Les grandes villes côtières chinoises : vers la création d une Méditerranée asiatique



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Transcription:

Les grandes villes côtières chinoises : vers la création d une Méditerranée asiatique François Gipouloux * À la faveur des réformes économiques et de l ouverture engagée en 1978 avec le lancement des «Quatre Modernisations», une nouvelle vague d urbanisation a renforcé le rôle international des grandes villes chinoises de la façade maritime. Le basculement du centre de gravité économique de la Chine vers les côtes correspond à la réactivation d une tradition maritime ancienne. Inaugure-t-il * François Gipouloux est directeur de recherches au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et chercheur invité à l Académie des sciences sociales de Pékin. la formation d une Méditerranée asiatique sur le pourtour de laquelle les grandes métropoles seraient autant de plates-formes des flux d échange mondialisés? L urbanisation et l ouverture croissante de la façade maritime de la Chine a un précédent : l émergence des grandes cités-états autour de la Méditerranée à la fin de l Europe médiévale. La fragmentation de l ordre politique avait alors conduit à une vive concurrence entre différentes juridictions. Cette rivalité a aussi favorisé des innovations institutionnelles majeures, à l origine de la dynamique économique et politique de l Europe moderne. Où sont les nouvelles Venise, Gênes, Bruges et Amsterdam du xxi e siècle? Alors que la mondialisation accélère l érosion des souverainetés, la montée des ambitions internationales des villes et l apparition d îlots de gouvernance constituant les éléments d une nouvelle architecture mondiale invitent à repenser l articulation entre villes et États. Ces évolutions de l économie internationale dessinent un paysage où le contrôle des flux prime sur celui des territoires, et où les grandes platesformes que sont Hong Kong, Shanghai et, demain, la conurbation Pékin-Tientsin cherchent à concurrencer Singapour et Tokyo. À l horizon 2025, la Chine pourrait compter une dizaine de métropoles de plus de 10 millions d habitants. Comment ces mégalopoles s insèrent-elles dans la nouvelle géographie du pouvoir économique? Places centrales, villes réseau, plates-formes globales : les trois figures de l urbanisation chinoise L emballement de l urbanisation Trois facteurs ont contribué à l emballement de l urbanisation depuis le début des réformes en 1978. Le relâchement des contrôles sur l enregistrement des résidences a d abord permis à un nombre croissant de paysans chinois de s installer en ville. L essor des industries des bourgs et des villages, ensuite, a remodelé le paysage économique de nombre de districts dans lesquels les activités agricoles ne contribuaient que très partiellement au revenu de la population rurale. La densité de population et la prépondérance des activités non agricoles faisaient déjà d un grand nombre de ces districts des quasi-centres urbains. N étant pas Questions internationales nº 48 mars-avril 2011 85

Dossier La Chine et la nouvelle Asie reconnus comme des villes de plein droit, ils n apparaissent cependant pas encore en tant que telles dans les statistiques chinoises. Enfin, le partage des recettes fiscales entre l échelon central du pouvoir et les autorités locales a accru la marge de manœuvre financière de ces dernières. La population urbaine chinoise était de 607 millions d habitants en 2008. Elle devrait atteindre les 926 millions en 2025 1. Le maintien d un tel rythme de croissance implique qu une ville de la taille de Shanghai devrait être construite tous les ans. Cette urbanisation accélérée progresse selon deux axes : la transformation de districts ruraux en villes petites et moyennes, et l extension de métropoles existantes. Elle résulte aussi d une inflexion majeure de la stratégie de développement chinois. Au cours des trente dernières années, ce modèle de croissance a en effet été caractérisé par l exportation de produits manufacturés à bas coût et à forte intensité de main-d œuvre. La préférence donnée à la croissance extensive semble toutefois difficilement soutenable à terme. Ce choix, qui a permis une remarquable