Professionnalisation et compétences : une approche européenne, le projet TUNING Marie-Françoise Fave-Bonnet Université Paris Ouest Nanterre, CREF (Centre de Recherches Éducation et Formation), Équipe «Enseignement Supérieur», Nanterre, France. fave@u-paris10.fr Résumé Le projet européen TUNING (intitulé complet «Tuning Educational Structures in Europe») a travaillé sur l harmonisation des contenus et des méthodes pédagogiques par une approche par compétences dans plusieurs disciplines. Les résultats obtenus montrent la pertinence de cette approche, mais aussi la nécessité d un changement de paradigmes pédagogiques pour les universités européennes. Mots-clés Compétences, curriculum, réforme, mondialisation, Europe. I. Introduction L approche par compétences peut être définie comme la construction des curricula (plus communément appelés en France cursus, voire maquettes) non pas centrée sur les contenus, mais sur les compétences attendues. Si elle est couramment utilisée pour les formations professionnelles, elle suscite encore des réticences dans les disciplines «traditionnelles» à l Université en France, mais aussi en Europe. Or elle s avère nécessaire pour construire des formations pertinentes, mais aussi pour «repenser» toutes les questions pédagogiques. L expérience du projet TUNING auquel je participe depuis 2001 apporte des éléments de réflexion et des outils pour la mise en œuvre du Processus de Bologne (appelé en France LMD). Le recul de presque dix ans de participation à cette «aventure» avec des dizaines de collègues européens permet de commencer à dégager les raisons de ces réticences à une approche par compétences. COLLOQUE_livre 2.indd 699 16/05/11 10:44
700 Questions de pédagogies dans l'enseignement supérieur II. Présentation du Projet TUNING Le projet pilote «Tuning» (intitulé complet «Tuning Educational Structures in Europe»), est une initiative universitaire financée par appels d offre Socrates- Tempus par la Commission européenne depuis son lancement en 2000. Il concerne l harmonisation ou la convergence des architectures des études supérieures et des contenus de programmes en Europe ; il vise à identifier les compétences nécessaires pour l insertion professionnelle des diplômés européens dans certaines disciplines. 1 Coordonné par une université hollandaise (Groningen) et une université espagnole (Deusto - Bilbao), ce projet a impliqué, dès TUNING I, 140 départements d université répartis en Europe (UE 15 + Norvège + Islande), des associations d étudiants, l EUA, les Conférences nationales des Recteurs/Présidents d université, l ENQA et des organismes professionnels. L étude menée dans TUNING I et II a concerné une dizaine de disciplines parmi lesquelles cinq groupes disciplinaires sont considérés comme «majeurs» (Pilot groups) : mathématiques ; géologie ; commerce ; histoire ; sciences de l éducation ; les autres disciplines étant considérées comme «domaines de synergie» (Synergy Areas) : physique / chimie ; médecine / études vétérinaires ; ingénierie ; droit / humanitaire ; langues. Chaque groupe disciplinaire était composé d un représentant par pays 2 : une douzaine dans TUNING I et II, puis jusqu à une vingtaine avec l apport de collègues d autres pays du Processus de Bologne, en particulier des pays «de l est». Nous avons commencé par une enquête par questionnaire sur les compétences attendues dans chaque discipline et dans chaque pays qui a concerné plus de 5000 diplômés européens, et près de 1000 universitaires et 1000 employeurs. La question était : «Quelles compétences générales et spécifiques (en termes de savoirs, qualifications et compétences professionnelles) peut-on définir pour chacune des disciplines précitées?» Cinq axes ont été travaillés : 1. Définition des compétences génériques : comparer les diplômes en termes de compétences acquises. Le terme de compétences a été pris dans le sens le plus large possible : connaissances, compréhension, créativité, attitudes, savoir-être et savoir-faire, etc. 2. Compétences spécifiques liées à la discipline. 3. Utilisation du système ECTS pour comparer les cursus, les charges de travail des étudiants et favoriser le transfert et l accumulation des crédits. 1 On trouvera une présentation détaillée (Tuning Europe et Tuning Amérique Latine) sur le site de l'université de Deusto (Bilbao, Espagne): http://tuning.unideusto.org/tuningeu/. 2 J étais représentante des sciences de l éducation pour la France. COLLOQUE_livre 2.indd 700 16/05/11 10:44
