1 Une intensification du travail peut-elle en cacher une autre? Y. Clot. Equipe de Clinique de l'activité. Laboratoire de psychologie du travail et de l'action du CNAM. clot@cnam.fr 1. Une histoire. Au début du vingtième siècle les critiques du taylorisme formulées par J.M. Lahy, même ambiguës, se sont concentrées sur la fatigue occasionnée par l'intensification du geste. On trouve l'analyse la plus profonde de cette question chez H. Wallon (1932/1976). En effet, ce dernier regarde l'intensification gestuelle non seulement comme une contrainte délétère mais aussi comme une disqualification du mouvement spontané du travailleur. Un empêchement épuisant, en quelque sorte. Revenir sur cette analyse nous prépare bien à comprendre les tensions psychiques d'un autre niveau qui s'énoncent aujourd'hui dans le vocabulaire du "stress" (Yvon & Fernandez, 2002). Au lieu de laisser l'homme agir, écrit Wallon, le système taylorien "dissocie son activité en ne lui demandant qu'un certain geste artificiel ou une vigilance uniforme et sans gestes" (p. 209). En un certain sens, Taylor ne réclame pas trop au travailleur mais trop peu. En choisissant le mouvement qui réclame de sa part le moins d'entremise, on prive l'homme de son initiative. Or "l'amputer de son initiative pendant sa journée de travail, pendant ses huit ou dix heures de travail, aboutit à l'effort le plus dissociant, le plus fatigant, le plus épuisant qui se puisse trouver" (p. 210). L'effort n'est pas seulement celui que cet homme fait pour suivre la cadence. C'est également celui qu'il doit consentir pour refouler sa propre activité. Finalement on exige de lui un sacrifice qui "l'ampute d'une grande partie de ses disponibilités, qui laisse dans le silence toute une série
2 d'activités nécessaires, de mouvements qui sont nécessaires parce qu'ils font un tout en quelque sorte organique avec les gestes exigés. On condamne l'homme à une immobilité qui est une tension continue. Or cette tension qui ne peut se dépenser en mouvements entraîne des troubles, des dissociations qui détraquent la machine humaine" (p. 210). Le calibrage du geste est une amputation du mouvement. C'est ce geste à la fois prescrit et interdit qui coûte le plus au travailleur. Sans pouvoir l'abolir, on cherche à mettre son activité entre parenthèses. En réalité elle est seulement mise "en souffrance". Car, malgré tout, les hommes ne "rentrent" pas dans la tâche. Les ressorts de l'activité sont laissés vacants et, du coup, ce qu'il y a de finalement irréductible dans le "facteur humain", à savoir la solidarité de l'être entier avec l'effort exigé de lui n'en est devenu que plus criant. La fusion imaginaire de l'homme et de la machine débouche alors paradoxalement sur l'impossible identification du sujet aux actes qu'on lui prescrit. En heurtant les lois qui règlent l'activité humaine, provoquant mille mécomptes des plus graves, "le taylorisme écrit Wallon, a fait sortir de leur silence des nécessités qui s'ignoraient elles-mêmes. (...) Il a finalement contribué à imposer ce qu'il tendait à méconnaître ou à supprimer" (1947 p. 6). On retiendra donc le diagnostic de B. Doray : le taylorisme est une "folie rationnelle" (1981). Car il est impossible, pour la production, d'absorber toute l'activité personnelle du sujet dans des opérations élémentaires. Il n'est au pouvoir de personne d'annihiler l'activité personnelle du travailleur. Au mieux, on la déplace ou on l'aliène. Mais elle possède son autonomie et n'est jamais la simple mesure des actions extérieures qui s'exercent actuellement sur elle. L'activité est l'appropriation des actions passées et présentes de son histoire par le sujet, source d'une spontanéité inéliminable. Même brutalement prohibée, elle n'est pas abolie pour autant. Et, en un sens, c'est bien là le drame d'ailleurs. Car elle se retourne alors contre celle ou celui qui travaille, au point qu'ils doivent eux-mêmes se défendre de toute initiative. Quand ils y parviennent, c'est au prix d'un épuisement insidieux, d'une fatigue qui est le point de départ de nouveaux conflits. Prolongeant les réflexions walloniennes, on peut penser que la lassitude résulte aussi des possibilités qu'on ressent sans pouvoir les vivre, de ce qu'on ne peut pas faire dans ce que l'on fait. 2. Aujourd'hui : une intensité du travail "ravalée"? Aujourd'hui, au terme de nombreuses recherches réalisées en Clinique de l'activité au sein de notre équipe, on peut faire le constat suivant, largement
