effets d isolement par rapport à l extérieur où les élites locales continuent d être formées, s estompent avec le développement des moyens de communication. Du fait du caractère dérisoire des services des transports entre autres, l enclavement entre les îles maintient les obstacles à la libre circulation des biens, des hommes et des services. Musulmans à 99 %, les Comoriens vivent avec les règles de l islam qui a marqué de son empreinte, la vie quotidienne, en ville comme à la campagne et dans toutes les catégories sociales. La prégnance des hiérarchies sociales entre les catégories d individus, entre les villages selon leur origine et leur histoire, et la distinction très prononcée entre les sexes, entre les classes 13

14 d âge, les rangs sociaux, n ont pas encore complètement disparu malgré des évolutions appréciables. L autorité incontestée du père, de l oncle maternel, du mari et des parents vénérés, des aînés et des religieux chargés du contrôle social, fait encore partie des logiques de terroirs qui alimentent la coutume structurante. C est donc dans un contexte profondément rural, sous l empreinte de l isolement et de la religion musulmane, que le droit comorien est confronté entre la tradition et la modernité. Après l indépendance, la société comorienne a été traversée par des mouvements de contestation et de remise en cause de l édifice social traditionnel ; des périodes émaillées de coups d État, de révolution et de contre-révolution, ont rendu précaires les fondements de l équilibre social traditionnel, de plus en plus marqué par l explosion démographique et les contacts avec l extérieur. Cette accélération sans précédent de l histoire récente des Comores a mis en conflit les familles, les générations des aînés et celles de la jeunesse impatiente : 30 % de la population a moins de 20 ans et s affiche comme étant en quête de renouveau social. La douceur du mode de vie ancestral, les repères traditionnels infaillibles, les certitudes tranquilles ont volé en éclat, face à la complexité des relations sociales. Le second obstacle à la modernisation du droit comorien, est la disparité des systèmes juridiques, des statuts et des règles applicables ; disparités entre les règles issues du droit coutumier préislamique, les règles issues du fiqh (droit musulman) et les règles issues du droit français ou de l ancienne législation coloniale reprise par le nouvel État indépendant. En effet, pour assurer la continuité des services publics, la loi n 75 du 29 juillet 1975 a déclaré que les textes en vigueur avant l indépendance, demeurent applicables, à l exception de ceux relatifs à l organisation de l ancien Territoire des Comores. Le droit comorien en tant que corps de règles se présente ainsi comme un champ hétérogène marqué par la diversité des normes, des procédures, la dualité des juridictions et de statuts.

Cette situation est la conséquence des différentes civilisations étrangères (africaine, asiatique, arabe, malgache, européenne) qui se sont succédées tout au long de l histoire des Comores, et qui ont apporté chacune, son système juridique. Elles ont tour à tour déposé leurs règles et contribué à la pluralité des normes qui font à la fois la richesse et l originalité du droit positif comorien, mais aussi sa complexité, son manque de cohésion et de lisibilité. Les règles s empilent, se contredisent, compliquent la tâche du juge, affaiblissent le système judiciaire qui souvent, cède le pas à la pression des intérêts partisans, sans parler de l ingérence notoire de l autorité exécutive. Les règles issues des différents systèmes divergent sur la fixation de la majorité civile, sur le droit de tutelle des mineurs, sur le statut de la femme dans le mariage et après le divorce, sur les successions des terrains où les conflits sont latents etc. Cette cohabitation des normes qui se superposent et se font concurrence, ne facilite pas l identification et l application des règles précises, encore moins la tâche des juges et l exécution des décisions des tribunaux. Face à cette situation, les plaideurs ont recours aux traditionnelles solutions d arrangement qui ne vont pas forcément dans le sens du respect du droit et de la justice. Les acteurs du développement (investisseurs, organisations non gouvernementales et associations de la société civile) sont confrontés à la confusion des règles, à un environnement juridique complexe où se superposent de manière conflictuelle et non intégrée, des références normatives multiples et des textes anciens non exploités par manque de lisibilité entre autres. Le droit foncier offre à cet égard un exemple très significatif. Une même parcelle de terrain, objet de litige sur la propriété, peut faire intervenir les règles de la coutume matrilinéaire qui la destine aux descendantes de la lignée maternelle (manyahuli), les règles de droit musulman qui régit la succession selon la loi coranique, le régime foncier de l immatriculation établi par le décret français du 4 février 1911. 15

16 La solution retenue par l ancienne puissance de tutelle a favorisé le pluralisme juridique, mais pas la cohérence, ni la lisibilité des textes applicables. Le cadrage réalisé en 1939, avait consisté à délimiter les domaines de compétence des différents systèmes juridiques, à hiérarchiser les règles pour atténuer les effets de la diversité, et à faire appliquer celles-ci par deux catégories distinctes de tribunaux : les tribunaux de droit commun français pour les métropolitains et les étrangers, et les tribunaux appliquant le droit local aux autochtones. Ainsi les règles de droit traditionnel (droit coutumier et droit musulman ou fiqh) ont été cantonnées dans le statut personnel (mariage, divorce-répudiation, dons nuptiaux, fondations religieuses, filiation, succession, état civil etc.). Elles sont appliquées par les tribunaux religieux des cadis, ces derniers n ayant pas le statut de magistrats comme leurs homologues des tribunaux dits laïcs. Les tribunaux des cadis fonctionnent sans ministère d avocat et leurs décisions ne sont pas revêtues de la formule exécutoire, permettant de recourir à la force publique en cas de difficulté d exécution. On parle ainsi d une justice cadiale sans juriste, animée par des moquallid c est-à-dire des cadis non formés au droit musulman, et qui improvisent sur le tas. Toutes les matières qui se situent en dehors du domaine réservé au droit traditionnel, relèvent de la compétence du droit étatique moderne : droit pénal, droit civil et procédure civile, droit commercial, droit public etc. Cette dualité de statut et de règles consacrées par les tribunaux continue de marquer tout le système judiciaire comorien en dépit des réformes intervenues en 1987. Les règles de droit international introduites par les traités et accords dûment ratifiés, sont venues occuper le sommet de la hiérarchie des normes et tentent d innover dans le domaine des droits de l homme (droit de la femme et des enfants). Leur application pose cependant des difficultés en ce qui concerne la compatibilité au regard de l ordre social ancien et de la tradition ; ce qui n a pas empêché les pouvoirs publics de les adopter. Le législateur a pensé qu elles entreront plus tard dans la vie quotidienne des Comoriens.

