en zone urbaine Un immeuble haut THÈME SUJET RÈGLEMENT Septième session 2004-2005 rapport au ciel lointain matière structure mise à l échelle skyline



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Transcription:

CONCOURS D ARCHITECTURE CIMBÉTON 7 rapport au ciel BÉTONS, MATIÈRE D ARCHITECTURE Septième session 2004-2005 Un immeuble haut en zone urbaine 6 5 4 3 2 1 23 02 04 horizon lointain proche matière structure mise à l échelle rapport au sol questions de hauteur skyline THÈME SUJET RÈGLEMENT

Sous le patronage de la direction de l Architecture au ministère de la Culture et de la Communication, et du ministère de l Équipement, des Transports, du Logement, du Tourisme et de la Mer, en partenariat avec l Association des maires de France et les trois villes proposant leur site à la réflexion des candidats.

SOMMAIRE CONSTRUIRE HAUT AVEC LES BÉTONS.............................. 2 THÈME UN CONCEPT D ACUPUNCTURE URBAINE La densité en question.......................................... 4 La densité, élément d un urbanisme écologique............................. 4 La tour, un concept fluctuant........................................... 5 Vivre haut......................................................... 5 L immeuble haut : du pouvoir à l urbain......................... 6 Symbole et instrument des pouvoirs politiques et spirituels..................... 6 Le gratte-ciel, symbole du pouvoir économique et de la modernité urbaine......... 7 Chicago, la première................................................. 7 Toujours plus haut................................................... 8 Approches esthétiques................................................ 8 Programmes : des délires de New York à la ville dans la ville................. 12 Élément de composition urbaine........................................ 13 Naissance de l immeuble haut en Europe....................... 14 Réformer la ville..................................................... 14 La ville verte....................................................... 15 La métropole verticale................................................ 16 Améliorer la ville traditionnelle.......................................... 17 Naissance du gratte-ciel européen....................................... 18 La tour à fonction symbolique limitée..................................... 19 Échec social et urbain des immeubles hauts................................ 19 Quelle urbanité pour l immeuble haut?........................ 20 Le rapport au sol : un enjeu majeur...................................... 20 Une architecture haute et urbaine....................................... 21 L immeuble haut aujourd hui........................................... 21 La tour contemporaine : urbaine et écologique.............................. 22 un projet d acupuncture urbaine........................................ 22 Notes............................................................ 23 SUJET UN IMMEUBLE HAUT EN ZONE URBAINE Trois villes partenaires.......................................... 27 Les villes.......................................................... 27 Le sujet........................................................... 27 Clamart..................................................... 28 Présentation de la ville................................................ 28 Présentation du site.................................................. 28 Programme........................................................ 29 Contraintes........................................................ 29 Grenoble..................................................... 32 Présentation de la ville................................................ 32 Présentation du site.................................................. 32 Programme........................................................ 33 Contraintes........................................................ 33 Rennes....................................................... 36 Présentation de la ville................................................ 36 Présentation du site.................................................. 36 Programme........................................................ 37 Contraintes........................................................ 37 RÈGLEMENT................................................... 41 1

CONSTRUIRE HAUT AVEC LES BÉTONS En perpétuelle évolution, le béton armé participe depuis plus d un siècle et demi à l édification de la ville. Avec l apparition des nouveaux bétons, en particulier des bétons hautes performances (BHP) et des bétons autoplaçants (BAP), de nouvelles perspectives s ouvrent aujourd hui: les conceptions techniques, plastiques et spatiales des bâtiments employant ces nouveaux matériaux sont à défricher. Il importe de concevoir des projets qui proposent une structure pertinente utilisant les potentialités nouvelles du matériau. Au XIX e siècle, c est à partir de l émergence de techniques nouvelles (ascenseur, acier et béton) que l immeuble haut a pu se développer. Au cours des premières décennies, les superstructures des gratte-ciel utilisaient prioritairement des structures métalliques, plus légères, tandis que le béton était réservé aux fondations et aux infrastructures. Depuis, la construction des immeubles hauts en béton s est largement répandue, le béton présentant en outre l avantage d une très bonne résistance au feu. Du reste, même lorsqu une image métallique est revendiquée, les éléments structurels sont souvent composites, soit par le coulage de béton dans les structures, soit par la création de gangues autour de la structure pour la protéger. Moulable, monolithique, continu, le caractère multi- fonctionnel du béton lui permet de répondre, avec un seul élément, à des contraintes d ordre très diverses: descente des charges, stabilité, isolation phonique, sécurité incendie Du point de vue plastique, le béton propose une palette de textures, couleurs et formes extrêmement riches et convenant aussi bien à des structures ponctuelles qu à des voiles ou des coques, ou encore à la réalisation d aménagements urbains. Aujourd hui, la révolution technologique des BHP, qui autorise la création de structures aussi fines que celles du métal, laisse penser que la construction de bâtiments hauts en béton va évoluer dans les prochaines années. Comme l architecture écologique, l architecture du BHP reste à inventer, et ce sont les projets de la prochaine décennie qui feront émerger des formes nouvelles, des structures originales, liées à cette avancée. L un des objectifs de ce concours est de participer à cette éclosion et d offrir aux étudiants un espace de réflexion sur l emploi du béton dans une perspective de développement durable. Construire en hauteur est un défi technique. Il faut souligner l importance de la conception structurelle des immeubles hauts, dont la complexité est souvent renforcée par les exigences parasismiques (Grenoble). Les tours développent toutes des principes structurels spécifiques. Un modèle du genre est la forme conique de la tour Millenium de l agence de Norman Foster qui, avec sa structure hélicoïdale effilée, offre une résistance minimale au vent et ressemble au schéma des forces d une console verticale. Cette complexité technique est l une des raisons pour lesquelles Cimbéton souhaite favoriser les collaborations entre étudiants-architectes et ingénieurs en créant un forum de rencontre sur le site du concours. Les candidats devront faire la démonstration de la légitimité du béton, de la pertinence de son choix et de sa relation aux autres matériaux. Ils devront expliciter le fonctionnement structurel et son adéquation aux formes architecturales proposées. Ils devront utiliser le potentiel technique et plastique du matériau pour proposer un projet global (immeuble haut et espaces publics alentours) qui intègre la logique urbaine des contextes et développe des qualités écologiques. Remarque Une bibliographie technique ainsi qu un forum de rencontre entre étudiants-architectes et étudiants-ingénieurs sont proposés sur le site du concours. 2

