SUR LA RECEVABILITÉ de la requête N 21014/92 présentée par MEYNADIER et PUJOL contre la France La Commission européenne des Droits de l'homme (Première Chambre), siégeant en chambre du conseil le 31 août 1994 en présence de MM. Mme MM. Mme A. WEITZEL, Président C.L. ROZAKIS F. ERMACORA E. BUSUTTIL A.S. GÖZÜBÜYÜK J. LIDDY M.P. PELLONPÄÄ B. MARXER G.B. REFFI B. CONFORTI N. BRATZA I. BÉKÉS E. KONSTANTINOV G. RESS M.F. BUQUICCHIO, Secrétaire de la Chambre Vu l'article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'homme et des Libertés fondamentales ; Vu la requête introduite le 28 septembre 1992 par Jean-Marc, Daniel et Christian MEYNADIER et Stéphane POUJOL contre la France et enregistrée le 1er décembre 1992 sous le N de dossier 21014/92 ; Vu la décision de la Commission, en date du 31 mars 1993, de communiquer la requête ; Vu les observations présentées par le Gouvernement défendeur le 30 juillet 1993 et les observations en réponse présentées par les requérants le 2 novembre 1993 ; EN FAIT Après avoir délibéré, Rend la décision suivante : 1. Circonstances particulières de l'affaire Les requérants au nombre de quatre, tous propriétaires exploitants dans le Parc national des Cévennes, de nationalité française, sont les suivants : - MEYNADIER Jean-Marc, né le 12 avril 1957, domicilié à Rousses 48400 FLORAC (Lozère), - MEYNADIER Daniel, né le 21 décembre 1959, domicilié à Rousses 48400 FLORAC (Lozère), - MEYNADIER Christian, né le 12 novembre 1962, domicilié à Rousses 48400 FLORAC (Lozère), - POUJOL Stéphane, né le 14 juin 1968, domicilié les Ablatats, Rousses 48400 FLORAC (Lozère),
Dans la procédure devant la Commission, ils sont représentés par Maître René ROUX, avocat au barreau de Montpellier. Les faits, tels qu'ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit : La loi du 22 juillet 1960 créa les parcs nationaux sur le territoire français, et le décret du 31 octobre 1961 portant règlement d'administration publique en établit les modalités d'application. En vertu de ces textes, furent créés par voie réglementaire un certain nombre de parcs nationaux, et notamment, par un décret n 70-777 du 2 septembre 1970, le Parc national des Cévennes. Ce décret comportait un certain nombre de dispositions concernant la chasse dans la zone parc. Il y était notamment précisé que si la chasse n'était pas interdite dans cette zone (contrairement à ce qui se produit dans les autres parcs nationaux), nul ne pouvait y chasser s'il n'était pas membre de l'"association cynégétique du Parc national des Cévennes". Les statuts de cette association prévoyaient impérativement l'admission dans celle-ci des titulaires du permis de chasse, soit domiciliés dans les communes du parc, soit propriétaires d'un terrain d'une superficie d'au moins 100 hectares d'un seul tenant. Le 7 août 1984, un nouveau décret remania les dispositions du décret du 2 septembre 1970. La chasse ne fut pas interdite sur le territoire de la zone parc, mais, alors que l'ancien article 13 autorisait expressément tous les membres de l'association cynégétique à chasser sur leur propre terrain, le nouvel article ne prévoit qu'une possibilité, - "peuvent être admis à chasser"-. D'autre part, il fut établi quatre catégories de personnes susceptibles de faire partie de l'association cynégétique, la dernière catégorie étant tirée au sort parmi les titulaires du permis de chasse non compris dans les trois premières catégories. En l'espèce, le 5 novembre 1988, sur la commune des Rousses (Lozère), les gardes particuliers de l'association cynégétique du Parc national des Cévennes, dressèrent trois procès verbaux à l'encontre des requérants pour chasse sur le territoire de ladite association sans en être membres et, en outre, pour défaut de présentation du permis de chasse pour trois d'entre eux. Sur citation directe de l'association cynégétique du 9 octobre 1989, les requérants comparurent devant le tribunal de police de Florac pour y répondre de la contravention de chasse sur le terrain d'autrui sans autorisation. Par jugement en date du 16 mars 1990, le tribunal de police de Florac condamna les requérants à mille francs d'amende et à verser conjointement à l'association deux mille francs à titre de dommagesintérêts ainsi que deux mille francs par application de l'article 475-1 du Code de procédure pénale. Les requérants relevèrent appel de ce jugement et par un arrêt du 28 février 1991, la cour d'appel de Nîmes confirma le jugement entrepris, estimant que le décret du 7 août 1984, comme celui du 2 septembre 1970, étaient parfaitement conformes aux dispositions de la Convention européenne des Droits de l'homme ; elle ajouta que le droit de chasse qui ne saurait se confondre avec le droit de propriété, n'était pas l'un des droits protégés par ladite Convention dont les stipulations n'ont ni pour objet, ni pour effet de faire obstacle à l'adoption de règles particulières concernant l'exercice du droit de chasse. Les requérants formèrent alors un pourvoi devant la Cour de cassation, qui le rejeta par un arrêt du 2 avril 1992. La Cour de
