L histoire du disque en France. L aventure artistique du catalogue arabe Pathé Marconi Naïma Yahi *

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L aventure artistique du catalogue arabe Pathé Marconi 1950-1970 Naïma Yahi * «[...] En cela, immigrer c est immigrer avec son histoire (l immigration étant elle-même partie intégrante de cette histoire), avec ses traditions, ses manières de vivre, de sentir, d agir et de penser, avec sa langue, sa religion ainsi que toutes les autres structures sociales, politiques mentales de sa société ( ) bref avec sa culture.» Abdelmalek Sayad L histoire du disque en France est frappée d amnésie quand il s agit d évoquer les initiatives artistiques qui ont permis, à l époque coloniale, l émergence de la chanson maghrébine en France et en Afrique du Nord dans la dynamique de la chanson arabe en provenance du Moyen-Orient. Que reste-t-il de ce qui fut dénommé alors «catalogue arabe» proposant ainsi à la fois les plus grands succès des Baïdaphon ou autre Cairophon 1, principaux producteurs du panthéon égyptien de la chanson arabe, mais également les grandes voix du Maroc, de l Algérie ou de la Tunisie, alors présentes en France? Dès l invention du disque au tournant du XX e siècle, l enregistrement à caractère ethnographique se développe : une chorale marocaine perchée sur l Atlas ou une confrérie religieuse oranaise, les chants du Maghreb aiguisent la curiosité de voyageurs attirés par l ailleurs de l Afrique du Nord. Les fanfares des troupes coloniales font partie également des enregistrements gravés sur supports 78 tours, et offrent à l auditeur les chants guerriers des campagnes militaires des grands conflits du siècle. Mais jusqu au tournant des années Trente, aucun catalogue consacré aux musiques maghrébines n est proposé en France. Le ténor algérien Mahieddine Bachtarzi alors au cœur de la vie musicale et théâtrale de l Afrique du Nord collabore dès les années 30 aux catalogues des frères Baïda en Allemagne et auprès de la maison de disque française Gramophone 2 pour que les artistes maghrébins puissent accéder à la diffusion de leurs enregistrements. Ainsi, un de ses plus fidèles compagnons de route, Ecarts d'identité N spécial / 2009

Rachid Ksentini, le «Bourvil algérien», enregistre la plupart de ses chansons comme «Chomage» ou «Jari Sid Ahmed», à la même époque chez Gramophone à l instar du marocain Lhadj Belaïd (dénommé Raïs Belaïd à l époque). Ce catalogue arabe deviendra celui de la maison Pathé Marconi, regroupant les marques Gramophone, Columbia, Odéon, Ducretet Thomson, et ses propres enregistrements. C est l aventure de ce catalogue que nous voulons évoquer ici en entamant notre récit par l effervescence de la chanson maghrébine de l exil des années cinquante à sa disparition au tournant des années soixante-dix. Intimement liée à l histoire de l immigration maghrébine, l histoire de cette production discographique n a jamais vraiment été abordée dans son ensemble essentiellement par le manque d archives à disposition des chercheurs 3. Nous verrons dans un premier temps qu il est possible aujourd hui d accéder à de nouvelles sources d archives privées et de relever des indices très précieux à la connaissance de l histoire de la musique maghrébine de l exil, ainsi qu à la vie culturelle de l immigration maghrébine en France. Cet état des lieux effectué, nous vous proposerons de revenir sur le parcours des pionniers de ce catalogue et animateurs infatigables de la vie musicale, à la croisée des lieux de sociabilité que sont les cabarets orientaux, les studios d enregistrement ou les quartiers de l immigration maghrébine. Enfin, nous pourrons appréhender les contours du visage de la famille musicale qui collabore alors dans les studios de la maison de disque Pathé Marconi puis nous déterminerons les principaux thèmes de la chanson maghrébine de l exil. L apport des archives privées Les archives sont une source inépuisable pour l historien qui veut mettre à jour de nouveaux indices. Par définition, si l histoire est une enquête qui mène à établir la vérité, celle-ci ne peut se passer des données précieuses que nous offrent les archives d entreprises privées ou celles d artistes, de particuliers et d ayants droits dans le cas qui nous préoccupe. Par essence, l histoire de la vie culturelle des Maghrébins en France, si elle s écrit en puisant dans les fonds d archives publiques 4, doit beaucoup aux archives privées de ses principaux acteurs. Si nous avons fait appel aux fonds d archives de l auteur compositeur interprète Kamel Hamadi, ou de l acteur et chanteur Habib Reda, nous avons eu la chance de les confronter aux archives de la maison de disque Pathé Marconi détenues aujourd hui par la société Emi Music France. Le catalogue arabe de la maison Pathé Marconi est composé aujourd hui selon nos estimations de plus de 2000 titres sur support 78 tours et de plus de 3000 titres sur support analogique (bandes). Si l équipe alors en place a effectué un travail de repérage et de classement rendant accessible le fonds composé des bandes, elle manque de moyens pour la partie composée de 78 tours. Ecarts d identité N spécial / 2009 9