amélioration des conditions de vie de la population, s est aussi traduit par une dégradation préoccupante de l environnement et par l aggravation des disparités régionales et sociales, en particulier entre résidents urbains et ruraux. Un tel modèle apparaît problématique à long terme, dans la mesure où il tend à condamner le marché intérieur au sous-développement 2. La ville, élément du maillage administratif L urbanisation chinoise se déploie dans un contexte particulier, le terme même de ville n ayant pas le même sens en Europe et en Chine. La cité, dans son acception classique, vient de la commune, un modèle urbain apparu en Italie du Nord au xi e siècle avant de se diffuser rapidement en France, en Allemagne et aux Pays-Bas. L historien belge Henri Pirenne a souligné à ce sujet les exigences d autonomie de marchands aspirant à la liberté de circulation, l importance d une législation spéciale permettant d échapper à la multiplicité des juridictions, l institution progressive d une législation garantissant les droits des individus et la sécurité des transactions ainsi que la nécessité d une certaine forme d auto-gouvernement 3. Pour être considérée comme telle, une ville devait, selon Max Weber, posséder «des fortifications, un marché, un tribunal et une juridiction au moins partiellement autonome, une certaine forme d association, et une administration à l élection de laquelle participent les bourgeois». Il incluait dans cette structure politique la codification d une loi applicable par les consuls, la formation d associations politiques permanentes, la jouissance d un statut légal particulier, hors de la juridiction féodale traditionnelle 4. C est à l ombre de ces franchises, de ces chartes, de ce droit privé que grandit l homo œconomicus. En Chine, la ville n a en revanche jamais été instituée en entité juridique. Elle a d abord été un maillon du système bureaucratique. Analysant la place des villes dans la structure spatiale chinoise, l historien américain George William Skinner distinguait deux réseaux hiérarchiques, qui se superposent souvent ou se recoupent partiellement : celui de la Chine officielle, créé et géré par la bureaucratie impériale pour les besoins de son administration territoriale, et celui des transactions économiques, qui reflète la structure de la société chinoise, dominé par les propriétaires terriens et les marchands. L irruption des puissances coloniales au milieu du xix e siècle et, surtout, l ouverture chinoise à partir de 1978 ont profondément modifié ce paysage. La structuration du commerce international à partir de grandes plates-formes, autour desquelles les activités sont éclatées en rayons, a considérablement renforcé la position des villes côtières. Les capacités de production se sont concentrées dans les grandes métropoles portuaires, car s y trouvaient les infrastructures indispensables pour la localisation des entreprises étrangères : compétences, marchés et capacités de recherche. La qualité et la rapidité de l interconnexion avec le marché international revêtent dans ce cadre une signification stratégique. L ouverture permet 1 Selon diverses projections réalisées par les Nations Unies, la Banque mondiale et l Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). 2 Voir F. Gipouloux, «Chine : un modèle de croissance menacé», Questions internationales, n o 32, juillet-août 2008, pp. 56-66. 3 Henri Pirenne, Les Villes du Moyen Âge. Essai d histoire économique et sociale, Maurice Lamertin Éditeur, Bruxelles, 1927, pp. 150-151. 4 Max Weber, Histoire économique, Gallimard, Paris, 1991, pp. 334-356. 86 Questions internationales nº 48 mars-avril 2011