3 validé par ailleurs (Clot, 1999, Clot, 2002) : le réel en situation de travail, nécessairement semé d'embûches, est un continent trop délaissé par un encadrement de plus en plus poussé à se focaliser sur des préoccupations gestionnaires. Si bien que le "travail bien fait" quand il est réalisé ne l'est souvent qu'en raison de l'efficacité "malgré tout" dont font preuve ceux qui travaillent, "en prenant sur eux". La prescription de la subjectivité, synonyme d'engagement de soi et de disponibilité à l'égard de l'entreprise ou du service se fait le plus souvent en abandonnant les soucis lancinants de l'organisation de l'activité aux salariés de "première ligne", directement aux prise avec un réel auquel ils peuvent, eux, difficilement se soustraire. En un mot, travailler aujourd'hui c'est souvent devoir faire face une injonction : prendre ses responsabilités sans avoir de responsabilité effective dans la définition du travail, largement soumise à des buts fictifs. Des responsabilités sans responsabilité : voilà l'une des dissociations majeures du travail actuel. Il faut toujours plus fréquemment assumer les responsabilités de l'action envers autrui et ses imprévus sans pouvoir agir sur ce qui rend cette même action crédible, efficace ou légitime. L'initiative exigée par les métiers d'aujourd'hui est la source de nombreux "problèmes de conscience" engageant ceux qui travaillent dans les dilemmes du vrai et du faux, du juste et de l'injuste; les poussant, à leur corps défendant, dans cet univers morbide de la faute dont la psychopathologie du travail est coutumière. Vécus d'impuissance, ressentiment, mélancolie ou, au contraire, euphorie professionnelle forment alors un tableau clinique mélangé : celui d'une activité où la disponibilité psychologique investie pour se sentir "comptable" du service rendu est simultanément déniée par l'organisation, au point de faire rage contre elle-même. Aujourd'hui, il semble donc bien que des dissociations nouvelles se mêlent aux anciennes dans l'exacerbation de ce qu'on pourrait appeler un conflit des évaluations : par l'appel ambiguë à une initiative à la fois convoquée et répudiée, on condamne l'homme à un retrait et parfois à une solitude qui sont à la mesure de l'injonction ambiguë à participer dont il devient l'objet. Car c'est là amputer celui qui travaille d'une grande partie de ses mobiles, laisser dans l'ombre toute une série de pensées et de délibérations, de jugements, d'arbitrages et de créations pourtant impliquées dans la disponibilité exigée de lui. Une disponibilité psychique de plus en plus grande est nécessaire aux travailleurs pour agir dans des milieux sociaux de plus en plus équivoques et qui réclament donc qu'ils y mettent toujours plus du leur. C'est particulièrement vrai dans les services où l'objet de travail se fait massivement sujet et souvent même "sujets de mécontentements". Ce fait a de multiples conséquences. Mais l'une d'entre elles est au centre de notre problème : cette disponibilité psychologique
