Rendez-vous géopolitique avec l IRIS La Turquie dans l UE : une histoire impossible?

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Transcription:

Rendez-vous géopolitique avec l IRIS La Turquie dans l UE : une histoire impossible? Mardi 10 avril 2012, Maison de l Europe, Paris autour de Jacques-Hubert Rodier Editorialiste de politique internationale aux Echos Didier Billion Directeur des publications de l IRIS Rédacteur en chef de La Revue internationale et stratégique Spécialiste de la Turquie animé par Fabio Liberti Directeur de recherche à l IRIS 1

Introduction par Fabio Liberti L organisation de cette manifestation est partie d un constat simple : alors que la question turque avait suscité de nombreux débats lors de la campagne électorale de 2007, cela n est pas le cas aujourd hui. Le président de la République, Nicolas Sarkozy, avait affirmé de manière très claire son opposition à l entrée de la Turquie au sein de l Union européenne (UE). Force est de constater que, depuis lors, cette question est plutôt absente des débats politiques français et ne fait plus partie des préoccupations à l ordre du jour, alors que la Turquie développe une réorientation de sa politique étrangère et que l UE est centrée sur son mal-être économique. Au cours de ces dernières années, la Turquie s est affichée comme une puissance régionale grandissante au Moyen-Orient, et s est volontairement distanciée de l UE dans le but de prouver qu elle n est pas dépendante de son entrée en son sein. Il faut aussi rappeler qu elle refuse de reconnaître Chypre en tant que membre de l UE ainsi que sa présidence du Conseil européen à venir. La Turquie aurait-elle renoncé à l adhésion à l UE? Si des négociations d adhésion à l UE ont été ouvertes en 2005, on peut observer qu il n y a pas eu d avancées à ce niveau depuis le début de l année. Entre-temps, la Turquie connaît un réel développement économique même si elle reste soumise aux préjugés négatifs d un pays pauvre alors que son PIB par habitant équivaut aujourd hui à celui de certains pays d Europe centrale et orientale membres de l UE, la Lettonie notamment. Cette conférence-débat portera sur deux questions essentielles auxquelles nos intervenants tenteront de répondre. La première question concerne le sempiternel débat de l adhésion de la Turquie à l UE. Quels sont les arguments pour et quels sont les arguments contre une intégration de la Turquie à l UE? Il est important et nécessaire de prendre en compte certains arguments «négatifs» lorsqu il s agit d aborder cette question incontournable : les frontières de l UE, l apparente opposition des citoyens européens à une éventuelle adhésion de la Turquie à l UE, les institutions européennes qui semblent incapables à ce jour de prendre en compte un pays de la taille de la Turquie, le rôle de l armée, la question des droits de l homme et notamment la question kurde, la question démographique, le faible PIB par habitant (12 000 dollars en 2010). N oublions cependant pas que certains éléments peuvent laisser présager une adhésion future de la Turquie à l UE : en ce qui concerne la question chypriote, il semblerait que la Grèce soit fautive dans le blocage des négociations ; il n est pas acquis que la démographie turque dépasse l Allemagne au contraire, on remarque une baisse constante de la démographie turque depuis quelques années ; et enfin l armée est davantage sous contrôle depuis l arrivée de Recep Tayyip Erdoğan. Et de se demander : l élection présidentielle d avril-mai 2012 changera-t-elle la donne en ce qui concerne le processus d adhésion actuellement gelé? Si sur le court et moyen terme, il n y a pas de place pour la Turquie au sein de l UE, la Turquie reste toutefois un grand pays aux portes de celle-ci. Comment peut-on alors améliorer les relations entre des pays comme la 2