Raphaël Dang La skyline de Shanghai dominée par le World Financial Center (492 mètres) qui est le plus haut gratte-ciel de Chine. La ville compterait actuellement plus de 5 000 tours et 20 000 chantiers de construction. une autre configuration de la façade maritime, davantage orientée vers les autres villes portuaires asiatiques que vers la Chine de l intérieur. Ce basculement des villes côtières vers le réseau des villes fortement internationalisées n en est qu à ses débuts. Il se conjugue aux particularismes de l industrialisation chinoise : la fragmentation des marchés et des structures administratives, et l existence d un protectionnisme local exacerbé. L étude des paramètres classiques des échanges économiques internationaux, tels que les flux commerciaux et les flux d investissement, ne semble plus suffisante pour comprendre la dynamique de ces zones de coopération transnationale qui s étendent à la périphérie de Canton et de Shanghai. Il faut y adjoindre d autres indicateurs comme les mouvements de fret, l intensité des flux de télécommunication, le nombre des conférences ou expositions internationales, les mouvements de personnels appartenant aux compagnies multinationales, le montant et le niveau de technologies échangées ou achetées, la répartition des programmes de télévision par satellite, etc. Une telle évaluation de l évolution des villes à la périphérie de l Asie maritime livre alors une image bien différente de la vision classique des relations économiques internationales où l État-nation, la délimitation des frontières et le contrôle des populations constituaient les critères décisifs. Les nouveaux périmètres de l espace urbain Les villes chinoises ont une autre particularité : elles incluent dans leur périmètre administratif de nombreux districts ruraux. Chongqing, la grande métropole de la Chine centrale, est ainsi plus peuplée que la Roumanie, mais la moitié des résidents de la circonscription administrative de la ville qui s étend sur 82 500 km 2 la superficie de l Autriche vit à la campagne. Les villes chinoises sont en outre encore marquées par une logique industrielle héritée de l ère soviétique. Seule compte la production matérielle ; les services, comme toute activité intangible, ne sont pas valorisés. Il faut aussi Questions internationales nº 48 mars-avril 2011 87

Dossier La Chine et la nouvelle Asie compter avec un second héritage, plus ancien : la pensée confucéenne. Le marchand qui, croit-on, n apporte pas de valeur ajoutée au processus de production et de circulation des marchandises, est situé tout en bas de l échelle sociale. Or, l un des points communs des métropoles internationalisées qui jalonnent le pourtour du corridor économique de l Asie de l Est est la place grandissante qu y tiennent les services à forte valeur ajoutée (finance, assurance, immobilier, service aux entreprises). L expérience de l urbanisation dans les pays développés montre en effet que les économies de services permettent l intégration de plus grandes densités de population. Elles facilitent la diffusion des savoirs, utilisent moins d espace par employé et promeuvent une meilleure coopération entre entreprises que les économies dont le seul ressort est la production manufacturière. À Hong Kong ou à Singapour, les emplois dans les services sont plus concentrés qu à Shanghai, tandis que la structure économique chinoise reste caractérisée par une hypertrophie du secteur manufacturier et une atrophie des services. La part des services à Shanghai n a pas dépassé 50 % du PIB avant le milieu des années 2000, et une ville comme Tianjin demeure encore largement dominée par l activité manufacturière. Pourtant, les prestataires de services représentent une force montante dans l expansion et la transformation des villes, en imposant une nouvelle configuration de la pro duction, à la fois mobile, fragmentée et très internationalisée. De ce point de vue, il est nécessaire de remplacer une compréhension essentiellement binaire de l activité économique par une autre, construite autour des biens et des réseaux impliquant à la fois les fonctions manufacturières et de services. Trois dimensions sont à explorer : l importance de l information et de la connaissance, à la fois dans la production manufacturière et de services ; la «reconceptualisation» des frontières entre activités de service et activité manufacturière ; la nécessité de souligner le développement régional très inégal des services en Chine, notamment pour des raisons historiques. Les villes portuaires chinoises vont-elles devenir des acteurs majeurs du commerce international, des laboratoires de nouvelles formes de vie sociale? Elles sont en tout état de cause au carrefour de quatre flux qui s entrelacent : les flux de marchandises, les flux de