Les courants de la professionnalisation : enjeux, attentes, changements 701 4. Méthodes d enseignement et d apprentissage employées, évaluation des étudiants et évaluation de la qualité de la formation. 5. Amélioration de la qualité par la mise en valeur de pratiques favorisant une culture de la qualité interne à l établissement. Pour TUNING III, à la suite de Bergen, nous avons travaillé, en plus des autres axes, sur les formations doctorales. L objectif de TUNING IV étant la dissémination des résultats de TUNING, l équipe française a préparé un colloque à Lyon, les 13 et 14 février 2008 en coopération avec la CPU : «TUNING en France : une approche européenne des formations par les compétences» 1. Depuis décembre 2008, est développé un nouveau projet du réseau TUNING : Tuning Sectoral Framework for Social Sciences. III. Quelques résultats du projet TUNING III.1 Une approche par compétences pour la construction des cursus Le projet TUNING a développé un «modèle» de conception de cursus. 1. Remplir les conditions de base : - Le besoin social du programme au niveau régional / national / européen a-til été identifié? Ceci s est-il fait sur la base d une consultation des parties prenantes : employeurs, professionnels et corps professionnels? - Du point de vue de l université, le programme est-il intéressant? - Les ressources nécessaires au programme (personnels, enseignant(e)s compétents, etc.) sont-elles disponible au sein, ou, s il y a lieu, à l extérieur, du ou des établissement(s) (partenaire(s) concernés? - Y a-t-il accord sur la durée du programme à concevoir en termes d ECTS basés sur la charge de travail de l étudiant? 2. Définition du profil du diplôme. 3. Description des objectifs du programme ainsi que des résultats attendus de l apprentissage learning outcomes (en termes de connaissances, de compréhension, d aptitudes et de capacités). 4. Identification des compétences génériques et spécifiques à une matière (ou un module) devant être acquises au sein du programme. 5. Traduction dans le cursus : contenus (thèmes à enseigner) et structure (modules / unités d enseignement et crédits). 1 Voir site : http://tuningenfrance.univ-lyon1.fr/. COLLOQUE_livre 2.indd 701 16/05/11 10:44
702 Questions de pédagogies dans l'enseignement supérieur 6. Traduction en unités et activités pédagogiques pour atteindre les objectifs (compétences attendues) définis précédemment. 7. Choix des méthodes d enseignement et d apprentissage (types de méthodes, de techniques et de formats), ainsi que des méthodes d évaluation (lorsqu il y a lieu, développement du matériel didactique). 8. Développement d un système d évaluation interne visant à une amélioration constante de la qualité. Ce «modèle» fait le postulat que les formations peuvent et doivent être améliorées sur la base d évaluations régulières (par les étudiants et les enseignants) mais aussi en référence à l environnement social et économique du champ concerné. Il s agit d un processus centré sur l étudiant (ses besoins / demandes) et non centré sur les enseignants (leurs désirs de formation et leurs compétences dans le champ). III.2 Une proposition de définition des compétences Dans TUNING, les compétences sont une combinaison dynamique de connaissances, de compréhension, d aptitudes et de capacités. L objet des programmes éducatifs est d encourager les compétences qui seront formées dans diverses unités d enseignement et évaluées à différentes étapes. Les compétences peuvent être séparées en deux catégories : spécifiques à une matière (discipline) ou génériques. Tuning reconnaît pleinement l importance du développement des connaissances et des aptitudes spécifiques à une discipline comme base des programmes diplômants, mais souligne le fait que l attention devrait également porter au développement des compétences génériques ou «aptitudes transférables» d une discipline à l autre, d une situation à l autre. Ces dernières sont de plus en plus pertinentes pour une bonne préparation des étudiants à leur rôle futur dans la société en termes d employabilité et de citoyenneté. Tuning différencie trois types de compétences génériques : - compétences instrumentales : capacités cognitives, capacités