Un concept d acupuncture urbaine THÈME SUJET RÈGLEMENT 3

THÈME La densité en question L agglomération contemporaine se caractérise par son éclatement et son étalement. Elle n est plus finie, n a plus de limite visible et intègre une part croissante du territoire rural. Elle est constituée d un collage de fragments urbanisés comprenant une ou plusieurs villes, leurs banlieues, des centres secondaires, des villages et des hameaux, et des territoires ruraux, naturels ou rurbains. L agglomération forme un patchwork urbain fonctionnant dans un système unique: l écosystème urbain qui dépasse l hinterland, territoire agricole répondant aux besoins de chaque ville. Cette zone de solidarité forcée constitue l écosystème de la cité et il importe de la préserver 1. Villepreux, le Beffroi des associations, Roland Prédieri, 1957. LA DENSITÉ, ÉLÉMENT D UN URBANISME ÉCOLOGIQUE Conjointement à cette extension, la densité des zones urbaines diminue. Plusieurs facteurs y contribuent : abaissement du nombre moyen d habitants par logement, curetage des îlots, création d espaces verts, déménagement des activités de production et des grands commerces en périphérie, et intégration de zones suburbaines et rurbaines. Si, dans une vision à court terme, cette dédensification paraît une bonne chose, on peut s interroger sur ses conséquences à long terme. Elle conduit en effet à une forte consommation de terrain et renforce l étalement urbain, ce qui induit une croissance de l utilisation de l automobile et une augmentation des coûts d investissement pour les collectivités, des dépenses supplémentaires en énergie, et ne permet pas le développement de systèmes de transports en commun de qualité. Une trop faible densité ne crée pas un développement durable. Or la préservation de l environnement devient une préoccupation croissante des habitants. L agglomération doit se soucier de sa propre survie en étant plus économe en foncier et en infrastructures, et plus attentive à l environnement. L écologie urbaine conduit au maintien ou à la création de nouveaux équilibres entre les différentes composantes environnementales: milieu naturel, paysage, ressources, économie, équilibre social. Dans cette recherche, la plus faible densité n est pas la meilleure solution. C est la raison pour laquelle certains théoriciens ont introduit la notion de densité qualifiée. Pour eux, le fait urbain est accepté dans son essence. Il ne s agit plus, comme dans les idéologies du début et du milieu du XX e siècle, de faire la ville à la campagne. On cherche une meilleure gestion de la densité urbaine, une meilleure utilisation de ses potentiels matériels et sociaux pour tendre vers une ville plus équilibrée. Une bonne répartition des densités est un élément de cet équilibre. Ainsi, la densité n est pas un facteur négatif en soi: seule une densité suffisante permet de disposer de services urbains et de transports performants. Mais elle doit être modulée en fonction du contexte : un quartier dense n a pas la même signification dans une métropole et dans une petite ville. Un peu comme on fit appel au concept du sentiment d insécurité pour exprimer la perception que les gens ont de ce problème qui, bien souvent, ne recouvre pas la réalité, sans doute faut-il faire parler du sentiment de densité pour exprimer la différence entre la densité ressentie par les habitants Ur, Ziggourat du dieu de la lune, (Mésopotamie), 2200 av. J.-C. et la densité objective d un quartier. Dans cette optique, la densité qualifiée est la juste densité, celle qui permet d offrir à un quartier le maximum de services, une infrastructure de transports collectifs, tout en ne donnant pas aux habitants un sentiment de trop forte densité. Dans cette recherche de la plus grande densité acceptable par le public dans un contexte donné, les formes urbaines, leurs qualités spatiales et paysagères ont un grand rôle à jouer. Les perspectives, les arbres dans les rues, la création d espaces verts, la non-homogénéité de la hauteur du bâti sont autant d éléments qualitatifs ayant une influence sur le sentiment de densité. Mais, contrairement aux présupposés des urbanistes modernes, les grands espaces verts parsemés de hauts bâtiments, tours ou barres, de la ville verte, ne procurent pas un sentiment de faible densité. Critiquant cette vision, certains urbanistes préconisent une limitation des hauteurs de quatre à cinq niveaux. Ce précepte qui, dans certains cas, peut être justifié, n est pas adapté à tous les environnements urbains. Des villes comme Paris sont plus hautes, sans que le sentiment de densité des habitants soit insupportable. Le concept doit être adapté au contexte urbain. Mais si, d une manière générale (mais non généralisable), une grande hauteur homogène procure un sentiment de forte densité, dans la recherche d un équilibre entre forte densité et sentiment de faible densité, l introduction d immeubles hauts dans un contexte plus bas est une solution. En utilisant le concept d acuponcture urbaine 2 inventé par Roland Castro et Jean-Pierre Le Dantec à l occasion de Ban- Vue de Bologne au début du XVIII e siècle, par F. B. Werner. 4

THÈME lieue 89, on peut réaliser des opérations qui cherchent à améliorer la ville à partir d une intervention localisée qui initie un processus d induction positive. De ce point de vue, l immeuble haut ne serait pas conçu comme à Hong Kong, Shanghai ou New York, c est-à-dire comme un élément permettant d augmenter la densité d un quartier déjà dense, mais comme un élément urbain permettant d augmenter localement la densité et de créer une centralité urbaine, sans nuire au sentiment de faible densité des habitants. L immeuble haut devient alors un monument utile, allant dans le sens d un meilleur équilibre écologique. LA TOUR, UN CONCEPT FLUCTUANT Comme la densité, la hauteur des bâtiments est une notion qui varie en fonction du contexte. À Villepreux, dans les Yvelines, ville essentiellement composée de maisons, le Beffroi des associations, sur la place de l église, ne compte que 6 étages. Une hauteur qui, à Paris, serait considérée comme normale et totalement en dehors de la problématique des tours. De la même manière, à Paris, un immeuble de 11 étages est déjà une tour, alors qu il faudrait ajouter un bon nombre de niveaux pour qu il soit intégré dans cette catégorie à New York. Il existe d ailleurs de très petites tours. Ainsi, le livre Private Towers présente des tours intégrées à des maisons individuelles ou des maisons en forme de tour : elles ne font généralement que quatre ou cinq niveaux 3. La hauteur de la tour doit être pensée par rapport à son contexte pour jouer positivement sur la densité réelle et le sentiment de densité des habitants. L immeuble haut n est alors pas une solution universelle, mais un moyen de densifier un pôle et de diversifier l offre urbaine tout en créant un événement spécifique. Il faudra donc réfléchir à ce que veut dire et à ce que peut être un immeuble haut dans le contexte des sites de Clamart, Grenoble et Rennes. L attrait de la modernité est aussi un atout majeur, comme en témoignent les publicités qui vantent les appartements spectaculaires des tours actuellement en construction dans les docks de Londres : Manhattan style luxury living comes to Canary Wharf 4. Vivre haut est un luxe. En revanche, contrairement à ce qu affirmaient les urbanistes modernes, la tour ne protège pas du bruit car, si les bâtiments bas constituent des écrans phoniques protégeant l intérieur des îlots, les tours ne font pas écran. Les façades sont toutes soumises au bruit urbain même s il est un peu atténué par l éloignement dû à la hauteur. Un autre problème est celui de l aération : les façades des tours de bureaux ne s ouvrent généralement pas, et les systèmes de climatisation qu elles emploient ne sont pas écologiques 5. Pour le logement, le public n est pas prêt à accepter des appartements climatisés. Il faut donc gérer l ouverture des fenêtres en prenant en considération les risques de chutes d objets et Tour défensive de Carcassonne, selon Viollet-le-Duc. VIVRE HAUT Habiter ou travailler en hauteur présente des qualités et des inconvénients. Certains habitants de tours ne troqueraient pour rien au monde leur nid perché haut dans la ville. Le principal argument avancé par les adeptes de la tour est celui de la vue qui offre des panoramas lointains, souvent remarquables, en particulier lorsque l environnement est bas. Félix le Chat en l an 2000. Home Insurance Building, Chicago, William Le Baron Jenney, 1885. 5