capitaux, les flux d informations données et connaissance et les flux humains migrations et échanges de personnel hautement qualifié. Le biais que devrait emprunter la maîtrise des nouvelles routes du réseau commercial de l Asie au xxi e siècle savoir-faire manufacturier, puissance bancaire et financière ou capacité de recherche et d innovation est encore incertain. Il est en outre encore trop tôt pour en connaître l acteur principal. L intégration des services dans plusieurs métropoles de la façade maritime chinoise La connectivité est un atout déterminant de ces réseaux urbains très internationalisés. Les articulations du trafic de conteneurs et du transport aérien, des fonctions financières et de la coordination de la sous-traitance internationale font apparaître un réseau de villes, plus que de pays proprement dits. Les investissements sont, de nos jours, réalisés bien davantage dans les nœuds que dans les liaisons, car la création de richesses ne provient plus seulement du contrôle des routes commerciales. Elle est engendrée aussi et surtout par la coordination de la production de la valeur ajoutée et de la maîtrise de la recherche et de l innovation. La création des normes techniques et des standards qui vont déterminer les choix d industrialisation constitue dès lors un enjeu décisif. C est dans ce contexte qu au milieu des années 1980, Hong Kong et Singapour sont parvenus à intégrer des services toujours plus nombreux et plus sophistiqués dans une seule chaîne logistique. La coordination des opérations de sous-traitance internationale y devient une activité déterminante, de même que l exportation de services. Elles permettent aux villes de s affranchir de la dépendance à l égard de la production et d organiser l exportation de biens et services pour des pays tiers. Hong Kong assure ainsi 80 % des exportations du Hubei, une province de l intérieur de la Chine, sans que les marchandises transitent 88 Questions internationales nº 48 mars-avril 2011

Réalisation : Roberto Gimeno et Atelier de cartographie de Sciences Po, Dila, Paris, 2011 Le corridor économique de l Asie de l Est Grandes villes, 2010 Principales places boursières, fin 2009 Ports supérieurs à 3 millions d EVP*, 2008 Pékin Tianjin Wuhan Chongqing Dongguan Foshan Bangkok Ho Chi Minh-Ville Singapour Jakarta Population (en millions d habitants) Seules les valeurs supérieures à 5 millions d habitants sont représentées. Shenyang Tokyo Séoul Osaka / Kobe Shanghai Guangzhou Shenzhen Hong Kong Manille Thailand SE Korea Exch. Tokyo SE Jasdaq Osaka SE Shanghai SE Taiwan SE Corp. Shenzhen SE Hong Kong Exch. Philippines SE Xiamen Shenzhen Guangzhou Hong Kong Dalian Tianjin Qingdao Lianyungang Tokyo Yokohama Pusan Shanghai Ningbo Kaohsiung Port Klang (Kuala Lumpur) Singapour Bursa Malaysia Tanjung Pelepas Singapore Exch. Équateur Indonesia SE Équateur Équateur 36,7 15 5 Source : Nations Unies, division Population, World Urbanization Prospects: The 2007 Revision, février 2008, www.un.org. Capitalisation boursière (en milliers de milliards de dollars) Seules les valeurs supérieures à 10 milliards de dollars sont représentées. Source : World Federation of Exchanges (WFE), WFE Database, www.world-exchanges.org 3 1 0,1 Laem Chabang Trafic des containers (en millions d EVP*) Tanjung Priok Manille * Équivalent vingt pieds. 30 10 3 Nagoya Sources : compilation de l American Association of Port Authorities (AAPA), www.aapa-ports.org, d après Institute of Shipping Economics and Logistics, Containerisation International Yearbook 2010. physiquement par son territoire. Après la production délocalisée apparaissent des formes de plus en plus élaborées de «commerce délocalisé». Le rôle du capital étranger dans la reconfiguration des villes côtières chinoises est loin d avoir été négligeable. En 2008, le stock cumulé de capital étranger investi à Shanghai atteignait 294 milliards de dollars, soit 12,7 % du total national, alors que Shanghai ne représentait que 1,4 % de la population chinoise. Cette performance s est accompagnée de la montée en puissance des provinces voisines, Zhejiang et Jiangsu. La taille de la population urbanisée et donc des marchés, l existence de ressources en main-d œuvre qualifiée