cassation s'exprima comme suit : "Attendu que répondant, pour les écarter, aux conclusions des demandeurs qui soutenaient que les dispositions du décret du 7 août 1984 réglementant le droit de chasse dans le parc national des Cévennes étaient incompatibles avec celles des articles 6, 13 et 14 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et de l'article 1er du premier protocole additionnel à cette Convention, les juges énoncent que le décret du 7 août 1984, comme celui du 2 septembre 1970, 'sont parfaitement conformes aux dispositions' de la Convention précitée ; Attendu qu'en cet état, et abstraction faite d'une impropriété de terme, la cour d'appel a justifié sa décision dès lors que le droit de chasse, qui ne saurait se confondre, comme tentent de le soutenir les demandeurs, avec le droit de propriété, n'est pas l'un de ceux protégés par ladite Convention dont les stipulations, comme celles de l'article 1er de son premier protocole additionnel, n'ont ni pour objet, ni pour effet de faire obstacle à l'adoption de règles particulières concernant l'exercice du droit de chasse ;". 2. Eléments de droit interne Décret N 70-777 du 2 septembre 1970 portant création du Parc national des Cévennes. Article 1er : " Sont classées en parc national, conformément aux dispositions de l'article 1er de la loi du 22 juillet 1960 relative à la création de parc nationaux, sous la dénomination de "Parc national des Cévennes", les parties du territoire des communes des départements du Gard et de la Lozère...". Article 13 : " Nul ne peut chasser sur le territoire du parc en dehors des territoires de chasse aménagés au sens de l'article 14 cidessous, s'il n'est membre d'une association cynégétique du parc national des Cévennes. L'association assure, conformément à ses statuts et à son règlement intérieur, la répartition entre ses membres des contingents de pièces de gibier à abattre et du nombre de journées individuelles de chasse... Les statuts de l'association doivent prévoir l'admission dans celle-ci des titulaires du permis de chasse, soit domiciliés dans les communes du parc, soit propriétaires fonciers dans le territoire du parc d'une superficie d'au moins 100 hectares d'un seul tenant". Décret n 84-774 du 7 août 1984 modifiant le décret n 70-777 du 2 septembre 1970 créant le Parc national des Cévennes Article 13 : "Peuvent être admis à chasser sur le territoire du parc les personnes titulaires du permis de chasser visé et validé, membres de l'association cynégétique du Parc national des Cévennes ou autorisées à chasser sur l'un des territoires de chasse aménagés... Ces personnes doivent en outre entrer dans l'une des catégories suivantes: - résidents permanents dans les communes ayant une partie de leur territoire inclus dans les limites du parc, ayant obtenu dans ces communes le visa de leur permis de chasser; - propriétaires dans le parc d'une superficie d'au moins 30 hectares. Les propriétés foncières indivises et les propriétés foncières appartenant à des personnes morales ne peuvent ouvrir ce droit qu'à une seule personne physique;
- descendant en ligne directe à la première génération et leurs conjoints, de propriétaires de plus de 10 hectares dans le parc résidant de façon permanente dans une commune ayant une partie de ce territoire dans le parc; - titulaire du permis de chasser n'appartenant à aucune des catégories ci-dessus dans la limite de 10% du nombre total des chasseurs appartenant aux trois catégories précédentes; ce pourcentage est calculé distinctement pour l'association cynégétique et pour chacun des territoires de chasse aménagés agréés en vertu de l'article 13 ter...". Statut de l'association cynégétique du Parc national des Cévennes du 29 août 1985 Article 2 : "... l'association cynégétique a pour but, dans le cadre des textes susvisés et dans le respect des propriétés et des récoltes, de favoriser sur le territoire du Parc national des Cévennes, l'éducation cynégétique de ses membres et la répression du braconnage, et en général, de mettre en oeuvre toute action conduisant à la conservation et à l'amélioration génétique et quantitative de la faune ainsi qu'au rétablissement des équilibres naturels les plus intéressants." GRIEFS 1. Les requérants allèguent une ingérence dans leur droit de propriété au sens de l'article 1 du Protocole N 1 dans la mesure où leur droit de chasse a été limité, sans contrepartie financière, par les dispositions du décret du 7 août 1984. Ils soutiennent que le droit de chasse est, au regard de la loi nationale, un attribut du droit de propriété. 