Transmise à M. Pierre Maudet, Conseiller d Etat, et au. Grand Conseil. Commission des Droits de l Homme

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Transcription:

Prise de position de l Union des organisations musulmanes de Genève (UOMG) sur la nouvelle loi concernant le rapport des communautés religieuses et de la laïcité Transmise à M. Pierre Maudet, Conseiller d Etat, et au Grand Conseil Commission des Droits de l Homme L UOMG s est largement impliquée dans ce dossier en répondant aux consultations proposées par l Etat de Genève, et afin de faire connaître son point de vue, particulièrement en ce qui concerne la liberté des pratiques religieuses et le droit au travail. Voici les observations et les amendements proposés : 1) Sur la liberté de conscience et de croyance. Comme cela nous a été communiqué par le Département de la sécurité et de l économie, la loi proposée a pour but de «promouvoir et de protéger la liberté de conscience et de croyance». Le Projet de loi est le suivant : Art. 2 Définitions 1 Au sens de la présente loi, la laïcité de l Etat se définit comme le principe de neutralité de l Etat dans les affaires religieuses, qui doit permettre de préserver la liberté de conscience et de croyance, de maintenir la paix religieuse et d'exclure toute discrimination fondée sur les convictions religieuses. Elle favorise la tolérance et le respect mutuel au sein de la société. L exposé des motifs est le suivant : Art. 2 Définitions Cet article définit la laïcité de l Etat, conformément aux buts énumérés à l article 1, comme un instrument au service de la liberté et de la paix religieuse, et comme le principe de neutralité religieuse de l Etat qui exclut toute discrimination. Nous proposons cette addition : «Qui doit permettre de préserver la liberté de conscience, de croyance, de pratique religieuse, de maintenir la paix religieuse et d'exclure toute discrimination fondée sur les convictions religieuses.» La Déclaration des droits de l homme comme la Convention européenne comprend aussi, avec la liberté de conscience et de croyance, la liberté de pratiquer sa religion.

La notion de pratique est déterminante pour résoudre concrètement les problèmes de tenues vestimentaires et de port de signes religieux. (Voir aussi Art. 4, 4 : Le Conseil d Etat fixe par voie réglementaire les conditions auxquelles il peut entretenir des relations avec les organisations religieuses, notamment sous l'angle du respect des valeurs fondamentales, telles que la liberté de conscience et de croyance, la liberté d'opinion et d'information, la tolérance, le rejet de toute forme de violence physique ou psychologique et le respect de l ordre juridique suisse. Même remarque : telles que la liberté de conscience, de croyance et de pratique religieuse.) 2) Sur la neutralité religieuse de l Etat Projet de loi Art. 3 Neutralité religieuse de l Etat 1 Le canton de Genève et les communes observent une neutralité religieuse. 2 Ils veillent à exclure toute discrimination fondée sur les convictions religieuses. 3 Les collaborateurs visés par l'article 1 de la loi générale relative au personnel de l administration cantonale, du pouvoir judiciaire et des établissements publics médicaux, du 4 décembre 1997, les collaborateurs des communes, ainsi que les collaborateurs des établissements publics ou privés exécutant des tâches déléguées par l Etat, observent cette neutralité religieuse dans le cadre de leurs fonctions. Lorsqu ils sont en contact avec le public, ils s'abstiennent de signaler leur appartenance religieuse par des propos ou des signes extérieurs. Exposé des motifs Art. 3 Neutralité religieuse de l Etat L alinéa 3 vise à assurer la neutralité religieuse par les collaboratrices et les collaborateurs de l Etat au sens large. Cette neutralité doit se vivre au quotidien dans toutes les relations des collaboratrices et des collaborateurs avec le public. A ce devoir de neutralité générale s ajoute, pour les collaboratrices et les collaborateurs en contact avec le public, le devoir de s abstenir de signaler leur appartenance religieuse. La notion de public doit être comprise dans le cadre de la fonction, et non pas de tout public et en tout lieu en dehors de ce cadre. L exposé des motifs semble pourtant le suggérer. Une loi se doit d être précise. Exemple de cette imprécision : «Cette neutralité doit se vivre au quotidien dans toutes les relations des collaboratrices et des collaborateurs avec le public.»