Accompagnée par elle, et en collaboration avec l historienne Linda Amiri à l origine de la redécouverte de ce fonds, nous avons eu à appréhender les différentes informations détenues aux archives 5. Le premier niveau d information est la fiche d enregistrement. Sur ce document figure les informations de base permettant d établir la genèse de chaque oeuvre : le nom de l artiste-interprète, le titre de la chanson, les auteurs compositeurs, le nom du chef d orchestre, les dates et heures de l enregistrement (introuvable dans les registres de la SACEM) et la durée du morceau. Le deuxième niveau d information est celui de la Label Copie autrement désignée fiche de production. Sur ce document, vous pourrez retrouver la date de production qui correspond à la mise sur le marché et donc qui diverge de la date d enregistrement. Si ces deux sources sont composées d éléments communs, la Label Copie nous offre la transcription en arabe des titres présents sur le disque et ceci, quelque soit la langue de l interprète : ainsi, les chansons kabyles de Slimane Azem ou Chérif Kheddam sont transcrites en arabe sur la pochette des 45 tours. Le tampon BIEM fait référence au Bureau International des Sociétés Gérant les Droits d Enregistrement et de Reproduction Mécanique indiquant que la maison de disques s est acquittée auprès de son représentant français la SDRM (Société pour l administration du droit de reproduction mécanique), des droits inhérents à l époque à la fabrication de 45 tours. Enfin, le numéro de matricule permet encore aujourd hui de croiser les informations au sein de la base informatique des archives d EMI Music France afin de retrouver la bande analogique et éventuellement la fiche d enregistrement. Enfin, la pochette du 45 tours constitue bien évidemment le troisième niveau d information qui nous offre un précieux échantillon de l esthétique des pochettes de chaque époque. Dessins, photos des studios Harcourt en noir et blanc ou simple photo tirée d un magazine sur papier glacé, chaque pochette nous transporte dans l ambiance éclectique des années Ghorba (exil). La pochette du disque reprend également le numéro de matricule, les références des auteurs compositeurs, la durée des morceaux et dans quelques cas, propose un récapitulatif du catalogue de l artiste, ce qui offre généralement de nouvelles pistes de recherche. Ce faisceau d information a pour effet d enrichir notre connaissance des parcours de nombreux artistes, de renseigner la chronologie des œuvres, d étayer nos hypothèses quant aux collaborations artistiques nombreuses venant corroborer les témoignages recueillis auprès des artistes. Forts de ses informations, nous vous proposons de revenir plus particulièrement sur le parcours des principaux animateurs de ce catalogue. 10 Ecarts d'identité N spécial / 2009

Les Pygmalion du Quartier Latin Si Mahieddine Bachtarzi et son comparse le jazzman algérien Mohamed El Kamal animent la vie musicale de l entre-deuxguerres, le catalogue s étoffe au tournant des années 50, ce succès coïncidant avec l accélération des flux migratoires dans une France en pleine reconstruction. Au cœur de cette effervescence se trouvent plusieurs figures incontournables qui, de par leur fine connaissance du patrimoine artistique maghrébin, ont pu faire émerger des nouveaux talents issus majoritairement de l immigration maghrébine 6. La vie musicale tourne autour d un personnage central : Ahmed Hachlaf. Il est le mentor, le producteur et le diffuseur de la musique maghrébine et moyen-orientale en France et au Maghreb. Issu d une famille de magistrats, le jeune étudiant en droit de dixsept ans se fait embaucher en 1946 à Paris Inter où il est chargé d animer une émission radiophonique quotidienne destinée aux travailleurs maghrébins. C est en 1947 que l animateur est engagé comme responsable du catalogue arabe de la maison d édition phonographique Pathé Marconi : «Je me suis trouvé du jour au lendemain, à la tête d un service important. Les émissions arabes de la radiodiffusion française prenant de plus en plus d ampleur et, ne pouvant me contenter de disques existants sur le marché, je fus conduit à demander un budget artistique pour faire des enregistrements nouveaux. À cette époque, il y avait à Paris un grand nombre de cabarets orientaux : la Koutoubia, El Djazaïr, l Oasis tunisienne, le Baghdad, les Nuits du Liban, la Kasbah et d autres encore. C est là que commença ma vie nocturne : je faisais des