techniciens et ingénieurs et l accès à des centres de recherche sont également à prendre en compte. L émergence d un pôle industriel constitué par un ensemble de compagnies étrangères crée enfin un cercle vertueux, l arrivée de fabricants de composants entraînant celle d autres ensembliers dans la zone. L ancrage des flux logistiques Autrefois assumées par l entreprise, les fonctions logistiques sont désormais déléguées à des tiers, une évolution qui traduit le passage du service industriel au service informationnel. L ancrage des flux sur des plates-formes comme Shanghai, Canton ou Pékin-Tianjin dépend de la capacité de ces espaces métropolitains de marier des infrastructures de grande qualité avec des services très sophistiqués. Si les premières sont fixes, les compétences qui font la valeur des secondes sont en revanche très volatiles. Elles peuvent très rapidement se désagréger et se rassembler sur d autres places. Dans ce contexte, la maîtrise de la chaîne logistique n a pas pour Hong Kong, pour Shanghai ou pour Pékin les mêmes implications économiques et géopolitiques. L enjeu pour Shanghai est de devenir le Hong Kong du fleuve Bleu (Yangzi Jiang), en développant sa capacité de drainer davantage les exportations de toute la Questions internationales nº 48 mars-avril 2011 89

Dossier La Chine et la nouvelle Asie vallée du Yangzi et des provinces voisines, Jiangsu et Zhejiang, abondamment irriguées par le capital étranger. Pour Hong Kong, la logistique est le vecteur de sa transformation en centre virtuel, «cyber-port», pour toute la région. Espace physique, conditionné par la qualité de ses infrastructures, la ville devient de plus en plus un espace «dé-territorialisé» celui où la concentration des compétences, des savoirs, de la créativité, de l imagination, atteint une masse critique. L avenir de Hong Kong serait alors préfiguré par l évolution de Londres, New York ou, dans une certaine mesure, de Tokyo. Ces métropoles qui ne sont plus de grands ports commandent pourtant des flux considérables de marchandises dont le chargement et le déchargement se font ailleurs. Un centre financier de rang international en Chine continentale? Dans le domaine de la finance internationale, la répartition des rôles entre Hong Kong, Shanghai et Pékin pourrait se faire de manière fonctionnelle plutôt que sur le mode d une rivalité déclarée. À Pékin, l élaboration de la réglementation et les décisions ; à Shanghai, la mise en œuvre du fonctionnement des marchés ; à Hong Kong, la mise en place des produits élaborés. Si l ambition affichée de Shanghai est de devenir un centre financier international, il est difficile de l envisager à court terme : il a fallu environ trente ans à Hong Kong et à Singapour pour devenir des places financières internationales. Un tel processus est considérablement retardé par l absence de convertibilité de la monnaie nationale et par le sous-développement du marché des capitaux. Il faut aussi compter avec la place de Pékin, qui définit, élabore et fait appliquer la réglementation financière. Il est donc dans l intérêt de Pékin de conserver Hong Kong et Shanghai comme places complémentaires l une de l autre. Plates-formes pour la recherche et le développement Enfin, les villes chinoises apparaissent comme des pôles de recherche et d innovation. Si la Chine consacrait en 2008 1,54 % de son PIB à la recherche et au développement contre 3,3 % pour la Corée du Sud, la plupart des dépenses de ce secteur provenaient cependant des sociétés étrangères. Quant aux grandes et moyennes entreprises chinoises, elles étaient moins d un quart à disposer en 2005 de leur propre centre de recherche, et près de 90 % des exportations de haute technologie étaient cette année-là le fait de sociétés étrangères ou sino-étrangères. Pourquoi une telle absence de fluidité dans le passage du laboratoire à l atelier? La réponse est sans doute à chercher du côté de la façon dont les entreprises étrangères envisagent l implantation d un centre de recherche et développement en Chine. Pour la plupart, établies à Pékin, la proximité de Zhongguancun (ou Zhong Guan Cun) la «Silicon Valley» chinoise est déterminante. Les atouts en sont évidents : faible coût de la main-d