méthodologiques, capacités technologiques et capacités linguistiques ; - compétences relationnelles : les capacités individuelles telles que les aptitudes sociales (interaction et coopération sociales) ; - compétences systémiques : capacités et aptitudes liées à des systèmes entiers (association de la compréhension, de la sensibilité et des connaissances ; acquisition antérieure de compétences instrumentales et relationnelles requises). Ces définitions ont fait l objet de dizaines d heures de discussion entre les spécialistes de chaque discipline, avec aller et retour, à chaque étape, avec le groupe de pilotage. Le groupe «Éducationnal Sciences» étant composé de chercheurs COLLOQUE_livre 2.indd 702 16/05/11 10:44
Les courants de la professionnalisation : enjeux, attentes, changements 703 en éducation et de responsables de formation d enseignants, les discussions pour aboutir à un consensus ont été particulièrement denses et intéressantes. La définition francophone classique des compétences «savoirs, savoir-faire, savoir-être» s est avérée peu opérationnelle pour décliner des compétences attendues dans une formation précise. Il faut ajouter à ces difficultés les problèmes de traduction des notions clés dans le projet, tous les travaux étant réalisés en anglais. Comment traduire, par exemple, «learning outcomes» : résultats attendus de la formation? compétences attendues? Autre exemple : l anglais distingue bien «learning» et «teaching», mais le terme d apprentissage, dans le système de formation français correspond plus à une modalité de formation qu au fait d apprendre. Ou encore «capacity» n est pas exactement traduisible par «capacité»... III.3 Une enquête sur les compétences attendues en Europe Les résultats de l enquête initiale sont intéressants 1. Le classement des compétences génériques prônées par les anciens étudiants et les employeurs sont très proches et donnent la liste suivante : 1. Capacités d analyse et de synthèse 2. Capacités à apprendre 3. Résolution des problèmes 4. Capacités d appliquer les connaissances 5. Capacités à s adapter à de nouvelles situations 6. Souci de la qualité 7. Aptitudes à la gestion d informations 8. Aptitude à travailler de manière autonome 9. Travail d équipe 10. Capacité d organisation et de planification 11. Communication orale et écrite dans la langue maternelle 12. Aptitudes relationnelles 13. Volonté de réussir 14. Capacités à produire de nouvelles idées (créativité) 15. Aptitudes élémentaires en informatique 16. Prise de décision 17. Capacités à critiquer et à s autocritiquer 18. Aptitudes à travailler dans une équipe interdisciplinaire 19. Esprit d initiative et d entrepreneuriat 20. Connaissances de base 1 Résultats complets et méthodologie sont détaillés dans la brochure en français «Contribution des universités au Processus de Bologne : une introduction» disponible sur le site de TUNING Deusto : http://tuning.unideusto.org/tuningeu/ COLLOQUE_livre 2.indd 703 16/05/11 10:44
704 Questions de pédagogies dans l'enseignement supérieur 21. Connaissances fondamentales de la profession 22. Capacité à communiquer avec des spécialistes dans d autres domaines 23. Engagement éthique 24. Connaissance d une deuxième langue 25. Conception et gestion de projets 26. Aptitudes à la recherche 27. Capacités de leadership 28. Aptitudes à travailler dans un contexte international 29. Appréciation de la diversité et de la multiculturalité 30. Compréhension des cultures et des coutumes d autres pays Cette liste de compétences en dit long sur ce qu ancien(nes)s étudiant(e)s, et employeurs attendent de l enseignement supérieur. L un des résultats les plus frappants du questionnaire a été le degré de corrélation très élevé entre les avis des diplômés et des employeurs quant à l importance et à la position données aux différentes compétences. Ce classement a ensuite été comparé à celui des universitaires. Les classements des employeurs et des diplômés présentaient davantage de similitude entre eux qu avec celui des universitaires La différence la plus frappante était que les universitaires ont classé les «Connaissances de base» en première position tandis que diplômés et employeurs les ont classées en douzième position. Ces derniers pensent qu il est préférable d apprendre à apprendre plutôt que de seulement apprendre dans l enseignement