THÈME le vent qui peut souffler fort. Mais pour les amateurs de tours, les désavantages sont largement compensés par les vues lointaines, les levés ou couchers de soleil sur la mer urbaine. Et le bruit de la ville est accepté comme une rumeur qui colore l ambiance sonore de la vie urbaine 6. L immeuble haut : du pouvoir à l urbain SYMBOLE ET INSTRUMENT DES POUVOIRS POLITIQUES ET SPIRITUELS Du point de vue du mythe, l histoire de l immeuble haut commence avec la Bible : Faisons-nous une ville et une tour qui soient élevées jusqu au ciel ; et rendons notre nom célèbre avant que nous nous dispersions en toute la terre 7. La tour de Babel avait deux objectifs : aller vers Dieu et maîtriser la nature. Mais Dieu dispersa ces peuples partis du côté de l Orient dans tous les pays du monde et ils cessèrent de bâtir cette ville. Dès l aube de la civilisation urbaine, les sociétés hiérarchisées se dotent de bâtiments hauts. Sumer et l empire Akkadien créent des Ziggourats (temples hauts). Puis les Égyptiens bâtissent des pyramides. En Amérique, on retrouve des édifices similaires dans les civilisations précolombiennes. Les premiers bâtiments hauts sont donc soit des temples soit des tombes, généralement construits selon un principe pyramidal conférant une bonne assise au bâtiment. Tous ces édifices ont une géométrie simple et forte qui marque le paysage. Ce sont des symboles construits : les hommes ont compris que l édification de monuments défiant Dieu et la physique assurent une visibilité très forte aux objets de mémoire et de pouvoir. Plus tard, les Grecs et les Romains utilisent la tour comme instrument défensif et de contrôle. Les camps militaires et les enceintes des villes sont dotés de tours pour voir l ennemi de loin et améliorer la portée des armes. Cette utilisation de la tour sera pérenne jusqu à l abandon des enceintes comme moyen défensif des villes. Elle est particulièrement présente au Moyen Âge où le château, flanqué de tours et d un donjon, domine la ville, ellemême protégée par des tours. Dans son Dictionnaire raisonné de l architecture, Viollet-le-Duc ne consacre pas moins de cent vingts pages à la tour défensive qu il analyse dans le détail. C est pour lui un élément essentiel des dispositifs de l architecture militaire du Moyen Âge 8. Le caractère symbolique de la tour n est pourtant pas oublié : les clochers des églises et les châteaux du pouvoir féodal dominent physiquement la ville, affirmant les deux pouvoirs concurrents. De la même manière que les grandes villes contemporaines sont hérissées de gratte-ciel, la concurrence entre les familles nobles conduit à l édification de nombreuses tours au sein d une même ville. C est ainsi que les silhouettes de San Giminiano et Bologne en Italie sont ponctuées de tours nombreuses qui témoignent de la résidence des notables de la ville 9. Symbole et instrument des pouvoirs, signe de la maîtrise de l homme sur les lois de la nature, machine défensive, la tour est aussi, très tôt, un élément urbain : le clocher de l église représente la paroisse et ses habitants. Elle marque un repère Tacoma Building, Chicago, Holabird & Roche, 1887 (détruit en 1929). Wainwright Building, Chicago, Louis Sullivan, 1890. Guaranty Building, Chicago, Louis Sullivan, 1894. 6

THÈME physique et social constitutif de la communauté urbaine et de l identité du quartier ou de la ville. Avec l émancipation de certaines municipalités à partir du XII e siècle, puis l institution des communes à partir de 1789, le nouveau pouvoir s inscrit dans la ville en créant des beffrois d hôtels de ville qui concurrencent les tours des châteaux et des forteresses et les clochers des églises 10. Mais, jusqu à la fin du XIX e siècle, la construction d édifices hauts dans la ville reste limitée aux trois pouvoirs urbains : spirituel, militaire et politique. LE GRATTE-CIEL, SYMBOLE DU POUVOIR ÉCONOMIQUE ET DE LA MODERNITÉ URBAINE C est à la fin du XIX e siècle aux États-Unis, d abord à Chicago puis à New York et dans quelques grandes villes, que se développent les premiers immeubles hauts à vocation commerciale, appelés skyscrapers. Le gratte-ciel résulte du mélange alchimique de la spéculation immobilière, des progrès technologiques et de l expérimentation architecturale 11. Il se distingue des tours antérieures par le fait qu il est habité et que ses surfaces sont utilisées comme celles des autres bâtiments. Avec le gratte-ciel, l immeuble haut conserve son rôle de symbolisation du pouvoir (désormais économique), mais devient un contenant pour des activités commerciales et des bureaux souvent accompagnés d autres équipements urbains. Le premier motif de la construction d immeubles hauts est la pénurie foncière qui conduit à une augmentation du prix des terrains et à une spéculation. Pour Cass Gilbert, auteur du Woolworth Building (1913), le gratte-ciel est une machine qui rentabilise le terrain 12. Il faut, en effet, que le terrain soit très cher pour justifier économiquement le recours à ce type architectural très coûteux. La construction en hauteur revient beaucoup plus cher qu une construction traditionnelle, car pour construire haut, il faut mobiliser tous les progrès techniques en termes de structures, de fondations, de revêtements ignifuges et d ascenseurs, qui furent autant de conditions préalables à son développement. Avec le recul, le choix de la construction en hauteur ne s explique pas seulement par la pénurie foncière. En effet, avec l apparition du train et de l automobile au tournant du siècle, il aurait été possible de chercher des terrains moins chers pour construire des bâtiments plus économiques en périphérie, comme cela se fera plus tard. Le choix de l immeuble haut répond aussi, comme pour les nobles bolognais de la fin du Moyen Âge, à la volonté des entrepreneurs d affirmer leur pouvoir et de créer une image conquérante. La fonction symbolique de l immeuble haut reste donc entière. Les tours transforment radicalement la silhouette du centre de Chicago et de New York, en créant un skyline spécifique qui devient le symbole de l agglomération, de la puissance du pays, du capitalisme triomphant et de la modernité. Manhattan devient aussi le symbole de la ville du futur, haute, dense et congestionnée. Elle fascinera les contemporains de l entre-deuxguerres, comme en témoignent différentes fictions, films ou bandes dessinées. Comme le remarque Ingrid Taillandier, ce n est pas par hasard si le gratte-ciel se développe à un moment où précisément l homme enterre Dieu et se découvre une nouvelle religion : la modernité 13. CHICAGO, LA PIONNIÈRE L histoire du gratte-ciel commence avec le grand incendie qui, en 1871, détruisit le centre de Chicago 14. Entre 1890 et 1893, une frénésie constructive s empare de la ville qui va devenir le berceau des immeubles hauts à vocation commerciale. Les conditions techniques sont réunies avec le développement de l ascenseur, de l acier et du béton armé. Avec les techniques traditionnelles, les bâtiments ne pouvaient pas dépasser 16 étages. Les immeubles employant des techniques nouvelles vont rapidement crever ce plafond. Le premier vrai Schlesinger and Meyer Store, Louis Sullivan, 1899. Chicago Herald Tribune, 1922, Saarinen. Manhattan la nuit depuis les Twin Towers. The Park Row Building, New York, R. H. Robertson, 1899. 7

THÈME gratte-ciel est le Home Insurance Building, haut de 10 étages, bâti en 1883 par Le Baron Jenney. Quelques années plus tard, en 1886, Holabird et Roche construisent le Tacoma Building (13 étages). Ensuite, Louis Sullivan en construit de nombreux dont la hauteur reste modeste: 10 étages pour le Wainwright Building (1890), 14 niveaux pour le Guaranty Building (1894) et le Bayard-Condict Building (1898). C est lui qui lui donne ses premières lettres de noblesse et fait évoluer son architecture d une décoration éclectique à dominante géométrique et florale vers les lignes épurées de son Schlesinger Meyer Store qui date de 1899 15. En 1922, le concours lancé par le Chicago Herald Tribune conduit plus de 263 architectes à donner leur vision de ce que pourrait être l immeuble de bureaux le plus beau et le plus original du monde 16. Le projet lauréat de Howells et Hood est encore d inspiration gothique, mais de nombreux projets, comme celui de l architecte finlandais Eliel Saarinen ou la colonne dorique d Adolf Loos, vont ouvrir de nouvelles voies stylistiques. TOUJOURS PLUS HAUT La course vers le ciel est commencée. La tour Eiffel, construite pour l Exposition universelle de 1889, en est un des premiers jalons. Contrairement aux immeubles américains, il ne s agit pas d un bâtiment habité, mais d un édifice à vocation monumentale et récréative. Mais c est sur le Nouveau Continent que cette quête s installe durablement, avec New York qui rejoint Chicago. En 1890, il n y a que six immeubles de 10 étages 17 à New York. La silhouette de la ville se modifie rapidement et, en 1908, il y a déjà 538 immeubles de plus de 10 étages. Louis Sullivan y construit le premier gratte-ciel, le Bayard-Condict Building (13 étages) en 1898 18. Après ces modestes débuts, les projets se succèdent, chacun tentant de surpasser l autre en hauteur. En 1899, R. H. Robertson bâtit le Park Row-Building de 30 étages, qui reste le plus haut du monde pendant neuf ans, avec 1 000 bureaux abritant 4 000 travailleurs. En 1908, ce titre est cédé au Singer Building bâti par Ernest F. Flagg, avec 47 étages. Il est ensuite acquis par le Woolworth Building, construit par Cass Gilbert en 1913 (55 étages). Ce dernier ne sera détrôné que seize ans plus tard par les 77 étages du Chrysler Building, construit par Van Alen en 1930. Onze mois plus tard, l Empire State Building établit un nouveau record qui ne sera dépassé qu en 1973, avec l édification des tours jumelles du World Trade Center et l édification de la Sears Tower à Chicago, en 1974. La course à la hauteur s est désormais internationalisée et les derniers records sont situés en Asie avec les Petronas Towers de Kuala Lumpur construites par l Américain Cesar Pelli (452 m) et le World Financial Center de Shangai avec 460 m 19. Le projet non construit de Norman Foster pour la tour Millenium conçue en 1989 pour Tokyo s inscrit dans cette course à la hauteur avec la création d une cité verticale de 840 m de hauteur, qui comportera 170 étages et donc la surface disponible sera de 93 hectares 20. APPROCHES ESTHÉTIQUES Andy Warhol nous offre un jugement radical et sans appel sur les gratte-ciel: ils ressemblent à de l argent 21. De fait, tous Bayard-Condict Building, New York, Louis Sullivan, 1898. Woolworth Building, New York, Cass Gilbert, 1913. Sears Tower, Chicago, SOM, 1974. 8