2. Les requérants allèguent une violation de l'article 1 du Protocole N 1 combiné avec l'article 14 de la Convention dans la mesure où, en exigeant des propriétaires situés dans la zone parc le paiement d'un permis de chasse et d'une cotisation à une association cynégétique, l'etat a établi une discrimination entre eux et les autres chasseurs habitant le même département mais dont les propriétés sont situées en-dehors de la zone parc. PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION La présente requête a été introduite le 28 septembre 1992 et enregistrée le 1er décembre 1992. Le 31 mars 1993, la Commission a décidé de porter la requête à la connaissance du Gouvernement défendeur et de l'inviter à présenter par écrit des observations sur la recevabilité et le bien-fondé des griefs tirés de la violation alléguée de l'article 1 du Protocole N 1 pris isolément, et lu en combinaison avec l'article 14 de la Convention. Le Gouvernement défendeur a présenté ses observations le 30 juillet 1993 après une prorogation de délai et les requérants y ont répondu le 2 novembre 1993. EN DROIT 1. Les requérants se plaignent de la réglementation du droit de chasse dans le Parc national des Cévennes qui porterait atteinte au respect de leur bien, à savoir le droit de chasser sur leurs terres. L'article 1 du Protocole N 1 (P1-1) est ainsi libellé : "Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et
les principes généraux du droit international. Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes." Le Gouvernement soulève une exception d'irrecevabilité tirée de l'absence de qualité de victime des requérants au motif que, par application de l'adage "Nemo auditur propriam turpitudinem allegans", ils ne peuvent se prétendre victimes d'une violation de la Convention alors qu'ils se trouvaient en infraction avec la réglementation relative à l'exercice du droit de chasse. Selon le Gouvernement, ne sauraient se plaindre d'une limitation du droit de chasse les personnes non titulaires d'un permis de chasse. Les requérants produisent des attestations certifiant qu'ils sont tous propriétaires dans la zone du parc ainsi que les photocopies de leur permis de chasse. La Commission note que les requérants ont apporté la preuve de leur qualité de propriétaire dans la zone du parc ainsi que celle certifiant qu'ils sont titulaires d'un permis de chasse valide. Elle estime dès lors que cette exception soulevée par le Gouvernement ne saurait être retenue. Quant au fond, le Gouvernement dénie au droit de chasse revendiqué par les requérants le caractère d'un bien au sens de l'article 1 du Protocole N 1 (P1-1). Dès lors que, selon la Cour de cassation, les requérants ont été pris en flagrant délit de chasse sur les terres d'autrui, le Gouvernement soutient qu'ils ne sauraient invoquer l'atteinte à un bien protégé par la Convention en invoquant l'article 365 du Code rural qui ne protège que le droit de chasser sur ses propres terres. Le Gouvernement estime qu'il n'y a pas de lien entre le bien revendiqué par les requérants (droit de chasse attaché à une terre) et les poursuites dont ils ont fait l'objet (chasse illicite sur les terres d'autrui). Le Gouvernement en conclut que la réglementation du droit de chasse sur les terres d'autrui n'est pas constitutive d'une réglementation de l'usage d'un bien appartenant aux requérants et que dès lors la requête doit être rejetée comme étant incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention. Le Gouvernement ajoute qu'il n'y a pas eu atteinte au respect des biens des requérants puisque ceux-ci n'établissent pas être propriétaires de terres dans la zone parc. Les requérants réaffirment que le droit de chasse est l'un des attributs essentiels du droit de propriété et rappellent les termes de l'article 365 du Code rural selon lequel il est interdit de chasser sur le terrain d'autrui sans le consentement du propriétaire ou de ses ayants droit. La Commission constate en premier lieu qu'en droit français, le droit de chasse est considéré comme un attribut du droit de propriété car non seulement l'article 365 du Code rural interdit de chasser sur la propriété d'autrui sans le consentement du propriétaire ou de ses ayants droit, mais une interprétation ministérielle fait du droit de chasser "un droit réel attaché au droit de propriété" (JO, déb. Ass. nat., 13 avril 1987, p. 2136). S'il est vrai que la Commission a déjà considéré que le droit de chasse peut être considéré comme un "bien" au sens de l'article 1 du Protocole N 1 (P1-1) (cf. Req. N 14459/88, Hakan Jakobsson c/ Suède, déc. 19.2.1992, à paraître dans D.R.), cette considération ne