œuvre qualifiée et étendue du réservoir de talents un cinquième des 5 millions de diplômés de l'enseignement supérieur le sont dans des disciplines scientifiques ou en ingénierie. Mais les réticences des entreprises étrangères à établir un centre de recherche et développement en Chine restent nombreuses en raison de la faible protection des marques et des brevets et de l insuffisante protection de la propriété intellectuelle en général 5. Environnement juridique et attractivité d une ville Les grandes villes côtières chinoises apparaissent comme des écosystèmes, où la qualité et la fiabilité des services juridiques comptent autant que les infrastructures matérielles. Les modalités d élaboration du droit des affaires sont en Chine caractérisées à la fois par la place très importante de la concertation, mais aussi par le maintien délibéré de zones de flou afin que les pouvoirs locaux puissent disposer, avec les entreprises étrangères, d une marge de négociation, comme en témoignent les variations régionales des régimes fiscaux. Les innovations juridiques induites par la mondialisation en particulier le développement important de l arbitrage conduiront-elles, comme 5 Voir Du Debin, Pierre Miège, «Understanding the Diverging Economic Paths of Beijing and Shanghai in High-Tech Sectors: The Factors Explaining the Localisation of Foreign R&D Centres», in François Gipouloux (dir.), International Trading and Finance Hubs in East Asia : Historical and Comparative Perspectives, Edward Elgar Publishing, Ltd, Cheltenham, à paraître en 2011. 90 Questions internationales nº 48 mars-avril 2011

le suggère la sociologue et économiste américaine Saskia Sassen, à l apparition d un système de justice privé 6? Car il s agit bien là d un mécanisme de gouvernance dont l autorité ne repose plus sur le seul État. Le remarquable développement de l arbitrage à Hong Kong vient illustrer ce point : il permet à nombre de sociétés continentales de bénéficier des garanties de l État de droit et de l expertise du droit britannique. Des mégalopoles aux macro-régions L évolution résulte de l intégration des mégalopoles aux pôles industriels situés dans leur voisinage immédiat Shanghai et les deux provinces adjacentes du Zhejiang et du Jiangsu par exemple. La multiplication des artères à grande vitesse, des aéroports internationaux, des réseaux de transport métropolitains accentuent ces effets d agglomération. DR À cet égard, le déplacement des investissements étrangers vers les services, plus importants à Shanghai que dans la production manufacturière est révélateur. L évolution des marchés de consommateurs et les changements dans les modes de vie exigent en effet des services plus sophistiqués. Dès 2007, les villes de Shenzhen et Suzhou avaient un PIB par habitant qui dépassait 10 000 dollars, suivies en 2008 par Canton, Wuxi, Foshan et Shanghai. En 2010, 15 villes chinoises 100 millions de citadins disposaient d un PIB par habitant supérieur à 10 000 dollars. Lorsque l on prend en considération l évolution du PIB par habitant, les modes de consommation taux d équipement des ménages en appareils électroménagers, nombre de foyers connectés à Internet ou nombre de téléphones portables ainsi que des phénomènes nouveaux comme les achats immobiliers à l étranger des riches pékinois, Le développement du tourisme intra-régional est un phénomène relativement récent en Asie. Un site comme Angkor, au Cambodge, voit sa fréquentation touristique augmenter de 30 % par an, principalement en provenance de Chine, du Japon et de Corée du Sud. cantonais ou shanghaiens, la coupure est marquée entre les mégalopoles fortement connectées entre elles et le reste de l espace national. Enfin, la prolifération des accords régionaux de libre-échange (AFTA, CEPA, ECFA 7 ) renforce le caractère central des zones métropolitaines en accroissant l intégration entre Hong Kong et le delta de la rivière des Perles, ou entre Taïwan et la vallée du fleuve Bleu. Les pays de l ASEAN 6 Saskia Sassen, Losing Control, Columbia University Press, New York, 1995. 7 Respectivement l Asean Free Trade Area, accord de libreéchange effectif depuis 2003 pour les 10 pays de l ASEAN, le Closer Economic Partnership Arrangement signé entre Hong Kong et la Chine en 2003 et l Economic Cooperation Framework Agreement signé entre Taïwan et la Chine en juin 2010. Questions internationales nº 48 mars-avril 2011 91