THÈME les gratte-ciel ont pour objectif de célébrer la puissance de la firme qu ils représentent, de se faire voir dans la ville. Mais si la chose est aisée lorsqu il y a peu d immeubles hauts, elle devient plus complexe lorsque, comme dans de nombreuses villes d Amérique du Nord et du Sud-Est asiatique, les silhouettes sont hérissées de tours voulant toutes être plus singulières les unes que les autres. Cette problématique se pose dès les années vingt à New York. Dans la fièvre constructive qui s empare de la ville jusqu à la crise de 1929, plus d une trentaine de gratte-ciel sont bâtis au sud de Manhattan en douze ans. Mais la hauteur n est pas le seul facteur permettant de se démarquer. L esthétique compte aussi. Ainsi, le Flatiron Building, construit par Burnham en 1902, ne se fait pas remarquer par sa hauteur, relativement modeste (21 niveaux), mais par sa forme triangulaire et son épaisseur qui accentuent sa hauteur et dramatisent sa situation urbaine. De nombreux autres projets se singularisent, soit par une référence historique, soit par un couronnement spécifique. Pierre Le Brun conçoit le Metropolitan Life Insurance Company Building en 1909 sur le modèle du Campanile de la Piazza San Marco de Venise 22. Le Municipal Building, haut de 40 étages, construit en 1914 par McKim, Mead & White, offre l image d un palais italien monté sur échasses grâce à un piano-nobile déformé pour abriter 16 niveaux. Cette esthétique se retrouve dans le San Remo Apartments (Emery Roth, 1930), qui ressemble à des clochers d églises italiennes posés sur le socle d une massive forteresse de briques 23. L immeuble de la Riverside Church, construit par Allen et Collens en 1930, est une vraie-fausse tour de cathédrale. Le style gothique reste en course un moment avant d être détrôné par le style art déco. Le Woolworth Building est encore une tour gothique, tandis que l American Radiator Building, bâti par Raymond Hood en 1924, combine le gothique et les lignes modernes art déco. Cette plastique se retrouve alors dans de nombreux autres bâtiments comme le Barclay Vesey Building (Ralph Walker 1926) 24. Dans cette quête d originalité esthétique, le Chrysler Building se singularise sur plusieurs plans. Avec son couronnement métallique, il offre une symbolique nouvelle, à mi-chemin entre l automobile et les machines volantes, inspirée par les travaux de l Expressionnisme allemand. Les espaces intérieurs sont conçus dans la même veine stylistique. Ils associent le métal chromé, le verre et le marbre en un décor art déco futuriste. Les réalisations phares du début des années trente, comme le 500 Fifth Avenue (Shreve, Lamb & Harmon, 1931), l Empire State Building (Shreve, Lamb & Harmon, 1931) ou le Rockfeller Center (Hood et autres, 1932-1940) n ont pas de référent stylistique. Les façades se composent des lignes verticales des baies couplées deux à deux et superposées, accentuant l élancement vertical de la tour. La crise de 1929 puis la guerre gèlent temporairement la fièvre constructive de New York et de Chicago. Conséquence du nazisme, les États-Unis accueillent deux personnalités majeures Petronas Towers, Kuala Lumpur, Cesar Pelli & Associates, 1997. World Financial Center, Shangai, Kohn, Perdersen, Fox, projet 2008. Millenium Tower, Tokyo, Norman Foster, projet 1989. 9

THÈME 1. Paris, 1989 (projet), La tour sans fin, 426 m 2. Paris, 1889, tour Eiffel, 321 m 3. New York, 1930, Chrysler Building, 319 m 4. New York, 1931, Empire State Building, 381 m 5. Chicago, 1969, John Hancock Center, 344 m 6. New York, 1972-1973, World Trade Center, 417 et 415 m 7. Chicago, 1974, Sears Tower, 443 m 8. Hong Kong, 1985, Hong Kong and Shangai Bank, 179 m 9. Dallas, 1986, First Interstate Bank Tower, 219 m 10. Hong Kong, 1989, Bank of China Tower 369 m 11. Kuala Lumpur, 1997, Petronas Towers, 451 m 12. Tokyo, 1989 (projet), Millenium Tower, 800 m 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 Diagramme comparatif des records de hauteur, 1996. Flatiron Building, New York, Burnham & Root, 1902. Metropolitan Life Insurance Building, Pierre Le Brun, 1909. de l architecture allemande, Walter Gropius et Mies Van der Rohe qui, par leur enseignement et leur pratique, modifient profondément l approche esthétique et constructive de l architecture américaine en entraînant l adoption du style international. Le premier gratte-ciel directement inspiré par cette tendance est celui que Lescaze et Howe bâtissent pour la PSFS en 1932 à Philadelphie. Au-dessus d un socle aux angles courbes et revêtu de granit noir 25 se dresse une tour sans décoration ni ornement, juste les bandes de fenêtres sur toute la hauteur, avec, au sommet, un néon de 8 m de haut à l effigie de la banque. Mais c est à partir des années cinquante et soixante que les formes du modernisme architectural définies par Mies Van der Rohe vont conquérir la ville, avec des gratte-ciel fonctionnels et monolithiques visant à créer une sculpture minimaliste dans la ville prise comme scène. Deux bâtiments majeurs marquent, pour longtemps, l architecture des tours. Avec leurs silhouettes abstraites, leurs façades aux lignes dépouillées et leurs places publiques, la Lever House bâtie du cabinet Skidmore, Owings et Merril (SOM) en 1952 et le Seagram Building de Mies Van der Rohe influencent fortement la conception des gratte-ciel 26. Ces deux édifices furent en effet imités dans la plupart des grandes villes. La Lever House, conçue par Gordon Bunshaft chez SOM, est le premier immeuble doté de murs-rideaux entièrement vitrés. Placée sur un socle horizontal qui ménage une relation traditionnelle avec la rue, avec des arcades, la tour est un simple parallélépipède posé sur des pilotis. C est aussi le premier immeuble entièrement à air conditionné, dont les fenêtres ne s ouvrent pas. Six ans plus tard, en 1958, Mies Van der Rohe et Philip Johnson bâtissent le Seagram Building, composé de bureaux sur 38 étages. Derrière une grille structurelle verticale, le bâtiment se dresse comme un prisme parallélépipédique entièrement vitré. Le positionnement urbain est original : le bâtiment est placé en retrait, dégageant une place qui élargit l espace public de la rue et crée un parvis monumental. Mais il faut se souvenir que ce fut le bâtiment le plus cher de son époque. Le raffinement décoratif des détails de Mies qui, malgré un discours sur l expression de la vérité constructive, masque la véritable structure derrière de savants habillements n est pas à la portée de toutes les bourses. Sans doute pour cette raison, les (nombreuses) imitations furent rarement de la même qualité. Ces deux immeubles inaugurent un déplacement de la perception de l immeuble haut. Avec leur minimalisme stylistique, leur pureté géométrique, le vocabulaire se modifie, le terme de tour (tower) est alors préféré à celui de gratte-ciel. L évolution des techniques permet progressivement de s affranchir de toute structure extérieure visible, et nombre de bâtiments hauts deviennent de simples volumes de verre, lisses. La différentiation des immeubles devient problématique. Les architectes doivent redoubler d imagination dans la course à la visibilité. Pour se démarquer, certains architectes commencent à sculpter les formes, comme l avait fait le jeune Mies pour son célèbre projet de tour de verre à Berlin dans les années vingt. Cette attitude rejoint le rêve de Hugh Ferriss en 1930 : Des tours comme des cristaux. Des murs translucides. La pureté du verre habillant l acier. Pas un rameau gothique, pas une feuille d acanthe: rien qui se [souvienne du règne végétal. Un monde minéral. D étincelantes stalagmites. Des formes aussi froides que la glace. [ ] 27 Le Pan Am Building bâti par Gropius, Belluschi et Roth en 1963 au-dessus de la gare de Pennsylvanie 28, dans l axe de Park Avenue, applique ce principe. Les façades sont cassées par deux angles créant une silhouette distincte des cubes habituels. De la même manière, en 1974, la Sears Tower de SOM proposent un découpage cubiste des volumes qui n est pas sans évoquer les recherches des déconstructivistes russes American Radiator Building, New York, Raymond Hood, 1924. Municipal Building, New York, McKim, Mead & White, 1914. 10