s'applique que dans les cas où il est allégué qu'il y a eu une limitation du droit de chasser sur les terres dont l'intéressé est lui-même propriétaire. Or, la Commission constate que les requérants ont été poursuivis pour avoir chassé sur les terres d'autrui sans remplir l'une des conditions pour ce faire, à savoir être membres de l'association cynégétique du Parc national des Cévennes. Dans ces conditions, la Commission estime qu'il n'y a, dans le chef des requérants, aucune apparence d'atteinte au respect de leurs biens, tel que reconnu à l'article 1 du Protocole N 1 (P1-1) et que dès lors, les requérants ne peuvent se prétendre victimes au sens de l'article 25 (Art. 25) de la Convention. Dans la mesure où les requérants se plaignent de l'obligation qui leur est faite d'adhérer à l'association cynégétique pour pouvoir chasser même sur leurs propres terres, la Commission, à supposer qu'il y ait eu épuisement des voies de recours internes sur ce point, estime que l'obligation d'adhésion en question, prévue par le décret de 1970 et reprise par le décret de 1984, s'analyse en une réglementation de l'usage des biens au sens donné à cette expression par la troisième norme figurant au par. 2 de l'article 1 du Protocole N 1 (P1-1-2). Son rôle se limite alors à contrôler que la réglementation en application des lois de l'usage d'un bien vise un but légitime "dans l'intérêt général" et que la réglementation effective de cet usage est proportionnée au but légitime poursuivi. La Commission rappelle que l'association cynégétique a pour but de mettre en oeuvre toute action conduisant à la conservation et à l'amélioration génétique et quantitative de la faune ainsi qu'au rétablissement des équilibres naturels les plus intéressants. Elle rappelle que la protection de la nature est très généralement reconnue dans tous les Etats contractants comme présentant un grand intérêt pour la société actuelle (voir Cour eur. D.H., arrêt Fredin du 18 février 1991, série A n 192, p.16, par. 48). Elle considère que le décret de 1984, visant à promouvoir une gestion rationnelle du patrimoine cynégétique du Parc national des Cévennes, poursuit un but d'intérêt général en cherchant à préserver les grands équilibres naturels et constate donc que la mesure incriminée est une mesure légale visant un intérêt général. La Commission constate que l'obligation d'adhérer à l'association implique le paiement d'une somme modique et estime que l'ingérence dont se plaignent les requérants est sans conséquences patrimoniales disproportionnées pour eux. La Commission en conclut que les normes visant à réglementer l'usage des biens des requérants étaient justifiées aux termes du second alinéa de l'article 1 du Protocole N 1 (P1-1). Il s'ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et doit être rejetée en application de l'article 27 par. 2 (art. 27-2) de la Convention. 2. Les requérants estiment en outre que l'obligation de cotiser à l'association cynégétique engendre une discrimination au sens de l'article 14 (art. 14) de la Convention entre eux et les autres chasseurs dont les propriétés sont en dehors de la zone parc. L'article 14 (art. 14) de la Convention dispose: "La jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l'origine nationale ou sociale, l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation."
La Commission rappelle que l'article 14 (art. 14) protège les individus, placés dans une même situation, de toute discrimination dans l'exercice des droits reconnus par la Convention. Or, une différence de traitement n'est discriminatoire que si elle est dépourvue d'objectif légitime et en l'absence d'un rapport de proportionnalité raisonnable entre les moyens employés et le but recherché (voir Cour eur. D.H., arrêt Affaire "relative à certains aspects du régime linguistique de l'enseignement en Belgique" du 23 juillet 1968, série A no 6, p. 33, par. 9 et 10). En l'espèce, la Commission estime que les terrains se situant dans le Parc national des Cévennes ne sont pas dans une situation analogue à ceux qui se situent en dehors de la zone parc. Dans ces conditions, la question d'une discrimination ne saurait se poser. Il s'ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et doit être rejetée en application de l'article 27 par. 2 (art. 27-2) de la Convention. Par ces motifs, la Commission, à l'unanimité, DECLARE LA REQUETE IRRECEVABLE. Le Secrétaire de la Première Chambre (M.F. BUQUICCHIO) Le Président de la Première Chambre (A. WEITZEL)