France et la Turquie et entre un ensemble comme l UE et la Turquie au moment-même où, à Bruxelles et Ankara, on observe de plus en plus de signes de discordes? Synthèse des thèmes abordés par Jacques-Hubert Rodier Jacques-Hubert Rodier a ouvert la conférence-débat en confirmant les propos tenus par Fabio Liberti dans son introduction pour qui la question de l adhésion de la Turquie au sein de l UE est moins présente depuis la campagne électorale de 2007. Il s est interrogé sur les ingrédients qui pourraient être à l origine d un regain d intérêt pour cette question. Surtout à un moment où la guerre civile menace en Syrie. Pourquoi la Turquie, par rapport à 2007, n est-elle pas dans les débats de la campagne électorale et pourquoi ne l est-elle pas de manière plus générale dans les autres pays d Europe? Une certaine distraction de la politique étrangère de l Union européenne Selon Jacques-Hubert Rodier, il semblerait que l UE se soit détournée de la question de l adhésion de la Turquie et ce pour plusieurs raisons : - la crise économique ; - la Turquie n intéresse pas pour des raisons purement techniques : depuis plusieurs mois les négociations qui doivent avoir lieu sur les chapitres d adhésion de la Turquie sont bloquées. Un seul chapitre a par ailleurs été clôturé à titre provisoire depuis l ouverture de ces négociations alors que d autres pays ont davantage de facilité à valider ces mêmes chapitres et à adhérer à l UE ; - l UE manque véritablement de ressort et n a pas la capacité politique pour répondre aux défis posés par l intégration de la Turquie ; - enfin, une adhésion de la Turquie à l UE créerait une Union avec des frontières beaucoup plus larges et très perturbées comme celles de la Syrie, l Irak, l Iran. La distraction européenne mentionnée préalablement peut-être généralisée aux révolutions arabes. En effet, les questions concernant le bassin sud de la Méditerranée ne semblent guère intéresser en ces temps de campagnes présidentielles, de même que la «question turque» n est plus d actualité. Force est donc de constater que l Europe est actuellement focalisée par ses difficultés économiques et se replie sur une forme d ethnocentrisme. Une crise identitaire européenne La question turque renvoie aussi une image déformée de la crise identitaire européenne. S agit-il d une union communautaire ou d une union entre États où les relations se traitent essentiellement bilatéralement? On a pu constater lors des opérations en Libye que l Europe n a pas agi en tant que communauté comme si l objectif d une Europe de la défense appartenait déjà au doux rêve du passé. La réponse, et les observateurs sont unanimes, fut plutôt bilatérale, décidée entre Paris et Londres sans Berlin. Cette crise identitaire profonde à laquelle nous faisons face aujourd hui en Europe, pose la question de l élargissement de l UE sur son flanc oriental. Or les Européens sont confrontés désormais à une «fatigue» dans 3

l élargissement. En effet, elle a absorbé dix pays rien qu au cours de l année 2004, et il reste à ce jour les États qui sont des protectorats européens tels que le Kosovo et la Macédoine, en attente d intégration. Quelle est donc demain la place de la Turquie? Beaucoup, dans ces temps de crises, doutent de la capacité de l UE à absorber en son sein tous ces pays. Il est paradoxal de rappeler que la Turquie est aujourd hui le plus ancien candidat. Cependant, un certain nombre de raisons peuvent justifier de la lenteur du processus d intégration de la Turquie au sein de l UE. Qu en est-il de la volonté turque de rejoindre l UE? Orhan Pamuk disait du processus d adhésion de la Turquie à l UE : «Le rêve d une Europe idyllique si puissant que même nos intellectuels et nos politiques les plus antioccidentaux y croyaient secrètement s est évanoui». En effet, pour Jacques-Hubert Rodier il semblerait que depuis 2002, la Turquie s est éloignée du projet d adhésion. Une évolution renforcée par l arrivée de l AKP au pouvoir. L adhésion à l Union était devenue un peu la concrétisation de cette marche vers l Europe reprise en 1923 lors de la formation de la République de Turquie et poursuivie pendant des années voir des décennies. Mais aujourd hui, la Turquie est devenue un pays émergent et se voit comparée à un «Brésil bis» sur le flanc oriental de l Europe. Son intérêt croissant est de jouer la carte de la puissance régionale, entre Syrie et Iran mais aussi comme intermédiaire comme ce fut à un moment le cas dans le conflit israélo-arabe. Reste que cette politique du zéro problème avec ses voisins développé par le ministre des affaires étrangères Ahmet Davutoglu est loin d être un succès. Tant la situation en Syrie s est dégradée et oblige la Turquie à faire face à un flot de réfugiés. De plus ses tentatives avec le Brésil de négociation avec l Iran sur le programme nucléaire iranien n ont rien donné. Mais la Turquie exerce toujours un pouvoir d attraction. Avec le printemps arabe, le parti pour la justice et le développement au pouvoir depuis 2002 est devenu une source d inspiration pour les autres pays musulmans comme représentant d un «islam modéré». C est vraisemblablement la grande rupture. Pendant près de quatre-vingt ans elle a essentiellement donné dans le monde arabe, l impression d avoir tourné le dos à l ancien espace de l empire ottoman. Or, la Turquie et l AKP rendent à nouveau au pays sa force musulmane dans la région. Difficile de présager un avenir à la question de l adhésion turque à l UE Pour Jacques-Hubert Rodier, les élections présidentielles françaises ne changeront pas fondamentalement la donne. Ainsi, quel que soit le futur occupant de l Elysée, la France ne sera pas confrontée à un changement brutal de politique en ce qui concerne l adhésion de la Turquie à l UE. Dans le cas où François Hollande serait élu, il pratiquera une position «à la Hubert Védrine», c est-à-dire moins déclamatoire qu avec le président Nicolas Sarkozy et son refus affiché d envisager un jour une adhésion. Les socialistes seront enclins à laisser se 4