THÈME de l entre-deux-guerres 29. En 1976, pour leur bâtiment du 1&2UNPlaza, Kevin Roche et John Dinkeloo composent un prisme de verre aux formes plus complexes, tandis que le Citicorp Center de Hugh Stubbins, en 1978, se distingue par la forme de son toit et par son accroche au sol: la tour est posée sur des piliers géants au milieu de ses façades, sur une esplanade qui élargit la rue. Pour la Trump Tower, en 1983, Scutt décompose l immeuble en gradins Mais avec le foisonnement de la singularité formelle, la visibilité de la tour est de nouveau brouillée. C est peut-être pour cela qu en 1973 le World Trade Center reste dans la tradition du minimalisme moderniste et se démarque des autres édifices par un nouveau record de hauteur des deux tours jumelles, créant un repère évident dans le skyline de Manhattan. Certains concepteurs essayent d inventer d autres plastiques. C est le cas de Bertrand Goldberg avec ses tours jumelles et rondes de la Marina City construites en 1964 à Chicago. Les 16 premiers étages sont occupés par un parking hélicoïdal visible en façade, tandis que les étages supérieurs sont consacrés à des appartements, devant les fenêtres desquels sont placées des loggias en béton qui donnent aux façades l allure d un épi de maïs 30. Bien sûr, dès les années quarante, Frank Lloyd Wright aussi se démarque fortement de l architecture internationale. D abord avec la tour de recherche qu il réalise pour la Johnson Company à Racine à partir de 1944. Sa forme est basée sur un plan carré aux angles arrondis. Les façades de verre sont soulignées par des brise-soleil métalliques et, tous les deux étages, une allège de brique confère une autre échelle au bâtiment. Préfigurant les tours contemporaines dans lesquelles plusieurs niveaux sont souvent groupés, la tour de Wright s organise par unités de deux étages, le volume le plus haut du duplex étant un plancher circulaire ouvert sur le volume. Quelques années plus tard, en 1952, Wright expérimente une autre solution, pour la Price Company Tower à Bartlesville, en décomposant verticalement les volumes et le plan des niveaux en deux éléments de programme différenciés 31. Une autre piste esthétique pour se démarquer des cubes de verre anonymes est celle d une expression architecturale de la technique constructive, qui fut souvent appelée high-tech, même si, comme le note Jean-Pierre Le Dantec, les techniques employées sont rarement innovantes et restent très éloignées des technologies de pointe des autres domaines 32. Sans doute faudrait-il mieux l appeler expressionnisme structurel. Ces édifices illustrent des approches privilégiant la structure ou l articulation des assemblages 33. L un des premiers immeubles à utiliser cette esthétique est le John Hancock Center, construit en 1969 par SOM à Chicago. Il met en scène les grandes croisées qui assurent son contreventement. Parmi les gratte-ciel de cette veine, la banque de Chine, construite à Hong Kong par Leoh Ming Pei en 1989, et la Hong Kong & Shangai Bank, édifiée dans la même ville par Norman Foster en 1985. La fin des années soixante-dix marque un tournant stylistique avec la montée de la critique du modernisme. Robert Venturi oppose la formule Less is a bore au tout puissant credo de Mies Van der Rohe : Less is more 34. Avec l immeuble AT&T achevé par Philip Johnson et John Burgee en 1984, l ancien émule et associé de Mies lance la mode du postmodernisme, Chrisler Building, New York, W. Van Alen, 1930. 500 Fifth Avenue, New York, Shreve, Lamb & Harmon, 1931. Rockfeller Center, New York, Hood, Corbett, Harrison & MacMurray, 1932-1940. PSFS, Philadelphie, Lescaze & Howe, 1932. 11

THÈME qui consiste à décorer les gratte-ciel de références historicisantes sans changer ni leur programme, ni leur forme, ni leur système constructif. Cette mode, qui dura jusque dans les années quatrevingt-dix en Occident, n a pas perdu de sa vigueur dans le sud-est asiatique où de nombreuses tours adoptent quelques signes de l architecture vernaculaire, stylisés et changés d échelle, créant ainsi une architecture régionalisante. L expressionnisme constructif continue à avoir une certaine descendance, mais on constate aujourd hui un retour au minimalisme formel, avec la volonté d utiliser le gratte-ciel pour en faire une sculpture d échelle urbaine. Avec son design très phallique, la tour du 30 St Mary Axe dans la City de Londres, bâtie par l agence Foster en 2004, en est une illustration évidente, tout comme le projet non réalisé pour la Tour sans fin de Jean Nouvel (1989) pour la Défense, ou la tour Agbar à Barcelone de la même agence (2003). Le siège du CCTV, conçu pour être bâti à Pékin en 2008 par OMA, le projet de Daniel Libeskind, retenu pour reconstruire le World Trade Center à New York, ainsi que les tours de Christian de Portzamparc, pour le Crédit Lyonnais à Euralille (1995) et pour LVMH à New York (1999) sont de cette veine. X1/Média City, projet non réalisé pour Hambourg, symbolise bien cette approche puisqu il reproduit à une échelle démesurée la sculpture Bird de Brancusi 35. Dans tous ces projets, l architecture devient une sculpture habitée, d échelle urbaine, avant d être un bâtiment. Mais une piste plus innovante se dégage, car les préoccupations environnementales marquent la conception d un certain nombre de tours. Cette voie ouvre une esthétique nouvelle dans laquelle la dimension écologique, qu il s agisse du végétal ou d éléments techniques, devient le propos du bâtiment lui-même. C est le cas de l Elephant & Castle Tower devant être édifiée à Londres avec sa végétation qui déborde des façades, ou de l immeuble Condé Nast bâti par Fox et Fowle à New York en 1999, avec son sommet marqué par l équipement technique d apport en énergies renouvelables 36. PROGRAMMES : DES DÉLIRES DE NEW YORK À LA VILLE DANS LA VILLE Les recherches esthétiques des architectes et le goût de leurs clients ne sont pas les seuls à définir ces nouvelles formes urbaines. C est ainsi que la modification du règlement urbain de New York, en 1916, transforme le gabarit des projets et contribue à modeler la nouvelle silhouette de Manhattan 37. Au-delà des problèmes de formes, le gratte-ciel new-yorkais se caractérise par des innovations programmatiques. La plupart des gratte-ciel sont bâtis pour abriter des bureaux. Certains, des hôtels. Les premiers à être consacrés à l habitation sont ceux de la Tudor City, construite par Douglas Ives en 1928. Le programme se développe sur plusieurs îlots. Il comprend quatre immeubles de 10 étages, trois de 22 niveaux et une tour de 32 niveaux abritant un hôtel. L ensemble regroupe 2 200 logements combinés à des parcs 38. En 1952, Mies bâtit ses célèbres tours de Lake Shore Drive à Chicago, programme de logements de luxe entièrement vitrés comme ses tours de bureaux. Mais comme nous l explique Rem Koolhaas dans son Manifeste rétroactif pour Manhattan 39, le concept fondateur du gratte-ciel est la mixité programmatique. C est elle qui condense la vie urbaine en hauteur et crée une sorte de microcosme urbain vertical. Dans New York Délire 40, il y voit le programme symbolique de la modernité new-yorkaise dont le paradigme un peu fou est le Downtown Athletic Club, bâti en 1930 par Starrett & Van Flegt. Ce bâtiment de 35 étages abrite des fonctions différentes à chaque niveau : un terrain de basket au 8 e étage, un ring de boxe au 18 e, une piscine olympique éclairée sous l eau au 12 e, une terrasse panoramique pour bains de soleil sur le toit, et même un parcours de golf miniature couvert. Toutes sortes d activités sont intégrées: billard, squash, massage, salle de banquet, barbiers, bar à huîtres, les 15 derniers étages étant consacrés à un hôtel de 111 chambres 41. Les programmes mixtes peuvent être plus sages. Ainsi, la Lever House, New York, Gordon Bunshaft, 1952. Seagram Building, New York, Mies Van der Rohe, 1958. Pan Am Building, New York, Gropius (TAC), Belluschi & Roth, 1963. Des verticales sur de larges avenues, Hugh Ferris,1930. Trump Tower, New York, Scutt, 1983. 12