Le législateur comorien considère que leur application progressive par les tribunaux, au cas par cas, aura une valeur pédagogique certaine, et que le droit, par la force de la loi et du rôle des tribunaux, servira de support légal et institutionnel à l évolution des mentalités et au changement social. Absence d unité et de cohérence des règles applicables, marginalisation du système de justice traditionnel qui reprend ses droits au moindre dysfonctionnement de la justice d État, dégradation des locaux, faiblesse des moyens de fonctionnement, absence de formation et de perfectionnement des magistrats et des huissiers, telle est la situation d ensemble qui conditionne l application du droit comorien et des décisions de justice. Aussi, les réformes en cours depuis 1987, visent des objectifs d ensemble dont l identification des règles applicables afin de les porter à la connaissance du public. Un des soucis du législateur est de parvenir à une simplification des règles applicables et à l unification du système judiciaire en faisant disparaître les deux ordres de juridictions. Cette réforme judiciaire est en voie d être complétée par celle du nouveau code de la famille, et le remplacement des cadis par les anciens juges de paix qui feront vivre la nouvelle organisation judiciaire. Quel est le devenir des coutumes reconnues comme une des sources du droit positif des Comores? Faut-il pérenniser toutes les coutumes en refusant leur codification. Quelles coutumes faut-il codifier, et quel est le sort de celles qui ne le sont pas? En ce qui concerne la réforme du droit de la famille, l enjeu majeur est de savoir qui doit légiférer en cette matière. L État législateur ou les oulémas qui disposent de prérogatives immenses et du monopole d interprétation des règles, en vertu du principe selon lequel le prophète aurait dit que «ma communauté ne saurait s accorder sur une erreur». Ils organisent la résistance contre la réforme du droit de la famille afin de ne pas perdre le contrôle de la gérance sociale organisée autour de la famille traditionnelle. 17

18 Celle-ci étant gardienne des antiques manières de vivre et de penser, elle est appelée à évoluer et à changer de comportement pour accompagner les changements en cours et pour s adapter aux évolutions. Quel est donc le devenir de la famille traditionnelle, cette institution patriarcale et conservatrice, confrontée au modèle de famille moderne, conjugale, et pour laquelle chacun s interroge sur le type de compromis possible? Concernant la dévolution de ses biens, que reste-t-il de la succession coranique selon laquelle la fille hérite de la moitié de la part du garçon? Quelle doit être l évolution du statut de la propriété foncière entre d une part, l indivision ancestrale impropre au commerce et d autre part, la nécessité de donner aux immeubles de la coutume, une destination commerciale et une vocation marchande conformes aux exigences contemporaines? Telles sont les questions posées depuis trois décennies, aux pouvoirs publics (exécutif, législateur, juges, oulémas) et à tous ceux qui sont chargés de contrôler et d anticiper sur les évolutions en cours. C est toute l organisation matrilinéaire et matrilocale mise en place depuis des millénaires, qui est appelée à évoluer ou à disparaître. C est aussi surtout, à propos du statut de la famille que des interrogations nombreuses et des griefs sont formulés à l encontre du système judiciaire, de ses pratiques et des hommes qui l animent. Ces derniers sont accusés de maintenir le voile sur les questions taboues que sont les mariages précoces et par contrainte des filles impubères et vierges (mudjabarat), la répudiation abusive et l abandon de famille, la violence conjugale, la polygamie laissée à l appréciation discrétionnaire du seul mari sous le regard impuissant de l État législateur, le refus sans recours de reconnaître les droits des enfants nés hors mariage etc. La situation juridique de la famille et plus particulièrement de l épouse et des enfants dans le mariage et hors mariage, est au centre de cette réforme attendue depuis trois décennies. Cette étude expose dans sa première partie, quelques aspects fondamentaux du droit traditionnel des Comores, tels qu ils sont

issus du fiqh (droit musulman) et des coutumes (âda), en précisant leur cadre institutionnel ancien, connu sous le nom de mila na ntsi (tradition et pays) ou tradition souveraine. La deuxième partie présente l apport vivifiant de la législation française dans les domaines du foncier, de l état civil et la rénovation du système judiciaire. Ces innovations ont besoin d être consolidées pour devenir des acquis du droit positif. Se pose alors la problématique de l évolution du droit : nécessité d unifier les règles et les procédures pour en finir avec la dualité de juridictions et l empilement des systèmes juridiques qui se contredisent. La troisième partie est une présentation de la réforme du droit (réforme judiciaire de 1987 et réforme du code de la famille). L accent est mis sur le contexte de la réforme du droit de la famille, les solutions légales apportées au problème de l instabilité conjugale et de l abandon de famille, les questions non élucidées telle que la situation des enfants nés hors mariage. Il est vrai que les Comoriens dans leur majorité préfèrent régler les conflits en misant sur l importance des relations personnelles et non sur les règles de droit. Néanmoins, la remise en cause des institutions traditionnelles et du fonctionnement de la justice, prouvent tant soit peu, le besoin de rénover le droit en tant que système de régulation sociale. 19