reportages dans les différents cabarets, interviewant les artistes, enregistrant certaines chansons qu ils chantaient en public. Ce fut pour moi une bonne école de journaliste doublée d une bonne école de directeur artistique car j intervenais souvent dans les programmes de la soirée pour établir les programmes complets prêts à la diffusion. La fréquentation des artistes me mena insensiblement à les engager pour enregistrer leurs nouvelles compositions et donner à mes programmes de radio une vie constamment renouvelée» 7. Les programmes sont d une grande variété. Il lance en 1951 deux émissions : l une pour les femmes qu il confie à Saloua, devenue par la suite chanteuse et une autre la même année destinée aux enfants et animée par la jeune Ouarda 8 qu il fait débuter à l âge de onze ans. Cette carrière radiophonique de Hachlaf prend fin en avril 1956, à l occasion de la crise de Suez. D après Driss El Yazami, les animateurs des émissions en Arabe avaient refusé de participer à la propagande anti-nassérienne du gouvernement français et se mirent en grève. C est la première rupture de sa carrière qui pousse alors Ahmed Hachlaf à se consacrer à sa passion : la production, métier qu il pratique depuis 1947 comme directeur artistique chez Decca et Pathé Marconi. Il poursuit son travail de grand ordonnateur de la production musicale maghrébine en France. La production bat son plein associant de nombreux artistes inconnus à des auteurs-compositeursinterprètes de talent. À la fois chef d orchestre, auteur Ecarts d identité N spécial / 2009 11

compositeur interprète et découvreur de talent, Amraoui Missoum est au coeur de cette aventure discographique de la fin des années quarante et jusqu à la fin des années soixante. Né en 1921 à la Casbah d Alger, il est le fondateur de l un des premiers orchestres de Chaabi. Il participe dès la fin des années trente aux galas de bienfaisance au profit du Parti du Peuple Algérien (PPA) et du Mouvement pour le Triomphe des Libertés Démocratiques (MTLD) qui se déroulent en Algérie. Cet ancien cireur de chaussures immigre en France en 1947 et met son art au service du mouvement nationaliste. À Paris, il compose Ana Elarbi (Moi l Arabe) sur l air de la chanson du juif tunisien Raoul Journo, Ana Targui (Je suis Touareg). Cet engagement à l origine de son émigration en France lui vaut un court séjour en prison lorsqu à Grenoble il entonne Fidaou Eldjazaïr (Les sacrifices pour l Algérie), un des hymnes nationalistes. Pendant la guerre d Algérie, il milite au sein de la Fédération de France du FLN. Il met à profit son séjour en France pour apprendre le solfège et l harmonie, ce qui lui permet de diffuser dès lors la palette de ses compositions. Sa parfaite connaissance du répertoire occidental et arabe lui permet en effet de moderniser la chanson algérienne en compagnie d un autre grand compositeur, El Habib Hachlaf, frère d Ahmed. Au cours des années cinquante, Missoum est à la tête d un orchestre d artistes maghrébins avec lesquels il sillonne la France à la rencontre de l immigration et participe régulièrement aux séances d enregistrement des artistes de la firme Pathé Marconi. Compositeur de talent, il adhère à la SACEM en 1949 et collabore avec de jeunes artistes comme Akli Yahyaten, Noura, Thouraya, Dahmane El Harrachi, ou même Taleb Rabah 9. Il a également comme élève Chérif Kheddam, maître de la chanson kabyle des années cinquante. Le journaliste Rachid Mokhtari livre ainsi le témoignage d Akli Yahyaten sur la réalité de la production musicale à cette époque : «C est Missoum qui me conseilla d apprendre à jouer du luth et à composer mes propres chansons. Je l ai rencontré vers 1956 et ce fut le grand tournant de ma vie. Il me fait travailler avec lui à la radio AKA et m introduit dans les grands cabarets orientaux, le Baghdad, Les Nuits du Liban et surtout El Djazaïr. ( ) Lui et Ahmed Hachlaf, le responsable du département de la chanson Maghrébo-Arabe de la maison Pathé Marconi ont découvert, aidé, promu beaucoup de chanteurs algériens célèbres. Tous les dimanches, on répétait sous la direction de Missoum qui dirigeait un orchestre de vingt-cinq musiciens.» 10 La carrière de la chanteuse Saloua est entièrement influencée par Amraoui Missoum. Son Pygmalion la découvre en 1960 et lui fait abandonner la radio pour qu elle se consacre exclusivement au chant. Ils connaissent tous deux le succès avec la chanson Lalla Amina en 1962, composée en hommage au souverain marocain Mohamed V, décédé en 1961 11. Jusqu à sa mort à Paris le 23 mars 1969, Missoum anime la vie musicale en exil en compagnie des frères Hachlaf et de Mohamed Jamoussi, à l origine avec Zaki Khrief, de la carrière de 12 Ecarts d'identité N spécial / 2009