THÈME Marina City de Bertrand Goldberg est l un des premiers programmes complexes : 900 logements dans deux tours, 900 places de parking, 16 étages de bureaux, et un socle comprenant un centre commercial et quatre théâtres 42. Le John Hancock Center est aussi un programme mixte qui superpose des commerces dans les niveaux bas, 29 étages de bureaux et 48 étages de logements. Les niveaux supérieurs sont occupés par un restaurant, une terrasse panoramique et des équipements de radio et télévision 43. Ce programme est assez représentatif de ce que peut apporter l immeuble haut. Le plus souvent, la diversification du programme concerne principalement le socle qui accueille des locaux commerciaux liés à la ville : boutiques, cafés, restaurants ou centre commercial. Le Pan Am Building en est un exemple. Il associe des bureaux placés dans la tour et un socle composé d un centre commercial de plusieurs niveaux, directement relié à la gare 44. Ce type de programme est repris par le World Trade Center à une plus grande échelle. La logique urbaine condensée de ces programmes est portée à son paroxysme avec la tour Millenium qui devait être une véritable ville dans la ville : elle devait être liée à d autres centres urbains par des trains à grande vitesse et accueillir 60 000 habitants. Les étages inférieurs auraient dû abriter de l industrie légère et des bureaux, et les étages supérieurs des logements. Tous les trente étages, des sky center de cinq niveaux étaient prévus pour grouper autour d une place des hôtels, des boutiques, des terrasses, des jardins et des lieux de distraction 45. Plus modeste, la Price Company Tower à Bartlesville, bâtie par Wright, se démarque par une mixité qui se décline par niveaux en associant un logement qui occupe un quart de la surface et des bureaux sur les trois quarts. Dans tous les cas, il faut souligner qu il s agit de programmes de luxe, car le coût de construction de ce type de tour reste élevé et qu elles ont un mauvais rendement (rapport entre surface utile et surface bâtie) à cause du nombre d escaliers et d ascenseurs nécessaires à une desserte efficace. Le choix de construire du logement social dans les tours paraît, rétrospectivement, un non-sens économique ne pouvant fonctionner qu avec une politique d aide financière particulièrement forte. ÉLÉMENT DE COMPOSITION URBAINE L avènement des gratte-ciel à New York et à Chicago au tournant du XX e siècle ne s accompagne pas d une utilisation urbaine de leur puissance symbolique. L immeuble haut est créé pour marquer la puissance d un homme ou d une firme, pas pour signaler un événement ou un lieu urbain. Même si les éléments les plus singuliers constituent sans conteste des repères dans la ville, la prolifération des gratte-ciel ne rend pas la ville plus lisible. Au contraire, le centre des villes se hérisse d une profusion de bâtiments entrant en concurrence symbolique et ne mettant pas en valeur un espace public particulier. En revanche, vu de loin, l ensemble dresse un skyline spécifique qui devient souvent l image de la ville elle-même. En Europe, à la même époque, la tour reste un élément à vocation symbolique. Déjà utilisée pour marquer les lieux de culte et du pouvoir politique, elle élargit son champ en s accolant à de nouveaux équipements urbains, comme la Bourse (Amsterdam) ou des gares (de Lyon à Paris ou de Limoges). Comme les beffrois antérieurs, la tour a une fonction symbolique et technique : elle abrite des fonctions spécifiques comme les cloches ou les horloges, mais n est pas habitée. Quelques projets marquent pourtant une rupture. C est ainsi que dans la patte d oie du plan d extension au sud d Amsterdam, de Berlage, un immeuble haut marque la perspective. Ce signal urbain se matérialise dans une tour de logements sociaux construite par J.-F. Staal en 1929. Ainsi, la tour s autonomise, perd son caractère de marquage d un équipement urbain et devient elle-même un signe urbain. L immeuble 1&2 UN Plaza, New York, Kevin Roche, John Dinkeloo & Co, 1976 et 1983. Citicorp Center, New York, Hugh Stubbins, 1978. Johnson and Son Company, Racine, F. Lloyd Wright, 1944. Price Company, Bartlesville, F. Lloyd Wright, 1952. John Hancock Center, Chicago, SOM, 1969. 13

