Remise du Prix et de la Bourse Édouard Glissant 2010 12 mai 2010 Maison de l Amérique latine, 15h00 Monsieur le Président de l Université de Paris-8, cher Pascal, Monsieur le Directeur de la Maison de l Amérique latine, Cher Édouard Glissant, Chers lauréats, Chers collègues, Éminents invités, Chers amis, C est avec émotion que nous décernons cette année le prix Édouard Glissant à un artiste haïtien 1. Quelques mois après le séisme qui a suscité un immense élan de solidarité de la part de la communauté universitaire, ce geste ne doit pas être considéré comme une réponse, moins encore comme une tentative de réparation ou de consolation face à ce terrible événement. Elle est une reconnaissance, par l Université de Paris 8 et par l Agence universitaire de la Francophonie, du symbole dont l œuvre de Patrick Vilaire est porteuse. Ce symbole, bien au-delà du tremblement de terre qu il contient et dépasse, illustre les valeurs que l Agence universitaire de la Francophonie et l Université de Paris-8 ont associées au Prix Édouard Glissant. À la suite de la catastrophe qui a sévèrement touché la majorité des établissements universitaires haïtiens sur les plan matériel et humain, la peine et l émotion de l Agence universitaire de la Francophonie ont été immenses. L Agence s est inclinée devant la douleur et la tristesse des familles cruellement éprouvées, et particulièrement celles de la communauté académique d Haïti. Elle a également subi de lourdes pertes. 1 Le jury s est réuni le mardi 9 mars 2010 à l Université de Paris 8 pour attribuer le prix et la bourse Édouard Glissant. Il était composé de François Noudelmann (département de philo), Françoise Simasotchi-Brones (département de lettres), Zineb Ali Benali (département de lettres), Serban Ionescu (prof de psychopathologie, École doctorale "Cognition, Langage, Interaction"), Michèle Gendreau- Massaloux, la vice-présidente Elisabeth Bautier et Marc Cheymol. 1 / 7
Endeuillés, mais à l écoute des besoins des huit établissements membres de l Agence universitaire de la Francophonie en Haïti, nous savons qu après le temps de la désolation vient celui de l action. Afin de l éclairer et de la coordonner, ainsi que l aide internationale, nous organisons à l Université de Montréal, les 25 et 26 mai prochains, des Assises internationales pour la reconstruction du système d enseignement supérieur, avec la participation des universités qui, comme Paris-8, se sont fortement mobilisées au secours des étudiants et des enseignants haïtiens. Notre geste ici est tout autre. Il est de l ordre du symbole et je vais tenter de le préciser, non sans avoir rappelé brièvement le rôle de l Agence universitaire de la Francophonie dans la création du Prix Édouard Glissant, et le sens que nous lui donnons. Il me revient, enfin, de dire quelques mots sur la lauréate de la bourse, Joanna MALINA, puisque dans le cadre de la convention qui nous lie à l Université de Paris-8 et à nos autres partenaires (la Maison de l Amérique Latine, l Institut du Tout-Monde), c est surtout au financement de cette bourse que l Agence universitaire de la Francophonie apporte sa contribution. 1. En créant avec l Université de Paris-8 le Prix et la bourse Édouard Glissant, nous avons voulu célébrer le partage des savoirs, la pluralité des expériences de pensée et la diversité culturelle. Nous avons souhaité, conformément au mandat de coopération inter-universitaire qui nous a été confié, construire le réseau fédérateur de ceux qui étudient et enseignent partiellement ou entièrement en français, et dans toutes les langues. Nous avons aussi tenu à manifester l élargissement de nos appuis aux disciplines artistiques, à travers un collectif de chercheurs - dont je salue ici le coordonnateur, Patrick Vauday - qui s intéressent, à côté des réseaux littéraires, linguistiques et de sciences humaines, à la promotion des expressions culturelles et artistiques. -o- 2 / 7