la jeune Ouarda. Les circuits de productions : Le catalogue arabe offre un débouché discographique à de nombreuses initiatives musicales accueillies au sein d un maillage médiatique et géographique précis. L effervescence musicale des années soixante offre à des artistes algériens la possibilité de venir s installer à Paris pour se produire dans les ELAK (Emissions en langue arabe et kabyle), même pendant la guerre d Algérie. Ces émissions enregistrées à l ORTF ont leurs équivalents à Radio Alger : le principe en est qu une partie de la programmation radiophonique est réservée aux indigènes, dans les deux langues, arabe et kabyle. Nombre d artistes font leurs classes au sein de Radio Alger avant de monter à Paris 12. Ainsi, Hnifa arrive à Paris en 1956, et le couple formé par Kamel Hamadi et Noura arrive en 1959 pour se produire et enregistrer dans les studios de Teppaz, le fabricant de mange-disques portatifs qui édite également un catalogue de disques arabes 13. Hamadi décroche alors un contrat à Paris Inter pour écrire des opérettes ainsi que des pièces musicales pour les animatrices algériennes, pendant que son épouse se perfectionne en art dramatique au cours Simon. Ces deux artistes révolutionnent la chanson de l exil en incarnant le couple épanoui à la ville comme à la scène alors que le monde de l immigration est dominé par les figures du travailleur immigré célibataire ou de la femme seule délaissée et restée au pays. Il faut savoir que pour un immigré, il est à l époque déjà peu aisé de faire admettre à sa famille restée au pays la valeur de son métier d artiste, considéré traditionnellement comme un métier de débauche pour la bonne morale paysanne : la réussite artistique de Noura nous semble intéressante car elle n entrave en rien sa vie de couple. À l opposé, deux chanteuses kabyles présentes en France, Hnifa et Chérifa toutes deux malmenées pour leur condition de femme seule avec enfants, personnifient le destin des chanteuses malheureuses dans leur vie conjugale, modèle dominant pour les artistes féminines de la chanson. Tout en collaborant avec ces deux personnages principaux que sont Ahmed Hachlaf et Amraoui Missoum, plusieurs auteurs compositeurs viennent compléter ce dispositif de production en offrant leurs services à l ensemble des artistes de l immigration. Bilingue en arabe et en kabyle, Kamel Hamadi écrit sur des musiques du compositeur El Habib Hachlaf des titres qui seront des succès tant auprès de la communauté immigrée qu en Algérie : comme Ya rabi sidi (Oh mon Dieu, 1962) interprétée par Noura et Yidem, Yidem (Avec toi, avec toi, 1959) duo qu il interprète avec la chanteuse kabyle Hnifa. Parallèlement à ces émissions de radio, les chanteurs bénéficient de scènes informelles dans les cafés maghrébins de France, et plus particulièrement à Paris. De fait, les moyens de production sont concentrés en région parisienne où le Quartier Latin 14 et le XV eme arrondissement concentrent la vie musicale Ecarts d identité N spécial / 2009 13

en grande majorité algérienne. Cette réalité ne doit pas nous surprendre : l hypertrophie parisienne en matière de production artistique est une spécificité française et ses artistes ne font que confirmer la règle 15. À l instar de Pathé Marconi, les grandes entreprises d édition discographique, qu elles soient basées en France ou en Algérie, pressent leurs disques à Paris pour bénéficier des technologies d enregistrement les plus avancées. Dès l entre-deux guerre en France, il se forme alors des circuits de production musicale spécifiques à la chanson maghrébine, qui poursuivent leur activité jusqu à la fin des années soixantedix. Le marché du disque d expression arabe et berbère se divise entre plusieurs grandes maisons de disques françaises concurrentes de Pathé, soient Philips, Barclay, Decca mais également des sociétés algériennes telles Safi ou Oasis. Le magasin de disque de Madame Sauviat situé à Barbès et aujourd hui tenu par ses neveux, joue un rôle important dans la diffusion des disques auprès du public immigré. C est elle qui présente Chérif Kheddam, le futur modernisateur de la chanson Kabyle, au mentor Ahmed Hachlaf, et qui médiatise auprès du public immigré les nouveautés des chanteurs de l immigration. Le catalogue arabe de Pathé Marconi propose autant les chanteurs moyenorientaux comme Mohamed Abdelwahab et Oum Kaltoum que les chanteurs de l immigration comme Slimane Azem et Oukil Amar. Il est fondamental d analyser l influence moyen-orientale sur le répertoire maghrébin : la rumba de Cheikh El Hasnaoui avec Bnat essohba (Les filles de compagnie), le Chachacha d Abdelwahab Agoumi avec Malek Haïrana (Pourquoi es tu inquiète?) ou le jazz de Mohamed El Kamal avec Tictac qui domine aux cours des années trente et quarante disparaissent au profit de l influence de la musique égyptienne. Ce courant favorise l introduction d orchestres orientaux dans