poursuivre le processus d adhésion sans réellement lui donner un terme. Or, tant que la question chypriote n est pas résolue, huit chapitres risquent de rester bloquer. Enfin, dans le cas où Nicolas Sarkozy se succéderait à lui-même, il n y aura aucun changement. En conclusion, si l Union européenne ne s élargit pas à la Turquie, ne se condamne-t-elle pas à rester ce qu elle est géographiquement et ce que Paul Valéry appelait «un petit cap de l Asie»? La Turquie n est-elle pas une chance de l UE de s agrandir face à la Chine et aux États-Unis? Mais si la Turquie rejoignait l Union l institution serait-elle toujours gouvernable sachant qu à 27 déjà, elle éprouve des difficultés? Synthèse des thèmes abordés par Didier Billion La Turquie dans l Union européenne, une histoire impossible? Didier Billion a estimé qu il fallait tenter de prendre du recul par rapport à la question d adhésion de la Turquie et, surtout, de ne pas s attacher à «l écume événementielle des choses». Pour lui, le débat entre l Union européenne et la Turquie est un débat qui est compliqué certes, complexe et récurrent depuis de nombreuses années, mais que nous n arrivons pas à solutionner pour autant. Il s est intéressé à une question fondamentale : celle des vagues successives d élargissement de l Union qui n ont pas permis de dégager de réelles convergences politiques. Par ailleurs, ces élargissements souvent mal maitrisés, n ont pas permis de procéder aux réformes nécessaires. Ils n ont pas permis non plus de dégager les axes clairs de construction de l UE non pas tant parce que nous sommes 25 ou 30, mais plutôt parce que le processus de construction de l UE «marche sur sa tête» et qu il faut donc désormais le «remettre sur ses pieds» pour que les citoyens de l UE puissent s y retrouver. En effet, on observe un déficit de compréhension du projet politique que nous sommes en train de tenter de construire. Or si nous sommes dans l UE en manque de perspective, balloté par des événements économiques que nous ne maîtrisons pas, nous nous trouvons alors dans une période où le risque de choisir dans l Histoire européenne des éléments identitaires comme lien fédérateur est grand. Si nous considérons que le projet européen n est plus strictement politique mais identitaire, alors il y a un véritable danger de repli sur soi et d incapacité à nous projeter dans les régions avoisinantes. Dans ce type de réaction qui fait le lit du populisme dans l UE, la Turquie est perçue, qu on le veuille ou non, comme un nouvel élément perturbateur, lourd d incertitudes et de peurs fantasmées. Pour Didier Billion, malgré la déclaration du Conseil européen en décembre 2004 de traiter la candidature de la Turquie au même rang que les autres candidatures et par ce fait de reconnaître collectivement l européanité de la Turquie, le débat démocratique français subit une véritable régression depuis que le président de la République considère purement et simplement que la Turquie ne fait pas partie de l Europe. Cette candidature de la Turquie est compliquée puisqu elle agit comme un miroir placé devant la face de l UE. Or selon notre intervenant «si nous voulons nous projeter de l avant, si nous devons résoudre les questions qui se posent, alors il est de notre devoir de les prendre à bras le corps». 5

La question de la frontière Il n existe à ce jour, pas de consensus sur les frontières délimitant l Europe. Pour Didier Billion, il est donc nécessaire de s interroger sur la conception de la construction européenne dont nous disposons : cette conception relève-t-elle de la géographie physique ou non? Car si tel était le cas, nous choisirions une frontière naturelle comme délimitation européenne. Or, il est essentiel de rappeler que le projet européen n est pas un projet géographique en soi, et qu a contrario il s agit là d un projet strictement politique d autant que la géographie n est pas une science exacte et qu au cours des siècles, les délimitations géographiques elles-mêmes ont évolué. La question des valeurs et de l identité européenne La question des valeurs et de l identité européennes s est cristallisée depuis la candidature d adhésion de la Turquie à l UE. Si les valeurs et l identité européennes étaient fondamentalement chrétiennes comme beaucoup ont pu l affirmer, il n est pas possible pour Didier Billion que l UE ait une identité chrétienne en tant que telle. Et d ajouter que d accepter le contenu identitaire de la construction européenne en tant qu élément principal de sa construction aurait pour conséquence de faire passer le projet politique de l UE au deuxième plan. Cela irait précisément à contre-sens de ce que nous devrions vouloir pour l Union d autant plus que cette attitude pourrait entraîner l affirmation des nationalismes rétrogrades. La pertinence du niveau européen pour décider et agir dans un monde global Pour Didier Billion, si l UE prétend être active dans le monde global mais aussi dans son environnement, le Moyen-Orient, le Caucase, l Asie centrale, ne faudrait-il pas dans ce cas avoir comme membre de l UE la Turquie qui de par sa position géographique, de par son histoire mais aussi de par son potentiel actuel serait un apport nécessaire dans la tentative de résolution des nombreux défis qui se posent dans ces régions? Des avantages plutôt que des inconvénients à l intégration de la Turquie dans l UE à terme Pour que l UE se construise comme un projet politique, il faut tenter de raisonner en termes de perspectives démographique, économique, géographique, politico-institutionnel, etc. L attitude spécifique de la France En tant qu ardent partisan de l entrée de la Turquie dans l UE, Didier Billion est plutôt dubitatif quant à l attitude du candidat Sarkozy envers la question de l adhésion turque à l UE et a par ailleurs confirmé les propos tenus par Fabio Liberti : la dimension turque n est plus présente dans le débat électoral actuel comme elle a pu l être lors des précédentes échéances. Il a aussi affirmé sa condamnation de l instrumentalisation de Nicolas Sarkozy du dossier turc pour des raisons de politique intérieures ainsi que l attitude récurrente de mépris voire d humiliation de ce dernier vis-à-vis de la Turquie durant les cinq années de son mandat. Et 6