4 nouvelle et cet engagement de soi que le réel convoque intensifient les "problèmes de conscience" à l'intérieur de l'activité professionnelle. Ce genre d'épreuve qui "intensifie" le travail, au sens précis qu'il le complique en mettant souvent les professionnels à découvert, ne possède pourtant pas une issue unique. Cette "intensification" là du côté du réel n'a pas automatiquement pour destin la morbidité professionnelle. Un travail plus "intense", source d'investissements psychiques renouvelés, de réflexion, mobilisateur et producteur de sens est souvent une ressource pour la santé. Les résistances du réel, les obstacles, les activités impossibles, sont aussi potentiellement le ressort de l'ingéniosité et de la création. Le travail humain est aussi caractérisé par ces retournements qui engagent des sujets soudain mis à découvert face au réel dans les plaisirs de la découverte. L'adresse professionnelle est faite de toutes les tentatives, accumulées dans l'histoire professionnelle, de réinventer les manières de faire un travail de qualité quand les conditions concrètes d'exercices changent. Aucun professionnel n'est insensible à ce genre d'"intensification du travail". Au contraire on peut aller jusqu'à avancer que, sous cet angle, le travail contemporain n'est pas assez "intense". On ira même jusqu'à écrire que la montée de l'intensification du travail, au sens habituel du terme, comme contrainte délétère si mal vécue, est fondée sur une "intensité" rentrée du travail, une "intensité ravalée". C'est pourquoi on peut dire que la morbidité professionnelle quand elle s'impose, s'impose finalement par des moyens détournés. Expliquons nous. 3. Le maillon manquant du collectif. En fait, le développement de la disponibilité nouvellement exigée face au réel, la difficulté des problèmes rencontrés en particulier dans l'univers des services par ceux qui travaillent présuppose, en retour, et même exige littéralement, un développement des ressources collectives en vue de l'action. Le réel quand il résiste ne peut s'apprivoiser seul, isolé au sein d'une collection d'individus juxtaposés. Ce n'est possible qu'en retouchant ensemble les gestes de métier, dans la controverse et la délibération sur l'activité. Or, l'organisation du travail qui devrait mettre toutes ses ressources à disposition des salariés qui s'affrontent au réel se dérobe massivement à cette mission. Elle n'offre pas une disponibilité comparable à celle qu'elle exige des travailleurs concernés. Mieux, elle les prive des moyens d'exercer les responsabilités qu'ils assument malgré tout. Par un choc en retour, un trouble existe sur le sens, les valeurs du travail et la définition de sa qualité. Le travail déserte sa fonction psychologique pour les sujets quand le métier se perd ou ne se cherche plus, quand il se
5 confond avec l'exécution de procédures, si utiles soient-elles. C'est par là que l'intensification du travail au sens classique du terme refoule ce qu'on pourrait désigner comme son intensification subjective et collective. La possibilité collective d'élaborer les objectifs et les ressources de l'action professionnelle est devenue une condition de base du travail contemporain. Cette exigence n'est contournable qu'à un coût social et subjectif incalculable. En raison du fait qu'elles sont simultanément offertes et refusées les responsabilités usent les sujets. Paradoxalement l'organisation du travail, en privant les salariés des appuis nécessaires, contrarie l'action et parfois même empêche de travailler. De ce point de vue on peut penser qu'une intensification fictive contrarie l'intensification potentielle du travail, si on entend par cette dernière expression, l'engagement des collectifs dans l'élaboration des fins et des moyens de l'action. L'intensification du travail, au sens habituel du terme cette fois, est donc indirectement obtenue : en court-circuitant la fonction psychologique des collectif comme ressource pour l'activité de chacun, du coup littéralement délestée face au réel. C'est le malmenage organisationnel de cette ressource, la déflation du travail d'organisation du travail conduit par ces collectifs et, à l'inverse, l'inflation de formalismes déréalisés par quoi on croit pouvoir le remplacer, qui transforme "l'intensité" potentielle du travail réel en intensification factice du travail. 