la chanson de l exil. Au cours des années cinquante, cette rupture stylistique est favorisée par le succès du cinéma égyptien composé de nombreuses comédies musicales diffusées dans les cinémas communautaires en France et certainement par la réappropriation des modes musicaux andalous par les chanteurs kabyles de l exil adaptés à la poésie de Si Mohand U Mhand, grand poète kabyle de la fin du XIX ème. Tous ne vivent pas de leur art, mais ils peuvent au moins espérer trouver l opportunité de chanter ce qu ils ont au fond du cœur : l amour d une belle laissée au pays, la nostalgie du jasmin de Tunisie, les affres de l exil ou les tentations destructrices qui assaillent le migrant 16. D autres médias sont proposés au public des cafés maghrébins qui, en dehors des concerts des chanteurs maghrébins, peuvent entendre et voir leurs artistes préférés au format scopitone, ancêtre du clip vidéo et diffusé par le juke-box en image. La mise en scène des scopitones est souvent minimaliste et produite à peu de frais. Ces films commercialisés au sein des cafés maghrébins des années soixante aux 14 Ecarts d'identité N spécial / 2009

années quatre-vingt soulignent l intérêt des exploitants français de scopitones pour la consommation artistique de l immigration. Au cœur de l exil L émancipation de l Afrique du Nord et le catalogue maghrébin : Et si la plupart des artistes de la vie musicale tente de se réinstaller dans leur pays pour occuper des postes clés de la vie culturelle, ils ne cessent pas pour autant toute collaboration en France à l instar des travailleurs immigrés dont les allers-retours sont chantés par Slimane Azem, le barde de la chanson kabyle de l exil, dans Netruhu nettuyal (Notre va-et-vient): «Quand nous arrivons nous voulons repartir Quand nous repartons nous voulons revenir Nous migrons dans un va-et-vient Comme celui des hirondelles ( ) Nous pratiquons le va-et-vient Quand la raison se scinde en deux Comme le destin nous appelle Nous cherchons à le découvrir Mon pays est devenu exil Nous n y restons qu un mois ou deux» 17 Le retour au pays ainsi que la vague de joie qui s empare des Maghrébins nouvellement indépendants a des conséquences sur le répertoire musical de plusieurs chanteurs : des chansons à la gloire de la nation (El Watan) sont interprétées par les artistes les plus en vue de l époque : Saloua et Thouraya chantent alors la nation algérienne et ses martyrs (Ouled el Chahid, Fils du Martyr). Si le chercheur Rachid Mokhtari propose d associer la figure féminine au pays d origine dans le concept de femme-natale 18, c est pour personnifier la nostalgie du pays d origine qui étreint les interprètes masculins de la chanson maghrébine de l exil. «Que la boisson est douce, oh Maman», chante le marocain Hocine Slaoui («Hal Cas Hlou», 1952 Pathé) pour dire la perdition dans l alcoolisme des migrants déchirés par l absence et l éloignement des êtres chers. Le visage de l être aimé, en l occurrence l épouse laissée au village ou la mère adorée, peuplent les dialogues imaginaires de part et d autre de la Méditerranée. Pour Chérif Kheddam, le visage de sa bien aimée Nadia se confond avec le mont Djurdjura dont il est déraciné («Djurdjura», 1956 Pathé). Lui dont la modernité des chansons réside en partie dans ses positions en faveur de la femme algérienne, pour son émancipation et pour la valorisation de son rôle au sein de la société algérienne : «Qu est-ce que le voile pour une femme libre C est son honneur quand elle le préserve Libérée de son voile La femme a des droits Qu elle mérite pleinement Grâce à son intelligence Elle s émancipera ( )» 19 Ce souci de la liberté des femmes fait figure d exception au sein du répertoire de l exil : ce n est pas la préoccupation principale des migrants. Ainsi, Chérif Kheddam se démarque de la trivialité des chansons de la majorité des interprètes de l époque, dont le combat pour le droit des femmes n est pas un thème de création même si la femme occupe une place importante dans l imaginaire poétique des chanteurs. Ainsi, l influence de Ecarts d identité N spécial / 2009 15

la figure féminine dans le répertoire masculin de l exil traverse également le répertoire de Cheikh El Hasnaoui : c est la perte de son amour de jeunesse Fadhma qui rythme son œuvre. La légende veut qu elle soit à l origine de son départ pour la France et de sa brouille familiale, ce qui expliquerait qu il ne rentre pas en Algérie à l indépendance. «Tu m as tué Tu m as égorgé Tu m as fait souffrir Ô Fadhma Écoute que je te dise mes peines Tu m as tué Tu m as égorgé Tu m as peiné Ô Fadhma Je chante pour toi» 20 L unique figure féminine de son répertoire prend alors peu à peu les traits de l Algérie d avec laquelle la séparation est inexorable : d une déception amoureuse, elle transcende la poésie de Cheikh el Hasnaoui