d ajouter que Nicolas Sarkozy n a pas été une seule fois en Turquie, en tant que président du G20. Ainsi, cette obsession antiturque a entraîné la France dans l opposition à la perspective d intégration de la Turquie dans l UE qui n a pas connu d ouverture de nouveaux chapitres dans le processus de pourparlers depuis maintenant deux ans. Didier Billion a tenu à préciser qu il y avait 35 chapitres pour compléter le processus d adhésion, 13 ayant été ouverts et un seul ayant été refermé. Pour notre intervenant, l attitude de Nicolas Sarkozy relève d une option fondamentale à mettre au compte du bilan de sa politique extérieure qui possède éventuellement quelques aspects positifs mais aussi beaucoup d aspects négatifs et à chercher dans ce que certains appellent «l occidentalisme» de la politique étrangère française depuis cinq ans. Existe-t-il toujours une forte volonté d adhésion à l UE de la part de la Turquie? Cette volonté d adhésion est bien moindre qu il y a quelques années. Dans le cours de la bataille politique qui a précédé l ouverture des pourparlers, tous les sondages d opinions donnaient deux tiers des sondés en Turquie favorables à la perspective d entrée de leur pays dans l UE. Aujourd hui si les sondages sont fluctuants, ce sont de 35 à 45 % qui sont favorables à l entrée de la Turquie. Il est néanmoins clair que l enthousiasme turc vis-à-vis de l UE a faibli pour deux raisons : - «à force d avaler les couleuvres européennes elles sont devenues fort indigestes au gosier turc» ; - au vu de la situation économique européenne celle-ci possède une capacité d attractivité moindre qu il y a quelques années. Il ne faut pas non plus sous-estimer que la Turquie a pris conscience de son potentiel économique, politique et diplomatique et de son impressionnante capacité, au milieu de mille difficultés, à se projeter dans la région. Certes le slogan «zéro problème avec nos voisins» lancé par le ministre des Affaires étrangères turc, Ahmet Davutoğlu, il y a quelques années, n a pas été immédiatement réalisable, c était du moins un objectif qu il s était fixé. Est-ce cependant la faute de la Turquie? Elle en porte probablement une part de responsabilité, néanmoins il faut admettre que les turbulences régionales actuelles ne rendent pas le déploiement de sa politique extérieure aisée. Est-ce pour autant que la Turquie a abandonné son projet européen? Didier Billion possède la conviction qu il n en est rien. Pour lui, même si la Turquie a redéployée sa politique dans la région, elle reste axée sur ses fondamentaux : l alliance stratégique avec les États-Unis et sa volonté d intégrer l UE, même si les formes sont peutêtre à rediscuter dans les mois et les années à venir. Enfin, il est indispensable de prendre garde à ceux qui considèrent que nous sommes en train de perdre la Turquie, c est loin d être le cas, bien au contraire. L intégration de la Turquie à l UE : un rêve impossible? Ni l UE ni la Turquie ne seront les mêmes dans dix ou quinze ans, il nous faut donc cesser ce débat pervers qui est celui de penser la perspective d adhésion pour demain matin ou 7

pour dans soixante-dix ans. En revanche, il est plus réaliste de concevoir l intégration de la Turquie à moyen terme : dix, quinze ans peut-être. Dans un livre publié par Michel Rocard 1 ce dernier avait mis la perspective d adhésion de la Turquie à 2023 car il s agira du centenaire de la république. Enfin, imaginer une nouvelle architecture européenne dans laquelle toute la Turquie pourrait prendre sa place est un défi pour les relations turco-européennes ainsi que pour l UE elle-même. Compte-rendu rédigé par Victoire MAYOR 1 Michel Rocard, Oui à la Turquie, Paris, Hachettes Littérature, 2008. 8