Dans la perspective de diversification des domaines disciplinaires et esthétiques, nous avons choisi cette fois, après plusieurs romanciers et poètes (2005-2008) et une cinéaste (2009), de valoriser un artiste plasticien. À l unanimité le prix a été décerné à Patrick Vilaire, peintre, céramiste, dessinateur, sculpteur. Votre œuvre, Patrick Vilaire, peut être vue comme une «Réflexion sur la mort», selon le titre donné à une exposition de vos sculptures 2 mais une réflexion, aussi, sur la mémoire, le pouvoir, l oppression, le passé de l esclavage, en un mot sur le dramatique terreau culturel qui nourrit le peuple d Haïti. Vous avez rappelé récemment qu en 2007, vous aviez réalisé «une œuvre prémonitoire, Le Potomitan ou l échelle de Richter». C était «une colonne qui soulignait le rapport entre le serviteur et le Dieu», l axe ébranlé d un temple dont les morceaux sont retenus par des mains. «Je voulais montrer, dites-vous, la désintégration de la base sociale haïtienne». Plus qu un accident ou une catastrophe, la secousse mesurée par l échelle de Richter apparaît dès lors comme une métaphore, l avènement dans la réalité de ce qui la détruisait de l intérieur. «Ce séisme est peut-être une chance, dites-vous encore : on se retrouve face à nousmêmes, à notre désarroi, sans boucs émissaires faciles (la colonisation, l occupation, etc.) [ ] Peut-être que cela va ouvrir les yeux vers le peuple, un changement pour une société moins féodale. Sinon, après le chaos, au lieu de s acheminer vers des croyances blanches, comme la démocratie, on retournera aux croyances noires : la dictature.» 3 L audace de vos propos fait écho à l énergie d une œuvre qui porte, avec le cri de douleur, un message d espoir. Vous avez reçu une formation d ingénieur. Vous vous êtes consacré, en marge de la création artistique, au travail social. Vous avez résolu des problèmes d approvisionnement en eau potable des bidonvilles dont vous avez fait chanter les murs, comme ce quartier de Jalousie que nous verrons dans le court métrage. C est dire que nous saluons en vous, Patrick Vilaire, un créateur engagé. 2 Paris, 1997, Fondation Cartier pour l art contemporain. 3 «Un effondrement physique, politique et social», Le Monde, 27 février 2010. 3 / 7
Apparemment nous sommes très loin de la francophonie universitaire qui constitue le sujet de la recherche de Joanna MALINA. Mais en sommes-nous si loin? 2. -o- Le Prix et la bourse Édouard Glissant visent à promouvoir des personnalités dont les travaux contribuent à la recherche universitaire et au savoir. Le sens que l Agence, en tant qu association d universités et en tant qu opérateur de la Francophonie, donne à ce prix concerne sa dimension universitaire. Elle se manifeste dans le processus d attribution du prix, dans la remise du prix et dans le contenu de la recherche. À la différence de la plupart des Prix, décernés par un jury d écrivains ou d artistes, le prix et la bourse Édouard Glissant sont attribués par un comité scientifique d universitaires des départements de philosophie, d esthétique et de lettres. Sa deuxième originalité consiste à récompenser d un même geste un travail de création et un travail de recherche. Il témoigne en cela d une profession de foi. Il manifeste que pour nous la création est indissociable de la pensée, et la recherche, nécessairement impliquée dans des valeurs linguistiques et artistiques. L étudiant[e] et l artiste sont associés dans une complémentarité, qui souligne des qualités de rigueur ou de pensée, ou de réflexion chez l écrivain ou l artiste, de maîtrise de la langue ou d intérêt pour les arts chez l universitaire. La remise du prix et la bourse participent de la vie de l université. C est pourquoi la cérémonie se déroule traditionnellement en deux temps : dans les locaux de l université, le matin, pour permettre la rencontre et le débat entre les lauréats, les étudiants et les enseignants; l après-midi, dans un lieu prestigieux, comme cette magnifique Maison de l Amérique latine, pour en augmenter le retentissement et donner un aperçu des œuvres primées. L université remplit ainsi sa mission de diffusion culturelle. 4 / 7