pour devenir la terre natale. Les chanteurs kabyles de l exil mettent en scène ce dialogue au sein de la chanson en prêtant leur voix aux paroles en provenance de la femme natale comme dans le répertoire de Zerrouki Allaoua 21. Incarnant autant la mère patrie que l épouse, la femme-natale s adresse à l exilé, et le supplie de rentrer au village en lui criant son désespoir. Il lui arrive d être personnifié par la voix d une chanteuse comme Bahia Farah (Attas I sevregh, J ai tant patienté, Pathé) et Fatma-Zohra chantant aux côtés de Slimane Azem ou comme Hnifa aux côtés de Kamel Hamadi (Yidem, Yidem, Avec toi, Avec toi, 1959 Pathé) mais la plupart du temps elle n existe qu à travers les strophes des chansons composées pour elles. À l instar de Bahia Farah, d autres chanteuses poursuivent leur carrière pendant la guerre d indépendance et posent les bases de la chanson de l exil qui se développent après la chute de l empire colonial. Il faut souligner le destin commun de ces femmes chanteuses : la plupart du temps, elles font partie d un duo artistique qui parfois forme un couple à la ville. Chaque chanteuse a son Pygmalion. Les duos les plus emblématiques sont ceux de Noura et son époux Kamel Hamadi, de El Ghalia et celui qui fut son époux Salah Saadaoui ou même de Saloua et du grand chef d orchestre Amraoui Missoum. Une fois encore, l importance des Pygmalion est d autant plus centrale pour ces chanteuses qu aucune d entre elles ne développe ses propres compositions : elles sont exclusivement interprètes 22. Les chanteuses de l immigration ont une importance fondamentale dans la construction de l imaginaire de l exil. La portée des chansons de Oulaya pour la Tunisie, de Hnifa pour l Algérie ou de Bahija Idriss pour le Maroc ne se résume pas à une seule aire géographique que serait la France métropolitaine : elles sont toutes très connues au Maghreb grâce à l exportation de disques par la maison Pathé Marconi qui a lieu au moins jusqu aux années soixantedix. Les tunisiennes Naama et Oulaya ne sont pas des chanteuses de l immigration mais comme leur homologues ont chanté les douleur de l exil. D autres sont présentes dans l immigration bien avant la fin de la 16 Ecarts d'identité N spécial / 2009

décolonisation comme nous l avons vu pour Hnifa, Bahia Farah et Saloua. Le catalogue arabe, dominé par la chanson de l exil : Le répertoire du catalogue arabe, si l on met de côté les chanteurs du Moyen-Orient, est largement dominé par la chanson populaire de l exil, qui traduit les angoisses de l immigré, en arabe, en kabyle ou en français. L historien Mohamed Harbi définit d une phrase la chanson kabyle de l immigration : «On y retrouve le cri de toute l Algérie dans une langue qui n est pas l arabe» 23. La dualité linguistique de la chanson de l immigration se divise en deux écoles : tout d abord, celle des interprètes bilingues d origine algérienne comme Salah Saadaoui et Cheikh El Hasnaoui, et celle des chanteurs arabophones comme Abdelwahab Agoumi, Samy El Maghriby ou Dahmane El Harrachi. Ils ont tous en commun un sens du mot et du verbe loin de la variété sucrée qui est alors en vogue et dès le départ au tournant des années 40 et 50, quelle que soit la langue de l interprète, disent les mirages de l immigration. Ainsi, Maison Blanche (L Aéroport) 24 revient sur l euphorie qui s empare des candidats algériens à l exil, tels des cow-boys partant pour la ruée vers l or : «Sur les places du marché l on colporte Qu un tel de France est revenu chargé de millions Et l on se dit : nous partirons pour une année ou deux Et point de retour». 25 La composition sociologique et régionale de l immigration explique ces influences liées à l origine agraire et kabyle d une majorité d immigrés algériens et marocains (Voir Passeport Lakhvar Le passeport vert du marocain Cheikh Younci). Les Kabyles sont quant à eux les héritiers des poèmes de Si Mohand U Mhand, transmis par le chant de génération en génération. Bien avant la transcription écrite des œuvres du poète (Recueils de Mouloud Mammeri) 26, les chanteurs de l exil reprennent des poèmes de Si Mohand U Mhand, transmis par leur mère dans leur plus tendre enfance. Ils sont les héritiers de l exil inexorable qui est celui des paysans kabyles depuis les débuts de la présence française en Algérie 27. Naturellement, Slimane Azem s adresse à lui pour exprimer la détresse de l exil : «Alger est une belle cité Les journaux en ont parlé Dans toute l Afrique, est célébré son nom Ses fondations sont entourées d eaux Bâties avec chaux et ciment Ils admirent tous sa beauté Ô saint Abderrahmane Dont le pouvoir est grand Ramène l exilé chez lui Ô Muh O Muh Décide toi pour que l on rentre Lorsqu avant mon départ J ai promis tant de choses aux parents Leur disant : je reviendrai Au plus tard dans un an ou deux Je me suis perdu comme dans un rêve, je suis parti Depuis maintenant plus de dix ans ( ) Ô Muh, Ô Muh...» 28 Ce premier disque de Slimane Azem (1952 Pathé) s adresse principalement à Si Mohand U Mohand (ici Si Muh) mais également à Sidi Abderrahmane, saint patron de la ville d Alger que l on retrouve également dans de nombreuses chansons de l immigration (Ya Dzayer Oh Alger Ecarts d identité N spécial / 2009 17