Cependant, nous estimons que cette mesure s inscrit contre le principe même de la Déclaration des droits de l homme : «Article 18. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction seule ou en commun, tant en public qu'en privé, par l'enseignement, les pratiques, le culte et l'accomplissement des rites.» Certes, comme l affirme Monsieur Jean-Noël Cuénod dans un article récent (blog TDG, 12/05/2016) : «l Etat de Genève a interdit le port des signes religieux par ses fonctionnaires durant leur travail (en dehors, ils s habillent comme ils le veulent), c est à la suite d une décision avalisée par le Tribunal fédéral puis la Cour européenne des droits de l homme dont les jurisprudences s imposent à tous», mais nous tenons à souligner que cette jurisprudence n est pas absolue, et que Genève, qui est à l origine d avancées positives en matière de droits humains, a mieux à faire que d interdire le marché du travail aux musulmanes pratiquantes et compétentes, y compris au niveau de la fonction publique. Pour cette raison, il vaudrait mieux ne prendre aucune disposition sur cette question dans la rédaction de la nouvelle loi, plutôt que de formuler une décision figée, ne laissant aucune marge de manœuvre pour offrir des solutions concrètes dans des cas précis. Nous saluons la position de la conseillère administrative Sandrine Salerno qui estime que les fonctionnaires de la Ville de Genève peuvent porter des signes religieux durant leur travail. Elle affirmait dans la Tribune de Genève de mardi 3 mai 2016 : «Mon positionnement ne porte pas sur le voile mais plus largement sur les attributs religieux. Ce qui compte, c est que le fonctionnaire délivre la prestation de manière indifférenciée, quelle que soit la personne à qui elle s adresse.» Nous demandons aux membres de la Commission des droits de l homme, comme aux membres du Grand Conseil, de se pencher humainement sur la tristesse éprouvée par celles à qui on demande de renoncer à une pratique qui leur est chère, pour exercer la fonction qui correspond à leurs compétences. Nous vous rappelons à ce titre que le premier but de la présente loi est selon l article 1 de «promouvoir et de protéger la liberté de conscience et de croyance»! Ajoutons que les femmes sont les premières victimes de ces restrictions, qui ne favorisent pas leur émancipation sociale. La société se prive d une élite instruite et diplômée des universités suisses et d ailleurs. A l époque où l on parle de l émancipation des femmes, les musulmanes pratiquantes rencontrent des obstacles pour travailler et avoir un rôle social actif dans la société. La nouvelle loi sur la laïcité ne devrait pas conduire à enfermer les femmes chez elle. 3) Sur les restrictions relatives aux signes extérieurs Projet de loi Art. 8 Restrictions relatives aux signes extérieurs Afin de prévenir des troubles graves sur le domaine public, dans les établissements publics ou subventionnés, ainsi que dans les établissements scolaires publics, le Conseil d'etat peut

restreindre ou interdire, pour une période limitée, le port de signes extérieurs manifestant une appartenance religieuse. Exposé des motifs Art. 8 Restrictions relatives aux signes extérieurs Cet article est un outil permettant au Conseil d Etat, en cas de situation extrême et après un examen scrupuleux des faits et des risques, d adopter des restrictions ou des interdictions quant au port de signes extérieurs manifestant une appartenance religieuse (vêtements, coiffures, accessoires, etc.). Une telle décision devrait toutefois être proportionnée, limitée dans le temps et restreinte aux établissements ou lieux publics effectivement concernés. Il est certes questions ici de «troubles graves» sur le domaine public. Mais cette loi pourrait être interprétée par des extrémistes de droite, par exemple, comme une invitation à occasionner des troubles dans le secteur public conduisant à des restrictions. Si par exemple un groupe de quelques parents et de quelques meneurs s indignait du port du voile d une élève, et qu il s en suive des polémiques comme cela s est vu en France, avec un assaut de journalistes, cela pourrait-il conduire notre Etat bienveillant à interdire le port du voile à une élève pour une période limitée? En répétant ce scénario, ceux qui s opposent aux pratiques musulmanes pourraient trouver là une brèche. En d autres termes, cet article présente le danger de susciter des troubles publics là où il n y en a pas. Nous rappelons qu une enseignante musulmane de l école primaire de Châtelaine avait été interdite de porter le foulard propre à sa religion pendant son enseignement. La Cour européenne avait soutenu la mesure prise par le gouvernement genevois en avançant cet argument : «La décision attaquée est en droite ligne du principe de la neutralité confessionnelle de l école, dont le but est, non seulement de protéger les convictions religieuses des élèves et des parents, mais également d assurer la paix religieuse qui sous certains aspects reste fragile. A cet égard, il faut relever que l école risquerait de devenir un lieu d affrontement religieux si les maîtres étaient autorisés par leur comportement, notamment leur habillement, à manifester fortement leurs convictions dans ce domaine.» Or, c est exactement le contraire qui s était produit : pendant des années, cette enseignante a porté le voile dans son école sans que cela n occasionne la moindre difficulté. Ce n est que lorsque des journalistes en ont fait un sujet de polémique que les troubles ont commencé. La loi est là d abord pour protéger les citoyens, et non pas pour leur imposer après coup des restrictions dues à des prises de positions qui relèvent d une forme de discrimination religieuse, voire d islamophobie. Hani Ramadan, pour l UOMG

Genève, 25 mai 2016