Le troisième sens, enfin, que nous donnons au Prix et à la bourse Édouard Glissant consiste à valoriser le contenu de la recherche. L étudiant[e] doctorant[e] reçoit une bourse pour mener ses travaux dans le cadre d une mobilité internationale. Il s engage à remettre les résultats finaux de ses recherches et à en accepter la diffusion à titre gratuit par l Agence universitaire de la Francophonie. Le Prix et la bourse Édouard Glissant se conçoivent donc dans un retour à la communauté universitaire, dans un va-et-vient constant entre l art et l université. 3. À l unanimité la bourse Édouard Glissant a été attribuée cette année à Joanna MALINA, actuellement étudiante en 2 e année de doctorat en Langues et littératures françaises sur le thème «Littératures francophones et didactique du français langue étrangère : une expérience du «toutmonde» dans la formation universitaire des romanistes en Europe centrale et orientale». Vous nous donnerez dans quelques instants, Joanna, la mesure de votre talent, mais je souhaiterais indiquer brièvement l intérêt de votre travail. Comme l annonce le titre de votre conférence («Langue, culture, littérature : un imaginaire du français en Europe centrale et orientale»), votre perspective réunit les pôles de recherche autour desquels s organisent nos projets : la langue, la culture, la littérature, et aussi la didactique car ce travail «se situe, comme vous le dites, à la croisée des disciplines connexes et complémentaires que sont les sciences du langage et la didactique des langues, l histoire et la géopolitique, les sciences de l éducation, les lettres et les études culturelles.» -o- «Il s agit, dites-vous encore, de penser la langue française par-delà les frontières, dans l espace francophone pluriel, dans l espace monde, aux démarcations mouvantes et insaisissables ; penser cette langue dans la 5 / 7
dynamique que lui insufflent les écritures francophones afin de comprendre la réalité sociale dans laquelle les étudiants romanisants vont s insérer en tant que linguistes, traducteurs, enseignants ou dans tout autre métier.» Concrètement, ce travail s interroge sur les études littéraires universitaires en langue française dans trois systèmes académiques européens différents : en Pologne, en Roumanie, en Bulgarie. Les discours médiatiques, alarmistes, réducteurs, schématiques, remettant en cause une catégorie d études supérieures particulièrement en crise dans la plupart des pays, ne manquent pas. Des travaux sérieux, objectifs, font en revanche cruellement défaut. Votre recherche est donc utile. En tentant «une réflexion sur la richesse de la diversité des littératures dites francophones et leur impact sur le patrimoine littéraire mondial», que vous confrontez à «une réflexion sur le statut des études littéraires face au pragmatisme imposé par le marché du travail et, de ce fait, face à la réduction de l importance sociale et culturelle de la littérature», vous mettez en valeur une situation contradictoire dont vous tirez «les implications historiques et géographiques, linguistiques et culturelles, sociales et économiques, enfin politiques et idéologiques». Votre travail articule un examen des textes officiels et de la pratique des enseignants sur le terrain. Il révèle le parti pris des filières universitaires de français et en français face au fait littéraire francophone, la posture des enseignants/chercheurs devant l offre des programmes de formation. S il apporte de précieuses indications sur les curriculums des départements universitaires de français, le projet dépasse évidemment ce cas spécifique. Il s attache à penser, en fait, la connaissance de la francophonie et à mesurer, si j ose dire, le «degré de créolisation» des études francophones. Et je ne doute pas que cette étude, qui nous réserve probablement des surprises, sera un guide dans la poursuite de notre action de coopération universitaire en lettres et sciences humaines. Si les littératures du Sud, ou, comme nous aimons à dire, «au Sud», ont acquis dans certains pays une légitimité, il ne va pas de soi qu elles sont également reconnues et surtout étudiées dans toute la Francophonie. Je 6 / 7
pense à la Francophonie avec une majuscule, cette fois, c est-à-dire dans tous les pays qui ont adhéré à la Francophonie politique, comme les trois pays auxquels vous vous intéressez. C est dire combien nous serons attentifs aux résultats de cette recherche. Voilà, Mesdames et messieurs, des lauréats bien dignes des prix et bourse Édouard Glissant, et du Grand Maître qui leur a donné sa philosophie, son ardeur et son nom. 7 / 7