d Ahmed Wahby). La nostalgie et le récit des douleurs sont au coeur des suppliques adressées à Si Muh pour rentrer de cet exil qui subjugue le narrateur telle une prison de l âme. C est sa propre expérience qui inspire Slimane Azem, ouvrier du métro pendant la guerre, symbole de l aliénation du travailleur immigré prisonnier des tentacules du métro, qui rend le chemin du retour impossible. Si Moh Yenad (D un poète l autre) de Slimane Azem ou Tsghennigh Si Mohand U Mhand (Je chante si Mohand U Mhand) de Salah Saadaoui perpétuent la transmission du message mohandien : «Je chante Si Mohand U Mhand Le plus grand des poètes En poésie, personne ne l égale Il a pris racine dans la génération d aujourd hui ( )» 29 C est toute une génération qui fait référence à cet aïeul dont l ombre est portée sur l imaginaire des exilés. Ce patrimoine commun aux Kabyles d Algérie ne rencontre pas la partie arabophone de l immigration qui se développe de plus en plus après l indépendance. Le malheur guette l immigré à l instar de Zerrouki Allaoua lui-même, victime des douleurs de l exil psychique et géographique. Il n a jamais su choisir entre son épouse (avec laquelle il se marie deux fois) et sa concubine, tout comme entre l Algérie et la France, où il meurt en 1968 : «( ) De grâce oiseau pic-vert Connais la valeur du secret que je te confie Prends ta route vers mon pays Salue pour moi celle aux noirs sourcils Je t en conjure, Dieu ne sois pas injuste Faites que j apaise ses tourments De grâce mât du bateau Qui sait nager en mer Ta route passe par Sidi Aïch Salue pour moi celle aux cheveux de jais Depuis notre séparation, Ô celle chère à mon cœur Ici, Sidi Aïch personnifie le Tamurt (le pays), comme Montparnasse ou Paris le font pour Lghorba. Les deux répertoires usent des mêmes mots-clés : au Tamurt correspond à Libled (Le pays comme pour Rihet libled (Les parfums de la terre natale) de Mohamed Jamoussi - quand l exilé est personnifié par plusieurs appellations comme Ya Rayah (Le partant) de Dahmane El Harrachi, reprise en 1993 par Rachid Taha. C est ainsi que cohabitent les langues, les parcours et les thèmes au sein du catalogue que nous choisirons en définitive d appeler catalogue arabe et maghrébin pour tenir compte de sa diversité. Transmission et héritage Si en introduction, nous évoquions l amnésie qui frappe cette page de l histoire du disque en France, il faut nuancer notre propos puisque cette initiative de recherche initiée par l association Génériques dans le cadre de son projet d exposition «Générations : un siècle d histoire culturelle des Maghrébins en France» a permis de retrouver la trace de ce catalogue jusqu ici ignoré par les maisons de disque. Si l historien Hadj Miliani évoque dans ses travaux l existence de cette collaboration en s appuyant sur le témoignage précieux des frères Hachlaf, 18 Ecarts d'identité N spécial / 2009

les observateurs pensaient alors que ce catalogue avait disparu. Le lancement d une compilation en trois volumes intitulée «Hna Lghorba : Nous sommes l exil, Maître de la chanson maghrébine en France» paru en 2008 chez Emi Music France édité en collaboration avec l association Génériques, vient faire (re)découvrir un panel des plus beaux enregistrements de ce catalogue que nous venons d évoquer. Celui-ci prend fin au tournant des années soixante car la clientèle s amenuise avec le développement de la technologie du disque au Maghreb, l arrivée de la casette audio, la complexité de l exportation de disques dans les pays d origine. Le renouvellement générationnel qui concerne à la fois les artistes mais également l immigration en France justifie également l intérêt moindre pour cette thématique de l exil, alors même que les enfants de l immigration s apprêtent à reprendre le flambeau auprès des majors du disque. Le lancement du jeune Karim Kacel avec son titre «Banlieue» chez Pathé Marconi en 1981 consacre alors l acculturation de la seconde génération. C est pourtant aujourd hui une renaissance et les signes d une réelle transmission patrimoniale quand des artistes comme Mouss et Hakim ou encore Rachid Taha se réapproprient ce répertoire pour donner une nouvelle vie aux plus beaux titres de la chanson maghrébine de l exil, présents pour la plupart au sein du catalogue Maghrébin de la maison Pathé Marconi n (*) Chargée de recherche, Association Génériques 1. Voir à ce sujet, Ahmed Hachlaf- El Habib Hachlaf, Anthologie de la musique arabe 1906-1960, Paris, Publisud, 1993. 