THÈME haut devient un totem dont le pouvoir symbolique est utilisé non pour signaler un programme spécifique, mais un lieu, une situation urbaine, comme le faisaient des monuments (arc de triomphe, colonne). L immeuble haut devient monument urbain sans que son contenu soit concerné. En Europe, cette fonction de totem urbain se prolonge au cours de la période moderne, dès qu il s agit de réaliser une tour autonome dans un tissu urbain. C est ainsi que les tours, Montparnasse à Paris, ou de Bretagne à Nantes, constituent des monuments signalant des lieux majeurs de la ville, alors que leurs programmes de bureaux banalisés ne sont pas un élément déterminant. Dans beaucoup de grands ensembles des années soixante, les tours perdent toute spécificité programmatique en abritant du logement social similaire à celui des autres immeubles. Mais elles conservent un rôle de totem, signalant soit un espace particulier, soit un quartier. Même les gratte-ciel très compacts, inspirés de Manhattan, que Môrice Leroux 46 édifie au centre-ville de Villeurbanne à partir de 1930, marquent la volonté de créer un élément urbain majeur imbriqué à une composition monumentale signalant l Hôtel de ville, la municipalité cherchant à se démarquer de Lyon. Naissance de l immeuble haut en Europe À la différence des États-Unis où le gratte-ciel apparaît naturellement sous la pression des acteurs économiques, son introduction en Europe se fait par le biais de projets utopiques d architectes proposant un nouvel urbanisme. La transposition du modèle américain s inscrit dans une démarche intellectuelle visant à réformer la ville pour la rendre plus fonctionnelle et plus saine, et les promoteurs de l urbanisme moderne font de l immeuble haut un élément urbain majeur dans leurs propositions, sans se poser la question de sa pertinence économique ou sociale. La plupart des projets seront portés par des collectivités publiques et non par des constructeurs privés. L idéologie se substitue à l économie pour justifier la construction en hauteur ce qui conduira à certains échecs. RÉFORMER LA VILLE À la fin du XIX e siècle et au début du XX e, le sentiment que la ville fonctionne mal et n est pas un milieu sain pour la population se développe 47. Pour beaucoup de penseurs hygiénistes, la réforme de la société passe par l invention de formes urbaines nouvelles et non par une solution politique comme le suggère Marx. Ainsi, Le Corbusier défend-il un nouvel urbanisme comme alternative à la révolution : il termine son livre Vers une architecture par cette assertion : Architecture ou révolution. La révolution peut être évitée 48. Au cours cette période, nombreux sont les réformateurs qui tentent d inventer la société et la ville de demain matérialisées par une description, un plan, des dessins, ou par la création de colonies expérimentales. Cette démarche s inscrit dans une longue tradition de réflexions théoriques sur la ville qui, depuis le livre Utopia de Thomas More 49 au XVI e siècle, lui-même inspiré par La République de Platon, proposent la description d une cité parfaite aussi bien du point de vue matériel que politique et social. Au début du XX e siècle, cette quête d une nouvelle ville induit de nombreux projets dont certains auront une influence Banque de Chine, Hong Kong, Leoh Ming Pei, 1989, et Banque de Hong Kong et Shangai, Hong Kong, Norman Foster, 1985. Vue intérieure de la Banque de Hong Kong et Shangai. AT&T, New York, Philip Johnson et John Burgee, 1984. Centre financier, Taipei, C. Y. Lee, 2004. 14

THÈME majeure sur l urbanisme de la seconde moitié du siècle. Deux visions principales s opposent. D un côté, ceux qui, pour pallier les maux de la ville industrielle, prônent la création d une ville verte, plus proche de la nature. D une certaine manière, il s agit de concrétiser ce que suggérait avec humour Alphonse Allais : faire la ville à la campagne. De l autre, ceux qui, fascinés par Manhattan, voient la métropole verticale comme un modèle qu il s agit de rationaliser et d ordonner. LA VILLE VERTE Bien qu il existe quelques réalisations antérieures, tel le lotissement du Vésinet, près de Paris, ou le quartier de Bedford Park, à Londres, du point de vue théorique le concept de ville verte apparaît avec la cité-jardin d Ebenezer Howard présentée en 1902 dans Garden Cities of Tomorow. Pour éviter le développement de trop grandes agglomérations, Howard propose de créer un réseau de petites villes composées de maisons avec jardins, reliées par le chemin de fer. Ce modèle induit un urbanisme bas et de faible densité qui aura un certain succès dès le début du XX e siècle, grâce aux réalisations impulsées par Howard lui-même, à Letchworth, Hampstead et Welwyn. De nombreuses cités-jardins ou quartiers-jardins voient le jour dans les années vingt et trente, en France, en Belgique, en Hollande et aux États-Unis, où des villes entières sont conçues comme des cités-jardins pittoresques 50. Dans les années trente, l architecte américain Frank Lloyd Wright s inscrit dans la même démarche en proposant un projet de ville de faible densité, Broadacre City, qui reprend certains principes de la cité-jardin, dans une version de luxe, 30 St Mary Axe, Londres, Norman Foster, 2004. libérale et dispendieuse, en infrastructure comme en foncier. À partir des années vingt, une seconde version de la ville verte intégrant le principe d une forte densité émerge dans les projets de certains protagonistes du Mouvement moderne. Dès 1914, puis de nouveau en 1922, les frères Perret préconisent la création de véritables tours au milieu de parcs de verdure 51. Mais même si la revue l Illustration 52 propose une visualisation de ces idées, il ne s agit pas encore d un véritable projet de ville, juste d une série de tours reliées entre elles. C est en Hollande, en 1920, que naît le premier projet développant ce principe. Élaboré par H. T. Wijdeveld, cette proposition appelée Chaos et Ordre marque une rupture fondamentale avec les conceptions urbaines antérieures : une extension concentrique d Amsterdam est constituée de tours de 50 étages, sur 8 kilomètres. La tour abandonne son rôle symbolique de beffroi ou de ponctuation urbaine pour devenir un programme et un objet autonome, un élément urbain à part entière, à partir duquel un quartier, voire une ville, peuvent être composés 53. C est une nouvelle figure dans laquelle Tour sans fin, la Défense, Nouvel et Ibos, 1989. la ville change de nature : l objet urbain est posé sur un site qui reste vierge, c'est-à-dire planté en espace vert. Deux ans plus tard, Le Corbusier abandonne les théories de Howard qui, jusqu alors, l avaient influencé 54, et invente sa Ville radieuse qui prend corps, progressivement, à travers différents projets répartis sur douze ans. En 1922, il dessine le projet théorique d une ville contemporaine pour trois millions d habitants dans lequel, les immeubles hauts, sous différentes formes, sont au cœur de la problématique. La cité est constituée d un vaste rectangle organisé symétriquement autour d un grand parc. Son centre est occupé par une city d affaires composée de gratte-ciel cartésiens, dont le nom, comme l implantation, trahissent la volonté d une mise en ordre du modèle new-yorkais. Le pourtour de la ville se compose de deux types de bâtiments hauts : des immeubles à CCTV, Pékin, OMA, projet 2003. 15

THÈME redans posés sur une nappe de verdure, et des immeublesvillas, sortes d îlots fermés composés autour de grands jardins. Le Corbusier améliore son projet au début des années trente avec la Ville radieuse, dans laquelle la ville devient une usine fordienne 55 : chaque fonction urbaine est séparée et organisée de manière rationnelle. Les immeubles-villas, qui rappelaient trop les îlots traditionnels, sont abandonnés, et la ville est mieux classée, mieux ordonnée. Dans les années trente et quarante, Le Corbusier continue sa réflexion sur la ville verte en imaginant des villes linéaires constituées d un immeuble haut unique posé dans le site naturel, avec une route sur le toit (Rio et Alger). Le Corbusier ne construira jamais d immeuble linéaire, mais certains de ces épigones le feront un peu plus tard. C est ainsi que certains membres du groupe Team 10, dans les années cinquante et soixante, conçoivent des projets qui réintroduisent la continuité bâtie. Ainsi, les immeubles de Toulouse-le-Mirail, bâtis par Candilis, Josic et Wood, enjambent le réseau viaire, et les piétons qui y circulent à plusieurs niveaux peuvent traverser l ensemble Reconstruction du World Trade Center, New York, Daniel Libeskind, projet 2003. du quartier sans poser le pied sur le sol 56. Au milieu des années trente, Le Corbusier élabore un autre type, celui des unités d habitations (Nemours 1934 et Zlin 1935) conçues comme des cités miniatures posées comme des vaisseaux dans la verdure. Elles intègrent non seulement 300 logements duplex sur 17 niveaux, mais aussi des services : commerces, bureaux, crèche ou école, gymnase, etc. Ces unités d habitation constituent une sorte de synthèse entre la ville verte et la ville dense : la ville dense à la campagne 57. Pendant la guerre, Le Corbusier complète sa réflexion en élaborant une doctrine sans modèle, à partir des travaux des CIAM de 1933 : La Charte d Athènes 58. Ce texte aura une fortune étonnante puisqu il influencera tout l urbanisme de l Aprèsguerre. Il est vrai que ses formules sont simples comme des slogans publicitaires : Le soleil, la verdure et l espace sont les trois premiers matériaux de l urbanisme. À partir des années cinquante, cette vision s impose, conduisant à la production de la ville moderne, sans rues ni places, avec des réseaux de circulation séparés pour les différents modes de transport et des immeubles posés sur des pelouses (lorsque les parkings n ont pas trop rongés l espace libre). À part cinq Unités d habitations, Le Corbusier lui-même n aura pas de grand chantier de logements, mais les réalisations des grands ensembles s appuient sur une application, plus ou moins conforme, des préceptes de la Charte d Athènes. Dans la ville verte, de Wijdeveld et de Le Corbusier, l immeuble haut est Tour du Crédit Lyonnais, Lille, Christian de Portzamparc, 1995. Le complexe Al Faisaliah, Riyad, Foster & Partners, 2000. un élément fondamental : il permet de libérer le sol tout en conservant une densité de métropole. L espace de la ville devient un vaste tapis de verdure à vocation récréative et collective. LA MÉTROPOLE VERTICALE Le concept de la métropole verticale, sorte d antithèse de la cité-jardin, est directement lié aux fantasmes futuristes que suscite Manhattan au début du XX e siècle. Il s agit d améliorer cette ville en l ordonnant et en rationalisant ses circulations, tout en préservant sa densité, sa hauteur et sa minéralité. En 1913, Harvey Wiley Corbett publie dans le Scientific American un projet de ville à trottoirs surélevés 59. À la même époque, les futuristes italiens, comme Antonio San Elia, dessinent de grands immeubles au design futuriste sans que leur ville ne soit présentée comme un projet global. En 1924, Condé Nast, New York, Fox et Fowle, 1999. 16