Dossier La Chine et la nouvelle Asie poursuivent activement la promotion d accords de libre-échange avec leurs voisins, la Chine en particulier. Les accords CEPA aboutissent de fait à la formation d un «Grand Hong Kong» au sein d un espace économique de plus en plus intégré (Hong Kong, Macao, Shenzhen, le delta de la rivière des Perles et Canton). L un des enjeux de l accord ECFA est, pour Taïwan, de devenir pour les multinationales américaines, européennes et japonaises un portail d entrée pour les investissements et les services bancaires à Shanghai et dans les grandes villes de la vallée du fleuve Bleu. * L émergence de zones urbaines très internationalisées sur la façade maritime de la Chine provoque des mouvements centrifuges qui accentuent le clivage entre une Chine marchande et cosmopolite et une Chine autarcique, dominée par la propriété publique, enfermée dans sa vision continentale. Le jeu complexe de la configuration des flux et des plates-formes qui structurent le corridor maritime de l Asie de l Est reste ouvert en raison de la multiplicité des niveaux d interaction et de la prolifération des acteurs : entreprises, municipalités, gouvernements centraux. Dans cette nouvelle hiérarchie très fluide des centres de régulation de l économie mondiale, le contrôle des routes et des nœuds par lesquels transite la richesse est plus important que la pénétration en profondeur et l occupation du territoire. Les villes commandent un espace voire des fragments d espace national qui ne leur est pas nécessairement contigu et qu elles recomposent selon une autre finalité que celle des États. Elles offrent aussi une autre échelle pour la compréhension des phénomènes économiques. Alors que les villes tendent à s imposer au détriment parfois des États, la mondialisation aboutit au découplage entre souveraineté et territoire. La virtualisation de l activité économique contournement des règles d origine dans la production délocalisée ou essor du travail offshore se joue des juridictions territoriales. Est-ce pour autant la «fin de la géographie», ou «l aplanissement du monde» 8? Rien n est moins sûr. Dans le laboratoire urbain où s élaborent souvent de façon chaotique les nouvelles règles qui présideront à l internationalisation de l économie chinoise, les tensions sociales et les risques environnementaux demeurent patents. À l heure du délitement ou de la reconfiguration des formes traditionnelles du contrôle étatique, les nouvelles modalités de la gouvernance urbaine chinoise, en particulier la place du droit, restent encore à écrire. n Pour en savoir plus Asian Development Bank, Managing Asian Cities, ADB Publishing, 2008 P. W. Daniels, K. C. Ho et T. A. Hutton (dir.), Service Industries and Asia-Pacific Cities : New Development Trajectories, Routledge, Londres et New York, 2005 François Gipouloux, La Méditerranée asiatique. Villes portuaires et réseaux marchands en Chine, au Japon et en Asie du Sud-Est, xvi e -xxi e siècle, CNRS-Éditions, Paris, 2009 François Gipouloux (dir.), International Trading and Financial Hubs in Asia : Historical and Comparative Perspectives, Elgar, à paraître en 2011 Yukon Huang et Alessandro Magnoli Bocchi, Reshaping Economic Geography in East Asia, The World Bank, Washington, 2009 Lamia Kamal-Chaoui, Edward Leman et Rufei Zhang, Urban Trends and Policy in China, série «OECD Regional Development Working Papers 2009/1», OCDE, Paris, 2009 George C.S. Lin, Developing China : Land, Politics and Social Conditions, Routledge, Londres, 2009 G. William Skinner (dir.), The City in Late Imperial China, Stanford University Press, Stanford, 1977 Fulong Wu, Jiang Xu et Anthony Gar-On Yeh, Urban Development in Post-Reform China : State, Market, and Space, Routledge, Londres, 2007 8 Richard O Brien, Global Financial Integration: The End of Geography, Royal Institute of International Affairs, Londres, 1992 ; Thomas L. Friedman, La Terre est plate. Une brève histoire du xxi e siècle, Saint-Simon, Paris, 2006. 92 Questions internationales nº 48 mars-avril 2011