2. Voir à ce sujet Mahieddine Bachtarzi, mémoires, TI, II, III, Alger, SNED, 1968. 3. Il existe néanmoins de remarquables monographies dont cet article a bénéficié, consacrées aux artistes Chérif Kheddam, Aït Menguellet (Voir Tassadit Yacine) ou Slimane Azem ( Youceb Nacib). Voir également à ce sujet les travaux de Hadj Miliani, Rachid Mokhtari, Bouziane Daoudi et Abdelkader Bendamèche. 4. Dans ce cas précis, les archives photographiques du Ministère de la Culture et de la Communication nous ont été très précieuses notamment par la consultation du fonds des photos Harcourt où figurent de nombreux chanteurs maghrébins. 5. Nous tenons à remercier ici chaleureusement Gérard Jardillier, Agnès Kaloun- Chibani et Linda Amiri pour leur aide précieuse dans ce travail de recherche. 6. «L implantation en France des musiques berbères et arabes du Maghreb a été rendue possible grâce à la présence d un grand nombre de musiciens maghrébins de confession musulmane ou israélite. Ces musiciens accompagnateurs sont engagés par les firmes musicales parisiennes : Barclay, Columbia, Dounia, Pathé Marconi ( ) et par les services de Radio Paris (ELAB), chaque fois qu un chanteur berbérophone ou arabophone enregistre ses chansons», P. 9 in Mehenna Mahfoufi, Chants kabyles de la guerre d indépendance, Paris, Seguers, 1997. 7. Sauf mentions contraires, les éléments biographiques qui suivent sont empruntés à l ouvrage : Ahmed et Mohamed El Habib Hachlaf, Anthologie de la musique arabe (1906-1960), Publisud, Paris, 1993, 346 p. 8. Warda el Djazaïria est considérée comme la digne héritière d Oum Kaltoum et est encore aujourd hui l une des plus belles voix féminines du Moyen-Orient. 9. C est parce qu il transcrit les mélodies des chanteurs de l exil qu il est très présent dans le catalogue de la SACEM, la plupart d entre eux ne sachant pas écrire la musique. 10. Entretien p. 129 in Rachid Mokhtari, La chanson de l exil les voix natales 1939-1969, Alger, Casbah Editions, 2001. 11. Cf. Ahmed et El Habib Hachlaf Cf. Ahmed et El Habib Hachlaf, Anthologie de la musique arabe 1906-1960, Op. Cit. Ecarts d identité N spécial / 2009 19

12. C est le cas de Cheikh Nordine, Hnifa, Cherifa, ainsi que le couple Kamel Hamadi et Noura. 13. «En 1959, Saïd Rezzoug, chef de Radio Alger et responsable artistique pour une opération d enregistrement de chansons arabes et kabyles de la firme parisienne Teppaz, décide de venir en France avec l orchestre de la radio. Il est accompagné pour ce voyage de nombreux chanteurs arabophones et kabylophones.» p. 22 in Mehenna Mahfoufi, Chants kabyles de la guerre d indépendance, Op. Cit. 14. La plupart des cabarets orientaux, comme El Djazaïr ou le Tamtam se situent à l époque au sein du Quartier Latin. 15. Les initiatives artistiques se développent en province dans les années quatre-vingt avec la seconde génération Nous pouvons faire référence au groupe de Rachid Taha, Carte de Séjour, dans la région lyonnaise. 16. Comme l alcool, dansya Kassi (Mon verre), chanté par Dahmane El Harrachi en 1966. 17. P.190 in Youssef Nacib, Slimane Azem le poète, Alger, Editions Zyriab, 2001. 18. Voir «La femme natale et l émigré vacant» p. 34-45 in Les chanteurs de l exil, voix natales 1939-1969, Alger, Casbah édition, 2000. 19. Voiler une femme libre de Chérif Kheddam. Traduction disponible in Tassadit Yacine, Chérif Kheddam ou l amour de l Art, Paris, Awal/La découverte Editions, 1995. 20. P. 48, Chanson A Fadhma, in Rachid Mokhtari, Cheikh El Hasnaoui, La voix de l errance, Alger, Chihab Editions, 2002. 21. Voir La lettre de la bien aimée et Téléphone Sonne Sonne de Zerrouki Allaoua in Rachid Mokhtari, Slimane Azem, Allaoua Zerrouki, Op. Cit. 22. Cette affirmation s appuie sur les registres de la SACEM, et s explique par la difficulté du concours d entrée à la SACEM, imposé à l époque aux candidats à l adhésion. Ainsi, de nombreuses compositions sont signées par Amraoui Missoum et El Habib Hachlaf tous deux membres sociétaires de la SACEM. 23. P. 3 Mohamed Harbi avant-propos, in Mahfoufi Mehenna, ibidem. 24. Maison Blanche fait référence à Dar Baïda, nom de l ancien aéroport d Alger. 25. Maison Blanche de Cheikh El Hasnaoui. La traduction entière est proposée p. 120 in Mehenna Mahfoufi, Ibidem. 26. Voir Mouloud Mammeri, Les Isefra, poèmes de Si Mohand U Mhand, Paris, Maspéro, 1969. 27. Nombreux furent les Kabyles à s exiler d abord vers Alger puis vers les pays voisins du Maghreb. 28. A Muh A Muh de Slimane Azem traduit in Youssef Nacib, Op. Cit. 29. Tsghennigh Si Mohand U Mhand Tsghennigh Si Mohand U Mhand (Je chante Si Mohand U Mhand) de Salah Saadaoui traduit par Rachid Mokhtari, in Si Mohand U Mhand, Slimane Azem et Zerrouki Allaoua,Op. Cit. 20 Ecarts d'identité N spécial / 2009