THÈME l Allemand Ludwig Hilberseimer élabore un projet une ville verticale, métropole conçue pour un million d habitants. Les fonctions y sont superposées tout en étant strictement séparées : les voitures sont placées sur d immenses autostrades au-dessous desquelles circulent les trains. La ville basse, c està-dire les cinq premiers niveaux, est réservée aux activités. Les piétons circulent au-dessus de ce socle urbain sur des passerelles placées au cinquième étage. La ville haute se compose de barres d habitation d une quinzaine d étages. En 1930, Hugh Ferriss conçoit sa Métropole du futur qui développe des principes similaires, mais avec plus de fantaisie formelle 60. Il s appuie sur une bonne connaissance de New York et de ses règlements pour dessiner des gratte-ciel ciselés comme des cristaux. La circulation se fait aussi sur plusieurs niveaux et les piétons sont placés au-dessus des voitures. Cette vision conduira à différentes réalisations, souvent implantées sur de larges dalles permettant de créer un sol artificiel pour les piétons et de superposer les flux et des fonctions. C est ainsi qu à Paris, dans les années soixante, le Frontde-Seine dans le XV e, les Olympiades dans le XIII e et la Défense sont tous réalisés sur dalle. En 1959, l architecte Raymond Lopez énonce un principe de zoning vertical : le sol naturel est réservé à la circulation automobile et, 6 m plus haut, une dalle constitue un sol artificiel dévolu aux piétons. Audessus, deux niveaux sont réservés aux bureaux, qui se trouvent à la hauteur du toit des bâtiments voisins, tandis que les logements occupent les tours qui se dressent jusqu à 100 m. Dans ce dispositif, la tour n a plus de rapport direct avec son assise foncière. Elle est posée sur un sol artificiel qui réunit plusieurs îlots et enjambe des rues. Plus séduisante que la métropole verticale, la ville verte va dominer l urbanisme au cours des Trente Glorieuses. Néanmoins, les principes de la métropole verticale seront parfois convoqués pour renforcer des centralités. Ils sont aujourd hui revenus sur le devant de la scène, en particulier en Asie, où de nombreuses villes, comme Hong Kong, Pékin, Shanghai, Singapour, etc., bâtissent des opérations d habitat, denses et minérales, composées d immeubles hauts intégrant des superpositions de flux et de fonctions. Cette vision présente l avantage de s appuyer sur les forces naturelles de la croissance urbaine et, avec la théorisation de la ville congestionnée, dont Rem Koolhaas est aujourd hui porteur, elle dispose désormais d une assise doctrinaire qui lui donne une certaine aura. AMÉLIORER LA VILLE TRADITIONNELLE À côté de ces rêves d une remise en ordre radicale de la ville, certaines recherches plus modestes visent à améliorer l insertion de l immeuble haut dans la ville. C est ainsi que, dès 1912, Henri Sauvage développe un nouveau type urbain qui s insère dans la ville traditionnelle : l immeuble à gradin. Il réalise une première opération rue Vavin à Paris, puis, dans les années vingt, un îlot entier au cœur duquel se loge une piscine 61. Les appartements sont dotés de vastes terrasses. Dans d autres projets non construits, il montre comment on Lake Shore Drive, Chicago, Mies Van der Rohe, 1952. Downtown Athletic Club, New York, Starrett & van Vlegt, 1930. New York. 17

THÈME peut utiliser le cœur de la pyramide pour placer des équipements urbains : un garage, une salle de cinéma, etc. Ces recherches, qui seront oubliées par les urbanistes du mouvement moderne, renaîtront à la fin des années soixante et soixante-dix avec les recherches innovantes pour un habitat intermédiaire 62. NAISSANCE DU GRATTE-CIEL EUROPÉEN Ne répondant à aucune nécessité économique, en Europe, la construction de gratte-ciel se fait attendre dans les années vingt et trente. Pourtant, la question est posée par certains responsables politiques. C est ainsi qu en 1929 Amsterdam crée une commission sur les immeubles de grande hauteur ayant pour but d étudier la viabilité de la construction de logements dans des tours. Elle regroupe des ingénieurs, des élus et des responsables de la santé publique et du logement. Elle devait analyser si un appartement dans un bâtiment haut de 6 à 10 étages pouvait offrir un logement décent pour le travailleur ; les effets sur l urbanisme de l édification d un quartier de bâtiments hauts ; les avantages et les inconvénients des immeubles hauts en terme d hygiénisme ; le pour et le contre économique des immeubles d appartements en hauteur 63. Dans ses conclusions, la commission rejette la construction en hauteur parce que l économie ne paraît pas évidente, et que rassembler plus de familles que d habitude dans un seul immeuble semble peu souhaitable. En France, où la question n est pas posée d un point de vue théorique, quelques projets voient le jour. Il y a d abord le centre-ville de Villeurbanne, que Môrice Leroux 64 construit à partir de 1930. Inspiré de Manhattan, ce projet marque la volonté de la municipalité de se démarquer de Lyon en créant un élément urbain majeur magnifiant, dans une composition verticale monumentale, l hôtel de ville. Sans adopter le principe de circulation séparée de la métropole verticale, ce projet implanté dans un tissu pavillonnaire est un éloge à la densité et à la minéralité. Il y a ensuite la cité de la Muette bâtie à Drancy à partir de 1931 par Beaudouin et Lods, pour l office public d habitation du département de la Seine, sous la tutelle de Henri Sellier. Ce projet s inscrit dans la philosophie de la ville verte. C est le premier grand ensemble 65 à associer des tours à des barres. Sur les 1 200 logements sociaux du programme d origine, 700 furent construits 66. L opération est organisée autour d un terrain de promenade qui distribue une série de cinq cours rectangulaires bordées par des bâtiments de 3 à 4 niveaux, fermées par des tours de 15 étages. Avec ce projet, Beaudouin et Lods inventent le gratte-ciel européen qui, contrairement à celui d Amérique, n a qu une fonction symbolique limitée : les cinq tours n ont aucun enjeu direct. N abritant que du logement, elles ne célèbrent aucune firme, ne signalent aucun équipement public et ne marquent aucun axe majeur de la ville. Elles participent simplement à la création d un paysage urbain totalement nouveau. Ce sont les premières tours pour lesquelles toute justification économique ou urbaine est absente. Elle per- La tour de la gare de Lyon, à Paris. Tour Montparnasse à Paris. Dessin de la Ville radieuse, Le Corbusier. 18