supérieur. D autres différences significatives étaient : «Aptitudes élémentaires en informatique» (quatrième position chez les diplômés et seizième chez les universitaires) et «Aptitudes relationnelles» (sixième chez les diplômés et quatorzième chez les universitaires). Comparaison faite avec les employeurs : la différence la plus frappante était encore les «Aptitudes relationnelles» (cinquième chez les employeurs et quatorzième chez les universitaires). S agit-il des compétences où, précisément, les universitaires sont en difficulté? À l autre extrémité de l échelle (les compétences les moins importantes), on aperçoit : la compréhension des cultures et des coutumes d autres pays, l appréciation de la diversité et de la multiculturalité, l aptitude à travailler dans un contexte international, les capacités de leadership, les aptitudes à la recherche, la conception et la gestion de projets, et la connaissance d une deuxième langue. L un des résultats les plus étonnant, voire inquiétant, était la concentration des compétences «internationales» dans la partie inférieure de l échelle. COLLOQUE_livre 2.indd 704 16/05/11 10:44
Les courants de la professionnalisation : enjeux, attentes, changements 705 IV. Conclusion Les résultats de ce projet européen peuvent être utiles à la réflexion nécessaire lors de la construction d un cursus et à son amélioration continue. Mais ils permettent aussi quelques remarques sur l approche par compétences et sur les réticences qu elle suscite dans les filières «classiques» à l université. En effet, le terme même de professionnalisation est refusé dans ces filières, au prétexte que la professionnalisation des filières aboutirait à un assujettissement de l Université aux demandes du marché du travail. Il s agit là d un faux débat, voire d une position de mauvaise foi : il s agit d un refus d adaptation aux besoins / demandes des étudiants. Les résultats de cette enquête européenne montrent qu étudiants et employeurs distinguent les mêmes compétences à développer pour l enseignement supérieur, celles qui permettent de former un adulte tant sur le plan personnel que professionnel. Ils montrent aussi que les universitaires n ont pas les mêmes priorités D où viennent les réticences? - du «travail» de réflexion et du temps nécessaires que les enseignantschercheurs ne veulent ou ne peuvent consacrer à mettre en œuvre une approche par compétences, au regard de leurs activités de recherches. - de l incertitude que suscite cette approche alors que la notion de compétences n est pas stabilisée (Pastre P., Mayen P., Vergnaud G., 2006). L approche par contenus est rassurante car elle a toujours été pratiquée. - des difficultés, pour les enseignants-chercheurs des filières nonprofessionnelles, d être à l écoute des transformations rapides des professions et métiers de leur discipline. Cependant, au regard des débats que suscite la notion de compétences, nous pouvons rester optimistes : les formations professionnelles déclinent leurs formations en compétences et le RNCP oblige à présenter les formations en compétences attendues. Les formations universitaires, même les plus «classiques» finiront bien par s interroger sur leurs finalités. Références Bellier S. (2004) «La compétence est-elle un concept nouveau?» in Carré, P, Caspar, P. (dir.). Traité des sciences et techniques de la Formation. Paris : Dunod. Boutin, G. Julien, L. (2000) L obsession des compétences, Montréal : Éditions Nouvelles. COLLOQUE_livre 2.indd 705 16/05/11 10:44
706 Questions de pédagogies dans l'enseignement supérieur Le Boterf, G. (1994) De la compétence: essai sur un attracteur étrange, Paris : Éditions d Organisation. Pastre, P., Mayen, P., Vergnaud,G. (2006) : «Dangers, incertitudes et incomplétudes de la logique de la compétence en éducation», Revue Française de pédagogie, n 154, janvier-février-mars 2006, pp 97-110. Piotet, F. (2009) «Métier, classification, statut, compétence : la qualification en débat», Éducation et Sociétés, 2009/1, n 23, pp. 123-137. Rey, O. (2008). De la transmission des savoirs à l approche par compétences. Lyon : INRP, Dossier d actualité de la VST, (34), pp 1-9. TUNING (2007) «Contribution des universités au Processus de Bologne : une introduction», Bilbao : Publications de l Université Deusto, version française. COLLOQUE_livre 2.indd 706 16/05/11 10:44