4. Intensification et intensification. Insistons. Avec le développement des services où le l'objet du travail se fait de plus en plus sujet, on assiste à une exacerbation de la dissociation entre ce qui sollicité et simultanément refusé. En effet, les objectifs sont beaucoup plus controversés par nature. Le travail de service permet moins de séparer les opérations d'exécution du sens de l'action. Le travail industriel rendait crédible l'illusion qu'on peut séparer le travail et la pensée. Dans les services le travail lui-même impose une responsabilité renouvelée quant à l'objet et du coup les objectifs sont percutés par des évaluations conflictuelles. Ils ne laissent pas les travailleurs en paix. Ils intensifient la réflexion sur le travail lui-même et ses objectifs. Les problèmes de conscience grandissent, la responsabilité est endossée en première ligne, impliquant un vrai travail d'élaboration et d'organisation collective de l'activité pour décider des buts du travail, du juste et de l'injuste, du vrai ou du faux, des valeurs. Mais face à cette intensification des soucis et des préoccupations, au contact du réel qui insiste, et comme pour se défendre des conflits d'évaluation qui surgissent dans la définition des buts du service, on assite à une montée des tyrannies procédurales. L'intensification des contrôles portant sur des buts fictifs répond ou plutôt ne répond plus à l'intensification des soucis; là où fait défaut le travail
6 d'organisation des collectifs pour "civiliser" un réel auquel l'organisation tourne le dos. C'est pourquoi monte également une critique de la désorganisation du travail qui multiplie les incohérences (Bartoli, 2001) et se retourne contre la qualité du travail. Dans l'enquête ESTEVE, le développement de la lassitude est clairement rapportée par les salariés aux obstacles les empêchant de faire un travail de qualité. (Derriennic et Vézina, 2000). C'est donc paradoxalement la faiblesse et la fragilité de l'organisation qui n'offre plus les ressources pour faire face aux pré-occupations du réel qui mettent en cause la santé des travailleurs des services en particulier, mais pas seulement eux. Cette faiblesse est recyclée en "tyrannie" formaliste. Du coup, la dissociation grandissante entre l'intensification du réel du travail éprouvé par les salariés et l'intensification du travail réalisé organisé par les directions est une source majeure d'atteinte à la santé. On reconnaîtra ici la distinction devenue classique en clinique de l'activité entre activité réalisée et réel de l'activité (Clot, 2001, 2002). Pour nous, ce qui ne se fait pas, qu'on ne peut pas à faire, n'est pas aboli pour autant et ne disparaît pas de l'activité des sujets. Il faut même consentir beaucoup d'efforts, souvent cause de maladies, pour endurer ces "contrariétés" de l'action. L'activité ravalée n'est pas sans restes. Ces résidus de l'activité contaminent le travail et "empoisonne la vie", pour le dire à la manière des nombreux professionnels avec lesquels nous travaillons. Avec eux, on peut chercher à rapatrier ces résidus de l'activité qui insistent, dans le développement des métiers à l'aide de ressources méthodologiques impossibles à explorer ici (Clot, 2001, 2002). Mais alors il faut choisir. Pour redonner de l'intensité effective au "métier" afin de civiliser le réel on doit faire reculer l'intensification factice du travail. Bibliographie. Bartoli, M. (2001). Le travail mis sous tension, Travail et Changement, n 263. Clot, Y. (1999). La fonction psychologique du travail. Paris : PUF. Clot, Y. (2001). Clinique de l'activité et pouvoir d'agir. Education Permanente, n 146. Clot, Y. (2002). Clinique du travail et psychopathologie du travail. Cliniques méditerranéennes, n 66. Derriennic, F. & Vézina, M. (2000). Organisation du travail et santé mentale, Travailler, n 5.
7 Doray, B. (1981). Le taylorisme, une folie rationnelle? Paris : Dunod. Wallon, H. (1932/1976). Culture générale et orientation professionnelle. In Lecture d'h. Wallon. Choix de textes. (pp. 205-219). Paris : Editions sociales. Yvon, F. & Fernandez, G. (2002). Les ASCT de la SNCF à l'épreuve du stress. Essai de psychopathologie du travail. Cliniques méditerranéennes, n 66.